VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

VII.

 

 

Misérable état de l'armée d'Italie. — Lettre de Napoléon au Directoire. — Milan, la Lombardie : ses dispositions à l'égard des Français. — Révolte à Pavie. — Bonaparte quitte Milan le 24 mai. — Le 30 l'armée française passe le Mincio. — Beaulieu se retire au delà de l'Adige.

 

J'avouerai au lecteur que j'ai renoncé à toute noblesse de style. Afin de donner une idée de la misère de l'armée, le lecteur me permettra-il de raconter celle d'un lieutenant de mes amis ?

M. Robert[1], un des plus beaux officiers de l'armée, arriva à Milan le 15 mai au matin et fut engagé à dîner par la marquise A..., pour le palais de laquelle il avait reçu un billet de logement. Il fit une toilette très-soignée, mais il n'avait absolument pas de souliers ; il avait, comme de coutume, quand il entrait dans les villes, des empeignes assez bien cirées par son chasseur ; il les attacha soigneusement avec de petites cordes ; mais il y avait absence complète de semelles. Il trouva la marquise si belle, et eut tant de crainte que sa pauvreté n'eût été aperçue par les laquais en magnifique livrée qui servaient à table, qu'en se levant il leur donna adroitement un écu de six francs : c'était tout ce qu'il possédait au monde.

M. Robert m'a juré qu'entre les trois officiers de sa compagnie, ils n'avaient qu'une paire de souliers passable, conquise sur un officier autrichien, tué à Lodi, et dans toutes les demi-brigades on était de même.

Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on aurait peine aujourd'hui à se faire une idée du dénuement et de la misère de cette ancienne armée d'Italie. Les caricatures les plus grotesques, fruit du génie inventif de nos jeunes dessinateurs, restent bien au-dessous de la réalité. Une réflexion peut suffire : les riches de cette armée avaient des assignats, et les assignats n'avaient aucune valeur en Italie.

Me permettra-t-on des détails encore plus vulgaires ? Mais, en vérité, je ne saurais comment rendre ma pensée par des équivalents. Deux officiers, l'un chef de bataillon et l'autre lieutenant, tous deux tués à la bataille du Mincio, en 1800, n'avaient entre eux deux, lors de l'entrée à Milan, en mai 1796, qu'un pantalon de casimir noisette et trois chemises. Celui qui ne portait pas le pantalon prenait une redingote d'uniforme croisée sur la poitrine qui, avec un habit, formait toute leur garde-robe ; et encore ces deux vêtements étaient raccommodés en dix endroits et de la façon la plus misérable.

Ces deux officiers ne reçurent, pour la première fois, de la monnaie métallique qu'à. Plaisance ; ils eurent quelques pièces de sept sous et demi de Piémont (sette mezzo), avec lesquelles ils se procurèrent le pantalon noisette. Ils jetèrent dans l'Adda la culotte précédente, qui était de satin ; celui qui ne la portait pas, était en caleçon et en redingote.

Je supprime d'autres détails de ce genre ; ils seraient peu croyables aujourd'hui ; rien n'égalait la misère de l'armée, que son extrême bravoure et sa gaîté. C'est ce que l'on comprendra aisément, si on veut bien se rappeler que, soldats et officiers, tous étaient de la première jeunesse. L'immense majorité appartenait au Languedoc, au Dauphiné, à la Provence, au Roussillon. Il n'y avait d'exception que pour quelques hussards de Berchiny, que le brave Stengel avait amenés d'Alsace. Souvent les soldats, en voyant passer leur général qui était si fluet et avait l'air si jeune, remarquaient que, cependant, il était leur aîné à tous. Or, en mai 1796, lors de son entrée à Milan, Napoléon, né en 1769, avait vingt-six ans et demi.

A voir ce jeune général passer sous le bel arc-de triomphe de la Porta Romana, il eût été difficile, même pour le philosophe le plus expérimenté, de deviner les deux passions qui agitaient son cœur : c'étaient l'amour le plus vif, exalté jusqu'à la folie par la jalousie, et la haine provoquée par les apparences de la plus noire ingratitude et de la stupidité la plus plate.

Le général en chef devait organiser les pays conquis ; l'armée y avait des amis chauds et des ennemis furieux ; mais, par malheur, il fallait compter parmi ces derniers la plupart des prêtres séculiers et tous les moines. En revanche, la bourgeoisie et une bonne partie de la noblesse étaient fort disposées à aimer la liberté. Trois ou quatre ans plus tôt, avant les horreurs de 1793, toute la Lombardie était enthousiaste des réformes de la liberté française. Le temps commençait à faire oublier les crimes et depuis deux mois c'était par peur de cette liberté et en la maudissant, dans chaque proclamation, que le gouvernement de leur archiduc vexait les bons Milanais. Or, il faut savoir que les Milanais méprisaient souverainement ce prince, qui n'avait d'autre passion que celle de faire le commerce du blé, et souvent les spéculations de Son Altesse occasionnaient des disettes.

C'est un peuple ainsi préparé que l'archiduc voulait enflammer pour la maison d'Autriche ! Il est amusant de voir le despotisme malheureux avoir recours à la raison et au sentiment. L'entrée des Français dans Milan fut un jour de fête pour les Milanais comme pour l'armée.

Depuis Montenotte, le peuple lombard hâtait de tous ses vœux les victoires des Français ; bientôt il se prit pour eux d'une passion qui dure encore. Bonaparte trouva une garde nationale nombreuse, habillée aux couleurs lombardes ; vert, blanc et rouge, et formant la haie sur son passage. Il fut touché de cette preuve de confiance en ses succès. Que fussent devenus ces pauvres gens si l'Autriche eût reconquis la Lombardie ?

Où M. de Thugut eût-il trouvé des cachots assez profonds pour ceux qui s'étaient habillés, pour les tailleurs, pour les marchands de drap, etc., etc. ? Ce qui donna beaucoup d'espoir aux généraux français, c'est que cette belle garde nationale était commandée par l'un des plus grands seigneurs du pays, M. le duc Serbelloni. Les vivats faisaient retentir les airs, les plus jolies femmes étaient aux fenêtres ; dès le soir de ce beau jour, l'armée française et le peuple de Milan furent amis.

L'égalité que le despotisme met parmi ses sujets avait rapproché le peuple et la noblesse. D'ailleurs, la noblesse italienne vivait bien plus avec le Tiers-État, que celle de France ou d'Allemagne ; elle n'était point séparée des bourgeois par des privilèges odieux : les preuves de noblesse, par exemple, qu'il fallait produire, en France, pour devenir officier[2]. Il n'y avait point de service militaire à Milan ; les Lombards payaient un impôt pour en être exempts. Enfin, la noblesse de Milan était fort éclairée. Elle comptait dans son sein les Beccarria, les Verri, les Melzi, et cent autres moins célèbres, mais aussi instruits. Le peuple milanais est naturellement bon, et l'armée en eut une preuve singulière dans ce premier moment ; beaucoup de curés de campagne fraternisèrent avec les soldats. Dès le lendemain, ils en furent sévèrement réprimandés par leurs chefs.

Ce fut au moment où Napoléon quittait Lodi, pour faire à Milan cette entrée triomphante, qu'il reçut du Directoire un ordre qui fait peu d'honneur au directeur Carnot, chargé du mouvement des troupes : l'armée devait être divisée en deux : Kellermann, avec une moitié dite armée d'Italie, observerait les Autrichiens sur le Mincio ; Bonaparte, avec vingt-cinq mille hommes qui formeraient l'armée du Midi, se porterait sur Rome et au besoin sur Naples. Un traître n'eût pu donner un ordre plus favorable aux intérêts de la coalition. Comment le Directoire ne comprit-il pas que les troupes françaises allaient avoir à combattre sur 1'Adige toutes les forces de la maison d'Autriche ? Qu'était-ce que la possession de Milan, tant qu'on n'avait pas Mantoue ? En quinze jours, un général, même beaucoup plus habile que Kellermann, eût été ramené à la Bocchetta. Diviser l'armée, n'était-ce pas amener la nécessité d'une seconde bataille de Fornoue ?

Qu'on juge de ce qui dut se passer dans cette âme de feu, à la réception d'un ordre si étrange ! Le jeune général répondit par la lettre suivante :

Au quartier général à Lodi, le 25 floréal an IV (14 mai 1796).

Au Directoire exécutif,

Citoyens directeurs,

Je reçois à l'instant le courrier parti le 18 de Paris. Vos espérances sont réalisées, puisqu'à l'heure qu'il est, toute la Lombardie est à la République. Hier, j'ai fait partir une division pour cerner le château de Milan. Beaulieu est à Mantoue avec son armée ; il a inondé tout le pays environnant ; il y trouvera la mort, car c'est le plus malsain de l'Italie[3].

Beaulieu a encore une armée nombreuse ; il a commencé la campagne avec des forces supérieures ; l'Empereur lui envoie dix mille hommes de renfort, qui sont en marche. Je crois très-impolitique de diviser en deux l'armée d'Italie ; il est également contraire aux intérêts de la République d'y mettre deux généraux différents.

L'expédition sur Livourne, Rome et Naples est très-peu de chose : elle doit être faite par des divisions en échelons, de sorte que l'on puisse, par une marche rétrograde, se trouver en force contre les Autrichiens et menacer de les envelopper, au moindre mouvement qu'ils feraient. Il faudra pour cela non-seulement un seul général, mais encore que rien ne le gêne dans sa marche et dans ses opérations. J'ai fait la campagne sans consulter personne, je n'eusse rien fait de bon s'il eût fallu me concilier avec la manière de voir d'un autre. J'ai remporté quelques avantages sur des forces supérieures et dans un dénuement absolu de tout, parce que persuadé que votre confiance se repos sait sur moi, ma marche a été aussi prompte que ma pensée.

Si vous m'imposez des entraves de toute espèce ; s'il faut que je réfère de tous mes pas aux commissaires du gouvernement ; s'ils ont droit de changer mes mouvements, de m'ôter ou de m'envoyer des troupes, n'attendez plus rien de bon. Si vous affaiblissez vos moyens en partageant vos forces ; si vous rompez en Italie l'unité de la pense militaire, je vous le dis avec douleur, vous aurez perdu la plus belle occasion d'imposer des lois à l'Italie.

Dans la position des affaires de la République en Italie, il est indispensable que vous ayez un général qui ait entièrement votre confiance : si ce n'était pas moi je ne m'en plaindrais pas ; mais je m'emploierais à redoubler de zèle, pour mériter votre estime, dans le poste que vous me confieriez. Chacun a sa manière de faire la guerre ; le général Kellermann a plus d'expérience et la fera mieux que moi : mais tous les deux ensemble nous la ferons fort mal.

Je ne puis rendre à la patrie des services essentiels qu'investi entièrement et absolument de votre confiance. Je sens qu'il faut beaucoup de courage pour vous écrire cette lettre, il serait si facile de m'accuser d'ambition et d'orgueil ! Mais je vous dois l'expression de tous mes sentiments, à vous qui m'avez donné, dans tous les temps, des témoignages d'estime que je ne dois pas oublier...

Le parti que vous prendrez dans cette circonstance est plus décisif pour les opérations de la campagne, que quinze mille hommes de renfort, que l'Empereur enverrait à Beaulieu.

BONAPARTE.

Comme dans tout ce qui va suivre, la Lombardie et Milan seront les bases morales sur lesquelles le général Bonaparte appuiera ses opérations, j'ose espérer que le lecteur me permettra d'arrêter un instant son attention sur ce beau pays.

En mai 1796, lors de l'entrée des Français, la population de Milan ne s'élevait guère à plus de cent vingt mille habitants.

On avait eu soin de faire savoir aux soldats et ils se répétaient entre eux, que cette ville avait été fondée par les Gaulois d'Autun, l'an 580, avant Jésus-Christ ; que souvent elle avait été opprimée par les Allemands, et qu'en combattant contre eux pour la liberté, elle avait été détruite trois fois.

Le peuple de cette ville était alors le plus doux de toute l'Italie. Les bons Milanais, occupés à jouir des plaisirs de la vie, ne haïssaient personne au monde ; en cela bien différents de leurs voisins de Novare, de Bergame et de Pavie. Ceux-ci ont été civilisés depuis par dix-sept années d'une administration raisonnable et non taquine. L'habitant de Milan ne faisait jamais de mal inutile. L'Autriche ne possédait cette ville aimable et la Lombardie, que depuis 1714 et, chose qui paraîtra bien étonnante aujourd'hui, elle n'avait point cherché à hébéter ce peuple et à le réduire aux appétits physiques.

L'impératrice Marie-Thérèse avait administré la Lombardie d'une façon raisonnable et vraiment paternelle. Elle avait été admirablement secondée par le gouverneur général, comte de Firmian, lequel, loin de jeter en prison ou d'exiler les premiers hommes du pays, écoutait leurs avis, les discutait et savait les suivre. Le comte de Firmian vivait avec le marquis Beccaria (l'auteur du Traité des délits et des peines), avec le comte Verri, le père Frisi, le professeur Parini, etc., etc. Ces hommes illustres cherchèrent de bonne foi à appliquer à la Lombardie ce qu'on savait, en 1770, des règles de l'économie politique et de la législation.

Le bon sens et la bonté de la société milanaise respirent dans l'Histoire de Milan, du comte Pietro Verri. On ne publiait point de tels ouvrages en France vers 1780, et surtout la France n'était point administrée comme la Lombardie. On a trop oublié, au milieu de notre bonheur actuel, toutes les persécutions que Turgot eut à souffrir, pour avoir voulu introduire dans l'administration des communes de France et dans celle des douanes intérieures, de province à province, quelques-unes des règles dont le comte de Firmian et le marquis Beccaria faisaient les bases de leur administration en Lombardie. On peut dire qu'en ce pays le despotisme était exercé par les hommes les plus éclairés, et cherchait réelle' ment le plus grand bien des sujets ; mais dans les commencements on n'était pas accoutumé à cette mansuétude du despotisme qui, depuis 1530 et Charles-Quint, avait toujours été si féroce à Milan[4].

Le triomphe de Beccaria n'était pas sans dangers ; il craignait toujours et avec raison, d'être envoyé dans le Spielberg du temps. Il résulte de cet ensemble de faits que, comme il n'y avait point d'abus atroces en Lombardie, vers 1796, il n'y eut pas lieu à une réaction sanguinaire, à une terreur de 1793.

Il faut avouer que le despotisme s'est éclairé ; il se trompait en employant à Milan des hommes tels que Beccaria et Parini[5]. C'est aux sages conseils du premier, c'est à l'excellente éducation donnée par le second à toute la noblesse et à la riche bourgeoisie, c'est à leur sage administration que le peuple milanais dut de pouvoir comprendre ce qu'il y avait de sincère dans les proclamations du général Bonaparte. Il vit tout de suite qu'on n'avait pas à craindre, avec le jeune général, de voir la guillotine élevée en permanence sur les places publiques, ainsi que l'annonçaient les partisans de l'Autriche. J'ai oublié de dire que le despotisme ayant eu peur, en 1793, avait repris toutes ses anciennes allures et s'était fait détester.

L'enthousiasme fut donc sincère et général dans les premiers temps ; quelques nobles, quelques prêtres, élevés en dignité, firent seuls exception. Plus tard l'enthousiasme diminua : on en a vu la cause dans l'extrême pauvreté de l'armée. Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d'une armée, même libératrice, est toujours une grande calamité.

Il n'y a d'exception que pour les jolies femmes, qui sont guéries du mal de l'ennui. Or, une armée, toute de jeunes gens et dans laquelle personne n'avait d'ambition, était admirablement disposée pour faire tourner les têtes. Il se trouva, par un hasard qui ne se renouvelle qu'à de longs intervalles, qu'il y avait alors à Milan douze ou quinze femmes de la beauté la plus rare, et telles qu'aucune ville d'Italie n'a présenté de réunion pareille depuis quarante ans.

Écrivant après ce long intervalle de temps, j'ai l'espoir, hélas ! trop fondé, de ne choquer aucune convenance, en plaçant ici un souvenir affaibli de quelques-unes de ces femmes charmantes, que nous rencontrions au Casin della Città et plus tard au bal de la casa Tanzi.

Par bonheur, ces femmes si belles et dont les étrangers peuvent trouver quelque idée dans la forme des têtes des Hérodiades de Léonard de Vinci, ne possédaient aucune instruction ; mais, en revanche, la plupart avaient infiniment d'esprit et un esprit très-romanesque.

Dès les premiers jours, on ne s'occupa dans l'armée que de la folie étrange où était tombé le général qui lui transmettait tous les ordres du général en chef et qui passait alors pour son favori[6]. La belle princesse Visconti avait essayé, dit-on, de faire perdre la tête au général en chef lui-même ; mais s'étant aperçue à temps que ce n'était pas chose facile, elle s'était rabattue sur le second personnage de l'armée et il faut avouer que son succès avait été complet. Cet attachement a été le seul intérêt de la vie du général Berthier, jusqu'à sa mort arrivée dix-neuf ans plus tard, en 1815.

On cita bientôt beaucoup d'autres folies moins durables, sans doute, mais tout aussi vives. Il faut se rappeler encore une fois qu'à cette époque personne, dans l'armée, n'avait d'ambition et j'ai vu des officiers refuser de l'avancement pour ne pas quitter leur régiment ou leur maîtresse. Que nous sommes changés ! Où est la femme maintenant qui oserait prétendre même à un moment d'hésitation ?

On citait alors à Milan, parmi les beautés, mesdames Ruge, femme d'un avocat devenu plus tard l'un des Directeurs de la République, Pietra Grua Marini, femme d'un médecin ; la comtesse Are... son amie, et qui appartenait à la plus haute noblesse ; madame Monti, romaine, femme du plus grand pate de l'Italie moderne ; madame Lambert qui avait été distinguée par l'empereur Joseph II, et qui quoique déjà d'un certain âge, offrait encore le modèle des grâces les plus séduisantes et pouvait rivaliser, en ce genre, avec madame Bonaparte elle-même. Et, pour finir par l'être le plus séduisant et les plus beaux yeux que l'on ait jamais vus, peut-être, il faut citer madame Gherardi de Brescia, sœur des généraux Lecchi et fille de ce fameux comte Lecchi[7] de Brescia, dont les folies d'amour et de jalousie ont été remarquées même à Venise.

C'est lui qui, une fois, à Pâques, se revêtit du capuchon et de la barbe d'un capucin, en odeur de sainteté, et acheta la permission de se cacher dans son confessionnal, afin d'y entendre la marquise C... sa maîtresse. C'est lui qui, se trouvant enfermé sous les plombs à Venise, en punition des folies insignes qu'il avait faites pour la marquise C..., consigna six mille sequins dans les mains du geôlier, lequel, à cette condition, lui donna la liberté pour trente-six heures. Ses amis lui avaient préparé des relais ; il courut à Brescia, où il arriva un jour de fête en hiver, à trois heures après midi, comme tout le monde sortait de vêpres. Là, en présence de toute la ville, il tira un coup de tromblon au marquis N.... qui lui avait joué un mauvais tour et le tua.

Il repartit en toute hâte pour Venise et rentra sans différer, dans sa prison. Trois jours après il fit solliciter une audience auprès du sénateur chef de la justice criminelle ; il l'obtint et se plaignit amèrement de la cruauté inouïe du geôlier à son égard.

Le grave sénateur, après l'avoir écouté, lui donna communication de l'étrange accusation d'assassinat que la Quarantia criminelle venait de recevoir contre lui.

— Votre Excellence voit la rage de mes ennemis, répliqua le comte Lecchi, avec une modestie parfaite. Elle sait trop où j'étais il y a huit jours.

Enfin, le comte eut cette gloire si précieuse pour un noble de terre ferme, de tromper l'admirable police du sénat de Venise, et il revint triomphant à Brescia d'où quelques jours après il passa en Suisse.

La comtesse Gherardi, fille du comte Lecchi, avait peut-être les plus beaux yeux de Brescia, le pays des beaux yeux. Elle joignait à tout le génie de son père une douce gaieté, une simplicité réelle, et que n'altéra jamais le moindre soupçon d'artifice.

Toutes ces femmes d'une ravissante beauté, n'auraient manqué pour rien au monde de paraître chaque soir au Corso, qui se tenait alors sur la bastion de la Porte-Orientale. C'est un ancien rempart espagnol, élevé d'une quarantaine de pieds au-dessus de la plaine verdoyante qui ressemble à une forêt, et planté de marronniers par le comte Firmian.

Du côté de la ville, ce rempart domine des jardins et au-dessus des grands arbres de celui qui, depuis, a été appelé la Villa Bonaparte, s'élève cet admirable dôme de Milan, construit de marbre blanc, en forme de filigrane. Ce dôme hardi n'a de rival dans le monde que celui de Saint-Pierre de Rome et il est plus singulier.

La campagne des environs de Milan, vue des remparts espagnols qui, dans une plaine aussi unie, forment une élévation considérable, est tellement couverte d'arbres, qu'elle présente l'aspect d'une forêt touffue, dans laquelle l'œil ne saurait pénétrer. Par delà cette campagne, image de la plus étonnante fertilité, s'élève à quelques lieues de distance, l'immense chaîne des Alpes, dont les sommets restent couverts de neige, même dans les mois les plus chauds. Du bastion de la Porte-Orientale, l'œil parcourt cette longue chaîne, depuis le mont Viso et le mont Rose, jusqu'aux montagnes de Bassano. Les parties les plus rapprochées, quoique distantes de douze ou quinze lieues, semblent à peine à trois lieues. Ce contraste de l'extrême fertilité d'un bel été, avec des montagnes couvertes d'une neige éternelle, frappait d'admiration les soldats de l'armée d'Italie qui, pendant trois ans, avaient habité les rochers arides de la Ligurie. Ils reconnaissaient avec plaisir ce mont Viso, qu'ils avaient vu si longtemps au-dessus de leurs têtes, et derrière lequel maintenant ils voyaient le soleil se coucher. Le fait est que rien ne saurait être comparé aux paysages de la Lombardie. L'œil enchanté parcourt cette admirable chaîne des Alpes pendant un espace de plus de soixante lieues, depuis les montagnes au-dessus de Turin, jusqu'à celle de Cadore dans le Frioul. Ces sommets âpres et couverts de neige forment un admirable contraste avec les sites voluptueux de la plaine et des collines, qui sont sur le premier plan et semblent dédommager de la chaleur extrême, à laquelle on vient chercher un soulagement, sur le bastion de la Porte-Orientale. Sous cette belle lumière de l'Italie, le pied de ces montagnes, dont les sommets sont couverts de neige d'une blancheur si éclatante, paraît d'un blond foncé : ce sont absolument les paysages du Titien. Par l'effet de la pureté de l'air auquel, nous gens du Nord, nous n'étions pas accoutumés, on aperçoit avec tant de netteté les maisons de campagne bâties sur les derniers versants des Alpes, du côté de l'Italie, qu'on croirait n'en être éloigné que de deux ou trois lieues. Les gens du pays faisaient remarquer aux jeunes Français ravis de ce spectacle, la Scie de Lecco (le Rezegon de Lek) et plus loin, toujours vers l'Orient, le grand espace vide, formant échancrure dans les montagnes, occupé par le lac de Garde. C'est de ce point de l'horizon que les Milanais, réunis sur le bastion de la Porte-Orientale, entendirent venir avec tant d'anxiété, deux mois plus tard, le bruit del canon de Lonato et de Castiglione ; c'était leur sort qui se décidait. Non-seulement, il s'agissait de la destinée de toutes les institutions qui, à cette époque, formaient leurs espérances passionnées ; mais encore chacun d'eux pouvait se dire : dans guelte prison d'État serai-je jeté, si les Autrichiens reviennent à Milan ?

A cette époque, leur passion pour les Français était au comble et ils avaient pardonné à l'armée toutes ses réquisitions.

Mais, pour revenir au Corso de Milan, dont l'admirable situation nous a entraîné dans ces descriptions, il faut savoir qu'en Italie il serait de la dernière indécence de manquer à la promenade en voiture, que l'on appelle le Corso, et pour laquelle la bonne compagnie se donne rendez-vous chaque jour. Toutes les voitures se rangent à la file, après avoir fait une fois le tour du Corso, et restent ainsi une demi-heure. Les Français ne pouvaient revenir de l'étonnement que leur causait ce genre de promenade sans mouvement. Les plus jolies femmes venaient au Corso dans des voitures fort peu élevées au-dessus de terre, nommées bastardelles, et qui permettent fort bien la conversation avec les promeneurs à pied. Après une demi-heure de conversation, toutes ces voitures se remettent en mouvement à la nuit tombante (à l'Ave Maria), et, sans descendre, les dames viennent prendre des glaces au café le plus célèbre ; c'était alors celui de la Corsia de Servi.

Dieu sait si les officiers de cette jeune armée manquaient de se trouver, à l'heure du Corso, sur le bastion de la porte orientale. Les officiers de l'état-major brillaient, parce qu'ils étaient à cheval et s'arrêtaient auprès des voitures des dames. Avant l'arrivée de l'armée, on ne voyait jamais que deux rangs de voitures au Corso ; de notre temps on en vit toujours quatre files, occupant toute la longueur de la promenade, et quelquefois six. C'était au centre de ces six rangs de voitures, que celles qui arrivaient faisaient leur tour unique au très-petit trot.

Les officiers d'infanterie qui ne pouvaient pénétrer dans ce dédale maudissaient les officiers à cheval et, plus tard, allaient s'asseoir devant le café à la mode ; là, ils pouvaient parler aux dames de leur connaissance, pendant qu'elles prenaient des glaces. La plupart, après ce moment de conversation, retournaient pendant la nuit à leurs cantonnements, quelquefois distants de cinq ou six lieues.

Aucune récompense, aucun avancement n'eût été comparable, pour eux, à ce genre de vie si nouveau. De Milan ils rejoignaient leur cantonnement dans une sediole qui leur avait été prêtée par quelque ami. La sediole est une voiture à deux roues très-hautes, emportée au grand trot par un cheval maigre qui fait souvent trois lieues à l'heure.

Ces courses que les officiers faisaient sans permission, mettaient au désespoir l'état-major de la place et le général Despinois, commandant. On affichait sans cesse des ordres du jour qui menaçaient les officiers voyageurs de destitution ; mais on se moquait parfaitement de ces ordres du jour. Les généraux commandant les divisions, à l'exception du vieux Serrurier, étaient indulgents.

Tel officier venait à cheval, de dix lieues, pour passer une soirée à la Scala, dans la loge d'une femme de sa connaissance. Pendant cet été de 1796 qui, après deux ans de misère et d'inaction sur les rochers voisins de Savone, fut pour l'armée un mélange admirable de dangers et de plaisirs, c'était devant le café de la Corsia de Servi que se retrouvaient les officiers des régiments les plus éloignés.

Beaucoup, pour se soustraire à l'exhibition du permis donné par le colonel et visé par le général de brigade, laissaient leur sediole hors la porte et entraient en promeneurs. Après les glaces, les dames allaient passer une heure chez elles et peut-être recevoir quelque visite ; puis, elles reparaissaient dans leurs loges à la Scala. Ce sont, comme on sait, de petits salons, où chacune recevait à la fois huit ou dix amis. Il n'était guère d'officier français qui ne fût admis dans plusieurs loges. Ceux qui, étant tout à fait amoureux et timides, n'avaient pas ce bonheur, se consolaient en occupant au parterre une place bien choisie et toujours la même ; de là, ces guerriers si hardis adressaient des regards fort respectueux à l'objet de leurs attentions. Si on leur rendait ce regard, en plaçant près de l'œil le côté de la lorgnette qui éloigne, ils s'estimaient très-malheureux. De quoi n'était pas capable une armée de jeunes gens à qui la victoire donnait de telles folies.

Le vendredi, jour où il n'y a pas de spectacle en Italie, en mémoire de la passion, on se réunissait au Casino de l'Alberge della Città (Corsia de Servi) ; là il y avait bal et conversation.

Il faut l'avouer, au bout de quelques jours, la popularité de l'armée eut un peu à souffrir : presque tous les cavaliers servants régnant à l'époque de l'arrivée des Français, prétendaient avoir fort à se plaindre. La mode des cavaliers servants n'a été détruite que vers 1809, par une suite de mesures morales, adoptées par le despotisme du roi d'Italie. Ces liaisons étaient un autre sujet d'étonnement pour les Français ; beaucoup duraient quinze ou vingt ans. Le cavalier servant était le meilleur ami du mari qui, lui-même, remplissait semblable fonction dans une autre maison.

Les officiers français eurent besoin de beaucoup de temps pour comprendre que loin de prendre ombrage de l'assiduité du cavalier servant, la vanité du mari milanais eût été fort choquée de n'en point voir à sa femme.

Cette mode qui semblait si étrange, venait d'un peuple grave : les Espagnols qui ont gouverné Milan de 1526 à 1714. Il ne fallait pas que la femme d'un Espagnol parût à la messe conduite par son mari ; ç'eût été un signe de pauvreté ou, tout au moins, d'insignifiance ; le mari devait être retenu ailleurs par ses grandes affaires. Une dame devait donner le bras à un écuyer. Il arriva de là que dans la classe bourgeoise qui n'avait pas d'écuyers, un médecin pria son ami l'avocat, de donner le bras à sa femme dans tous les lieux publics, tandis que le médecin conduirait la femme de l'avocat. A Gènes, dans les familles nobles, le contrat de mariage porta le nom du futur cavalier servant. Bientôt il fut du meilleur ton d'avoir un cavalier servant non marié et cet emploi fut dévolu aux cadets des familles nobles. Peu à peu l'amour s'empara de cet usage, et une femme, un an ou deux après le mariage, remplaça par un cavalier de son choix l'ami de la maison choisi par le mari.

Dans les Calabres, de nos jours, l'homme d'esprit d'une famille se fait prêtre, il marche à la fortune, et donne pour femme à un de ses frères la jeune fille qu'il préfère. Si, plus tard, cette jeune femme se hasardait à faire un choix hors de la famille, il y aurait un coup de fusil assuré pour l'étranger téméraire. J'ai été autorisé à expliquer cet usage sévère, parce que durant nos campagnes de Naples, il aura bien coûté la vie à deux cents officiers français.

Cet usage des cavaliers servants était général en Lombardie, quand l'armée française y arriva, en mai 1796, et les dames le défendaient comme très-moral. Le bail d'un cavalier servant dure trois ou quatre ans et fort souvent quinze ou vingt ; il dure parce que chaque instant peut le rompre. Ce qui serait bien autrement difficile à expliquer, c'est le naturel parfait, la simplicité admirable des façons d'agir milanaises. Les explications seraient tout à fait inintelligibles, ou même révoltantes, dans le nord de la France. Les gens de goût trouveront quelque image de ces façons dans certains libretti d'opera-buffa ; par exemple, la première scène de la Prova d'un opera seria, et quelques scènes des Cantatrici Villane.

La bonne compagnie est presque partout comme le peuple ; elle n'aime un gouvernement que par haine pour un autre ; serait-ce qu'un gouvernement n'est qu'un mal nécessaire ? La haute société de Milan éprouvait un tel dégoût pour le gros archiduc qui, à ce qu'on nous dit, vendait du blé en cachette et profitait des disettes ou les faisait naître, qu'elle accueillit avec enthousiasme l'armée française, qui lui demandait des chevaux, des souliers, des habits, des millions, mais lui permettait de s'administrer elle-même. Dès le 16 mai, on vendait partout une caricature qui représentait l'archiduc vice-roi, lequel déboutonnait sa veste galonnée et il en tombait du blé. Les Français ne comprenaient rien à cette figure.

Ils étaient arrivés à Milan si misérables, tellement dépourvus d'habits et de chemises, que bien peu s'avisèrent de se montrer fats dans le vilain sens du mot ; ils n'étaient qu'aimables, gais et fort entreprenants.

Si les Milanais étaient fous d'enthousiasme, les officiers français étaient fous de bonheur, et cet état d'ivresse continua jusqu'à la séparation. Les relations particulières durèrent également jusqu'au départ et souvent avec dévouement des deux côtés. A la suite du retour, après Marengo en 1800, plusieurs Français rappelés en France eurent la folie de donner leur démission pour vivre pauvres à Milan plutôt que de s'éloigner de leurs affections.

On peut répéter ici, parce que cela fait un étrange contraste avec l'esprit que le consulat fit régner dans l'armée, qu'il eût été difficile de désigner à Milan vingt officiers, dans les emplois subalternes, qui eussent sérieusement l'ambition des grades. Les ' plus terre-à-terre étaient fous de bonheur d'avoir du linge blanc et de belles bottes neuves. Tous aimaient la musique ; beaucoup faisaient, nous l'avons dit, une lieue par la pluie, pour venir occuper une place du parterre à la Scala. Aucun, je pense, quelque prosaïque, ambitieux et cupide qu'il ait pu devenir par la suite, n'a oublié le séjour à Milan. Ce fut le plus beau moment d'une belle jeunesse.

Et ce bonheur général eut un reflet militaire : dans la triste situation ou l'armée se trouva avant Castiglione et avant Arcole, tout le monde, excepté les officiers savants, fut d'avis de tenter l'impossible pour ne pas quitter l'Italie.

En attendant la décision du Directoire, qui pouvait être assez aveugle ou assez jaloux de la gloire du jeune général, pour accepter sa démission et le remplacer par Kellermann, Moreau ou Jourdan, Napoléon résolut d'essayer de chasser Beaulieu jusque dans le Tyrol. Il fournit à la conversation de ses soldats, chose fort essentielle avec des Français et de jeunes patriotes, par une proclamation, dans laquelle il leur parlait d'eux en termes faits pour redoubler leur enthousiasme.

Si cette proclamation produisit un bon effet dans l'armée, elle en fit un meilleur encore parmi les ennemis. Signée par le même homme qui venait de passer le pont de Lodi et d'occuper Milan, elle commença à Rome et à Naples cette terreur du nom français que Napoléon y a fait régner si longtemps.

Le général en chef fit commencer le siège de la citadelle de Milan avec du gros canon amené d'Alexandrie et de Tortone. Il mit son armée en mouvement vers le Mincio, et enfin le 24 mai partit pour Lodi.

Mais ce jour-là le tocsin sonnait sur les derrières de l'armée, dans tous les villages voisins de Pavie, et cette ville elle-même fut occupée par dix mille paysans fanatisés par les prêtres. La moindre hésitation de la part du général en chef pouvait rendre ce soulèvement universel en Lombardie. Et que n'eût pas fait l'armée piémontaise dans le cas d'un soulèvement heureux ?

Les demi-brigades françaises étaient toutes en mouvement et s'éloignaient rapidement de Pavie. Les prêtres auraient dû différer la révolte de trois ou quatre jours, jusqu'après les premiers engagements avec Beaulieu.

Napoléon fut aussi admirable dans cette surprise que dans ses plus belles batailles ; sans interrompre le mouvement général de son armée, il enleva Pavie et punit les révoltés.

Il est un devoir dont il semblera cruel même de parler. Un général en chef doit faire fusiller trois hommes, pour sauver la vie à quatre ; bien plus, il doit faire fusiller quatre ennemis, pour sauver la vie à un seul de ses soldats. Mais, d'un autre côté, les agents autrichiens et les prêtres qui cherchèrent à faire soulever la Lombardie firent fort bien. Et plût à Dieu qu'en 1814 et 1815, on se fût conduit ainsi en France contre les Prussiens, Autrichiens, Russes, etc.

A Pavie, la clémence eût été un crime envers l'armée ; elle lui eût préparé de nouvelles vêpres siciliennes ; le commandant de la garnison française de Pavie fut fusillé ainsi que la municipalité. Pour calmer Pavie, Napoléon y avait envoyé l'archevêque de Milan, ce qui est plaisant.

Napoléon apprit que le Directoire venait de signer la paix avec le roi de Sardaigne. Cette paix était fort bonne, mais la négociation fut conduite avec une insigne maladresse, ou plutôt avec une colère d'enfant contre les rois. II fallait promettre au roi de Sardaigne une part de la Lombardie et en obtenir quatre ou cinq régiments qui, à peine arrivés à l'armée, eussent rivalisé d'enthousiasme avec les demi-brigades françaises.

Beaulieu occupait le Mincio, rivière rapide dont le cours, entre Peschiera et Mantoue, forme une ligne assez forte. Il était flanqué à sa droite par Peschiera, le lac de Garde et les hautes montagnes qui entourent le nord du lac et touchent aux Alpes du Tyrol. Sa gauche était appuyée à cette place de Mantoue qui, désormais, va être comme le centre moral de toutes les opérations militaires en Italie.

L'armée voulait passer le Mincio ; il n'eût pas été raisonnable d'aller se heurter contre les deux places fortes des ailes ; Bonaparte résolut d'attaquer par le centre ; mais en même temps, il voulut donner de vives inquiétudes à Beaulieu du côté de Peschiera. Sous le canon de cette place passaient ses lignes de retraite sur le Tyrol et de communication avec l'Autriche.

Pendant que Napoléon domptait Pavie et se préparait à une nouvelle bataille, on peut donner un instant d'attention à l'état d'une âme douée d'une sensibilité aussi dévorante et aussi peu susceptible de distraction. Quoi, pour le récompenser de victoires presque incroyables et qui, on peut le dire, avaient sauvé la République, le Directoire le met dans le nécessité d'offrir sa démission ! Et cette démission il pouvait, à chaque instant, recevoir l'avis son acceptation, puisqu'il l'avait envoyée le 14 mai. Il faut avoir connu les tempêtes qui agitaient sans relâche cette âme de feu, pour pouvoir se figurer la plus petite partie des projets passionnés, suivis de moments d'abattement et de dégoût absolus, qui durent agiter violemment cette nature vraiment italienne. J'entends par ce mot, peu intelligible pour qui n'a pas séjourné en Italie, une âme absolument contraire aux âmes raisonnables et sages, de Washington, de Lafayette, ou de Guillaume III.

Le 30 mai, Bonaparte arriva à Borghetto, avec le gros de son armée. Une avant-garde ennemie qui se trouvait sur la rive gauche du Mincio fut culbutée et repassa la rivière au pont de Borghetto, dont elle brûla une arche. Sur-le-champ l'ordre fut donné de réparer le pont ; mais ce travail exécuté sous les boulets ennemis, n'avançait que lentement : une cinquantaine de grenadiers s'impatientent : ces braves se jettent dans le Mincio, tenant leurs fusils sur la tête : ils ont de l'eau jusqu'aux épaules.

Les soldats autrichiens croient revoir la redoutable colonne du pont de Lodi ; ils s'ébranlent, reprennent la route du Tyrol et ne songent plus à mettre obstacle au passage du Mincio par l'armée française.

Beaulieu essaya de tenir ferme sur les hauteurs entre Villafranca et Valeggio ; mais, ayant appris que la division Augereau marchait sur Peschiera ; il comprit que les Français pourraient occuper, avant lui, la vallée de l'Adige, le plateau de Rivoli et le couper du Tyrol. Il se retira sans délai au-delà de l'Adige, dont il remonta la rive droite par Dolce, jusqu'à Caliano.

Au milieu de ce beau mouvement de troupes, le général en chef fut sur le point d'être pris à Valeggio, ce qui eût terminé d'une façon bien ridicule sa carrière militaire. Beaulieu, en se retirant, avait laissé treize mille hommes dans Mantoue.

 

 

 



[1] Voir la Chartreuse de Parme, 2e édition, page 71.

[2] Ordonnance de M. de Ségur en 1784.

[3] Phrase du style révolutionnaire, nécessaire en ce temps-là ; le peuple était en colère, et c'est pour cela qu'il était fort.

[4] Voir les terreurs de Beccaria dans ses lettres. — Voir dans les Sposi promessi de M. Manzoni, la description du gouvernement de Milan en 1628.

[5] Voir les Vies de Beccaria, de Custodi, de Frisi, dans les Vies de cent Italiens illustres de M. Betoni.

[6] Nous avons appris cette histoire dans la biographie universelle, tome 58, article Alexandre Berthier.

[7] Les anecdotes sur le comte Lecchi, ont été imprimées, à peu près dans les mêmes termes, mais sous le nom du comte Viteleschi, dans Rome, Naples et Florence, 3e édition, t. I, pages 89 à 92. Pour ne pas scinder ce fragment, il m'a paru convenable de la reproduire intégralement. R. C.