VIE DE  NAPOLÉON

— FRAGMENTS —

 

III.

 

 

Napoléon reçoit une mission pour Gènes. — Il est mis en état d'arrestation ; sa justification. — Vient à Paris ; est destitué ; son dénuement. — Note sur Napoléon par une femme. — Seconde note par une autre femme. — Rapports de Napoléon avec M. de Pontécoulant. — Considérations générales sur la situation de la France. — Journée du ter prairial. — Expédition de Quiberon. — Constitution de l'an III. — Combat naval d'Ouessant. — Journée du 13 vendémiaire.

 

Après le siège ne Toulon, le 6 février 1794, Napoléon fut nommé général de brigade et envoyé à l'armée d'Italie, pour commander l'artillerie. Le général en chef Dumerbion était âgé, bon, honnête, mais sans nul génie. Son chef d'état-major n'était nullement en état de suppléer à ce qui manquait au général en chef. Depuis trois ans on tirait des coups de fusil sans art, comme sans résultat, dans les hautes montagnes situées au nord de Nice (les Alpes-Maritimes) ; on tenait les soldats disséminés parmi des rochers stériles, où ils mouraient de faim.

Le nom du général Bonaparte était dans toutes les bouches. Il ne vint à l'idée de personne de tourner en ridicule ce petit homme si pâle, si maigre, si chétif. Sa conduite austère et toujours sévèrement calculée pour obtenir le respect, lui valut celui de l'armée. Bientôt eut lieu l'opération de Saorgio, et les soldats virent en lui un homme extraordinaire, un cœur enflammé pour la gloire et brûlant de donner des victoires à la République.

A l'époque de son arrivée à Nice, il avait pour aides-de-camp Muiron et Duroc. Le général d'artillerie proposa un plan d'opérations qui fut adopté dans un conseil de guerre, composé des représentants du peuple Robespierre jeune et Ricord, et des généraux Dumerbion, Masséna, Rusca, etc., etc. Il s'agissait de tourner la fameuse position de Saorgio qui, depuis si longtemps, arrêtait l'armée. Elle se mit en mouvement le 6 avril 1794, précisément le lendemain du jour où l'un des fondateurs de la République, l'homme dont aucune des révolutions qui, depuis, ont été essayées en Europe, n'a montré l'égal, Danton était envoyé à la mort, par un rival que cette âme hautaine avait trop méprisé.

Ainsi, la Révolution est déjà bien avancée au moment où Napoléon vient s'y donner un rôle ; l'époque d'énergie va cesser avec le besoin qu'on avait de l'énergie.

Le 8 avril, Masséna enleva les hauteurs qui dominent la ville d'Oneille ; dans le port de cette ville se trouvaient les vaisseaux des Anglais, ces alliés actifs et fort alertes des armées autrichiennes et piémontaises.

Le 29, Masséna prit Saorgio. Le 8 mai, il enleva le col de Tende, et enfin le lendemain l'armée d'Italie se trouva en communication avec l'armée des Alpes.

Ainsi, en suivant le plan du jeune général d'artillerie, l'armée d'Italie avait accompli ce qu'on tentait en vain depuis deux ans. Les soldats de la République occupaient la chaîne supérieure des Alpes Maritimes ; ils avaient pris soixante-dix pièces de canon, quatre mille prisonniers et deux places fortes, Oneille et Saorgio.

Le général en chef Dumerbion eut la bonne foi d'écrire au comité de la guerre : C'est au talent du général Bonaparte que je dois les savantes combinaisons qui ont amené notre victoire.

Napoléon osa proposer un plan plus vaste que celui qui venait de réussir : il s'agissait de réunir l'armée des Alpes à celle d'Italie sous Coni, ce qui eût -valu le Piémont à la République française et conduit, sans grands efforts, jusque sur le Pô. On ne put tomber d'accord avec l'état-major de l'armée des Alpes, parce qu'il aurait fallu fondre les deux armées en une seule, sous un même général et que chacun tient à sa place.

Le général Dumerbion, loin d'être jaloux de son général d'artillerie, était enchanté de son génie et suivit avec empressement un troisième plan, au moyen duquel l'armée d'Italie fut portée jusqu'à Savone et aux portes de Ceva.

On apprit à l'armée, après la victoire de Saorgio, qu'une division autrichienne allait occuper Dego sur la Bormida, pour de là se joindre à une division anglaise qui devait débarquer à Vado ; ces forces réunies auraient occupé Savone.

Il s'agissait d'empêcher cette jonction. Le général d'artillerie qui, jour et nuit, étudiait le terrain, proposa de s'emparer des hauteurs de Saint-Jacques, de Montenotte, de Vado, et d'étendre ainsi la droite de l'armée jusqu'à Gênes. La mauvaise volonté du Sénat de Gênes était évidente, non moins que le patriotisme des classes inférieures qui, d'ailleurs, gagnaient beaucoup d'argent, en fournissant du pain aux Français.

Le général Dumerbion accueillit cette idée ; il pénétra en Piémont, en longeant la Bormida et, descendu dans la plaine, menaça les derrières de l'armée autrichienne, laquelle se mit aussitôt en retraite sur Dego. Poursuivis par le général Cervoni, les Autrichiens se replièrent précipitamment sur Acqui, abandonnant Dego et leurs magasins. L'armée française venait de parcourir les champs de bataille de Montenotte et Millesimo, que un an plus tard Napoléon devait faire connaître au monde ; elle repassa l'Apennin et revit la mer ; mais maîtresse de la côte, de ce qu'on appelle dans le pays la rive, ou rivière du ponant, elle intercepta toute communication entre les Anglais et les Autrichiens, fit peur aux nobles de Gênes et encouragea les patriotes.

Tels furent les résultats du troisième plan proposé par le général Bonaparte.

Ces mouvements singuliers de l'armée d'Italie étonnèrent les coalisés ; ils se croyaient assurés d'anéantir la République. Ce fut précisément pendant ces premiers essais de l'homme qui devait leur apprendre à craindre la France, que furent signés, les 14 et 19 avril 1794, les traités qui unirent solidement contre la République l'Autriche, la Prusse, la Sardaigne, la Hollande et l'Angleterre. Le pays qui possédait le plus de cette liberté dont l'explosion, en France, faisait tant de peur aux rois, et qui, grâce à cette liberté qu'il voulait proscrire, avait la supériorité des lumières comme celle de l'argent, l'Angleterre paya bientôt et mena toute la coalition.

Au contraire des Allemands, les Anglais connaissent le prix du temps, leur attention ne s'égare point dans le vague ; et enfin, à cette époque ils avaient un homme (Nelson), digne de se battre contre le général français. Comme lui, Nelson avait l'esprit novateur et la haine de ses chefs ; il ne dut son avancement qu'à la crainte inspirée par Napoléon.

Les Allemands n'eurent qu'un général, l'archiduc Charles ; et encore ses talents semblèrent s'éclipser lorsqu'il dut les employer contre Napoléon et défendre les Alpes Noriques. Le grand Suwaroff ne parut en Italie que quatre ans plus tard, et les tracasseries des Autrichiens l'empêchèrent de pénétrer en France. Si l'envie des êtres médiocres qui remplissaient les cours eût permis à Nelson et à Suwaroff d'agir librement et de concert, la France eût peut-être péri ; mais les grands hommes ne sont connus qu'après leur mort.

Dans les attaques de la courte campagne de Loano, Bonaparte avait fait preuve de beaucoup de bravoure ; mais, pourtant, disaient les généraux, ses anciens, jamais au feu il n'a commandé un bataillon. Le jeune général voulait qu'on profitât de ces succès pour enlever le camp retranché de Ceva, centre de résistance des Piémontais. De là, il eût été facile de s'avancer dans les plaines d'Italie (la vallée du Pô). Mais ce plan d'invasion sembla téméraire au Comité de la guerre à Paris, auquel il l'adressa.

Sur ces entrefaites, les représentants du peuple près l'armée d'Italie prirent l'arrêté suivant :

Le général Bonaparte se rendra à Gênes pour, conjointement avec le chargé d'affaires de la République française, conférer avec le gouvernement de Gênes sur des objets portés dans ses instructions.

Le chargé d'affaires de la République française le reconnaîtra et le fera reconnaître par le gouvernement de Gênes.

Loano, le 25 messidor an II de la République. (13 juillet 1794.)

Signé : RICORD.

A cette décision étaient jointes les instructions suivantes :

INSTRUCTIONS SECRÈTES.

Le général Bonaparte se rendra à Gênes.

1° Il verra la forteresse de Savone et les pays circonvoisins.

2°. Il verra la forteresse de Gênes et les pays qu'il importe de connaître dans le commencement d'une guerre, dont il n'est pas possible de prévoir les effets.

3° Il prendra sur l'artillerie et les autres objets militaires, tous les renseignements possibles.

4° Il pourvoira à la rentrée à Nice de quatre milliers de poudre, qui avaient été achetés pour Bastia, et qui ont été payés.

5° Il verra à approfondir, autant qu'il sera possible, la conduite civique et politique du ministre de la République française Tilly et de ses autres agents, sur le compte desquels il nous vient différentes plaintes.

6° Il fera toutes les démarches et recueillera tous les faits qui peuvent déceler l'intention du gouvernement génois, relativement à la coalition.

Fait et arrêté à Loano, le 25 messidor an II.

Signé : RICORD.

Cette mission et les instructions qui l'accompagnent, montrent la confiance que Bonaparte, à peine figé de vingt-cinq ans, avait inspirée à des hommes intéressés à ne se pas tromper dans le choix de leurs agents.

Bonaparte va à Gênes ; il y remplit sa mission. Le 9 thermidor (an II) arrive[1] ; les députés terroristes sont remplacées par Albitte et Salicetti. Soit que ceux-ci, dans le désordre qui existait alors, eussent ignoré les ordres donnés au général d'artillerie, soit que les envieux de la fortune naissante du jeune Bonaparte leur eussent inspiré des soupçons contre lui, toujours est-il qu'ils prirent l'arrêté suivant, motivé sur le voyage de Bonaparte à Gênes :

Au nom du peuple français. — Liberté, Égalité.

Les représentants du peuple près l'armée des Alpes et d'Italie,

Considérant que le général Bonaparte commandant en chef l'artillerie de l'armée d'Italie, a totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il a dernièrement fait à Gènes, arrêtent ce qui suit :

Le général de brigade Bonaparte, commandant en chef l'artillerie de l'armée d'Italie, est provisoirement suspendu de ses fonctions. Il sera, par les soins et sous la responsabilité du général en chef de ladite armée, mis en état d'arrestation et traduit au comité de Salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte. Les scellés seront apposés sur tous ses papiers et effets, dont il sera fait inventaire par des commissaires qui seront nommés sur les lieux par les représentants du peuple Salicetti et Albitte, et tous ceux desdits papiers qui seront trouvés suspects seront envoyés au comité de Salut public.

Fait à Barcelonnette le 19 thermidor an II de la République française une et indivisible et démocratique (6 août 1794).

Signé : ALBITTE, SALICETTI, LAPORTE.

Pour copie conforme à l'original,

Le général en chef de l'armée d'Italie,

Signé : DUMERBION.

Le général Bonaparte adressa la réclamation suivante aux représentants Albitte et Salicetti.

Vous m'avez suspendu de mes fonctions, arrêté et déclaré suspect.

Me voilà flétri, sans avoir été jugé, ou bien jugé, sans avoir été entendu.

Dans un état révolutionnaire, il y a deux classes, les suspects et les patriotes.

Lorsque les premiers sont accusés, ils sont traités par forme de sûreté, de mesures générales.

L'oppression de la seconde classe est l'ébranlement de la liberté publique. Le magistrat ne peut condamner qu'après les plus mûres informations, et que par une succession de faits, celui qui ne laisse rien à l'arbitraire.

Déclarer un patriote suspect, c'est un jugement qui lui arrache ce qu'il a de plus précieux, la confiance et l'estime.

Dans quelle clase veut-on me placer ?

Depuis l'origine de la Révolution, n'ai-je pas été toujours attaché à ses principes ?

Ne m'a-t-on pas toujours vu dans la lutte, soit contre les ennemis internes, soit, comme militaire, contre les étrangers ?

J'ai sacrifié le séjour de mon département, j'ai abandonné mes biens, j'ai tout perdu pour la République.

Depuis, j'ai servi sous Toulon avec quelque distinction, et j'ai mérité à l'armée d'Italie la part de lauriers qu'elle a acquise à la prise de Saorgio, d'Oneille et de Tanaro.

A la découverte de la conspiration de Robespierre, ma conduite a été celle d'un homme accoutume à ne voir que les principes. L'on ne peut donc pas me contester le titre de patriote.

Pourquoi donc me déclare-t-on suspect, sans m'entendre ? m'arrêta-t-on huit jours après que l'on avait la nouvelle de la mort du tyran ?

L'on me déclare suspect et l'on met les scellés sur mes papiers.

L'on devait faire l'inverse ; l'on devait mettre les scellés sur mes papiers, m'entendre, me demander des éclaircissements et ensuite me déclarer suspect, s'il y avait lieu.

L'on veut que j'aille à Paris avec un arrêté qui me déclare suspect. L'on doit supposer que les représentants ne l'ont fait qu'en conséquence d'une information, et l'on ne me jugera qu'avec l'intérêt que mérite un homme de cette classe.

Innocent, patriote, calomnié, quelles que soient les mesures que prenne le Comité, je ne pourrai pas me plaindre de lui.

Si trois hommes déclaraient que j'ai commis un délit, je ne pourrais pas me plaindre du jury qui me condamnerait.

Salicetti, tu me connais ; as-tu rien vu, dans ma conduite de cinq ans, qui soit suspect à la Révolution ?

Albitte, tu ne me connais point. L'on n'a pu te prouver aucun fait ; tu ne m'as pas entendu ; tu connais cependant avec quelle adresse, quelquefois, la calomnie siffle.

Dois-je être confondu avec les ennemis de la patrie, et des patriotes doivent-ils inconsidérément perdre un général qui n'a point été inutile à la République ? Des représentants doivent-ils mettre le gouvernement dans la nécessité d'être injuste et impolitique ?

Entendez-moi, détruisez l'oppression qui m'environne, et restituez-moi l'estime des patriotes.

Une heure après, si les méchants veulent ma vie, je l'estime si peu ; je l'ai si souvent méprisée ! Oui, la seule idée qu'elle peut être encore utile à la patrie, me fait en soutenir le fardeau avec courage. n

L'arrestation du général Bonaparte dura quinze jours ; voici l'arrêté qui la fit cesser :

Les représentants du peuple, etc., etc.

Après avoir scrupuleusement examiné les papiers du citoyen Bonaparte, mis en état d'arrestation, après le supplice du conspirateur Robespierre, par forme de sûreté générale, etc., etc.

Arrêtent que le citoyen Bonaparte, sera mis provisoirement en liberté, pour rester au quartier général, etc., etc.

Fait à Nice, le 3 fructidor de l'an II (20 août 1794).

Signé : ALBITTE, SALICETTI.

Ce fut en Italie que le général Bonaparte s'attacha Duroc, qui avait fait une partie de la campagne comme aide-de-camp et capitaine d'artillerie. Bonaparte avait en horreur les rapports exagérés et gascons, des officiers par lesquels il faisait observer les faits. Le caractère froid et peu expansif de Duroc lui contenait parfaitement pour l'exactitude mathématique de ses rapports. Duroc fut peut-être le confident le plus intime de Napoléon. Par une exception unique à ce que Napoléon croyait devoir à la comédie grave dans laquelle il emprisonna sa vie, en prenant le titre d'Empereur, il exigeait, même alors, que dans le particulier, Duroc continuât à le tutoyer.

Le général Bonaparte avait-il été terroriste ? Il l'a toujours nié. Employa-t-il son énergie au service exclusif de cette fonction toute-puissante, ou seulement en prit-il la couleur, ce qui était d'obligation étroite pour ne pas périr ? Il n'a rien fait pour elle ; il avait vu dès lors le grand principe, qu'en révolution il faut tout faire pour les masses et rien de particulier pour les chefs. Je ne cacherai point que des contemporains recommandables racontent différemment le danger couru par le général Bonaparte ; voici leur version :

Pendant l'hiver de 1794 à1795, Napoléon fut chargé de l'inspection des batteries des côtes de la Méditerranée ; il revint pour cet objet à Toulon et à Marseille.

Le représentant du peuple, en mission à Marseille, craignit que la société populaire, plus ardente que lui, ne s'emparât du magasin à poudre, qui avait appartenu aux forts Saint-Jean et Saint-Nicolas, en partie détruits dans les premiers jours de la Révolution. Il fit part de ses inquiétudes au général Bonaparte, qui lui remit le plan nécessaire à la construction d'une muraille crénelée, qui aurait fermé ces forts du côté de la ville. Ce plan, qui impliquait défiance du peuple, fut envoyé à Paris, qualifié de liberticide par la Convention et le général Bonaparte mandé à la barre.

C'était à peu près une condamnation à mort ; ainsi avaient péri grand nombre de généraux.

Ce décret lui fut notifié, à Nice, où les représentants en mission près de l'armée d'Italie le mirent en arrestation, chez lui, sous la garde de deux gendarmes. La situation était d'autant plus dangereuse, que l'on commençait à beaucoup parler de ce jeune général Bonaparte, et que les vainqueurs de Thermidor n'ignoraient point les relations d'amitié qui avaient existé entre Robespierre le jeune, mort avec son frère, et lui. Gasparin qui l'aimait depuis Toulon, ne pouvait rien sans l'avis de ses deux collègues. M. Desgenettes, homme d'esprit, raconte[2] que, dans cette extrémité, ses aides-de-camp Sébastiani et Junot formèrent le projet de sabrer les deux gendarmes qui gardaient leur général, de l'enlever de vive force et de le conduire à Gênes, où il se serait embarqué. Par bonheur, l'ennemi fit des mouvements menaçants ; pressés par le danger dont la responsabilité pesait sur leurs têtes, les représentants écrivirent au Comité de salut public qu'on ne pouvait se passer à l'armée du général Bonaparte, et le décret de citation à la barre fut rapporté.

On voit que la Convention gouvernait, mais souvent son temps se perdait en déclamations et elle n'avait guère celui d'examiner, environnée de traîtres, comme elle l'était. Tous les crimes étaient punis de mort. Les sanglantes erreurs de cette assemblée seront, en partie, excusées aux yeux de la postérité, par les mémoires qu'ont publiés, sous la Restauration, MM. Fauche-Borel, Bertrand de Molleville, Montgaillard, et tant d'autres. Quoi qu'il en soit, on ne pourra refuser à cette assemblée le fait d'avoir sauvé la France, assemblée dont ni l'Espagne, ni l'Italie, éclairées par son exemple, n'ont pu montrer l'égale. — Par l'effet de ses lois, la France qui comptait vingt-cinq millions d'habitants en 1789, arrive à près de trente-trois millions en 1837.

Napoléon se défendait fort d'avoir jamais été terroriste ; il racontait qu'un représentant le mit hors la loi, parce qu'il ne voulait pas le laisser disposer de tous ses chevaux d'artillerie pour courir la poste ; mais je n'ai pas trouvé la confirmation de ce fait. Napoléon aimait assez à donner des ridicules à la République. Importuné, non par sa gloire actuelle, tout le monde l'a calomniée, mais par sa gloire future, qui donnera un peu l'apparence du clinquant à la gloire de l'Empire.

Tôt ou tard, en fait de gloire militaire, on en revient à estimer les grandes choses faites avec de petits moyens.

La marche d'Ulm à Austerlitz est brillante, sans doute ; mais Napoléon était souverain ; mais quel danger courait son armée ? On reviendra à préférer Castiglione.

A Nice, le représentant Robespierre le jeune avait pris de l'enthousiasme pour ce général sombre, réfléchi, si différent des autres, qui ne disait jamais de choses vagues, et dont le regard avait tant d'esprit. Rappelé à Paris par son frère, quelque temps avant le 9 Thermidor, Robespierre le jeune fit tout au monde pour décider Napoléon à le suivre. Mais celui-ci 'aimait le séjour de l'armée, où il sentait et faisait voir à tous sa supériorité ; il ne voulut pas aller se mettre à la disposition des avocats.

Si je n'eusse inflexiblement refusé, observait-il plus tard, sait-on où pouvait me conduire un premier pas et quelles autres destinées m'attendaient ?

Peut-être eût-il fait manquer le 9 Thermidor ; il savait se battre dans les rues de Paris, et il y eut plusieurs heures de perdues dans la victoire de Tallien sur Robespierre.

Du reste, Napoléon rendait à Robespierre la justice de dire qu'il avait vu de longues lettres de lui à son frère, Robespierre jeune, alors représentant à l'armée du Midi, où il combattait et désavouait, avec chaleur, les cruautés révolutionnaires, disant qu'elles déshonoraient la Révolution et la tueraient.

Il y avait aussi à l'armée de Nice un autre représentant assez insignifiant. Sa femme, extrêmement jolie, fort aimable, partageait et parfois dirigeait sa mission ; elle était de Versailles. Le ménage faisait le plus grand cas du général d'artillerie ; il s'en était tout à fait engoué et le traitait au mieux, sous tous les rapports, ce qui était un avantage immense pour le jeune général. Car, dans ces temps de trouble et de trahisons, un représentant du peuple était la loi vivante. Thureau fut un de ceux qui, dans la Convention, lors de la crise de Vendémiaire, contribuèrent le plus à faire jeter les yeux sur Napoléon ; il se souvenait du grand rôle qu'il lui avait vu jouer à l'armée.

J'étais bien jeune alors, disait Napoléon, à un de ses serviteurs fidèles ; j'étais heureux et fier de mon petit succès ; aussi, cherchais-je à le reconnaître par toutes les attentions en mon pouvoir, et vous allez voir quel peut être l'abus de l'autorité, à quoi peut tenir le sort des hommes ; car je ne suis pas pire qu'un autre.

Promenant un jour madame T.... au milieu de nos positions, dans les environs du col de Tende, j'eus subitement l'idée de lui donner le spectacle de la guerre, et j'ordonnai une attaque d'avant-postes. Nous fûmes vainqueurs, il est vrai ; mais évidemment il ne pouvait y avoir de résultat ; l'attaque était une pure fantaisie et pourtant quelques hommes y restèrent. Toutes les fois que le souvenir m'en revient, je me reproche fort cette action.

Les événements de Thermidor avaient amené un changement complet dans les comités de la Convention. Aubry, ancien capitaine d'artillerie, se trouva diriger le comité de la guerre, (c'est-à-dire fut ministre de la guerre). Lors des grands périls de la République, la levée en masse avait amené la formation d'une foule de corps ; on avait créé des généraux à mesure des besoins. Dès qu'un officier montrait de l'audace et quelque talent, on le nommait général, et quelquefois général en chef. Mais, en revanche, on envoyait au tribunal révolutionnaire les généraux qui ne réussissaient pas, quelque braves qu'ils fussent d'ailleurs (Houchard).

Ce système, absurde en apparence et qui fut l'objet des plaisanteries de toute l'Europe monarchique, valut à la France tous ses grands généraux. Quand l'avancement devint raisonnable et fut dirigé par un homme qui s'y connaissait (Napoléon), on n'eut plus que des hommes sans caractère, les lieutenants de Napoléon, sous qui ses armées furent toujours battues de 1808 à 1814 — en Espagne, en Allemagne, etc., Macdonald, Oudinot, Ney, Dupont, Marmont, etc.

Pendant les temps héroïques de la France, rien n'était moins rare que de voir des officiers refuser de l'avancement. Chez quelques-uns, c'était prudence, chez la plupart, répugnance à se séparer d'une compagnie, d'un régiment, où se trouvaient leurs compatriotes et leurs amis. Plusieurs, devenus ambitieux depuis, se sont bien repentis de ces refus vers 1803, lorsque l'enthousiasme fut remplacé par l'égoïsme. Il y avait aussi des raisons pour les âmes sèches ; en 1793, 94, 95, on n'était pas payé ; ainsi, rien ne compensait les dangers fort réels d'une responsabilité plus étendue. Aubry fit un nouveau tableau de l'armée et ne s'y oublia pas ; il se fit général d'artillerie et favorisa plusieurs de ses anciens camarades, au détriment de la queue du corps qu'il réforma.

Napoléon qui avait à peine vingt-cinq ans, devint général d'infanterie et fut nommé pour servir dans la Vendée. Il quitta l'armée d'Italie et vint à Paris pour réclamer contre l'injustice dont il était victime.

Les réclamations auprès d'Aubry furent une véritable scène ; Napoléon insistait avec force parce qu'il avait des actions d'éclat par devers lui ; Aubry s'obstinait avec aigreur, parce qu'il avait la puissance et que n'ayant jamais vu le feu, il ne savait qu'opposer aux actions du jeune général.

— Vous êtes trop jeune, disait-il ; il faut laisser passer les anciens. — On vieillit vite sur le champ de bataille, répondait Napoléon, et j'en arrive.

Un homme âgé et sans gloire, est trop heureux de pouvoir faire du mal à un jeune homme qui a fait plus que lui ; Aubry maintint sa décision.

Napoléon, irrité du traitement qu'on lui faisait, donna sa démission ou fut destitué, et, comme Michel-Ange, dans une pareille occurrence, songea à aller offrir ses services au Grand Turc.

Dans un ouvrage qui ne mérite que fort peu de confiance[3], je trouve l'arrêté suivant :

Liberté, Égalité.

Ampliation d'un arrêté du Comité de Salut public, en date du 29 fructidor an III. (15 septembre 1794.)

Le Comité de salut public arrête que le général Bonaparte sera rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné.

Signé : LETOURNEUR (de la Manche), MERLIN (de Douai), T. BERLIER, BOISSY, CAMBACÉRÈS, président.

MM. Sébastiani et Junot avaient suivi à Paris leur général ; ils prirent ensemble un petit logement rue du Mail dans un hôtel, près de la place des Victoires. Bonaparte n'avait rien volé ; on le payait, si on le payait, en assignats qui n'avaient que peu de valeur ; il tomba bientôt dans une gêne extrême. On a supposé qu'à cette époque il se mêla de quelque intrigue avec Salicetti, impliqué depuis dans le mouvement insurrectionnel du 1er Prairial (20 mai 1795) ; du moins le voyait-il souvent et témoignait-il le désir de rester en tête-à-tête avec lui.

Un jour, Salicetti remit trois mille francs en assignats au général pour prix de sa voiture, qu'il était forcé de vendre.

Pendant qu'il se trouvait dans la triste position de solliciteur désappointé, Bonaparte apprit que son frère aîné, Joseph, venait d'épouser à Marseille mademoiselle Clary, fille d'un riche négociant de cette ville. Cette position tranquille et heureuse le frappa. Qu'il est heureux ce coquin de Joseph ! s'écriait-il.

Bonaparte rédigea une note, par laquelle il offrait au gouvernement[4] de passer à Constantinople, pour accroître les moyens militaires de la Turquie contre la Russie. Cette note resta sans réponse.

Napoléon fut obligé de vendre quelques ouvrages militaires qu'il avait rapportés de Marseille ; plus tard il vendit sa montre. Une femme d'esprit, qui vit plusieurs fois Napoléon, en avril et mai 1795, a bien voulu rassembler ses souvenirs et me donner la note suivante :

C'était bien l'être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j'eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens, ne va point avec cette prodigalité de chevelure. Au lieu d'avoir l'idée d'un homme d'esprit rempli de feu, on passe trop facilement à celle d'un homme qu'il ne ferait pas bon de rencontrer le soir auprès d'un bois.

La mise du général Bonaparte n'était pas faite pour rassurer. La redingote qu'il portait était tellement râpée, il avait l'air si minable, que j'eus peine à croire d'abord que cet homme fût un général. Mais je crus sur-le-champ que c'était un homme d'esprit ou, du moins, fort singulier. Je me rappelle que je trouvais que son regard ressemblait à celui de J. J. Rousseau, que je connaissais par l'excellent portrait de Latour, que je voyais alors chez M. N***.

En revoyant ce général, au nom singulier, pour la troisième ou quatrième fois, je lui pardonnai ses oreilles de chien exagérées ; je pensai à un provincial, qui outre les modes et qui, malgré ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très-beau regard, et qui s'animait en parlant.

S'il n'eût pas été maigre jusqu'au point d'avoir l'air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche, surtout, avait un contour plein de grâce. Un peintre, élève de David, qui venait chez M. N***, où je voyais le général, dit que ses traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour lui.

Quelques mois plus tard, après la révolution de Vendémiaire, nous sûmes que le général avait été présenté à madame Tallien, alors la reine de la mode, et qu'elle avait été frappée de son regard. Nous n'en fûmes point étonnés. Le fait est qu'il ne lui manquait pour être jugé favorablement, que d'être vêtu d'une façon moins misérable. Et cependant, dans ce temps-là, au sortir de la Terreur, les regards n'étaient pas sévères pour le costume. Je me rappelle encore que le général parlait du siège de Toulon fort bien ou, du moins, il nous intéressait, en nous en entretenant. Il parlait beaucoup et s'animait en racontant ; mais il y avait des jours aussi où il ne sortait pas d'un morne silence. On le disait très-pauvre et fier comme un Écossais ; il refusait d'aller être général dans la Vendée et de quitter l'artillerie. C'est mon arme, répétait-il souvent ; ce qui nous faisait beaucoup rire. Nous ne comprenions pas, nous autres jeunes filles, comment l'artillerie, des canons, pouvaient servir d'épée à quelqu'un.

Je me rappelle encore que le maximum[5] régnait alors. On payait toutes les provisions et le pain en assignats ; aussi, les paysans n'apportaient-ils rien au marché. Quand on invitait quelqu'un à dîner, il apportait son pain ; quand une madame de N..., notre voisine de campagne, dînait à la maison, elle apportait un morceau d'excellent pain blanc dont elle me donnait la moitié. On dépensait à la maison peut-être cinq ou six francs, en argent, toutes les semaines. Je conçois bien que le général Bonaparte, qui n'avait que sa paye en assignats, fût si pauvre. Il n'avait nullement l'air militaire, sabreur, bravache, grossier. Il me semble aujourd'hui qu'on lisait dans les contours de sa bouche si fine, si délicate, si bien arrêtée, qu'il méprisait le danger, et que le danger ne le mettait pas en colère.

Cette époque a été défigurée par un homme que, plus tard, Napoléon fut obligé de chasser pour son improbité notoire, et sur les notes haineuses duquel un libraire a fait écrire des mémoires.

Des témoins plus dignes de foi, donnent des détails sur la pauvreté de l'homme qui, à cette époque, avait en réalité pris Toulon et gagné la bataille de Loano. Ils racontent qu'alors Talma qui commençait sa carrière au Théâtre-Français, où il était persécuté par les anciens acteurs, exactement comme le jeune général par l'ancien capitaine Aubry, donnait des billets au général, quand il pouvait en obtenir des semainiers. Pour n'omettre aucun détail, j'ajouterai que Napoléon portait habituellement, par économie, un pantalon de peau de daim. Junot avait un peu d'argent ; on lui persuada de le placer dans un commerce de meubles, place du Carrousel et cet argent fut perdu.

Une femme fort prétentieuse et fabuleusement laide remarqua les beaux yeux du général, le persécuta de ses préférences ridicules et prétendait gagner son cœur, en lui donnant de bons dîners : il prit la fuite. Cependant, comme je respecte infiniment les témoins oculaires, quelques ridicules qu'ils aient d'ailleurs, je transcrirai les récits de cette dame.

Le lendemain de notre second retour d'Allemagne, en 1795, au mois de mai, nous trouvâmes Bonaparte au Palais-Royal, auprès d'un cabinet que tenait un nommé Girardin. Bonaparte embrassa Bourrienne, comme un camarade que l'on revoit avec plaisir. Nous fûmes au Théâtre-Français, où l'on donnait une comédie : le Sourd ou l'Auberge pleine. Tout l'auditoire riait aux éclats. Le rôle de Dasnières était rempli par Baptiste cadet, et jamais personne ne l'a mieux joué que lui. Les éclats de rire étaient tels que l'acteur fut souvent forcé de s'arrêter dans son débit. Bonaparte seul, et cela me frappa beaucoup, garda un silence glacial. Je remarquai à cette époque que son caractère était froid et souvent sombre ; son sourire était faux et souvent fort mal placé ; et à propos de cette observation, je me rappelle qu'à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ses moments d'hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa peu à l'aimer.

Il nous raconta avec une gaîté charmante, qu'étant devant Toulon, où il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres, eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu et qu'il aimait tendrement. Peu de jours après, il eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville et l'officier fut commandé. Sa femme vint trouver le commandant Bonaparte et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le commandant tut insensible, à ce qu'il nous disait lui-même, avec une gaîté charmante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier qui avait toujours été d'une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine ; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du commandant, et dans un moment où le feu de la ville devint très-fort, Bonaparte lui dit : Gare ! voilà une bombe qui nous arrive. L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait[6] aux éclats, en citant la partie qui lui fut enlevée.

A cette époque, nous le voyions presque tous les jours ; il venait souvent dîner avec nous ; et comme on manquait de pain et qu'on n'en distribuait parfois, à la section, que deux onces par jour, il était d'usage de dire aux invités d'apporter leur pain, puisqu'on ne pouvait s'en procurer pour de l'argent. Lui et son jeune frère Louis, qui était son aide-de-camp, jeune homme doux et aimable, apportaient leur pain de ration qui était noir et rempli de son ; et c'est à regret que je le dis, c'était l'aide-de-camp qui le mangeait à lui tout seul, et nous donnions au général du pain très-blanc, que nous nous procurions en le faisant faire en cachette, chez un pâtissier, avec de la farine qui était venue clandestinement de Sens où mon mari avait des fermes. Si l'on nous avait dénoncés, il y avait de quoi marcher à l'échafaud.

Nous passâmes six semaines à Paris, et nous allâmes très-souvent avec lui au spectacle et aux beaux concerts de Garat, qu'on donnait dans la rue Saint-Marc. C'étaient les premières réunions brillantes depuis la mort de Robespierre. Il y avait toujours de l'originalité dans la manière d'être de Bonaparte ; car souvent il disparaissait d'auprès de nous, sans rien dire, et lorsque nous le croyions ailleurs qu'au théâtre, nous l'apercevions aux secondes ou aux troisièmes, seul dans une loge, ayant l'air de bouder.

Avant de partir pour Sens, où je devais faire mes premières couches, nous cherchâmes un appartement plus grand et plus gai que celui de la rue Grenier-Saint-Lazare, qui n'était qu'un pied-à-terre. Bonaparte vint chercher avec nous, et nous arrêtâmes un premier, rue des Marais, n° 19, dans une belle maison neuve. Il avait envie de rester à Paris, et il alla voir une maison vis-à-vis de la nôtre. Il eut le projet de la louer avec son oncle Fesch, depuis cardinal, et avec un nommé Patrault, un de ses anciens professeurs de l'école militaire, et là il nous dit un jour : Cette maison, avec mes amis, vis-à-vis de vous, et un cabriolet, et je serai le plus heureux des hommes.

Nous partîmes pour Sens et la maison ne fut pas louée par lui, car d'autres grandes affaires se préparaient. Dans l'intervalle entre notre départ et la funeste journée de Vendémiaire, il y eut plusieurs lettres échangées entre lui et son camarade. Ces lettres étaient les plus affectueuses et les plus aimables. — Elles furent volées plus tard, on verra comment.

A notre retour, en novembre de la même année, tout était changé. L'ami de collège était devenu un grand personnage : il commandait Paris en récompense de la journée de Vendémiaire. La petite maison de la rue des Marais était changée en un magnifique hôtel, rue des Capucines ; le modeste cabriolet était transformé en superbe équipage, et lui-même ne fut plus le même ; les amis de l'enfance furent encore reçus le matin ; on les invita à des déjeuners somptueux, où se trouvaient parfois des dames et entre autres la belle madame Tallien et son amie la gracieuse madame de Beauharnais, de laquelle il commençait à s'occuper.

Il se souciait peu de ses amis et il ne les tutoyait déjà plus. Je parlerai d'un seul, M. de Rey, fils d'un cordon rouge, dont le père avait péri au siège de Lyon et qui, s'y trouvant lui-même, avait été sauvé comme par miracle. C'était un jeune homme doux et aimable, et dévoué à la cause royale. Nous le voyions également tous les jours. Il alla chez son camarade de collège ; mais il ne put prendre sur lui de répondre par le vous. Aussi lui tourna-t-il le dos ; et lorsqu'il le vint revoir, il ne lui adressa plus la parole. Il n'a jamais rien fait pour lui, que de lui donner une misérable place d'inspecteur des vivres, que de Rey n'a pu accepter. Il est mort de la poitrine trois ans après, regretté de tous ses amis.

M. de Bourrienne voyait Bonaparte de loin en loin après le 13 Vendémiaire. Mais au mois de février 1796, mon mari fut arrêté à sept heures du matin, comme émigré rentré, par une bande de gens armés de fusils ; ils l'arrachèrent à sa femme et à son enfant, qui avait six mois.

Je le suivis ; on le promena du corps de garde à la section, de la section je ne sais où encore. Partout il fut traité de la manière la plus infâme et enfin le soir on le jeta au dépôt de la Préfecture de police[7], et là il passa deux nuits et un jour, confondu avec tout ce qu'il y avait de pis, même jusqu'à des malfaiteurs. Sa femme et ses amis coururent de toutes parts pour lui trouver des protecteurs, et on courut entre autres chez Bonaparte. On eut beaucoup de peine à le voir ; madame de Bourrienne resta, accompagnée d'un ami de son mari, à attendre le commandant de Paris jusqu'à minuit. Il ne rentra point elle y retourna le lendemain matin de fort bonne heure ; elle lui exposa le sort de son mari (à cette époque il y allait de sa tête). Il fut fort peu touché de la position de son ami. Cependant, il se décida à écrire au ministre de la justice, Merlin. Madame de Bourrienne porta cette lettre à son adresse ; elle rencontra le personnage sur son escalier ; il se rendait au Directoire ; il était en grand costume, harnaché de je ne sais combien de plumes, et avec le chapeau à la Henri IV, ce qui contrastait singulièrement avec sa tournure. Il ouvrit la lettre, et soit que le général ne lui plût pas plus que la cause de l'arrestation de M. de Bou-tienne, il répondit que cela n'était plus dans ses mains, que cela regardait désormais le ministère public, etc., etc.

En l'an III (1794), M. de Pontécoulant fut nommé président du comité de la guerre et en cette qualité se trouva chargé de remplir plusieurs des fonctions les plus importantes du ministère de la guerre. Pour avoir un peu de tranquillité et se mettre à l'abri des solliciteurs, il s'était établi dans un réduit au sixième étage du pavillon de Flore, au palais des Tuileries.

Ii était fort en peine de l'armée d'Italie ; il ne recevait aucune des lettres que, sans doute, on lui adressait de cette armée. On lui écrivait de Marseille qu'on mourait de faim à l'armée d'Italie, et enfin les choses en étaient arrivées à ce point que le comité de la guerre craignait d'apprendre un beau matin l'anéantissement de cette armée.

Un jour, le représentant Boissy d'Anglas disait à un de ses collègues de la Convention, qu'il connaissait un jeune homme qui avait été chassé de l'armée d'Italie comme terroriste et, selon lui, à tort. Il a des idées, ajouta-t-il, et pourrait peut-être vous donner de bons renseignements.

— Envoyez-le moi, dit M. de Pontécoulant[8].

Le lendemain, il vit arriver à son sixième étage du pavillon de Flore, l'être le plus maigre et le plus singulier qu'il eût vu de sa vie. Boissy d'Anglas lui avait dit qu'il s'appelait le général Bonaparte ; mais M. de Pontécoulant n'avait pas retenu ce nom singulier ; il trouva pourtant que cet être, à l'apparence si extraordinaire, ne raisonnait point mal. — Mettez par écrit tout ce que vous m'avez dit ; faites-en un mémoire et apportez-le moi, lui dit-il.

Quelques jours après, M. de Pontécoulant, rencontrant Boissy d'Anglas, lui dit : J'ai vu votre homme ; mais il est fou apparemment, il n'est plus revenu. — C'est qu'il a cru que vous vous moquiez de lui ; il croyait que vous le feriez travailler avec vous. — Eh bien, qu'à cela ne tienne ; engagez-le à revenir demain. Bonaparte vint, remit gravement son mémoire, et s'en alla. M. de Pontécoulant se le fit lire, pendant qu'on lui fai.dit la barbe, et il en fut tellement frappé, qu'il fit courir après le jeune homme ; mais on ne le trouva plus dans l'escalier ; il revint le lendemain. Après avoir raisonné des faits énoncés dans le mémoire : — Voudriez-vous travailler avec moi ? lui dit le représentant. — Avec plaisir, répondit le jeune homme, et il s'assit devant une table.

M. de Pontécoulant trouva que ce jeune général comprenait parfaitement la position de l'armée d'Italie et ses besoins.

D'après les plans de Bonaparte, cette armée occupa Vado, et les subsistances furent presque assurées. — Que comptez-vous faire à l'avenir, disait un jour M. de Pontécoulant au jeune homme ? — J'irai à Constantinople ; le Grand Seigneur a de bons soldats, mais il a besoin de gens qui sachent les mener à l'européenne.

A l'époque où Bonaparte commença à travailler avec M. de Pontécoulant, le comité des subsistances, dont ce dernier était membre, avait peine à assurer les subsistances de Paris, à raison de deux onces de pain par tête et par jour. La détresse où se trouvait le général Bonaparte était partagée par tous les employés du gouvernement, qui n'avaient pas quelque fortune par devers eux.

M. de Pontécoulant qui lui voulait du bien, alla demander au comité de l'artillerie que Bonaparte fût nommé général dans cette arme ; il fut repoussé avec perte : Il faut des connaissances particulières, lui dit-on, et votre jeune homme ne les possède pas ; il faut une expérience qu'il n'a pas ; son avancement a été scandaleux par sa rapidité ; dites-lui qu'il est trop heureux d'être général de brigade d'infanterie.

Après avoir travaillé nuit et jour, pendant sept mois, les comités de la Convention furent renouvelés et M. de Pontécoulant remplacé par Letourneur. — Je ne veux point travailler avec cet homme, lui dit Napoléon.

— Mais, encore une fois, que ferez-vous ?

— J'irai à Constantinople.

A quelque temps de là, arriva le 13 Vendémiaire ; la Convention eut besoin de gens de mérite et Napoléon fut employé. 11 n'oublia jamais l'homme qui l'avait apprécié et sauvé de la misère.

Lorsqu'il fut Consul, il fit appeler M. de Pontécoulant. Vous êtes sénateur, lui dit-il, avec ce regard enchanteur qu'il avait lorsqu'il se croyait libre de suivre les mouvements de son cœur.

— La grâce que vous voulez me faire est impossible, répondit M. de Pontécoulant ; je n'ai que trente-six ans et il faut en avoir quarante.

— Eh bien, vous serez préfet de Bruxelles, ou de toute autre ville qui vous conviendra ; mais rappelez-vous que vous êtes sénateur et venez prendre votre place quand vous aurez l'âge ; je voudrais pouvoir vous montrer que je n'ai pas oublié ce que vous avez été pour moi.

Quelques années plus tard, M. de Pontécoulant, sénateur, habitait Paris ; il eut l'imprudence de répondre pour un de ses amis ; il s'agissait d'une somme de trois cent mille francs, que l'ami ne put pas payer et M. de Pontécoulant fut plongé dans l'embarras le plus extrême ; il allait être obligé de vendre son unique terre — la terre de Pontécoulant, département du Calvados.

— Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas à l'Empereur, lui dit un de ses amis ? il vous montre une amitié toute particulière. — En vérité, je n'ose, répondait M. de Pontécoulant ; ce serait une indiscrétion ; je donnerais un mauvais moment à l'Empereur et à moi. Enfin, un jour, fort peiné de la nécessité de vendre sa terre, M. de Pontécoulant demanda une audience à l'Empereur, auquel il raconta ce qui lui arrivait.

— Combien y a-t-il de temps que vous êtes en cet état ? lui dit Napoléon.

— Trois mois, Sire.

— Eh bien, ce sont trois mois de perdus ; croyez-vous que je puisse oublier ce que vous avez fait pour moi. Passez aujourd'hui même chez le trésorier de ma liste civile, qui vous remettra vos cent mille écus.

Quelques années après M. de Pontécoulant eut l'envie d'aller voir Constantinople, oh il se trouva justement pour seconder le général Sébastiani, pendant la semaine qui a fait la réputation de ce dernier. Il mystifia complètement un amiral anglais, qui voulait et pouvait prendre Constantinople, et qui ne prit rien. L'Empereur avait donné des ordres pour que M. de Pontécoulant fût reçu partout avec la plus haute distinction.

Voyons maintenant comment arriva le 13 Vendémiaire, qui rendit un rôle au vainqueur de Toulon.

Les événements de 1795 avaient éloigné les périls atroces, on revint à la raison vulgaire ; mais avec le feu de la fièvre, l'énergie et l'enthousiasme s'éteignirent.

La mort de Danton, la chute de Robespierre et de la terrible Commune de Paris, marquèrent cette grande époque. Jusque-là le sentiment républicain s'était accru dans tous les cours ; après le 9 Thermidor il commença à faiblir partout. On peut dire que la République fut blessée au cœur par la mort de Danton. Son agonie dura six ans, jusqu'au 18 Brumaire (9 novembre 1799).

Il faut l'avouer, rien n'est plus incommode que la dictature du plus digne. Aussitôt que le gouvernement n'est plus indispensable, tout le monde en sent la gêne ; c'est que le peuple n'a de force et n'est quelque chose que lorsqu'il est en colère ; alors rien ne lui coûte. La colère tombe-t-elle, le moindre sacrifice lui semble impossible.

Après le 9 Thermidor, la Convention fut successivement gouvernée par des factions ; mais aucune ne sut acquérir une prépondérance durable. Plusieurs fois l'enthousiasme, qui se croyait indispensable à la durée de la République, chercha à reconquérir le pouvoir ; il ne réussit pas ; les gens froids l'emportèrent. Bientôt le parti royaliste chercha à tirer avantage de leurs demi-mesures.

Telle est l'histoire de tous les essais de coup d'État, de toutes les petites journées qui suivirent la grande, du 9 Thermidor. Toutefois, sous le régime faible — qui suivit cette révolution, on n'osa pas entièrement déserter les grands principes proclamés du temps de Danton, et l'on voit l'énergie antérieure porter ses fruits ; c'est comme l'énergie de Richelieu sous le faible Louis XIII.

La Hollande est conquise sous Pichegru. Un souverain, à la vérité le plus sage de tous, Léopold grand duc de Toscane, daigne faire la paix avec la République ; la Vendée, qui avait été si près de vaincre et à qui il ne manqua qu'un général ou un prince du sang, traite avec la Convention. Souvent, depuis son avènement au 31 mai, la Commune de Paris avait gouverné. Cette grande ville est trop puissante ; il lui reste le privilège de choisir le gouvernement de la France, dans les moments de crise. Mais sa municipalité fut divisée en douze parties (les douze arrondissements municipaux), et l'on n'en parla plus.

Les Écoles centrales, l'École polytechnique sont fondées ; ce fut le plus beau temps de l'Instruction publique. Bientôt elle fit peur aux gouvernants, et depuis, sous de beaux prétextes, on a toujours cherché à la gâter. Aujourd'hui, l'on enseigne aux enfants qu'equus veut dire cheval ; mais on se garde bien de leur apprendre ce que c'est qu'un cheval. Les enfants, dans leur curiosité indiscrète, pourraient finir par demander ce que c'est qu'un magistrat, et bien plus ce que doit être un magistrat. On cherche à former des âmes basses et à perfectionner quelque enseignement partiel ; tandis qu'il n'y a aucun cours de politique, de morale et de logique. Bonaparte lui-même eut peur de l'École polytechnique et ne se détermina à la visiter qu'après le retour de l'île d'Elbe.

Le 12 germinal an III (1er avril 1795), le parti de l'énergie essaya de ressaisir le pouvoir. Collot d'Herbois, Moud-Varennes, Barrère, Vacher, qui avaient tenté cet essai, sont déportés et non pas guillotinés. La Prusse despotique et guerrière est obligée de penser à ses provinces de Pologne et signe la paix avec la République. A l'intérieur, les biens des condamnés sont rendus aux familles.

Le 1er prairial an III, la Convention est de nouveau en péril ; son enceinte est forcée ; la tête du représentant Ferraud est présentée, au bout d'une pique, à l'intrépide Boissy d'Anglas, qui salue avec respect cette tête de son collègue.

Le parti de l'énergie est encore repoussé. La France eût couru les plus grands dangers ; mais le parti débile à qui la victoire était restée a le bonheur de trouver le général Bonaparte et ses victoires.

Ce fut un sursis de trois ans ; bientôt ce parti a peur du général et l'envoie en Égypte. Alors, en 1799, la France est sur le point de périr. Elle ne dut son salut qu'au hasard ; c'est-à-dire à la bataille de Zurich et aux petitesses des Autrichiens, qui piquèrent l'amour-propre du sauvage Suwaroff.

Si le sentiment religieux eût eu quelque énergie après le 9 Thermidor, la France se serait faite protestante. Un retour aveugle au passé fit rendre au culte catholique, c'est-à-dire au parti royaliste, une force immense, avec l'usage des édifices qui lui avaient été enlevés. Même en adoptant cette mesure, il fallait la faire acheter par un concordat ; mais on se disputait le pouvoir à coups de lois ; personne ne songeait à l'avenir.

Les Anglais débarquent des régiments d'émigrés à Quiberon ; on voit la lutte curieuse de l'ancienne façon de faire la guerre avec la nouvelle. Hoche se bat avec génie ; mais la colère ou la prudence dynastique du gouvernement l'emporte sur la saine politique. Il fallait condamner à une prison perpétuelle tous ceux de ces Français qui avaient eu un grade dans la marine. Trois ans plus tard l'expédition d'Égypte eût réussi.

Les Anglais, eux-mêmes, malgré leur morosité et l'égoïsme amer qui fait leur patriotisme, eurent honte de cette expédition. Le sang anglais n'a pas coulé, dit au Parlement, William Pitt, ce digne ministre de l'aristocratie de toute l'Europe.

— Non, répondit Shéridan, mais l'honneur anglais a coulé par tous les pores.

Peu après la catastrophe de Quiberon[9], le 1er août 1795, Charles IV de Bourbon, roi d'Espagne, signa la paix avec la République. Le gouvernement à Paris n'a pas assez d'argent numéraire, pour donner au courrier porteur de cette nouvelle, la somme qu'il lui faut pour se rendre de Perpignan à Madrid. Après quelques semaines d'attente, ce courrier revint de Perpignan par la diligence.

Un décret de la Convention ferme les sociétés populaires, supplément nécessaire des gouvernements dans les moments de péril, et cruel embarras dans les périodes tranquilles. D'autres décrets rapportent la loi des suspects[10], déclarent le Rhin limite du territoire de la République française, et enfin proposent à l'acceptation du peuple la constitution de l'an III, qui établit un Directoire, un Conseil des Anciens et un Conseil des Cinq-Cents.

La terreur ayant cessé de comprimer les royalistes, de nombreuses conspirations s'organisent à l'intérieur. Pichegru vend son armée au prince de Condé ; il envoie mille Français à Manheim ; ils y sont écrasés et leurs débris se rendent prisonniers. L'armée du Rhin repasse ce fleuve ; l'armée de Sambre-et-Meuse est forcée de suivre ce mouvement. Le patriote Jourdan est placé entre Moreau et Pichegru ; la République, sauvée par Danton, est de nouveau sur le point de périr, et cette fois ses ennemis ont acquis de l'habileté, et son gouvernement manque d'enthousiasme et de génie.

Le Comité de salut public est remplacé par cinq directeurs ; le premier d'entre eux, Barras, est un roué, et à ce titre, est fort estimé à Paris. Rewbell, homme intègre et travailleur, eût été un bon préfet ; Larévellière-Lepaux aime la patrie et a des vues honnêtes ; Carnot dirige les opérations militaires, mais son génie a été effrayé par les reproches de cruauté qui lui ont été adressés et il paraît inférieur à lui-même.

Ce faible gouvernement fut sauvé de la destruction, uniquement par les victoires que l'armée d'Italie remporta l'année suivante. Sans Napoléon, 1799 fût arrivé en 1706.

Tels sont les avant-coureurs du 13 Vendémiaire et de la fortune de Bonaparte. Pour la troisième fois, l'année 1795 voit le danger de la Convention ; la liberté elle-même est en péril ; on dirait que sa force vitale a fini avec le Comité de salut public. Un discrédit mortel avait frappé les, assignats et jusqu'aux domaines nationaux que les émigrés rentrés réclamaient de toutes parts.

Les armées obtenaient encore de grands succès, parce que jamais elles n'avaient été plus nombreuses ; mais elles éprouvaient des pertes journalières qu'il n'y avait plus moyen de réparer. Le découragement pénétrait parmi elles et ce qu'il y avait de pis, les étrangers éclairés par les traîtres de l'intérieur, voyaient cet effet et en triomphaient.

Tandis que ces soldats se morfondaient dans les Alpes, trois cent mille Français inondaient la Belgique et le Palatinat, battaient les alliés à Turcoing, à Fleurus, à Kaiserslautern, sur l'Ourte, sur la Roëv, chassaient les Anglais, les Hollandais, les Autrichiens et les Prussiens, jusque derrière le Rhin ; entraient victorieux dans Bruxelles, Anvers et Maëstricht ; passaient le Vaal et la Meuse sur la glace ; entraient triomphants dans Amsterdam, vainement menacée jadis par Louis XIV et Turenne. Cologne et Coblentz, ancien quartier général des émigrés, étaient occupés. Deux autres armées, sous Dugommier, Pérignon et Moncey, envahissaient la Catalogne et la Biscaye, après avoir remporté deux victoires éclatantes à Figuières et à Saint-Marcial. Enfin, cent mille hommes soumettaient avec peine les royalistes de la Bretagne et de la Vendée.

La France a des succès sur terre, mais elle éprouve des revers sur mer. La famine désolait l'intérieur ; vingt-cinq vaisseaux de ligne sortent de Brest pour faciliter l'entrée d'un grand convoi attendu d'Amérique.

L'amiral Howe s'avance avec vingt-cinq vaisseaux, pour empêcher l'entrée du convoi ; le représentant du peuple Jean-Bon-Saint-André force l'amiral Villaret-Joyeuse à recevoir la bataille avec de jeunes officiers, peu expérimentés et de vieux capitaines de vaisseaux, qui détestaient la République ; les marins se battent avec courage, mais l'ordre et le calme des Anglais triomphent d'une valeur mal guidée. Nous perdons sept vaisseaux pris ou coulés et la flotte de l'Océan est réduite à l'inactivité par la bataille d'Ouessant, comme celle de la Méditerranée par l'incendie de Toulon.

Pendant ce temps, le brave Kosciusko cherchait en vain à. défendre sa patrie. L'énergie des mesures intérieures ne répond pas à la bravoure des soldats ; la Pologne n'a ni Carnot ni Danton et elle cesse d'exister.

Le 9 Thermidor arrive en France ; Robespierre disparaît ; l'énergie républicaine cesse peu à peu d'animer le gouvernement ; les royalistes ont l'espoir de s'en emparer et de détruire la liberté, à l'aide des formes protectrices qu'elle avait données au peuple. Carnot avait quitté la direction de la guerre, l'Espagne et la Prusse avaient fait la paix.

La levée en masse qui, sous Danton, sauva la République, avait donné une multitude de corps : on s'occupa de les amalgamer et de former une armée régulière.

Sieyès fait décréter la Constitution de l'an III, qui établit une Chambre de cinq cents membres et un Conseil des anciens, composé de trois cents, comme chambre de révision. Ces conseils devaient se renouveler par tiers tous les ans. Le pouvoir exécutif est confié à un Directoire de cinq membres, se renouvelant par cinquième tous les ans.

Mais le malade n'était pas entré en convalescence et le régime de la santé ne lui convenait point encore. La Convention vit que les royalistes allaient s'emparer des élections ; la réaction était imminente. La Convention rendit deux décrets, au moyen desquels les deux tiers de ses membres devaient entrer dans les conseils, et les parents d'émigrés ne pouvaient être élus aux fonctions législatives.

Le gouvernement révolutionnaire avait sauvé le territoire de l'invasion étrangère ; il avait été une nécessité, mais une nécessité cruelle. Le public formé dans ses façons de voir par le despotisme corrompu de Louis XV, ne comprenait rien aux avantages de la liberté. D'ailleurs, ces avantages n'étaient qu'en germe et ne ressemblaient nullement aux utopies rêvées en 1789.

Les émigrés rentrés, les agents payés par l'Angleterre, les royalistes, profitèrent de la haine que les Jacobins inspiraient aux classes aisées, pour soulever toute la population de Paris contre un décret qui semblait fait pour perpétuer leur empire. La riche bourgeoisie qui fit le mouvement de Vendémiaire, était loin de voir que la révolution tendait à la mettre à la place de la noblesse, ainsi qu'on l'a vu dans le Sénat de Napoléon et dans la chambre des pairs de Louis XVIII et de Louis-Philippe.

Au 13 Vendémiaire, des quarante-huit sections de Paris, trente au moins ne voulaient ni des décrets ni des conventionnels. Chacune avait son bataillon de garde nationale bien armé ; les agents payés par l'Angleterre donnaient de l'ensemble au mouvement qui était combiné avec la descente du comte d'Artois en Vendée.

Si les Autrichiens n'avaient pas eu cent cinquante mille hommes aux portes de Strasbourg et les Anglais quarante vaisseaux devant Brest, Napoléon aurait peut-être pris le parti des sectionnaires ; mais quand le territoire est menacé, le premier devoir de tout citoyen est de se rallier à ceux qui tiennent le gouvernail. D'ailleurs, en sa qualité de général estimé, Napoléon avait une place fixe à la tête des troupes. En se jetant parmi les sectionnaires, il se fût trouvé en rivalité avec des avocats bavards, la classe d'hommes qui lui fut toujours le plus antipathique.

Napoléon commande sous Barras ; il avait quarante pièces de carton et cinq mille hommes ; plus quinze cents patriotes de 1789, organisés en trois bataillons.

Le 13 Vendémiaire an IV (4 octobre 1793), les sectionnaires marchèrent sur la Convention. Une de leurs colonnes débouchant par la rue Saint-Honoré, vint attaquer. On lui répondit à coups de mitraille ; les sectionnaires se sauvèrent, ils voulurent tenir ferme sur les degrés de l'église Saint-Roch ; on n'avait pu passer qu'une pièce dans la rue du Dauphin, alors fort étroite ; la pièce fit feu sur cette garde nationale peu aguerrie, qui se dispersa, en laissant quelques morts. Le tout fut terminé en une demi-heure. La colonne qui marchait le long du quai Voltaire, pour attaquer le Pont-Royal, montra beaucoup de bravoure, mais ne fut pas plus heureuse.

Cet événement, si petit en lui-même et qui ne coûta pas deux cents hommes de chaque côté, eut de grandes conséquences ; il empêcha la révolution de rétrograder. Napoléon fut nommé général de division et, bientôt après, général en chef de l'armée de l'intérieur.

Paris, cette patrie de la mode, trouvait ridicule cette énergie à l'aide de laquelle il avait sauvé la liberté, pendant trois ans ; c'étaient alors les beaux jours du Bal des victimes. Pour y être admis, il fallait prouver la mort d'un père ou d'un frère par la guillotine. On était las de tristesse et de sérieux ; on déclara ces sentiments tout à fait surannés.

Le parti royaliste, dont Robespierre avait entrepris l'anéantissement, se releva plein d'insolence envers les hommes qui, au 9 Thermidor, l'avaient sauvé.

La République allait périr ; voici l'occasion de la crise : la Constitution de 1791 tomba par suite du décret de la Constituante qui, follement généreuse, avait décidé qu'aucun de ses membres ne pourrait être réélu pour l'assemblée suivante.

La Convention se souvint de cette faute. A la suite de la Constitution de l'an III, parut une première loi, en vertu de laquelle les membres de la Convention devaient former les deux tiers du Conseil des cinq cents et du Conseil des Anciens.

Une seconde loi décidait que, pour cette fois, un tiers seulement des deux Conseils serait à la nomination des assemblées électorales. Une troisième loi soumettait les deux précédentes, comme inséparables du nouvel acte constitutionnel, à l'acceptation du peuple.

Le parti royaliste réuni à l'étranger, avait compté sur une législature composée de royalistes ou d'anciens patriotes, qu'on pourrait acheter, comme on avait acheté Pichegru. On aurait ainsi détruit la liberté par les droits qu'elle assignait au peuple et qu'il était utile de décréditer aux yeux des gens raisonnables.

A l'apparition des lois additionnelles, ce parti qui sait se servir de l'hypocrisie, se répandit en déclamations républicaines sur la perte de la liberté, enlevée au peuple par la Convention. Quoi  ! cette Convention qui n'avait eu d'autre mission que de proposer une constitution, s'avisait d'usurper les pouvoirs du corps électoral ; c'est-à-dire, de la nation elle-même

Sur les quarante-huit sections qui, à Paris, composaient la garde nationale et avaient chacune un bataillon armé et équipé, cinq seulement voulaient ; la République ; quarante-trois sections se soulevèrent et se réunirent en assemblées armées et délibérantes.

Au sein de ces assemblées brillèrent Lacretelle jeune, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Vaublanc, Serisy, Laharpe, etc. Les quarante-trois sections rejetèrent les lois additionnelles.

Aux yeux des patriotes, la Constitution de l'an III valait mieux que tous les essais précédents : c'était un grand pas vers le gouvernement qui convenait à la France.

Les comités secrets qui dirigeaient le parti de l'étranger n'attachaient aucune importance à des formes qu'ils ne voulaient pas maintenir.

Ce parti montrait beaucoup d'insolence ; il se voyait à la tête d'une garde nationale forte de quarante mille hommes, armés et habillés, et parmi lesquels on comptait beaucoup d'anciens officiers fort braves et de royalistes éprouvés. On pensait qu'il serait facile de tromper cette garde nationale et de la faire servir au renversement de la République.

La Convention n'avait que trois ou quatre mille hommes à opposer à la garde nationale et ces soldats pouvaient être séduits ; dans ce cas, tous les conventionnels marquant par l'énergie de leurs opinions, pourraient fort bien être mis hors la loi et envoyés au supplice : il s'agissait d'une lutte à mort.

Le 23 septembre, la Convention proclama l'acceptation de la Constitution et des lois additionnelles, par la majorité des assemblées primaires de la République.

Le 24, une assemblée d'électeurs, hostiles à la Convention et, suivant nous, à la liberté, se réunit à l'Odéon.

Le 2 octobre (10 Vendémiaire an IV), cette assemblée illégale est dissoute par la force. La guerre commence. La section Lepelletier, qui se réunissait au couvent des Filles Saint-Thomas (auquel a succédé le palais de la Bourse), se montre la plus indignée de la fermeture de l'Odéon ; la Convention ordonne la clôture du couvent et le désarmement de la section.

 

 

 



[1] Le 27 juillet 1794, Robespierre, Saint-Just et tout leur parti sont envoyés à la mort par Tallien.

[2] Mémoires, tome I.

[3] Mémoires de Bourrienne, tome I, page 69.

[4] Mémoires de Bourrienne, t. I, p. 74. — Je ne doute pas que tout ceci ne soit éclairci par la suite dans quelque mémoire à l'Académie des Inscriptions. Le rédacteur des mémoires attribués à Bourrienne et rédigés sur quelques notes, a menti autant qu'il l'a pu.

[5] La loi dite du maximum, fixait le taux au-dessus duquel il était défendu de vendre les denrées et les autres marchandises.

[6] Cette sorte de gaîté, qui n'est qu'un retour philosophique sur soi-même, est fréquente parmi les militaires français, et ne prouve absolument rien contre leur caractère. Napoléon croyait aux pressentiments.

[7] On l'appelait alors, je crois, Bureau central.

[8] Mort à Paris, le 3 avril 1853, à l'âge de 88 ans.

[9] Le 19 juillet 1795.

[10] D'après la loi, il y avait les simples suspects et les notoirement suspects.