Commencements de la
liaison de Charles VII et d'Agnès Sorel. — Récit de leurs amours, d'après
Delort. — Témoignage du pape Pie II. — Origine de la société polie. — Le luxe
à la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième. — Les
costumes. — La toilette. — Les divertissements, et les jeux à la cour de
Charles VII. — Le ballet des ardents. — Les cartes. — Le Miroir du mariage,
d'Eustache Deschamps. — La cour amoureuse. — Révolution dans le goût au quinzième
siècle. — Les poètes, les historiens, les artistes de la cour de Charles VII.
— Alain Chartier. — Ses frères Jean et Guillaume Chartier. — Bouvier, dit
Berry, historiographe. — Clopinel de Mehun. — Blondel. — Milet. — L'édit du 7
juillet 1438 contre la représentation des mystères. — Charles VII et
l'imprimerie. — Les arts sous Charles VII. — Le tombeau du duc Jean de Berry
à Bourges. — Le château de Mehun-sur-Yèvre. — Les diamants d'Agnès Sorel. —
Son costume et sa toilette. — De l'esprit général à la cour de Charles VII. —
De la conversation. — Les Arras d'amour, de Martial d'Auvergne. — Le Jouvenet
de l'amiral de Bueil. — Une page du Petit Jehan de Saintré. — Les petits
jeux. — Les rébus. — Les cartes. — Dissertation ingénieuse du père Daniel sur
le jeu de piquet. — M. Paul Lacroix (bibliophile Jacob).
Les
commencements de la liaison d'Agnès Sorel et de Charles VII sont restés
couverts d'un voile. Les contemporains n'en parlent pas, soit qu'ils ne leur
fussent pas connus, soit qu'écrivant pour la plupart après la mort d'Agnès et
du roi, ils les eussent perdus de vue, ou qu'enfin ils n'y attachassent
aucune importance. Nous ne trouvons dans l'histoire qu'un mot sur ce sujet,
qui est du pape Pie II, et encore ce mot, que nous avons déjà cité, nous peint
la force de la passion du roi à son origine et non son origine même. Les
préludes nous manquent. Nous ne savons pas même si cette passion, si ardente
et si complète chez le roi, fut partagée et portée au même degré chez Agnès.
Nous en sommes réduits sur ce point aux conjectures des historiens ou aux
fictions des romanciers et des poétes. Ces
conjectures et ces fictions, qu'il serait trop long de rappeler dans leurs
détails, se trouvent comme résumées dans le récit de Delort. Suivant
cet historien, Charles VII aurait déjà vu Agnès Sorel longtemps avant
l'époque de leur liaison et presque dans son enfance, au moment où elle
partit pour la cour de Lorraine. Il aurait dès lors été frappé de sa beauté
et même il en aurait conservé un vif souvenir, de sorte qu'en 1432, lorsque
la demoiselle d'honneur d'Isabelle vint avec la duchesse à la cour de France
ou plutôt alla trouver le roi dans le Dauphiné, où il était alors, tout était
déjà préparé pour la grande passion qu'elle allait inspirer. Les
feux du monarque pour Agnès Sorelle, dit-il, se rallumèrent plus vivement que
jamais. Naturellement affable et aussi généreux que galant, il accueillit
avec un grand intérêt les sollicitations de la princesse Isabeau. Mais les
cruelles guerres où il était engagé l'auraient peut-être empêché de se mêler
de cette affaire si les prières et la conversation d'Agnès Sorelle (si
supérieure à celle des autres femmes) n'étaient venues se joindre à celles de
la duchesse. Il n'en fallait pas tant pour subjuguer le cœur du jeune prince.
Il s'engagea à soutenir puissamment le duc de Bar…. Agnès, aussi
reconnaissante que la princesse de cet acte de bienveillance[1], en témoigna sa gratitude au
roi ; mais Isabeau de Lorraine se préparait à passer en Sicile avec la
demoiselle de Fromenteau lorsque Charles VII, afin d'obliger celle-ci de
rester à sa cour, se servit de l'adresse d'un fameux astrologue, qu'il
consulta sur le sort d'Agnès. L'astrologue
entra pendant que Charles était seul avec Agnès, et le prince, suivant ce qui
avait été convenu entre eux, lui demanda ce qu'il pensait de la fortune de
cette belle fille : Sire, repartit l'astrologue, ou les astres sont menteurs, ou elle sera maîtresse d'un
grand roi. Plusieurs
auteurs ont avancé qu'Agnès, faisant d'un air fort sérieux une profonde révérence
et se doutant peut-être de l'artifice, reprit en souriant : Sire, si les astres disent vrai, je vous prie de me
permettre de me retirer et de passer à la cour du roi d'Angleterre, pour y
remplir ma destinée. C'est certainement lui que regarde la prédiction,
puisque vous êtes à la veille de perdre votre couronne et qu'Henry va bientôt
la réunir à la sienne ; il est assurément un plus grand monarque que vous. Ces paroles, disent les
historiens, piquèrent si vif le cœur du roi qu'il se mit à pleurer, et de là
prenant courage, quittant la chasse et ses jardins, il fit si bien, par son
bonheur et sa vaillance, qu'il chassa les Anglais hors de son royaume. Cette
réponse d'Agnès ou pour mieux dire cette anecdote est invraisemblable. On
voit aussi, dans les Galanteries des rois de France, qu'Agnès, pour
s'assurer la conquête du monarque, feignit d'être malade, et que les médecins
du roi assurèrent, par ordre de leur maître, qu'elle ne pourrait entreprendre
un voyage sans craindre pour ses jours, et que Marie d'Anjou promit à la
duchesse de la lui renvoyer quand elle serait guérie. Après
avoir raconté ces anecdotes, qu'il traite lui-même de romanesques, Delort
reprend le récit pour son compte : Cependant,
dit-il, Agnès se défendit longtemps contre Charles. Tout simple demoiselle que je suis, disait-elle un jour au brave
Pothon de Xaintrailles, vieil ami de sa maison, la conquête du roi ne sera pas facile ; je le révère et
l'honore, mais je ne crois pas que j'aie rien à démêler avec la Royne à ce
sujet. Tout
cela était bon à dire sans doute ; mais il était difficile de tenir parole
quand on possédait déjà le cœur du monarque. Il est vrai que la demoiselle de
Fromenteau employa toutes les armes que lui fournissait sa vertu pour
s'opposer aux instances du prince, qui n'en sentait que plus accroître sa
passion par la résistance d'Agnès. Mais comment se défendre victorieusement
de la tendresse de Charles VII, l'un des hommes les plus aimables et par cela
même des plus dangereux ? Il ne faut donc pas s'étonner si Agnès n'eut pas
assez de force pour le fuir, et si elle devint sa maîtresse, avec la
persuasion peut-être que, l'ayant séduit par sa beauté, elle le fixerait par
sa vertu. Cependant
le plus profond mystère couvrit longtemps leurs amours... Charles
n'obtint d'abord d'autres preuves d'amour de la part d'Agnès que celles qui ne coûtent rien à l'honneur. Mais tous les siècles, sous
bien des rapports, ont une grande ressemblance entre eux ; l'on vit alors,
comme de nos jours, trop de personnes croire aisément au mal et difficilement
au bien. Aussi des gens officieux ne manquèrent pas de prendre le parti de la
reine, la plus accomplie de toutes les princesses et le modèle de la plus
parfaite vertu. Bien loin d'entrer dans les sentiments de ceux qui blâmaient
la conduite du prince, elle leur en savait au contraire fort mauvais gré, et
d'un visage toujours calme et serein leur disait : C'est mon roy et monseigneur, il peut tout sur moy, et je
n'ay aucun droit d'examiner ses actions. …..
Sans vouloir prendre ici sa défense contre ceux qui attaqueraient sa
réputation, l'on peut dire néanmoins avec raison que Charles ne reçut de la demoiselle de Fromenteau que des impressions convenables à son rang
et avantageuses à son royaume. Le monarque, trouvant ainsi réunis l'honneur
et l'amour dans l'objet de sa passion, pouvait avec moins de remords se
consoler près d'elle des soucis qui trop souvent accompagnent la royauté.
D'ail, leurs, l'entretien de ses jardins délicieux et tous les plaisirs d'une
vie douce et tranquille, qui furent longtemps ses plus importantes
occupations, nous porteraient à penser que Charles trouvait la possession du
cœur de la Belle des belles préférable à tout l'orgueil de
la couronne[2]. Tout ce
récit de Delort n'est pas moins romanesque pour les détails que les anecdotes
qu'il nous dénonce comme telles, et nous devons lui en laisser la
responsabilité. Quant au fond, il n'a rien que de vraisemblable : il suffit
de considérer le caractère d'Agnès, son éducation, sa situation auprès
d'Isabelle de Lorraine, et jusqu'à sa physionomie, qui respire je ne sais
quoi de pudique et de noble, pour être convaincu qu'elle n'a pas cédé comme
une femme vulgaire, une Montespan ou une Pompadour. Sa défaite a dû lui
coûter bien des larmes ; s'il lui a fallu se résigner à sa grandeur, comme
elle a dû plus d'une fois, montée sur le faite, aspirer à descendre ! On ne
saurait dire si c'est le vent d'une passion soudaine et violente qui la jeta,
comme plus tard la Vallière ou Fontanges, dans l'amour, et l'arracha un
moment à ses nobles instincts, — qu'elle retrouva bientôt jusque dans une
position fausse —, ou si c'est à la longue obsession d'un amour repoussé d'abord,
puis accepté ensuite, qu'elle a succombé. Ce qui est certain pour quiconque a
étudié cette noble et délicate nature, c'est qu'elle n'a cédé qu'à une
passion vraie et partagée, et qu'elle s'est fait une longue et douloureuse
résistance à elle-même. Faut-il aussi admettre que, dans sa chute, elle ait
eu la perspective que suppose Delort, qu'elle ait fléchi avec la persuasion qu'ayant séduit le roi par sa beauté,
elle le fixerait par sa vertu, ou, comme on le dira plus tard, qu'elle ait mis sa conquête au
prix de l'expulsion des Anglais du royaume ? Ce sont là des explications
imaginées après coup et qui, cherchées pour pallier une faute, ne font que
l'aggraver. Il y a plus de véritable noblesse dans le cœur qui se donne sans
réflexion ou sans retour, que dans celui qui mêle le calcul à la passion, ce
calcul fût-il le plus pur et le plus sublime. Qu'après la chute, on aspire à se
relever par une généreuse inspiration ou par la poursuite d'un but grand ou
honnête, on le conçoit, et c'est là ce qui arrive, quelles que soient les
situations, aux âmes bien nées ; mais, si tel était le premier mouvement,
nous ne craignons pas de dire qu'il faudrait s'en défier. L'excuse des
passions coupables est dans leur abandon, et leur mérite dans la fécondité du
repentir. Agnès Sorel était digne d'avoir l'excuse et certainement elle a eu
le mérite. Ce qui
nous frappe dans le long règne d'Agnès Sorel et ce qui constitue à nos yeux
sa véritable grandeur, c'est qu'elle a fécondé en quelque sorte sa faute,
c'est que tout ce qu'elle a fait, pour conserver son empire, a tourné au bien
de tous et de l'objet aimé. Un de ses ennemis, Jean Chartier, a dit : Elle avait eu toutes sortes de plaisances mondaines et
tous les passe-temps et joyes du monde, c'est à sçavoir de porter grands et
excessifz atours, tenue jolie de robes, fourrures, colliers d'or et de pierreries,
et avoir en tout ses aultres désirs et plaisirs comme étant jeune et jolie, et que l'amour que le roy avoit en son endroit, comme chacun
disoit, estoit pour les folies de jeunesse, esbatements, joyeusetez, avec son
langaige honneste et bien poly qui estoit en elle, et aussi qu'entre les
belles, c'estoit la plus jeune et la plus belle, et il a cru peut-être, en excusant le roi,
accabler la favorite sous le luxe de ses ornements mondains. A vrai dire, il
n'a fait qu'indiquer, en dépit des préjugés de son état de moine et
d'historiographe, la place d'Agnès dans la révolution qui s'est opérée vers
le milieu du quinzième siècle dans les habitudes de la société polie, ou,
pour parler plus exactement, la part qu'elle a prise à la formation de cette
société à la cour de France. Mais ce
point de vue a une importance qui nous oblige à entrer dans quelques
développements. Nous ne pourrons juger du caractère et de la portée de cette
révolution que si nous considérons quel fut l'état des esprits, des habitudes
et des mœurs à la cour de Charles VI et sous Charles Vil avant l'avènement de
la favorite. Il
entre bien des éléments dans la constitution de la société polie. L'élément
essentiel est bien, comme le mot le dit, la politesse, l'urbanité des
manières et l'élégance des mœurs ; mais il faut autre chose encore, il faut
la culture de l’âme, le goût des choses de l'esprit, un certain sentiment du
beau et du délicat en toutes choses, dans les occupations, dans les
divertissements, dans les plaisirs et jusque dans les vices, auxquels il faut
savoir donner une certaine parure. Peut-être même cela ne suffit-il pas
complétement. Si la courtoisie, l'élégance, la culture de l'esprit, le goût
du beau sont l'âme de la société polie, son souffle intérieur et comme son
parfum, le luxe en est le corps, la condition extérieure, visible, et, pour ainsi
dire, le vase nécessaire à la liqueur divine. Vous figurez-vous les belles
dames de l'hôtel de Rambouillet sous la bure ou dans le costume des
Peaux-Rouges, devisant des faiblesses et des grandeurs de l'amour, ou
discutant les mérites du sonnet de Job et du sonnet d'Uranie dans une hutte
enfumée, ou même assistant dans une grange, sous la robe d'une Philis de
village, à la représentation du Cid ou du Misanthrope ?
L'imagination se révolte à une telle idée, comme à une profanation. Mettez
aussi des gens mal élevés ou grossiers au milieu des élégances de Trianon ou
de Fontainebleau, et faites-les-y parler et vivre, vous êtes choqué comme
d'une dissonance. Il faut donc la réunion des élégances du luxe et de
l'esprit pour qu'il y ait une société polie : c'est ce qui fait qu'elle est
si rare de tout temps et que son histoire ne marque en France qu'à partir du
quinzième siècle. Il y a
bien des rapports entre la société polie et la chevalerie, où il faut en
placer le principe et les premières origines. A partir de Philippe Auguste,
c'est-à-dire à l'époque la plus éclatante de l'institution, il est facile de
voir que les plaisirs de l'esprit commencent à se faire jour et à prendre
leur place à la cour et dans la vie privée des châteaux. C'est le temps des
trouvères, qui vont de château en château chanter les longs poèmes consacrés
aux exploits du grand empereur Charlemagne et de ses paladins, des jongleurs
et des joueurs d'instruments, qui mêlent leurs divertissements à ceux des
trouvères et se hasardent même à représenter dans les provinces de petites
comédies empruntées aux événements contemporains[3]. Il y a sous Philippe Auguste
une cour, dans le sens que nous aimons à donner à ce mot, une réunion de gens
oisifs, riches, aimant les choses de l'esprit, luttant de politesse et
d'élégance, dans la mesure que permettaient les temps, chantant leurs amours
dans des romances où la poésie ne fait pas toujours défaut, et même s'en
moquant dans des chansons où apparaît déjà le
Français né malin,
qui forma le vaudeville[4]. Mais tout cela n'est encore
qu'à l'état embryonnaire en quelque sorte : l'art, le sentiment du beau
manquent partout ; tout est étroit et restreint : le grand, le vrai beau
n'apparaissent que dans la vie de quelques hommes d'élite, comme saint Louis,
ou dans le sentiment religieux et dans l'art qui l'exprime, l'architecture
gothique. Dans le
progrès de la société française, sous les premiers Valois, nous voyons un des
éléments de la société polie prendre un développement considérable, surtout à
la cour des rois. Sous Philippe Auguste, sous saint Louis, la simplicité
règne encore dans le personnel des gens attachés à la cour, dans les
vêtements ordinaires, dans les habitudes de la vie, dans les ameublements,
etc. Si nous nous transportons, deux siècles après, à la cour de Charles VI,
nous nous trouvons comme dans un autre monde. Si la
civilisation, si la société polie qui en est comme la fleur, qui en est le
plus brillant épanouissement, consistait dans le luxe et l'éclat extérieur,
dans la richesse accumulée se manifestant et comme s'épanchant dans la
magnificence des ameublements, dans la profusion des décorations et des
ornements, dans la quantité des tentures, des tapis, des broderies opulentes,
la cour de Charles VI et de ses frères tiendrait un rang très-élevé dans l'histoire
du progrès. Rien de plus splendide que le Louvre d'alors, les hôtels de
Saint-Paul, des Tournelles et de Bohême, résidences du roi ou de ses frères,
comme l'on peut s'en convaincre en feuilletant le livre de l'antiquaire Sauval[5]. La somptuosité de la table, la
richesse de la toilette égalent le luxe des demeures et des ameublements.
C'est l'époque des repas monstrueux, aux services compliqués, des coiffures à
cornes, des robes longues, des manteaux à queue, du service des tables fait
par des chevaux richement caparaçonnés[6]. Les femmes de la cour sont
couvertes de pierreries, ornées, étincelantes comme des statues ou des
poupées[7]. Un poète contemporain, qui
habitait la cour, mais qui n'était pas un poète de cour, est effrayé du luxe
des femmes et de leurs exigences : Et
sces-tu qu'il fault aux matrones Nobles
palais et riches troues ; Et
à celles qui se marient, Qui
moult tost leurs pensées varient, Elles
veulent tenir d'usaige D'avoir
pour parer leur mesnaige Ce
qui est de nécessité, Oultre
ta possibilité, Vestemens
d'or, de draps de soye, Couronne,
chapel et courroye De
fin or, espingles d'argent, Et
pour aller entre la gent, Fins
euevrechiefs à or batus, A
pierres et perles dessus ; Tyssus de soye et de fin or : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vert,
bleu fin, pers et escarlate, Et
fin blanc d'Yppre lui achate, t'our
faire surecos ouvers, Cours
et longs, et des menuz vers, Gris
escureulx, fines laitisses, Afin
que plus soient faitisses ; Pannes
de roix sont moult bonnes. Encor
faut-il que tu leur donnes Afin
d'estre plus gracieuses, Boutons
à pierres précieuses ; Et
se tu veulz estre benignes, Chaperons fault fourrez d'ermines, etc.[8] Et
l'énumération va ainsi continuant, longue comme un dénombrement d'Homère. La poésie
ici n'est que l'expression exacte de la réalité. Seulement, ce que le poète
ne dit pas, c'est que l'art en tout cela est au-dessous de la matière, sauf
peut-être dans les objets que la gracieuse et spirituelle Valentine de Milan
apporte d'Italie. La toilette des femmes de la cour est haute et fière ; elle
est opulente et voluptueuse ; mais elle est au rebours du goût ; elle charge
la femme plus encore qu'elle ne la pare ; elle la fait désirer, non admirer.
Nous avons vu déjà ce qu'en dit M. Michelet : Les
formes sataniques, bestiales, dit-il, qui grimacent aux
gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en
affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds ;
leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queue de
scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler ; le sein nu, la tête
haute, elles promenaient pardessus la 'tête des hommes leur gigantesque hennin
échafaudé de cornes ; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes[9]. L'historien du dix-neuvième
siècle ne fait que répéter, en le traduisant dans son style poétique, ce que
disent les contemporains : Les dames et les
demoiselles, dit
Juvénal des Ursins, prenoient grans et
excessifz estats, et cornes merveilleuses, hautes et larges, et avoient de
chascun costé, au lieu de bourlées, deux grandes oreilles si larges que,
quand elles vouloient passer l'huis d'une chambre, il falloit qu'elles se
tournassent de costé et baissassent. Quand
on étudie de près les modes et les mœurs de ce temps, on est étonné d'un
reproche qui a été adressé à Agnès Sorel. On a dit qu'elle avait été la
première à se montrer les épaules et la gorge découvertes[10]. L'invention est bien
antérieure — nous ne parlons que de la cour de France — à l'avènement de la célèbre
favorite. Nous prierions ceux qui en douteraient de voir le portrait d'Anne
d'Auvergne, femme de Louis II, duc de Bourbon[11]. On peut lire aussi les poésies
d'Eustache Deschamps, qui ne laisse, lui, aucune illusion aux adorateurs des
vieux temps et des vieilles mœurs, déchirant tous les voiles, montrant toutes
les nudités. Or,
convient un large tolet Es
robes de nouvelle forge, Par
quoy les tettins et la gorge Par
la façon des entrepans, Puissent
estre plus apparan De
donner plaisance et desir De vouloir avec eulx gésir. Du
reste, selon Deschamps, quand la gorge était couverte, le diable, comme on
dit, n'y perdait rien. Et
se de tetins est desmise, Il
convient faire en la chemise De
celle cui li sangs avale, Deux
sacs par manière de male, Oh
l'en fait les peaulx eumaler Et
les tetins à mont aler. Et
afin qu'elle semble droicte Lui
feuil faire sa robe estroicte Par
les flans, et soit bien estrainte, Afin
qu'elle semble plus joincte. Là
ne fault panne, fors que toile ; Mais
au-dessoubz fault faire voile Depuis
les reins jusques aux piet, Du
cul de robe qui leur chiot Contreval
comme uns fous de cuve, Bien
fourré oh elle s'encuve ; Et
ainsi ara la meschine Gresle corps, gros cul et poitrine[12]. Gresle corps, gros cul et
poitrine, voilà le
résumé de la femme à la cour d'Isabeau de Bavière. Qu'on y ajoute la
monstruosité du hennin, qui écrase la tête, et cette autre monstruosité de la
chaussure, de ces solers qui une aulne ont de
bec anté[13], comme parle Eustache
Deschamps, et affectent des formes bestiales, la caricature sera complète, et
tout l'artifice de la toilette, tous les moyens extérieurs de l'art de plaire
auront été mis sous nos yeux. Il
semble qu'il n'y ait pas d'âme dans ces corps, hommes ou femmes, ou qu'ils la
placent toute dans les sens. Les fêtes sont des saturnales. Il faut lire dans
Froissart l'histoire du Ballet ardent, où le roi Charles VI, lui sixième,
parut déguisé en homme sauvage, chargé de
poil depuis le chef jusques à la plante du pié, où il faillit périr, le feu ayant été mis par
imprudence aux vêtements des danseurs, et ne dut son salut qu'aux instances
de la duchesse de Berry, qui le bouta dessous
sa queue et le couvrit pour échever le feu[14]. Il faut lire surtout dans le moine
de Saint-Denis les fêtes du mois de mai de 1489, dont le souvenir est resté
comme un des grands scandales de notre histoire, où mainte demoiselle s'oublia, où plusieurs maris patirent, nous dit le chroniqueur. Les
divertissements même où l'esprit peut prendre une place ne parlent nullement
à l'esprit. Les mystères, qui font fureur vers la fin du quatorzième siècle,
ne sont que des mascarades et des parodies du drame, où le monstrueux le
dispute au ridicule, où le sacré s'accouple au profane de la façon la plus
grotesque[15]. Le roi appelle les acteurs du Mystère
de la Passion, le grand succès de l'époque, ses amis et chers confrères[16]. C'est alors que se répand le
jeu de cartes, qui n'y est pas, comme dans les sociétés polies, une distraction
de la pensée, mais son occupation la plus sérieuse et la plus profonde. Dans
cette cour déplorable où règne Isabeau de Bavière, nulle lecture : le seul
livre qu'on y trouve est un livre d'heures ; nulle conversation, excepté le
caquetage de femmes vulgaires. L'art n'y apparaît qu'avec quelques ménétriers
ambulants, des bateleurs de passage, des joueurs de bedon[17], ou quelques compagnies qui
jouent devant la reine plusieurs farces et
jeux. On y dépense
beaucoup d'argent ; mais c'est pour un personnel de damoiselles de corps de la Royne, pour des objets de toilette ou
de bouche, pour certaines eaux roses qu'on va quérir de Saint-Germain à Paris ou que
l'on porte de Paris à Corbeil, pour de grans
coiffes de soye jaune délivrée à la Royne pour son atour, pour la nourriture d'animaux
de toute sorte, tourterelles, cygnes, faucons, chiens, léopards, singes
surtout, que l'on aime presque autant que ses amants et que l'on revêt
majestueusement de belles robes fourrées de gris. Il est
impossible qu'on n'ait point causé d'amour dans une cour où vivaient tant de
dames et de demoiselles d'honneur, dont la souveraine donnait une si grande
part de sa vie à l'amour, et où l'aimable et brillant duc d'Orléans régna si
longtemps, bien qu'il ne régnât point sans partage. Seulement il est
infiniment probable que la parole cédait le pas à l'action et que ce n'est
point pour les plaisirs de l'esprit dans la chambre des dames que l'amour
réservait ses raffinements. On a dit que la spirituelle Valentine de Milan tenait
à l'hôtel de Bohême une espèce de cour d'amour[18]. Ce qui est certain du moins,
c'est qu'il existait sous Charles VI une espèce de société galante, une association voluptueuse, comme s'exprime le continuateur de l'abbé Velly,
dont on ne connaît pas autrement le caractère et le but, et qui semble avoir
eu moins pour objet de disserter ou de subtiliser sur l'amour que de
s'entendre sur les moyens de s'en procurer les plaisirs et d'en deviser dans
de libres et joyeux entretiens. Cette cour comptait parmi ses membres les
plus grands noms de la monarchie, les Craon, les la Trémouille, les de
Gaucourt, de Mouchy, de Tonnerre, etc., des avocats du Parlement, même des
docteurs en théologie[19]. La personne de la reine, du
reste, y était restée étrangère, et nous n'avons à la mentionner
qu'incidemment et comme signe du temps. Par la force même des choses,
l'esprit devait tenir une certaine place dans une telle association ; cela
suffit pour nous permettre de pressentir et même d'affirmer qu'elle s'était
formée en dehors de l'action de la cour de Charles VI. Tout était grossier et
matière autour de ce malheureux prince. L'esprit avait déserté la cour de
France dès le commencement de son règne. Il n'y rentra que sous celui de son
fils, avec Agnès Sorel et son influence. Nous
avons déjà remarqué le caractère de l'art au milieu du quinzième siècle,
avant le grand mouvement de la Renaissance[20], et sans entrer dans de longs
détails, nous en avons assez dit pour montrer que le sentiment du beau, à
défaut de celui du grandiose et du sublime, qui, à vrai dire, allait en
décroissant dans le seul art on il eût paru, c'est-à-dire dans
l'architecture, prenait le dessus sur le mauvais goût, sur le bizarre et le
monstrueux. Nous devons ajouter ici que cette révolution du goût, qui se
montre sur plusieurs points de la France, à la cour de Philippe le Bon, à
celle du roi René, se marque aussi dans les habitudes, dans les préférences,
dans le personnel de celle du roi de France, et qu'il s'y forme, avec moins
d'apparat qu'à la cour de Bourgogne et moins d'esprit littéraire qu'à celle
d'Anjou, une société d'élite, digne de fixer l'attention de quiconque s'intéresse
au progrès des usages et des mœurs dans la civilisation française. Charles
VII n'a pas exercé peut-être une grande influence sur le mouvement des
lettres et des arts de son temps : les écrivains et les artistes les plus
distingués parmi ses contemporains, les Villon, les Anthoine de La Salle, les
Alain Chartier, les Charles d'Orléans, les Fouquet, etc., se sont produits
dans des milieux placés en dehors de son action ; mais il est certain au
moins qu'il aimait les choses de l'esprit et les gens d'esprit, qu'il s'entendait
à juger les unes et à protéger les autres. Sans parler de son précepteur
Guillaume Machet, dont nous nous sommes déjà occupé, et de ce Charretier,
évêque de Paris, dont a fait mention Martial d'Auvergne, il avait autour de
lui ou auprès de lui une foule de gens instruits ou distingués par l'esprit.
Son secrétaire était Alain Chartier, le poète le plus populaire et l'écrivain
le plus renommé par l'éloquence de son temps. Son premier héraut d'armes et
l'un de ses historiographes, Bouvier, dit Berry, n'était pas sans mérite, non
plus que son historiographe en titre Jean Chartier, frère d'Alain et de cet
évêque de Paris dont le roi avait payé l'écolage, Clopinel de Mehun[21] ne dut pas être sans recevoir
quelques faveurs de lui : sa place dans un poème du roi René, auprès des
principaux personnages des deux cours d'Arles et de Bourges, et le titre de
poète de Mehun qu'il se donnait, semblent suffisamment l'indiquer. Blondel,
le poète national, qui écrivit en latin des vers si éloquents contre les
Anglais ; vers qui heureusement furent traduits en langue vulgaire, fut
comblé de bienfaits : le roi lui confia l'éducation de son enfant de
prédilection, Charles, duc de Berry, son second fils[22]. Enfin il choisit Jacques Milet
pour faire cette épitaphe d'Agnès, si célèbre dans son temps[23]. Parmi
ses meilleurs serviteurs, ceux qu'il préféra longtemps, auxquels il resta
attaché jusqu'à la mort d'Agnès Sorel, il comptait des amis des lettres,
entre autres, Pierre de Brézé, si souvent mentionné dans les poésies de
Charles d'Orléans, Jacques Cœur, Michel Chevalier et l'amiral de Bueil,
l'auteur du Jouvencel. Qui sait si Charles d'Orléans lui-même, si peu
gracieux envers le chef de sa famille, ne dut pas la constante bienveillance
qu'il trouva auprès de lui, à sa réputation et à son talent de poète ? Quant
à son bon goût, nous n'en voulons d'autre preuve que le peu de Place
qu'occupent les représentations théâtrales à sa cour et l'édit du 7 juillet
1438 qui interdit la-représentation des mystères dans les églises. Nous ne
devons pas oublier non plus que, dès qu'il eut nouvelle de l'invention de
l'imprimerie, il s'empressa d'aviser aux moyens d'introduire la grande
découverte en France. On lit dans un manuscrit contemporain : Ayant sçu qu'il y avoit à Mayence gens adroits à la taille
des poinçons et caractères, au moyen desquels se pouvoient multiplier par
l'impression les plus rares manuscrits, le roy, curieux de telles choses
et autres, manda aux généraux de ses monnoies d'y dépescher personnes entendues
à ladite taille, pour s'informer secrètement de l'art et en enlever
subtilement l'invention. On envoya Nicolas Janson, un de ses graveurs de la
monnoie de Paris. Nicolas
Janson ne revint de sa mission que trois ans après, en 1461 : Charles VII était
mort ; mais ce prince n'en a pas Moins le mérite d'avoir préparé
l'établissement de l'imprimerie en France, événement dont l'honneur était
réservé à son fils. Les
arts n'eurent sous son règne nul amateur plus constant et plus éclairé, pas
même Philippe le Bon, René d'Anjou ou Jacques Cœur, le riche et brillant
argentier. Il fit exécuter des travaux considérables à l'hôtel de Sens, l'un
des plus curieux échantillons de l'architecture du temps[24]. C'est par ses ordres que les
meilleurs sculpteurs du temps firent les statues de Charles V et de Charles
VI pour la grande entrée du Louvre, que fut construit le clocher de la
Sainte-Chapelle ; c'est par ses soins que le château de Mehun-sur-Yèvre fut
agrandi, restauré et devint la plus belle des résidences royales. C'est à lui
qu'était dû le tombeau de son oncle, le duc Jean de Berry, l'une des œuvres
capitales de l'art du quinzième siècle[25]. Il encouragea les peintres et
les exempta de toutes tailles, subsides,
guardes et guets.
Lorsque les Anglais furent enfin chassés du royaume, il fit représenter ses
victoires dans la salle des gardes du palais de Fontainebleau. Parmi les
peintres français de cette époque dont les noms sont parvenus jusqu'à nous
figurent Lichtemne et Henry de Vulcorp, attachés l'un à la maison de Charles
VII, l'autre à celle de Marie d'Anjou. Malgré
la simplicité de ses goûts et la pénurie du temps, on sait qu'il fit exécuter
pour Agnès Sorel de nombreux bijoux et que c'est la célèbre favorite qui
porta la première des diamants taillés. Que ce dernier fait soit une
inspiration de l'artiste, ou du prince, ou de la favorite même, il importe
peu pour notre but : il n'est pas nécessaire d'inventer pour faire preuve de
goût, et le goût chez les grands personnages n'est pas stérile pour
l'invention même. Quand
on compare le costume des femmes de la cour, des grandes dames du
commencement et du milieu du quinzième siècle, de ce qu'il était quelques
années après, on est frappé du contraste comme d'une révolution. Le superflu
extravagant commence à disparaître : la femme rentre dans le naturel et la
vérité. Si elle charge encore un peu sa tête dans le costume officiel, dans
la toilette ordinaire elle se garde d'accumuler au-dessus de son front les
richesses de la séduction ; elle les distribue sur toute sa personne. Si elle
est tentée parfois de les concentrer, c'est là où elles ont le plus de
puissance et de prestige, sur la gorge, où l'orfèvrerie répand ses trésors,
et à la ceinture, où brille tout l'éclat des pierreries. La robe est ample et
flottante : les formes ne se dissimulent ni ne s'accusent[26]. On sent dans le vêtement
l'ondulation de la taille, le mouvement de la vie. Si l'on prend la mantille,
on la jette négligemment sur l'épaule, comme naguère les femmes de Tarente,
ou on la déploie largement derrière soi comme le cadre ou le fond du tableau.
Sans doute ce n'est pas la simplicité parfaite de l'art grec, cette parure
légère et flottante qui respectait la nature avec un si merveilleux scrupule,
qui ne la touchait que pour en faire ressortir le charme et était la poésie
même de la beauté. C'était au moins un progrès très-sensible sur le passé et
le signe d'un goût, sinon d'un esprit nouveau. Nous,
ne savons quelle part eut Agnès Sorel dans cette révolution de la toilette ou
de la mode considérée dans son ensemble. Ce que l'on peut affirmer seulement
c'est qu'en un point essentiel, celui qui consiste dans l'usage et l'emploi
des pierreries, dans l'art de les disposer et de les distribuer, son
influence a été considérable ; et les contemporains parlent avec trop de
fréquence de son luxe, de ses grants et
excessifz atours de robes,
de ses plaisances mondaines dé toutes sortes, du temps qu'elle passait à inventer des habillements ruineux, pour qu'on ne soit pas tenté
de lui attribuer une grande part dans la révolution générale. Quoi qu'il en
soit, on ne peut douter de son goût, si l'on en juge d'après le portrait dont
nous avons déjà longuement parlé. Malgré le désavantage de la situation
symbolique qui lui est donnée ou qu'elle a prise, au point de vue spécial de
la toilette, l'ensemble et les détails du costume révèlent une grande
habileté en même temps qu'une grande simplicité dans l'art si délicat et si
difficile de se vêtir sans se couvrir. Tout ce qui constitue la séduction de
la femme se montre à nu, la tête, les épaules, la gorge ; le reste est voilé
ou négligé comme accessoire. La taille, qui est parfaite, bien qu'un peu fine
pour le buste, est renflée par un pli de la robe, qui forme ceinture et
rétablit l'harmonie. Cette robe est d'une simplicité extrême de forme et de
couleur ; elle tombe naturellement en s'évasant, légèrement toutefois, dans
la chute des plis, de manière à s'ordonner avec la taille et les épaules. Une
chaîne d'or, accrochée sous la ceinture et se perdant sous la draperie
blanche sur laquelle est assis l'enfant Jésus, coupe seule la monotonie de
l'étoffe. Le malheur de la situation a voulu que la chevelure Mt relevée et
cachée : c'est là le seul point où l'art soit en défaut ; l'artiste toutefois
a essayé de racheter ce vice, qui ne tenait pas à lui : la couronne qui
emprisonne la chevelure la fait presque oublier par l'éclat dont elle
resplendit. Regardez l'auréole de gaze légère et presque imperceptible, qui
entoure le haut du front, descend derrière la tète et se mêle au long voile
blanc, presque transparent, qui pend des attaches des épaules, comme un large
manteau ou une draperie étendue ; couvrez le sein gauche, dont la nudité est
réclamée sans doute par la pensée de l'artiste, qui a voulu présenter sous la
figure de la Vierge, la Fécondité, mère de la Charité, vous aurez sous les
yeux une parure de femme d'une simplicité et d'une distinction suprêmes. Martial
d'Auvergne parle sans cesse de l'esprit qui règne à la cour de Charles VII,
des fêtes, des divertissements de toutes sortes, dances, jeuz et esbaz, qui en font comme un séjour enchanté. Il nous
montre, à la mort du roi, les dames éplorées, faisant entendre leurs
doléances chantées par Pitié le chappelain
des dames, s'écriant
à qui mieux mieux : Portons
le dueil nous Dames, Damoiselles, D'avoir
perdu le feu Roy nostre père ; Jettons attours, cueuvrechiefz et nos voelles... La cour
n'est plus désormais qu'un désert. Les robes, les habillements de cramoisie,
les draps d'or, les velours à feuilles, les
costes simples, les
beaux parements, les colliers, les chaînes, les ceintures nouvelles, les
atours, les touretz, les haquenées belles Dont
l'en fringoit faisant en l'air les saulx ; Il
n'en est plus à présent de nouvelles, La mort a tout abolly par assaulx[27]. Certes,
tout cela sent assez le lieu commun, et les mêmes doléances pourraient se
répéter après la mort de tous les princes : ce n'est pas le luxe, ni les
fêtes, ni les danses, ni les jeux, ni les esbaz, qui manquent d'ordinaire dans
les cours. Et pourtant dans la peinture du chroniqueur il existe certains
traits qui ne pourraient s'appliquer partout, qui ne seraient pas justes dans
un tableau de la cour de Charles VI, voire même de ses prédécesseurs, et qui
marquent un esprit nouveau. Il y a d'abord la convenance, la décence du langage,
ce qui jette comme un abîme entre le règne du père et celui du fils. Il y a
ensuite le goût des plaisirs simples et paisibles : le roi n'avait cure ni de grans pompes ni de bobans[28]. Bien qu'il chassât souvent, sa
passion n'était pas là. La chasse était pour lui plutôt un exercice qu'un
plaisir. Les tournois ne paraissent non plus avoir été dans sa cour que des
distractions très-rares et comme des décorations ou des obligations de la royauté.
Les livres, la musique, la conversation, les jeux peu bruyants, étaient les
passe-temps les plus ordinaires du souverain et de la cour[29]. Nous
n'avons aucun texte précis qui nous fixe sur un point qu'il serait pourtant
très-intéressant de savoir, nous voulons dire sur les sujets traités dans les
entretiens et les causeries de la cour, soit dans les salons de Bourges, de
Mehun-sur-Yèvre, de Loches, de Chinon, soit dans ces promenades sur les bords
enchantés de la Vienne, du Cher et de la Loire, que le roi aimait tant[30]. L'amour
devait y tenir une grande place : cela ne peut faire doute pour qui connaît
Charles VII et ce qu'en disent les contemporains. Le temps des cours d'amour
était passé, et les subtilités platoniques ne devaient pas être du goût de ce
prince. Peut-être avons-nous dans les Arrêts d'amour de Martial d'Auvergne un
spécimen des conversations dont cette passion pouvait être parfois l'objet à
la cour de l'amant spirituel et voluptueux d'Agnès Sorel et de madame de
Villequier. On sait que le livre de Martial n'est qu'un jeu d'esprit, bien
qu'il montre parfois l'amour sous ses faces principales, traitant de ses
préliminaires variés, de ses supercheries, de ses petitesses et aussi des
vertus qu'il peut parfois inspirer. Il nous parle de l'usage des amants
d'aller promener pendant la nuit, même dans les hivers les plus froids,
devant la porte de leurs maîtresses, d'en baiser tendrement et amoureusement
le loquet, ne pouvant mieux faire, de regarder à travers les fentes ou même
par le trou de la serrure pour jouit- du plaisir de voir passer au moins
l'objet de leurs feux, de chanter quelque chansonnette amoureuse, de baiser
très-dévotement à l'église la Paix après la personne qu'on aime, d'embrasser
le bas de sa robe, de sauter gaillardement les murailles, de se frotter le
visage de cumin pour paraître plus piteux, etc. Il instruit des causes sur de
graves sujets, comme ceux-ci, par exemple : 1°
différend d'un cordon donné par l'amye à l'amoureux, puis perdu et trouvé
ès-mains d'un autre amoureux et mis en séquestre ; 2° une dame agit contre
son amy, pour ce qu'en peschant il l'avoit heurtée si rudement qu'il la fit
cheoir en la rivière et la pressa sur les tétins ; 3° d'un baiser prins par
force par l'amy, dont la dame en a appelé ; 4° une dame a appelé son amy,
pour ce qu'il l'avait baisée à l'emblée et en trahyson, en jouant au propos ;
5° une jeune femme en appelle de son mary, pour ce qu'il n'a voulu qu'elle portast
une robbe et un chapperon faict à la nouvelle façon ; 6° une dame contre son
amy demande qu'il soit condamné à fuyr compagnies mélancholieuses et que la
cour prononce cette provision en sa personne, qu'il deveinst joyeux, comme il
avoit esté[31], et le reste, en tout cinquante
arrêts, à l'avenant. De tels sujets, et d'autres du même genre, pouvaient
aisément se débattre entre un prince bien disant, beau discoureur, et une
femme représentée, même par ses ennemis, avec un esprit enjoué et orné, avec
un langage poli et honnête. Ils ont en tout cas ce mérite
de marquer un trait des mœurs contemporaines, quand on sait surtout que ces
jeux d'esprit furent les passe-temps d'un grave magistrat et qu'ils ont été
commentés, avec un luxe d'érudition extraordinaire, par un autre grave
magistrat et jurisconsulte[32]. L'amour
n'était pas l'unique objet dont on s'entretint dans cette cour, si galante
qu'elle fût, et de plus nobles sujets avaient place dans les conversations
comme dans les esprits. La guerre particulièrement devait se mêler à tout
dans un temps où elle était une nécessité et une occupation de chaque jour.
Nous savons par le Jouvencel et par le Petit Jehan de Saintré, le
lien intime qui l'unissait alors à l'amour dans la vie. A cette époque sans
doute, comme du temps de Joinville, on parlait dans la chambre
des dames, des exploits qu'on avait faits, de ceux que l'on se proposait de
faire, et des sentiments fiers ou tendres où chacun puisait ses belliqueuses
résolutions. Nous avons rappelé[33] cette scène du Jouvencel
où nous voyons une dame de la cour, qui n'est autre qu'Agnès Sorel dans
l'esprit de l'auteur, un de ses amis et des conseillers intimes de Charles
VII, l'amiral de Bueil, demander que le roi amène des dames sur le théâtre de
la guerre, dans la persuasion que leur présence lui portera bonheur. Ce
morceau du Jouvencel, remarquable à bien des titres, nous introduit
dans la vie intérieure de Charles VII et d'Agnès, et nous fait saisir comme
sur le fait, l'influence de la favorite et le noble secret de cette
influence. Comme ces personnages aussi sont vivants ! Et combien le langage
qu'ils parlent est vraiment français ! Il suffit de lire ces lignes pour voir
que b langue de la société polie en France est constituée, tissue et
solidement établie. Le dix-septième siècle n'ajoutera que peu de chose à
l'une et à l'autre. Le
roman d'Anthoine de La Salle est plein de pages qui expriment aussi l'état de
la société élevée du quinzième siècle, et qui, bien que l'auteur n'ait pas eu
l'intention de nous introduire dans la cour du roi de France, nous initient
cependant au ton et aux manières qui y régnaient. L'auteur du Petit Jehan de
Saintré avait longtemps vécu dans la cour d'Anjou ; il avait séjourné plus
d'une fois dans celle de France ; et le tableau qu'il trace appartient plus à
son siècle qu'à celui qu'il semble vouloir représenter, semblable en ceci aux
romanciers de tous les temps qui, en peignant les mœurs du passé, ne peignent
jamais en réalité que celles qu'ils ont sous leurs yeux. Son
héros va quitter la cour pour aller à son emprise ; il prend congé du roi, de
la reine et des dames. Le
matin ensuyvant, quinziesme jour de juillet, que le terme estoit du partir, après
la messe ouye, et que le prebstre eust à Saintré donné la beneysson, Saintré
atout sa compaignie, vestu de sa livrée, vindrent prendre congié du roy, qui
luy dist : Saintré, Dieu vous doint bien aller, bien besoingner et à vostre
grant honneur retourner ! D'une chose vous ay prié et prie, qu'il vous
souviengne de guigner ou de perdre honorablement et honnestement. — Sire,
dit-il, au plaisir de Dieu, vous n'en orrezja autrement parler ; lors le bon
roy luy toucha la main. Puis s'en va à la royne, qui luy dist : Hé ! Saintré,
puis qu'il faut que vous en ailliez, nous toutes prions à Dieu qu'il vous
doint pris d'armes et joye de vos amours. — Ma dame, dist il, il en soit à
vostre bon plaisir du prix d'armes, mais mes amours sont à servir vous et le
roy aussi. — Et à ces parolles il print congié d'elle, puis de ma dame (la
dame aux belles cousines) assez briefvement, fors que en souspirant elle luy
dist : J'ay ja prins congié de vous. Puis va aux autres dames et damoyselles,
à chascune desquelles il donna une vergette d'or, toutes esmaillées à fleurs
de souviengne vous de moy, dont n'y avoit celle qui tenir se peust de plorer,
tant l'avoient toutes aymé et l'amoient. Et quant la royne ouyt le bruyt de
ces vergettes données, elle appela Saintré, et en riant luy dist : Et, beau
sire, ne sommes-nous pas, Belle cousine et moy, dames comme les aultres ? Que
ne nous faites-vous de vostre livrée ? — Ha ! ma dame, dist Saintré, pour
Dieu, qu'il me soit pardonné ; car je n'avoye hardement, ne cuydoie que
telles dames daignassent prendre de moy si petit don. — Si ferons, dist la
royne. Alors leur donna de toutes celles qu'il avoit, combien que toutes fussent
pareilles ; puis luy dirent : Saintré, grant mercy. — Et à ces parolles
Saintré reprent congié. Et à son departement ma dame ne se peut tenir de
lermoier ; alors elle, pour son excuse, dist à la royne : Jamais pour deuil,
ne pour regret que j'eusse, je vouldroye que je peusse larme gecter, sinon
quant je voy les aultres plorer. Et en vérité, ma dame, dirent les aultres,
qui est le tueur de femme qui se porroit tenir de plorer à veoir test enfant
qui va en si grant péril, et qui est nourri avecques nous, et qui tant de
plaisir nous a fait tous les jours[34]. Cette
scène charmante n'est une fiction que dans le roman : elle peint au vif la
réalité, et c'est à la cour de Chinon qu'elle nous transporte. Donnez aux
personnages les noms de Charles VII, de Marie d'Anjou et d'Agnès Sorel ;
voyez dans le Petit Jehan de Saintré un de
ces jeunes gens d'armes et gentils compaignons, dont le roy fut depuis bien
servy, qu'Agnès avançoit devers le roy, comme dit Olivier de la Marche, et vous aurez
sous les yeux ce qui a dû se passer mille fois durant la longue guerre contre
les Anglais dans l'une ou l'autre des résidences royales habitées par la
favorite. Les
petits jeux, les échecs, les cartes, etc., sont d'une date antérieure au
règne de Charles VII, puisque quelques-uns font remonter l'invention du jeu
d'échecs jusqu'au siège de Troie, et qu'il est aujourd'hui reconnu que le jeu
de cartes nous vient des Arabes et s'est répandu en Europe vers 1380[35]. Ce que nous devons constater
seulement, c'est que ces jeux sont au nombre des divertissements favoris de
la cour et que quelques-uns d'entre eux ont un caractère particulier, bien
différent de celui qu'ils avaient dans l'âge précédent. Sans
parler du jeu d'échecs, qu'il aimait avec passion, comme nous l'apprend un
chroniqueur[36], Charles VII avait une
prédilection particulière pour les divertissements où l'esprit est pour
quelque chose. La mode des rébus n'était pas nouvelle en France : les devises
des chevaliers du moyen âge et de plusieurs maisons féodales fourmillent de
ces jeux d'esprit. Il semble toutefois qu'il y ait eu une sorte de
recrudescence sous ce rapport au commencement et au milieu du quinzième
siècle, et nous trouvons les rébus en pleine floraison à la cour de Bourges.
Les maisons et les châteaux de Jacques Cœur sont couverts d'inscriptions
symboliques, de figures hiéroglyphiques, de devises de toute sorte où le
rébus se glisse, quand il ne les envahit pas tout entières[37]. Comme Jacques Cœur, Étienne
Chevalier, un grave personnage aussi, met le rébus partout, et cela même a
porté malheur à son amie Agnès Sorel, qu'il a ainsi compromise. Nous devons
raconter cette histoire, ne fût-ce que pour montrer avec quelle légèreté se
forment les jugements sur les matières les plus graves. Étienne Chevalier
s'était fait peindre avec un rouleau qu'il tenait à la bouche et où l'on
voyait écrit le mot tant. Ce mot était suivi d'une aile d'oiseau ; venait
ensuite le mot vaut, puis une selle de cheval, les mots, pour qui je, et un
mors de bride. Cela voulait dire : Tant
elle vaut celle pour qui je meurs. Le Charivari ne ferait pas mieux. En outre,
dans une de ses maisons, à Paris, rue de la Verrerie, il avait fait graver en
grandes lettres à l'antique sur la pierre, avec des feuilles dorées,
entrelacées, ce hiéroglyphe : Rien sur L
n'a regard. Le rébus était transparent, et sans grand mérite au point de vue de
l'invention : mais le fin de la chose était que le nom de Surelle ou Sorel s'y trouvait employé. C'est
pourtant sur ce fragile étais que s'appuie l'opinion de Dreux du Radier pour
faire d'Étienne Chevalier l'amant d'Agnès[38]. Quoi qu'il en soit, Charles
VII avait personnellement un goût prononcé pour ces subtilités, qui indiquent
moins peut-être des esprits frivoles, comme on le dit d'ordinaire, que des
esprits ingénieux, et qui, du reste, constituent une forme de l'esprit
français. Il s'y était adonné de bonne heure : n'étant encore que Dauphin, il
avait mis sur ses drapeaux un K, un cygne et une L,
désignant par ce rébus une des filles de la reine, la
Cassignèle, dont il était amoureux[39]. Cela suffirait pour expliquer
la vogue que les rébus eurent à sa cour. Qui sait si l'on ne croyait point
flatter le goût du roi en les mettant partout ? Parmi
les jeux d'esprit et les divertissements qui fleurirent à l'époque de Charles
VII, il n'en est pas de plus ingénieux ni de plus célèbre que le jeu de
piquet. Le jeu de piquet est la grande invention du quinzième siècle pour les
amateurs, et, à coup sûr, il a occupé un haut rang dans les amusements de la
société polie. Ce jeu est-il né au sein de la société polie d'alors, à la
cour du roi de France ? Quel en est l'inventeur ? Est-il un simple
passe-temps, ou, sous le voile de l'allégorie, cache-t-il un sens historique
et un enseignement moral ? Toutes ces questions ont été examinées par les
érudits et ont donné lieu à une foule de débats contradictoires. On peut
croire que nous ne ferons pas connaître tous les coups de lance qui ont été
échangés à ce propos entre les savants. Qu'il nous soit permis toutefois de
signaler la dissertation où le Père Daniel s'attache à résoudre les questions
soulevées, d'autant que le nom d'Agnès Sorel s'y trouve mêlé, et qu'on
assigne dans le jeu à la maîtresse du roi un rôle considérable. Selon
l'ingénieux jésuite, le jeu de piquet est né en France : il a été inventé
sous Charles VII ; il est symbolique et renferme des instructions pour le
gouvernement et pour la guerre ; enfin, il est une allusion continuelle aux
diverses situations où s'est trouvé ce prince durant son règne. L'époque
de l'invention du jeu est déterminée, dans l'opinion du Père Daniel, par le
nom seul du valet de cœur, la Hire, et, si cette raison ne
suffisait pas, on pourrait ajouter que les noms des autres cartes principales
peuvent se rapporter à des personnages de la cour de Charles VII, soit
directement, soit par allégorie. Ainsi le nom d'Hector donné au valet de
carreau serait le nom d'Hector de Gallard, qui, après la mort du roi, devint
capitaine de la garde ; les autres seraient allégoriques. Pour
comprendre le système, il faut supposer que le jeu fut d'abord représenté
dans quelque carrousel ou mascarade en quatre quadrilles, suivant les quatre
symboles de la pique, du carreau, du cœur et du trèfle. Il se présente alors comme une espèce de combat, où il y a des
vainqueurs, des vaincus, des ruses, des stratagèmes, etc. Les quatre rois
sont les symboles de chaque quadrille, avec les quatre dames comme
partenaires ou spectatrices de la lutte. Les noms des valets expliquent
d'eux-mêmes le rôle qu'ils ont à jouer. Quant aux autres cartes, les unes de
dix, les autres de neuf, etc., piques ou carreaux, elles représentent les gens à la suite, chacun avec le symbole
et l'arrangement de chaque troupe, par dix, neuf, huit, etc. Quand la
quadrille est tout entière dans le jeu, cela s'appelle une neuvième major ;
elle contient des tierces, des quintes, etc. ; mais il est très-rare qu'elle
soit tout ensemble : elle ne se trouve guère dans le combat que par des
détachements représentés par la quarte, la quinte, etc. Le Père
Daniel essaie ensuite de montrer que l'idée du jeu contient les plus belles
maximes pour la guerre. Ainsi, pour donner quelques exemples, si l'on a mis
dans le jeu de piquet quatre des plus fameux capitaines des temps passés,
Alexandre, César, David et Charlemagne, c'est pour signifier qu'il faut des
chefs aussi prudents que courageux pour conduire les armées ; si l'on
recommande de donner des gardes aux rois, pour prévenir le capot, de se
précautionner en tâchant d'avoir le point pour éviter le pic ou le repic,
etc., c'est qu'on entend donner des conseils de prudence pour les situations fâcheuses
ou désavantageuses dans lesquelles on peut se trouver en guerre. De même pour
la politique. Nous citons ici textuellement la première maxime, ce qui
suffira pour donner une idée des autres : Première
maxime. La bonne intelligence entre le
souverain, les princes de sa maison, la noblesse et le peuple, le rend
redoutable à ses ennemis ; c'est ce qui est exprimé par les quintes, les
sixièmes, etc., composées de cartes de suite dans un jeu, ce qui fait gagner
les parties ; au contraire, les divers ordres de l'État étant désunis, il est
exposé à se perdre. Cela est exprimé dans le piquet quand on a mauvais jeu,
qui n'est tel que par les cartes désunies ; qu'il n'y en a point plusieurs de
suite, et qu'elles ne font point ni tierce, ni quarte, ni quinte, etc.
Charles VII fit l'expérience de l'un et de l'autre du vivant de son père et
après la mort de ce prince. Enfin, pour
en revenir à Agnès Sorel et à la place qui lui est donnée dans le jeu de
piquet, le savant jésuite voit dans les quatre dames, quatre femmes du temps
ou de la cour de Charles VII : Pallas, déesse de la guerre, représenterait
Jeanne Darc ; Argine, anagramme de regina, la reine Marie d'Anjou ; Rachel, dame célèbre par sa beauté
dans l'Ancien Testament, couvrirait Agnès Sorel, la dame de Beauté, et Judith, serait l'image d'Isabeau de Bavière, pour des raisons qu'il serait
trop long de rappeler[40]. Nous laissons
au Père Daniel la responsabilité de son interprétation. Un point cependant
nous paraît mériter l'attention. Il est constant aujourd'hui que les cartes
dites françaises datent du règne de Charles VII, et il est à peu près reconnu
que plusieurs jeux ont été inventés à la cour de ce prince, soit par La Hire,
soit par Etienne Chevalier, soit par Jacques Cœur ; or, avec l'esprit du
temps et la tendance générale qu'on y avait à subtiliser, quoi d'étonnant
qu'Etienne Chevalier, ou Jacques Cœur, si amoureux l'un et l'autre de rébus
et de devises, ait eu l'idée de mettre le jeu de cartes en devises, de le moraliser ? C'est l'opinion de M. Paul Lacroix, et cette opinion est
considérable. Dans l'Inde, dit le savant bibliophile[41], dans la Perse, c'était le jeu du Vizir, ou de là guerre ; Étienne
Chevalier en fit le jeu du Chevalier ou de la chevalerie ; il y ;transporta
d'abord les armoiries, c'est-à-dire la licorne qui figure dans plusieurs
anciens jeux de cartes, notamment dans celui que Stokeley découvrit sous la
reliure d'un vieux livre, et que Singer a fait graver ; il n'oublia pas non
plus les armes parlantes de Jacques Cœur, en remplaçant les coupes par les
cœurs ; il laissa les trèfles simuler les fleurs du sureau héraldique de sa
dame Agnès Surel ou Sorel ; il changea les deniers en carreaux, et les épées
en piques, pour faire honneur aux deux frères Jean et Gaspard Bureau, grands
maîtres de l'artillerie de France. En outre, les figures avaient probablement
la ressemblance des personnages qu'elles représentaient, et de plus elles
portaient les couleurs d'armes ou la livrée et les devises de ces personnes. Mais nous croyons en avoir assez dit pour marquer l'esprit nouveau qui pénétrait dans la société du quinzième siècle, la révolution qui s'accomplissait dans les mœurs, et dans les habitudes des classes appelées à donner le ton à la nation, et la part qu'Agnès Sorel a dû prendre à ces changements. Il nous paraît aussi que l'esprit de la favorite s'accordait d'une façon merveilleuse avec ces idées nouvelles et qu'en même temps elle y puisait comme des ressources toujours diverses pour prolonger son empire sur le souverain. Il ne sera peut-être pas inutile cependant de voir encore la cour de Charles VII sous d'autres aspects et de faire connaître les amies d'Agnès Sorel, les compagnes plus ou moins assidues de ses distractions et de ses fêtes. |
[1]
Qui était aussi un acte de bonne politique.
[2]
Delort, loco citato.
[3]
On peut citer, par exemple, le Jeu de Pierre de la Broce, ministre
favori de Philippe le Hardi. (Le Moyen Age et la Renaissance, tome III.
Vie privée dans les châteaux, les villes et les campagnes. (Article de M. Le
Roux de Lincy.)
[4]
Le Moyen Age et la Renaissance, tome III. Vie privée dans les châteaux,
les villes et les campagnes. (Article de M. Le Roux de Lincy.
[5]
Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris.
[6]
Ils estoient monseigneur Olivier de Clisson, Louis de
la Trémoïlle, le sire de Coucy, monseigneur Louis de Sanxerre, Jehan de
Vicence, admirai de France, et aultres seigneurs habillés de drap d'or, qui
servoient et portoient les plats sur haults coursiers couverts de moult riches
estoffes. Pendant le repas on représentait des mystères. (Chroniques
de Froissart.)
[7]
Voir : Étrennes de madame la duchesse d'Orléans pour l'année 1394. (Le Roux de
Lincy, Les Femmes célèbres de l'ancienne France, 416 et suiv.)
[8]
Le Miroir du mariage, poème inédit d'Eustache Deschamps, publié par M.
Tarbé, p. 20, 21. (Reims, 1865, in-8°.)
[9]
Michelet, Histoire de France, t. IV, p. 3 et 4.
[10]
Georges Chastelain a insinué le fait, qui a été répété et formulé plus tard
d'une manière précise.
[11]
Costume du moyen due, d'après les manuscrits, les peintures et les monuments
contemporains, t. II, p. 82. (Bruxelles et Paris, 1847. 2 vol. gr. in-8°).
[12]
Le Miroir du mariage, déjà cité, p. 27, 28. — Deschamps a fait une
ballade, dont voici le titre : Des femmes qui troussent leurs tains. Les
corsets de son temps en sont le sujet : il leur reproche de renfermer les seins
dans une étroite prison ; il implore leur délivrance, et sou refrain est :
Dame, aie pitié
de tettine.
Son troisième couplet se termine ainsi :
Amoureuses et
amoureux,
Qui d'amours
sçavez la couvine,
Faictes secours
au langoureux.
Et, à la fin, le poète déclare que si on ne vient pas à
son aide, tettine finira par briser ses liens et faire éruption. (Note de M.
Tarbé, p. 28.)
[13]
Deschamps a aussi tourné en ridicule les chaussures du temps dans une ballade
dont voici le troisième couplet :
Adam ne Noé ne
chaussa
Ne nos pères
d'antiquité,
Tels solers
comme on trouvera,
Qui une aulne
ont de bec anté,
De deus de
balaine anhanté,
S'en reculent
comme creviciaulx :
Leur cul
monstrent, et leurs museaux
Cueuvrent, qui à
descouvrir sont ;
Et par ainsi ces
gens nouveaux
Leur propre
nature deffont.
(Le Miroir du mariage, p. 27.)
[14]
Histoire et Cronique de messire Jehan Froissart, 4e vol., chap. LII, p.
171, 172 (Lyon, 4 vol. in-f° ; 1560).
[15]
M. Achille Jubinal (Mystères inédits du quinzième siècle, t. Ier,
préface p. XX)
mentionne un manuscrit de la Bibliothèque impériale de la fin du quatorzième
siècle et du commencement du quinzième, intitulé Miracles de Notre Dame, dont
les titres suffisent pour qualifier ces étranges pièces de théâtre. Nous en
reproduisons seulement quelques-uns :
Comment Notre Dame délivra une
abbesse qui était grosse de son clerc.
D'une none qui laissa son
abbaye pour sen aler avec un chevalier qui l'espousa, et depuis qu'ils orent
eus des biaux enfans, Notre Dame apparut à elle, dont elle retourna dans son
abbaye. Le chevalier se rendit moyne.
Cy commence un miracle de
Notre Dame. Comment la fille du roy de Hongrie se copa la main pour ce que son
frère la vouloit espouser, et un esturgon la garda sept ans en sa mulette...
Tout le reste est dans le même goût.
[16]
Ordonnances, t. VIII, p. 555, 1402, citées par Michelet. — Il assigne
quarante francs à des chapelains et clercs de la
chapelle de notre Palais à Paris, lesquels jouèrent devant nous, le jour de
Pasques nagaires passé, les jeux de la Résurrection Notre-Seigneur. 5 avril
1390. — Bibliothèque impériale, m. s. cabinet des titres. — Michelet, Histoire
de France, t. IV, p. 88, 89.
[17]
Extraits d'un registre des recettes et dépenses d'Isabeau de Bavière, pour les
années 1408, 1409. Archives de l'Empire, k. reg. 48. (Le Roux de Lincy, les
Femmes célèbres de l'ancienne France, p. 623 et suiv.
[18]
Leber, Pièces relatives à l'Histoire de France, t. XI, p. 307.
[19]
Leber, Pièces relatives à l'Histoire de France, t. XI, p. 314, 315, 392.
[20]
Voir chapitre premier.
[21]
Jehan Clopinel n'est guère connu que par les vers de René dans le livre de Cueur
d'Amours :
Jehan Clopinel
suys, aussi dit de Mehun,
Qui entre autres
amans, puis dire que fuz l'un
Des pœthes
régnans qui plus parla d'amer.
(Quatrebarbes. Œuvres du roi René, t. III, p.
130.)
[22]
Didot. Biographie universelle, article Blondel, par M. Vallet de Viriville. —
Les poètes connaissaient sa générosité et ne se faisaient pas faute de lui
adresser des vers. L'an mil quatre cent quarante-six,
dit un chroniqueur ou compilateur anonyme, advint que le roy, en retournant de
ouyr messe, trouva sur son lit le présent dicté dont la teneur sensuyt :
Le mal payer, faulx conseillers,
Les discors d'aucuns chevaliers,
Imposicions et gabelles,
Ont eslevé guerres nouvelles
Qui jamais jour ne flueront
Tant que de tels choses dureront :
Car maint servent le roy françois
Qui pourtant sont, de cœur, Anglois. Etc.
(Cité par M. Vallet de Viriville, Histoire de
Charles VII, t. III, p. 110.)
[23]
Didot, Biographie universelle. Article Milet, par M. Vallet de
Viriville.
[24]
L'hôtel de Sens est à peu près le seul monument qui subsiste de l'architecture
civile au quinzième siècle ; il vient d'être dégagé par des démolitions
récentes, et se trouve au carrefour des rues de l'Hôtel-de-Ville, des Barrés et
du Figuier.
[25]
Le soubassement du tombeau se composait d'une suite de niches renfermant des
statuettes en albâtre, couronnées de dais et de pinacles du style le plus
flamboyant. Neuf de ces statuettes, représentant des moines, ont été
conservées. (Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 182. — MM.
de Girardot et Durand, La Cathédrale de Bourges, p. 61 et suiv.)
La statue du duc Jean porte dans la main gauche une
banderole déroulée, sur laquelle on lit ces deux vers :
Quid sublime genus, quid opes, quid gloria prxstent
Prospice ; mox aderant hxc mihi, nunc abeunt.
[26]
Le Moyen Age et la Renaissance, t. III. (Article de M. de Vieil-Castel.)
— Costume du moyen âge, t. II (Agnès Sorel).
[27]
Les Vigilles de Charles VII, t. II, p. 20.
[28]
Les Vigilles de Charles VII, t. II, p. 30.
[29]
Les Vigilles de Charles VII, t. II, p. 30.
[30]
Lettre d'Agnès Sorel à Pierre de Brézé, voir chapitre premier.
[31]
Martial d'Auvergne, dit de Paris, les Arrêts d'Amour. (Amsterdam 1731, 2
vol. in-12.)
[32]
Benoît de Court. Son commentaire des Arrêts d'amour est en latin.
[33]
Voir Introduction.
[34]
Le Petit Jehan de Saintré. (Édition de tarie Guichard, chap. XXVII, p.
92, 93 — Paris, 1843 ; 1 vol. in-18.)
[35]
Le Moyen Age et la Renaissance, t. II, Cartes à jouer, article de
M. Paul Lacroix.
[36]
Son jeu estoit aux échecs ou à tirer de l'arbalète,
etc. Denys Godefroy. Histoire de Charles VII, déjà cité.
[37]
Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles VII, p. 147 et suiv.
[38]
Mémoires historiques sur les reines et régentes de France, t. III, p.
205. — La maison de la rue de la Verrerie dont parle Dreux du Radier, existait
encore de son temps.
[39]
Nous devons dire que cette anecdote n'est pas authentique ou du moins nous
laisse des doutes. La Cassignèle était la maîtresse du Dauphin Louis, frère
aîné de Charles VII.
[40]
Dissertation sur l'origine du jeu de piquet, par le P. Daniel. (Journal
de Trévoux, mai 1720. — Leber, t. X, p. 247 et suiv.)
[41]
Le Moyen Age et la Renaissance, tome II, article de M. Paul Lacroix.