LA PALESTINE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST

D'APRÈS LE NOUVEAU TESTAMENT, L'HISTORIEN FLAVIUS JOSÈPHE ET LES TALMUDS

 

INTRODUCTION. — LES SOURCES DE CE LIVRE.

 

 

Le Nouveau Testament, les écrits de Josèphe et les Talmuds, tels sont, le titre l'indique, les trois sources que nous avons consultées. Il n'y en a point d'autres, en effet. Les écrits pseudépigraphes, composés en Palestine aux environs de l'ère chrétienne, n'ont d'importance que pour l'histoire des idées du peuple juif. Ils ne nous renseignent ni sur sa vie sociale, ni sur ses pratiques religieuses. Nous aurons l'occasion de parler de ces singuliers écrits en traitant de la littérature juive au premier siècle, mais ils ne sauraient, à aucun titre, être considérés comme des sources pour l'étude que nous entreprenons. Quant aux auteurs païens, les détails qu'ils nous donnent çà et là sur les Juifs sont assez insignifiants. Parmi les Grecs, nous mentionnerons Polybe ; les fragments des quinze derniers livres de son histoire romaine donnent quelques renseignements sur la Judée ; Diodore de Sicile, dont on a conservé un passage sur Antiochus Epiphane ; Strabon, dont les notices géographiques sur la Syrie ont une réelle valeur ; Plutarque qui parle des Juifs à propos de Crassus, de Pompée, de César, de Brutus et d'Antoine ; enfin Appien et Dion Cassius qui avaient écrit des ouvrages considérables dont quelques fragments sont parvenus jusqu'à nous. Parmi les écrivains latins, nous trouvons, dans les lettres et les discours de Cicéron, quelques détails pour l'histoire de la Syrie. Tacite avait raconté le siège de Jérusalem en parlant des règnes de Vespasien et de Titus dans ses Histoires. Mais nous n'avons qu'un fragment de cet ouvrage. Heureusement que nous y trouvons un abrégé de l'histoire des Juifs jusqu'à la guerre de Titus. Quant aux Annales qui racontent l'histoire romaine de l'an 14 à l'an 68, elles nous ont été heureusement conservées, sauf un passage, et servent avec les Douze Césars de Suétone à nous renseigner çà et là sur les rapports des Juifs avec le monde romain au premier siècle. Tout cela, on le voit, est fort peu de chose, et nous avons raison d'affirmer qu'il ne nous reste que trois sources de l'histoire des Juifs contemporains de Jésus-Christ : 1° les écrits des premiers chrétiens, anciens Juifs qui avaient tous vécu en Palestine, et dont les ouvrages furent plus tard réunis sous le nom de Nouveau Testament ; 2° les écrits de Flavius Josèphe, le grand historien juif qui s'est étendu en détail, à plusieurs reprises et dans différents ouvrages, précisément sur les événements de l'histoire juive au Ier siècle, et enfin 3° les Talmuds, vaste et indigeste compilation de sentences rabbiniques, qui offre, à celui qui se donne la peine de l'étudier, un tableau fidèle des mœurs, des croyances, de l'état social et religieux des contemporains de Jésus.

 

1° LE NOUVEAU TESTAMENT.

 

Les écrits des premiers chrétiens, des témoins de la vie de Jésus, apôtres ou compagnons d'apôtres, prirent de bonne heure une très grande valeur dans l'Église chrétienne. La tradition orale, d'abord puissante, se perdait et devenait incertaine. Les communautés avaient pris l'habitude de lire les livres des apôtres au culte public et les plaçaient sur le même rang que le Code sacré des Juifs, connu sous le nom d'Ancien Testament, et que leur avait transmis la Synagogue. On donnait différents noms à cette collection de documents chrétiens. Peu à peu, celui de Nouveau Testament fut employé et généralement adopté. Chaque Église avait le sien et il pouvait différer des autres. Celle-ci acceptait tels livres et rejetait tels autres, celle-là faisait le contraire. La plupart divisaient le recueil en deux parties : les livres incontestés, universellement admis, et les livres contestés, qui restaient l'objet de discussions plus ou moins critiques. Enfin, au quatrième siècle, le choix définitif fut fait. Un certain nombre d'écrits contestés disparurent de tous les recueils sacrés, et les autres, au contraire, prirent le rang et l'autorité des incontestés. Le Nouveau Testament, sous sa forme actuelle, fut décidément fixé et, joint à l'Ancien Testament, tous deux formèrent depuis ce temps ce qu'on appelle la Bible. Les livres dont se compose le Nouveau Testament sont donc d'origines et de dates fort diverses, et, depuis plus d'un siècle, toutes les questions critiques possibles, authenticité, intégrité, historicité, etc., ont été soulevées à leur sujet. Elles ont été discutées, résolues, puis remises en question, résolues autrement, étudiées de nouveau, et il en sera ainsi pendant longtemps encore. Nous n'avons pas à nous engager ici dans ce dédale et à nous prononcer sur l'ensemble des problèmes si délicats et si importants soulevés par l'étude de chacun des livres du Nouveau Testament. Nous n'avons qu'à juger de leur valeur historique. Pouvons-nous nous fier à leur témoignage, et les renseignements qu'ils nous donnent sur l'époque de Jésus et sur le Judaïsme du premier siècle en Palestine sont-ils dignes de foi ? Telle est la question, et nous n'hésitons pas à la résoudre par l'affirmative. Il importe de justifier en quelques mots cette réponse.

Le Nouveau Testament nous offre d'abord trois écrits, trois Evangiles appelés Evangiles synoptiques, parce qu'ils rapportent presque constamment les mêmes événements. L'examen le plus superficiel leur donne une source commune ; ils ne forment à eux trois qu'un seul document, le document synoptique. Sous leur forme actuelle, qu'ils aient été ou non précédés d'Évangiles aujourd'hui perdus, ils ont été écrits après l'an 60 et avant l'an 80. Nous plaçons l'Évangile de Marc le premier, celui de Matthieu le deuxième, celui de Luc le troisième, et, s'il fallait préciser les dates, nous dirions : l'Évangile de Marc a été écrit vers l'an 65 ; la rédaction grecque actuelle de l'Evangile de Matthieu fut faite un peu avant 70 et l'Evangile de Luc fut composé un peu après cette époque.

Le caractère anonyme de ces écrits, la simplicité, la naïveté avec lesquelles leurs auteurs composent leurs récits, donnant les faits sans beaucoup d'ordre ni de soin, les groupant les uns à la suite des autres et sans esprit critique, nous montrent assez que nous avons affaire à des chroniqueurs se bornant à collectionner ce que la tradition leur a transmis. Les trois premiers Évangiles nous offrent des récits qui ont dû être conservés longtemps dans la tradition orale et que les Évangélistes ont insérés dans leurs ouvrages tels qu'on les récitait encore de leur temps. Ils abondent en détails certainement exacts sur les Pharisiens, les Saducéens, les Scribes ; ils nous donnent le spectacle authentique des discussions des Docteurs et des Rabbins, la vraie physionomie des croyances messianiques, la juste notion des coutumes du premier siècle. Celles-ci apparaissent partout dans leur rédaction, et en particulier dans les paraboles du Christ dont les sujets étaient toujours empruntés à la vie sociale de ses auditeurs. Les paroles que les Évangélistes placent dans la bouche des personnages qui sont en scène, les détails de mœurs épars çà et là dans les faits qu'ils rapportent, les révélations qu'ils renferment sur les coutumes, les doctrines, la vie religieuse des Juifs du premier siècle, tout cela est d'une sincérité et, par suite, d'une historicité incontestable. Les Évangélistes n'ont aucune prétention critique, aucun esprit de jugement ; ils sont simples et naïfs et, par conséquent, fidèles.

Le livre des Actes des Apôtres, continuation de l'Évangile de Luc, témoigne d'un esprit critique plus étendu. Son auteur, qui, déjà dans le troisième Évangile, classait ses sources et les jugeait, a décidément ici ses préférences. On ne peut méconnaître chez lui un désir de concilier les deux grandes tendances qui s'accusaient dans l'Eglise primitive, celle des Judéo-Chrétiens et celle des Pagano-Chrétiens. Mais la discussion de ce problème, si intéressant pour la critique approfondie du livre des Actes, n'a point d'importance pour nous. Nous n'aurons, pour ainsi dire, aucun emprunt à faire à cet ouvrage. Qu'il nous suffise de dire ici qu'il nous offre, à tout prendre, un tableau fidèle du monde juif et romain au premier siècle. Nous n'aurons point non plus à citer les Épîtres catholiques et l'Apocalypse. Ces livres, sauf peut-être l'Épître de Jacques, ont été écrits sous l'empire de préoccupations étrangères au Judaïsme contemporain de la vie de Jésus.

Il reste les Épîtres de saint Paul et le quatrième Évangile. Les Épîtres de saint Paul auront pour nous une importance capitale. Elles ont été écrites par un ancien Pharisien, par un homme qui a passé sa jeunesse à Jérusalem, qui y a vécu en même temps que Jésus et dans un monde différent du sien, dans le monde officiel des Docteurs et des Scribes. Il y a pris leurs habitudes de langage et de raisonnement, il est rompu à leur manière de discuter, il connaît à fond leurs doctrines, il les a lui-même crues et pratiquées. Les Épîtres de Paul seront donc pour nous une raine inépuisable de renseignement sur la vie religieuse des Juifs contemporains de Jésus.

Le quatrième Évangile a un tout autre caractère. Rédigé à la fin du premier siècle, il offre un mélange curieux de parties certainement historiques, de détails qui remontent irrécusablement à la vie de Jésus et de parties plus difficiles à accepter, de détails où la personnalité de l'auteur est presque seule en scène. Aussi ce livre est-il peut-être le plus extraordinaire qui ait jamais été écrit. Il est aussi difficile de nier son authenticité que d'admettre sa pleine et entière historicité. Il reste et restera la croix des théologiens, pour employer la vieille expression consacrée. Nous croyons qu'il est de l'apôtre Jean, soit qu'il ait été rédigé par lui, soit qu'il ait été écrit par ses disciples immédiats et sous son inspiration directe ; mais, à l'inverse des Synoptiques, son authenticité est pour nous plus évidente que son historicité. Pour ceux-là, l'historicité est certaine et le nom de l'auteur importe peu. Pour le quatrième Évangile, le nom de l'auteur importe beaucoup, mais, une fois qu'il est trouvé, il reste à faire la part de sa personnalité dans la rédaction de son livre, ce qu est d'une inextricable difficulté. Nous ne le consulterons donc qu'avec prudence ; mais, en même temps, avec confiance, car nous n'oublierons pas que c'est Jésus qui a créé la personnalité de Jean et non pas Jean celle de Jésus. Nous contrôlerons toujours les données du quatrième Évangéliste par celles des Synoptiques, mais elles auront pour nous, de prime abord, une grande autorité, car elles nous donnent, elles aussi, sur le milieu dans lequel Jésus a vécu, des renseignements dont il nous semble impossible de méconnaître la vérité.

 

2° LES ÉCRITS DE JOSÈPHE.

 

Flavius Josèphe naquit à Jérusalem la première année du règne de Caligula, qui commença le 16 mars 37 après Jésus-Christ. Nous savons, d'autre part, que lorsqu'il termina son ouvrage, intitulé les Antiquités judaïques, il était dans sa cinquante-sixième année, et que Domitien était dans la treizième année de son règne. Or, celle-ci commençait le 13 septembre 93 ; Josèphe est donc né après le 13 septembre 37 et avant le 16 mars 38. Nous ne connaissons sa vie que par le récit qu'il en fait lui-même dans son Autobiographie et par les détails épars dans son Histoire de la guerre des Juifs. Recueillons d'abord le témoignage qu'il se rend à lui-même. Il nous raconte qu'il était de race sacerdotale et d'une famille très estimée. Une de ses ancêtres maternelles aurait été fille de Jonathan, le premier grand-prêtre macchabéen[1]. A quatorze ans, il possédait, dit-il, si complètement la science rabbinique que les prêtres et les principaux personnages de la ville venaient l'interroger et se faisaient instruire par lui. Il affirme ensuite qu'à seize ans il connaissait à fond les doctrines des Pharisiens, des Saducéens et des Esséniens. Il s'était livré à cette étude pour pouvoir choisir en connaissance de cause celle des trois tendances qui lui conviendrait le mieux ; mais, avant de se prononcer, il se retira au désert auprès d'un certain Banus, qui lui donna la dernière consécration. Banus se nourrissait de fruits sauvages, avait un vêtement d'écorces et se livrait fréquemment à des baptêmes ou ablutions religieuses. Josèphe vécut trois ans dans son intimité, puis se décida pour la secte des Pharisiens ; il avait dix-neuf ans[2] ; à vingt-six ans (64 après Jésus-Christ), il fit le voyage de Rome. Il était alors avocat et chargé d'une mission importante par des Juifs que le procurateur Félix avait fait illégalement déporter. Un acteur juif de sa connaissance le recommanda à l'impératrice Poppée et, grâce à son intervention, il obtint gain de cause pour ses clients. Revenu en Judée (66), il se mêla activement aux intrigues politiques qui devaient aboutir au soulèvement général de son peuple contre les Romains. Les Saducéens étaient opposés à la guerre, A quoi bon, disaient-ils, une lutte inégale ? pourquoi courir à une perte certaine ? Les Pharisiens étaient au contraire pour la résistance ; mais ils se partageaient en deux camps : les intransigeants, étroits et fanatiques, qui prêchaient la lutte à outrance et qui ne reculaient pas devant le meurtre ; on comptait parmi eux les sicaires exaltés qui poignardaient tout transgresseur de la loi ; à côté d'eux se trouvaient les Pharisiens modérés qui conseillaient la prudence. Josèphe était de ce nombre. Il avait même commencé par s'opposer à la guerre. Dans son voyage de Rome, il avait vu de quelle formidable puissance disposaient les Romains. Mais quand il comprit que l'insurrection était inévitable, il demanda un commandement et fut chargé d'organiser et de diriger le soulèvement de la Galilée. C'était un poste des plus difficiles. La Galilée n'était pas sûre ; sa population était fortement mêlée d'éléments païens et, de plus, cette province devait recevoir le premier choc de l'ennemi. Pourquoi une pareille mission fut-elle confiée à Josèphe ? Est-ce le parti des modérés qui est parvenu à le faire nommer ? ou plutôt les exaltés n'ont-ils pas voulu l'éloigner de Jérusalem ?[3] A partir de ce moment, l'histoire de Josèphe se confond avec l'histoire de la dernière guerre des Juifs. Le récit qu'il nous fait des actes de son gouvernement en Galilée[4] manque malheureusement de clarté. Il nous parle des forces considérables qu'il avait réunies et, en même temps, nous raconte que la Galilée était si peu disposée à combattre qu'il dut soumettre à son autorité des villes où cependant ne se trouvait pas un seul Romain. Quand Vespasien arriva, la province entière se rendit. Les places fortes ouvrirent leurs portes les unes après les autres, sauf une seule, Jotapata, où Josèphe se réfugia avec ses dernières troupes. La relation qu'il fait du siège de cette forteresse est intéressante et bien écrite[5]. Il veut capituler ; ses troupes le forcent à rester et lorsqu'enfin il faut céder, il parvient à se cacher avec ses officiers dans une sorte de caverne, dont l'entrée était presque impraticable et où il échappe quelque temps à la fureur des Romains ; mais il est trahi, et Vespasien lui envoie l'ordre de se rendre. Ses compagnons le contraignent de rester et ils décident qu'ils se tueront les uns les autres en désignant par le sort ceux qui mourront les premiers. Le hasard veut que Josèphe reste seul avec un soldat auquel il persuade de se rendre au vainqueur, et ils sortent de la caverne au milieu des cris de mort des légions. Josèphe, conduit devant le général Vespasien, lui prédit immédiatement, et sans hésiter, que les successeurs de Néron ne régneront que peu de temps, et qu'un jour il aura l'empire. Vespasien lui laisse alors la vie sauve, le traite même avec prévenance et lorsque, plus tard, il fut nommé empereur par ses légions, il se souvint de la prophétie de son prisonnier et lui rendit la liberté[6]. Josèphe, affranchi, prit par reconnaissance le nom de famille de Vespasien, Flavius, et à dater de ce jour il resta attaché à la maison impériale. Pendant le siège de Jérusalem, les Romains remployèrent souvent comme parlementaire. Il va sans dire que les assiégés lui reprochaient sa défection et l'accusaient d'avoir trahi leur cause. Plusieurs fois des pierres furent lancées contre lui du haut des murailles ; son père Mathias et son frère, restés dans la ville, furent massacrés par la populace comme suspects. Après la prise de Jérusalem, il fut assez heureux pour sauver quelques-uns de ses amis du supplice de la croix.

Nous ne savons presque rien de la fin de sa vie. Il vécut à Rome, protégé par Domitien et plus encore par l'impératrice Domitia[7]. Il fut, du reste, très en faveur auprès des trois empereurs Flaviens : Vespasien, Titus et Domitien. La date de sa mort est inconnue : il vivait encore dans les premières années du second siècle, car il a écrit son autobiographie après la mort d'Agrippa, et ce prince mourut la troisième année de Trajan, en l'an 100. Eusèbe[8] affirme qu'on éleva à Rome une statue à Josèphe. II s'était marié trois fois. Pendant sa captivité à Césarée, il avait épousé une juive qu'il répudia pour se remarier à Alexandrie où il avait accompagné Vespasien. Il eut un fils de ce second mariage ; puis il divorça encore une fois pour épouser une autre juive Crétoise, de laquelle il eut plusieurs enfants.

Nous venons de résumer la vie de Josèphe en citant son propre témoignage. La critique de ce récit est difficile ; les moyens d'en contrôler l'exactitude nous manquent presque complètement : mais on éprouve en le lisant un sentiment naturel de défiance. L'auteur parle trop de lui dans ses écrits ; on le trouve à la fois léger et vaniteux. En outre, certains détails de sa narration sont décidément inacceptables. Les personnes qui savent ce qu'était alors la science rabbinique ne croiront jamais qu'il fût capable, à quatorze ans, de donner des instructions aux légistes de son temps. Sa prétention d'avoir étudié à fond les diverses tendances religieuses de son siècle et d'avoir lui-même été un Pharisien zélé est injustifiable. Il nous donne, dans ses histoires, des notions tout à fait erronées sur les Pharisiens, les Saducéens et les Esséniens. Le parallèle qu'il fait entre leurs doctrines et les philosophies de la Grèce n'a aucun fondement sérieux, et quand il passe sous silence les passions politiques des Pharisiens, assimilant bon gré mal gré, le pharisaïsme au stoïcisme, il commet là des erreurs d'autant plus impardonnables qu'elles sont intentionnelles. Il falsifie l'histoire dans son intérêt personnel et dans l'intérêt de son peuple ; car il lui fallait à tout prix se faire bien voir des Romains.

Ce n'est pas tout. Josèphe, en parlant de lui dans ses écrits, prend toujours le ton d'un accusé qui se défend. On sent que des reproches graves lui étaient faits par ses compatriotes et qu'il avait à se justifier devant eux. Nous le savons, du reste. Juste de Tibériade avait écrit, lui aussi, l'histoire de la guerre juive, et il y accusait Josèphe de trahison envers sa patrie. Celui-ci dirigea son autobiographie toute entière contre Juste de Tibériade. Toute l'histoire du siège de Jotapata, avec la prédiction qui la termine, a une couleur légendaire très prononcée. S'il s'étend ainsi sur sa conduite en Galilée, sur le rôle qu'il a joué dans cette province, c'est certainement que l'opinion publique lui était ici défavorable et qu'il avait à se réhabiliter devant elle. Josèphe nous apparaît dans tout ce récit, comme un homme plein de confiance en lui-même et qui, à l'heure de la défaite, n'a pas eu la même force morale que ses compatriotes égarés et enthousiastes si nombreux autour de lui. Plus tard, quand il écrivit l'histoire de cette guerre, il n'eut pas davantage le sentiment de la grandeur de la lutte qu'il racontait. Il alla jusqu'à démentir froidement l'espérance messianique, en appliquant à Vespasien les prophéties des livres saints[9], et il prétendait connaître les Pharisiens ! et être lui-même un Pharisien ! Du reste, il n'a pas assez de talent pour peindre les événements sous leur vrai jour. Nous ne nierons pas cependant que l'intérêt ne l'ait rendu fort habile. Il voulait faire reconnaître aux Romains la grandeur historique de son peuple ; sa nation était haïe et il a essayé dans ses écrits de la relever aux yeux de ses détracteurs, sans pour cela renier la foi mosaïque et sans méconnaître ouvertement les traditions reçues. Lui-même professait une philosophie rationaliste assez inoffensive, celle du déisme et de la morale naturelle.

Il nous reste quatre écrits de Josèphe : 1° Πέρί τοϋ Ιουδαικοϋ πολέμου, la Guerre Juive, ou De Bello Judaïco[10]. Il a divisé cet ouvrage en sept livres[11]. L'histoire même de la guerre est précédée d'une introduction qui embrasse tout le premier livre et la moitié du second et qui raconte les faits accomplis depuis Antiochus Épiphane (175 avant J.-C.) jusqu'à la déclaration de guerre (66 ans après J.-C.). La fin du second livre nous raconte la première année de la guerre. Josèphe s'y montre assez médiocre historien ; il ne nous rapporte point les vraies causes du soulèvement des Juifs ; il ne parle ni des tendances des partis, ni de la politique suivie par les Romains ; il se borne au rôle de chroniqueur qui enregistre les faits.

Du troisième au septième livre, c'est le témoin oculaire qui parle, et la lecture devient vraiment émouvante. Le troisième livre traite de l'insurrection en Galilée (67 après J.-C). Les quatrième, cinquième et sixième racontent les autres faits de la guerre et le siège de Jérusalem ; le septième, enfin, relate les derniers événements jusqu'à la défaite définitive des insurgés. Josèphe avait d'abord écrit cette histoire en langue aramaïque ; plus tard, il la traduisit lui-même en grec. Pour la rédaction de cet ouvrage, il a, avant tout, utilisé ses souvenirs personnels. Il semble, en particulier, avoir été bien renseigné pour le siège de Jérusalem. Il nous raconte qu'il prenait des notes pendant les opérations et qu'il avait, par les déserteurs, de fréquents rapports sur ce qui se passait dans la ville[12]. Vespasien et Titus auxquels il remit son ouvrage, reconnurent, dit-il, la parfaite exactitude de son récit. Il date probablement de la fin du règne de Vespasien[13]. 2° Ίουδαϊκή άρχκιολογιά, l'Histoire ancienne des Juifs ou les Antiquités Judaïques traite en vingt livres l'histoire du peuple juif, depuis les origines jusqu'à la déclaration de guerre aux Romains (66 après J.-C). Les dix premiers livres répètent les faits racontés dans l'Ancien Testament et nous mènent jusqu'à la captivité de Babylone. Le livre onzième raconte les événements accomplis depuis le règne de Gyrus jusqu'au règne d'Alexandre le Grand, le douzième se termine à la mort de Judas Macchabée (160 av. J.-C.) ; le treizième à la mort d'Alexandra (67 av. J.-C.) ; le quatorzième au début du règne d'Hérode le Grand (37 av. J.-C.). Le règne de ce prince, mort en l'an 4 av. J.-C, est raconté dans les quinzième, seizième et dix-septième livres. Enfin, les trois derniers rapportent les événements accomplis depuis la mort d'Hérode jusqu'à l'an 66 ap. J.-C, date de la déclaration de guerre. Josèphe, pour les premiers livres de son histoire jusqu'à Néhémie, n'a pas eu d'autres sources à sa disposition que l'Ancien Testament, dont il abrège ou développe le contenu ; il a dû emprunter ses développements à la tradition rabbinique[14]. Il est très incomplet et insuffisant pour l'époque écoulée de Néhémie à Antiochus Epiphane (440-175 av. J.-C), ce qui est d'autant plus regrettable qu'il est pour nous le seul historien de cette période. Or, il semble n'avoir eu aucune idée de son importance exceptionnelle et du développement que prit alors le judaïsme. Il ne nous parle ni de l'origine delà Synagogue, ni de celles du Pharisaïsme, du Saducéïsme, de l'Essénisme. Pour l'histoire des Asmonéens, il a utilisé le premier livre des Macchabées, Polybe, Strabon et Nicolas Damascène. Il parait avoir été très bien renseigné sur le règne d'Hérode le Grand. En revanche, il l'est fort mal sur ses successeurs, sauf sur les deux Agrippa. C'était de l'histoire contemporaine et il pouvait interroger les témoins et les acteurs des faits qu'il rapportait. Josèphe écrivit son ouvrage des Antiquités judaïques sur la demande d'un certain Épaphrodite dont il était le client[15]. Celui-ci, qui ne savait pas l'hébreu et qui ne comprenait pas bien les Septante, engagea Josèphe à composer une histoire de son peuple à l'usage des Gréco-Romains. Cette proposition fut accueillie avec empressement. Ce grand travail n'était donc pas destiné par l'auteur à ses compatriotes, mais aux païens ; il veut relever les Juifs à leurs yeux ; on les accuse de ne pas avoir d'histoire, de ne pas avoir de héros ; il va prouver le contraire, raconter la haute antiquité de son peuple, les grands faits de son passé, et l'arracher au mépris qu'on lui montre[16].

Tout en racontant l'histoire des Juifs, il ne perd pas de vue son apologie personnelle et répond aux attaques de Juste de Tibériade. Disons à la louange de Josèphe qu'il ne fit rien pour perdre son rival, ce qui lui aurait été facile, puisqu'il était bien vu à la cour. Il se borna à se défendre par la plume et il le fit, du reste, assez faiblement, se contentant d'en appeler aux approbations officielles de Titus et d'Agrippa II. Cet ouvrage des Antiquités judaïques fut écrit en plusieurs fois[17] et achevé l'an 13 de Domitien (93-94 ap. J.-C).

L'autobiographie (vita). Cet ouvrage n'est pas, comme on pourrait le croire d'après le titre, un récit de la vie de Josèphe, mais une apologie de sa conduite en Galilée (66-67 ap. J.-C), lorsqu'il y commandait en chef les forces juives pendant l'insurrection (§ 7-§ 74). Les paragraphes 1-6 et 75-76 ajoutent à cette apologie quelques détails biographiques, servant d'introduction et de conclusion. C'est encore pour répondre à Juste de Tibériade, qui, dans ses écrits, avait présenté les faits sous un jour peu favorable à Josèphe, que celui-ci rédigea ces quelques pages vers la fin de sa vie.

Contre Apion, ou de la haute antiquité du peuple juif, ouvrage en deux livres, écrit en réponse aux attaques d'Apion, savant égyptien, qui, cinquante ans auparavant, avait contesté, non sans une certaine érudition, l'ancienneté de la religion juive, ce qui, aux yeux d'un grec, lui enlevait tout crédit et tout prestige. Le livre d'Apion avait été beaucoup lu vers le règne de Tibère, et était encore célèbre. Josèphe y répond dans un plaidoyer plein de parti pris et sans aucune valeur critique. Il y cherche à justifier les Juifs de tout les bruits qui circulent contre eux. Cet ouvrage fut écrit après l'an 93[18].

Outre ces quatre écrits, on trouve souvent dans les éditions de Josèphe le Quatrième livre des Macchabées, intitulé aussi : De l'empire de la raison. Les Pères de l'Eglise lui en attribuaient la rédaction[19]. Les critiques modernes sont d'accord pour nier que cet ouvrage soit de lui. Cependant M. Reuss ne se prononce pas et ne trouve pas décisifs les motifs invoqués contre son authenticité[20].

Un important écrit de Josèphe a été perdu. Il y fait allusion plusieurs fois dans les Antiquités judaïques en disant : καθώς καί έν άλλοις δεδηλώκαμεν[21]. Les citations qu'il fait de ce écrit perdu se rapportent toutes à l'histoire des rois Séleucides[22].

Dans l'antiquité et dans l'Eglise du moyen-âge, Josèphe jouit d'une réputation que peu d'historiens ont eue. Renié par les Juifs, inconnu des Talmudistes, il avait été adopté par les chrétiens comme un des leurs. Ses écrits complétaient pour eux l'Histoire sainte et en confirmaient la vérité. De plus, ses récits de l'Ancien Testament étaient plus faciles à lire que l'Ancien Testament lui-même. Il n'avait point de passages didactiques ni de développements abstraits, et se bornait à narrer les faits en les peignant sous de vives couleurs. Son histoire des Hérodes était un commentaire excellent des Evangiles, et sa narration du siège de Jérusalem fut longtemps une des bases de l'apologétique chrétienne, le Christ ayant prédit dans ses discours eschatologiques les faits mêmes qu'il racontait. Enfin, il parlait de Jean-Baptiste[23], de Jésus-Christ[24], de saint Jacques[25]. Ses ouvrages formaient donc une sorte de supplément à la Bible et ils acquirent par là une immense popularité.

On en fit des éditions chrétiennes. Ces éditions chrétiennes parurent de très bonne heure, car son passage sur Jésus-Christ ne nous est parvenu qu'interpolé par les chrétiens ; peut-être même a-t-il été entièrement composé par eux. Ce passage, où Jésus-Christ est expressément désigné comme le Christ annoncé par les prophètes, servit pendant des siècles à défrayer l'apologétique.

Voici ce passage : Dans ce temps vécut Jésus, homme sage, si toutefois il est permis de ne voir en lui qu'un homme. Car il accomplit des œuvres admirables, il fut le maître de ceux qui trouvent du plaisir à recevoir la vérité. Il attira à lui plusieurs Juifs et même plusieurs païens. Il était le Christ (ό Χριστός ούτος ήν). Quand Pilate, auquel l'avaient dénoncé les principaux de notre nation, l'eut condamné au supplice de la croix, ceux qui l'avaient aimé if d'abord n'ont pas cessé de l'aimer. Il leur apparut, en effet, le troisième jour, vivant, comme les divins oracles l'avaient prédit, ainsi que mille autres choses étonnantes sur lui. Le peuple des chrétiens, qui a reçu ce nom à cause de lui, subsiste jusqu'à aujourd'hui.

L'authenticité de ce morceau finit cependant par être mise en doute et, au dix-septième siècle, il n'était plus défendu par personne. On comprend, du reste, que les Pères de l'Eglise aient accueilli avec enthousiasme un historien juif qui leur fournissait des armes si commodes pour la conversion des Juifs et des païens. Justin Martyr, Clément d'Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe, Basile, Grégoire de Nazianze, le portaient aux nues ; Jérôme l'appelle le Tite-Live grec. Sa renommée fût si grande au moyen-âge qu'une réaction était inévitable, et dans les temps modernes on a parfois trop rabaissé Josèphe. Le personnage lui-même est certainement peu intéressant : vaniteux et prétentieux, il a le tort de se prendre sérieusement pour un grand écrivain. S'il n'a pas été absolument traître à sa patrie, puisqu'il a cherché à justifier les Juifs des accusations qui pesaient sur eux, cependant il a accepté la faveur des Romains, et en particulier des empereurs, qui avaient anéanti sa nation.

Comme écrivain, nous ne devons pas le comparer aux grands classiques, ce serait injuste, mais aux autres historiens de son temps, et il tient parmi eux une place honorable. Si son style est artificiel, si sa rhétorique est déplaisante, ce sont-là des défauts dont son époque est plus coupable que lui-même. Quand ses sources sont bonnes, il sait les utiliser ; il lui arrive même de les critiquer avec intelligence[26]. Le reproche le plus grave à lui faire est d'avoir quelquefois falsifié l'histoire dans son intérêt personnel. Il prétend, par exemple, que la haine de son peuple pour les Romains n'était que le crime isolé de quelques fanatiques, quand il sait fort bien que sa nation toute entière partageait la haine de l'étranger. C'est encore le vain désir de cacher les passions politiques de ses compatriotes et la prétention de trouver, en Judée comme en Grèce, des écoles de philosophie stoïcienne ou épicurienne, qui lui a fait dénaturer la vraie physionomie des partis religieux en Palestine. On peut affirmer, toutefois, que l'ensemble de ses récits est exact, autrement il n'aurait pas osé en appeler au témoignage de Vespasien, de Titus et d'Agrippa. Quand il mourut, il préparait un grand ouvrage sur Dieu et son essence et sur la loi de Moïse[27].

 

3° LES TALMUDS.

 

Après la restauration d'Esdras et de Néhémie, lorsque le peuple fut tout entier devenu fidèle et que la Loi fut lue régulièrement dans les synagogues, il se forma des collèges de docteurs plus spécialement versés dans l'étude du texte sacré et dans son interprétation. Ces docteurs de la Loi, appelés aussi scribes[28], étaient consultés dans les cas difficiles. Ils prenaient la parole à la synagogue pour donner, de la lecture qui venait d'être faite, un commentaire instructif à la fois et édifiant. Ils eurent bientôt une grande influence ; leurs paroles les plus remarquables étaient retenues de mémoire par leurs disciples. Ceux-ci les citaient ; elles passaient de bouche en bouche ; elles se conservaient. Peu à peu ces paroles prononcées par des maîtres vénérés prirent une autorité religieuse considérable. Quelques-uns de ces développements des scribes devinrent même presque indispensables à quiconque voulait observer fidèlement la Loi. Prenons, par exemple, le commandement qui interdisait tout travail le jour du Sabbat : cet ordre à la fois vague et absolu avait besoin d'être commenté. Assurément, certain travail, était permis : on pouvait se lever, se vêtir, manger et boire ce jour-là, on pouvait marcher, puisqu'on devait aller à la Synagogue. IL fallait donc expliquer nettement ce qui était permis et ce qui était défendu. Les scribes le firent ; ils découvrirent trente-neuf espèces d'occupations interdites[29].

Ce commentaire important devait naturellement être connu de tous. Il formait, avec les commentaires semblables sur les autres parties de la Loi, une sorte de seconde Loi développant et précisant la première, l'entourant d'une haie, c'est-à-dire de préceptes qui la protégeaient et aidaient à son observation[30]. On ne manqua pas, quand un certain nombre de générations de docteurs de la Loi eurent passé, de faire remonter les paroles des plus célèbres d'entre eux jusqu'à Moïse. Ce n'était pas eux, disait-on, qui avaient prononcé les premiers ces paroles. Elles leur avaient été transmises. C'est Moïse qui en est l'auteur. En réalité, il n'y avait pas eu de scribes avant Esdras ; il n'y avait pas une seule de ces traditions orales, sur la manière d'appliquer la Loi, qui remontât même à l'exil. Toutes dataient au plus tôt de la Restauration, et la plupart y étaient très postérieures ; mais il fallait, pour que la Loi orale eût autant d'autorité que la Loi écrite, l'attribuer à Moïse lui-même. Il fut donc convenu que Moïse avait donné, outre sa Loi écrite, une Loi orale aussi importante qu'elle, destinée à développer et à expliquer la première. Cette Loi orale, transmise de Moïse aux soixante-dix anciens, des soixante-dix anciens aux membres de c la grande Synagogue[31], était parvenue, passant de génération en génération, jusqu'aux écoles des docteurs de la Loi florissant au premier siècle. Hillel, le plus remarquable d'entre eux, songea le premier à écrire ces traditions orales. Devinant peut-être des cataclysmes tels que la tradition orale pouvait se perdre, il jugea prudent de la fixer par récriture, Il est certain que de son temps, à Jérusalem, on rédigea un texte, recueil des principales traditions rangées sous six titres déterminés. Nous ne savons ce que devint ce texte et s'il contribua dans une mesure quelconque à la rédaction de celui qui nous a été conservé et qui fut rédigé beaucoup plus tard. Si Hillel songea à mettre un peu d'ordre dans les traditions en usage de son temps, ce fut surtout Rabbi Aquiba, au commencement du second siècle, qui se préoccupa de classer les traditions orales et les arrangea par ordre de matières. Ce code écrit prit le nom de Mischna. Il a été perdu lui aussi[32], nous ne possédons plus que la Mischna de Judas le saint, rédigée vers la fin du second siècle, mais elle relève directement de celle d'Aquiba. A cette époque, les docteurs Juifs ne faisaient plus que compiler les paroles de leurs prédécesseurs et n'avaient plus aucune originalité. Le mot Mischna a été traduit par Epiphane δευτέρωσις[33], répétition (de la Loi). Il répond peut-être davantage à reproduction de paroles sues par cœur ; ou leçons orales. La Mischna est divisée en six parties (Seder, sedarim) ; c'est la division de Hillel qui s'était conservée. Les six parties forment ensemble soixante-trois traités ; chaque traité est divisé en chapitres et chaque chapitre en versets. Cette Mischna, qui avait une autorité souveraine avant d'être écrite, en prit une plus grande encore quand elle fut rédigée. Pour la plupart des Juifs, elle remplaça la Loi. Le livre sacré était supplanté par le commentaire. Ce commentaire, cette Mischna, devenue la Loi, remplaçant la Thora qu'elle expliquait, fut expliquée à son tour, et les docteurs, après avoir lu la Mischna à leurs disciples, ne manquaient pas de leur donner un développement interminable de la lecture qu'ils venaient de faire. Ce développement, ils ne le puisaient pas dans leur propre fonds. Nous l'avons dit, à partir d'Aquiba il n'y eut plus de préceptes originaux en Israël ; ils le puisaient dans la partie de la tradition restée orale, ils disaient comment tel ou tel grand docteur du passé comprenait ce passage de la Mischna et il se forma une troisième Loi. Cette troisième Loi se fit à la fois dans deux endroits différents, dans les deux grands centres juifs des premiers siècles : Suraen Babylonie et Tibériade en Palestine. La Mischna avait, en effet, été portée à Sura par Abba Areka, surnommé Rab, disciple de Judas le saint. Ces commentaires nouveaux furent écrits à leur tour ; on les appela Guemaras (compléments). Il y en eut deux : la Guemara dite de Babylone, faite à Sura, et la Guemara dite de Jérusalem, faite à Tibériade. D'ordinaire, au lieu du mot Guemara, on emploie le mot Talmud (du verbe Lamad, apprendre), c'est-à-dire science, discipline, doctrine par excellence. Il y a donc deux Talmuds : celui de Babylone et celui de Jérusalem, et tous deux sont le développement et le commentaire de la Mischna. Celle-ci ne fait pas partie des Talmuds. Elle en a été seulement l'occasion. Elle a été le texte des discussions talmudiques, comme la Loi de Moïse avait été le texte à propos duquel la Mischna s'était formée.

On distingue dans la Mischna et dans les Talmuds deux sortes de développements. Ceux qui sont purement juridiques, qui se rapportent exclusivement à la Loi, et ceux qui sont destinés à édifier le lecteur, à nourrir son âme, à lui faire du bien. Tout ce qui se rapporte à l'étude exclusive de la Loi s'appelle halaka (règle de conduite) ; c'est l'élément légal de la tradition, le strict développement du texte qui précède, c'est-à-dire de la Thora pour la Mischna, de la Mischna pour les Talmuds. Les parties édifiantes, plus larges, plus populaires s'appellent Agada (récit, du verbe agid, s'exprimer). La première sorte d'exégèse, la halaka, était chère à l'école de Schammaï ; la seconde, l'agada, était préférée par les disciples de Hillel. L'enseignement de Jésus dans le sermon sur la montagne, dans les paraboles, certaines parties des épîtres de saint Paul, se rattachent à l'Agada.

La Mischna est écrite en hébreu. Voici les titres des six livres qui la composent :

1° Des semences. Il traite des lois sur l'agriculture, des bénédictions ou prières, des dîmes dues aux prêtres, aux lévites, aux pauvres, de Tannée sabbatique, des mélanges interdits dans les plantes, les animaux, les vêtements ;

2° Des Fêtes. Il traite des cérémonies accomplies les jours de fête et des travaux qui y sont interdits ;

3° Des Femmes. Il traite du mariage, de la famille, du divorce, etc. ;

4° Des Dommages. Il traite de la législation civile et criminelle, de l'idolâtrie, du sanhédrin, tribunal suprême, et se termine par le fameux traité des Pères, recueil des anciennes maximes des rabbins ;

5° Des Saintetés (sacrifices offerts au temple et description du temple) ;

6° Des Purifications (lois sur la pureté).

Ce simple énoncé suffit à montrer l'importance capitale de la Mischna dans l'étude que nous entreprenons. On peut dire qu'elle est une source jamais tarie des renseignements les plus étendus à la fois et les plus circonstanciés sur la vie juive au premier siècle. Elle date de l'époque de Jésus-Christ, car si elle a été rédigée longtemps après lui, elle est cependant le résumé fidèle et sûr de ce que pensaient et disaient ses contemporains. Nous croyons même que les traditions qui sont à sa base sont au moins de deux siècles antérieures à l'ère chrétienne.

Le Talmud ou Guemara de Babylone renferme, nous l'avons dit, les discussions des écoles de Babylonie et en particulier de celle de Sura. Commencé par Asché, continué par son fils Mar, et par son disciple Marimor, il ne fut achevé que vers l'an 550. C'est un énorme recueil qui, traduit et imprimé, ne renfermerait pas moins de soixante volumes in-8° ; et cependant le style en est concis jusqu'à l'obscurité. Il est écrit en araméen. Nous lui ferons quelques emprunts mais en petit nombre, car il ne reproduit que très imparfaitement la physionomie du Judaïsme de Palestine. Le Talmud de Jérusalem, au contraire, écrit aussi en araméen, et rédigé à Tibériade, aura pour nous une réelle importance. Il fut écrit vers 350, il est donc plus ancien que l'autre ; plus court aussi puisqu'il ne renferme que la matière de 12 vol. in-8°.

D'ordinaire, on comprend la Mischna dans les Talmuds, et, dans le titre de cet ouvrage, nous avons suivi cet usage. L'expression les Talmuds implique pour nous la Mischna qui en est le texte aussi bien que les Guemaras qui en sont le développement. Cependant cette expression est impropre, nous l'avons expliqué ; les Talmuds ne sont, exactement parlant, que les Guemaras. A vrai dire, la Mischna est la principale source rabbinique du livre que nous publions. Elle est courte, facile à consulter et a l'avantage de reproduire très exactement une époque voisine du premier siècle, sinon le premier siècle lui-même. Les Guemaras sont beaucoup plus longues à lire et leur étude est des plus fastidieuses. Elles sont très mal faites, ou plutôt ne sont pas faites du tout. Elles nous offrent, jetées pêle-mêle, et dans une confusion inextricable, les discussions des rabbins. Il n'y a, dans ces pages interminables, ni style, ni ordre, ni talent ; la langue en est aussi déplorable que la pensée, la forme que le fond. L'une est barbare, l'autre est inintelligible. C'est un fatras, un insupportable fatras dont l'ensemble forme un des ouvrages les plus repoussants qui soient au monde. Il faut le lire cependant, car on y trouve çà et là une perle précieuse. Elles sont rares, mais belles, et il vaut la peine de les chercher quand on sait qu'il s'agît de deviner un monde disparu, de reconstituer une société perdue, le monde et la société dans lesquels a vécu Jésus. Mais quel contraste entre l'Évangile et les Talmuds ! Se dire que ces deux livres sont sortis de la Palestine, presque à la même époque, confond l'imagination. On nous affirme quelquefois que le christianisme est naturellement sorti du Judaïsme de son temps, que la plupart des maximes évangéliques avaient été prononcées avant l'ère chrétienne et que le noble et doux Hillel a été le frère aîné de Jésus. Eh bien, ces affirmations ne correspondent à aucune réalité historique. Le meilleur traité de la Mischna, le Pirké both, est séparé par un abîme des préceptes de la morale évangélique. Nous avons étudié le Judaïsme du temps de Jésus avec la plus grande sympathie, désireux de le trouver plus près du Nouveau Testament que ne le pensent en général les chrétiens, et de découvrir les précurseurs du Christ. Nous croyions même d'avance à cette découverte. Nous avons parlé ailleurs de libéraux[34], précédant Jésus-Christ et préparant les voies à une réforme. Nous déclarons ici qu'une étude plus attentive du Judaïsme du premier siècle a modifié nos vues sur ce point. L'Evangile a été préparé par l'Ancien Testament, par les prophètes, mais nullement par les rabbins et par les écoles des scribes. Hillel n'a jamais été un libéral au vrai sens de ce mot. Il est resté toute sa vie un casuiste comme les autres, et il faut en finir avec la plaisanterie du libéralisme de Hillel. Les Talmuds que nous avons étudiés avec le désir d'y trouver quelque chose de vrai et de grand, un peu de largeur, un peu d*air respirable et de vie pour l'âme, les Talmuds ne sont, répétons-le, que le fatras le plus incompréhensible, le livre le plus ennuyeux et le plus ridicule qu'on puisse imaginer. Nous ne craignons pas d'être démenti par personne, sauf par les Israélites modernes, cela va sans dire — car ils jugent cette question avec un parti pris évident. L'Évangile a été la lumière brillant tout à coup au sein des ténèbres. Il est le contraire de ce qu'on pensait et disait de son temps. Loin d'être préparé par son milieu, il a été avant tout une réaction formidable et implacable contre lui. Son apparition subite ne peut s'expliquer autrement. Il est une réaction. Le contraste est absolu entre la parole de Jésus et la parole des scribes. Jésus a été donné aux hommes. Il venait de Dieu et Dieu le leur a livré. Tel est le résultat impartial, scientifique, purement désintéressé, des longs travaux auxquels nous nous sommes adonné et nous bénissons Dieu de nous avoir mis au cœur d'entreprendre une étude dont notre foi sort ainsi fortifiée[35].

 

 

 



[1] Vita, §1 ; D. B. J., préface, § 1.

[2] Vita, § 2.

[3] D. B. J., II, 20, 4 ; Vita, § 7.

[4] Vita, § 7 - 71.

[5] D. B. J., III, 6-13.

[6] D. B. J., IV, 10, 7.

[7] Vita, § 76.

[8] Histoire ecclésiastique, III, 9.

[9] D. B. J., V, 5, 4.

[10] Vita, § 74.

[11] Antiq. Jud., XIII, 10, 6.

[12] Contre Apion, I, 9.

[13] Contre Apion, I, 9 ; Vita, § 65.

[14] Voyez Hartmann : Die enge Verbindung des alten Testaments mit dem neuen, 1831, p. 464-514.

[15] Antiq. Jud., I ; Contre Apion, II, 41 ; Vita, § 76.

[16] Antiq. Jud., XVI, 6, 8.

[17] Préface, § 2.

[18] I, 10.

[19] Eusèbe, H. E., 3, 10 ; Jérôme, Catal. script. eccl.

[20] Revue de théologie de Strasbourg, année 1859, p. 270.

[21] Antiq. Jud., XIII, 2, 1 ; 2, 4 ; 4, 6 et 5, 11.

[22] Nous avons utilisé l'édition des œuvres complètes de Josèphe publiée par Firmin Didot en 1845 : Φλαβιού Ίωσηποϋ τά Εύρισκόμενα, 2 vol. in-8°, édit. Dindorf.

[23] Antiq. Jud., XVIII, 5, 2.

[24] Antiq. Jud., XVIII, 3, 3.

[25] Antiq. Jud., XX, 9, 1.

[26] Antiq. Jud., XIV, 1, 3 ; XV, 6, 3 ; XVI, 7, 1 ; XIX, 1, 10 ; XIX, 1, 14.

[27] Antiq. Jud., I, 1, 1 ; I, 10, 5 ; III, 5, 6.

[28] Nous traiterons en détail de l'origine des Scribes et de leurs fonctions, Livre II, chapitre III.

[29] Voir Livre II, chapitre VII, Le Sabbat.

[30] C'est la παράδοσις τών πρεσβυτέρων dont il est parlé Ev. de Mat., XV, 2 ; Ev. de Marc, VII, 3.

[31] Pirké Aboth, I, 1. Voir Livre II, chapitre II, Hillel et Schammaï, et chap. III, Les Docteurs de la Loi.

[32] Epiphane, hœr., XV, 33, 9 ; Talmud de Babylone, Horajoth, 13 b.

[33] Epiphane, hœr., XV, 33, 9.

[34] Les Idées religieuses en Palestine à l'époque de J.-C., chap. XII, Les libéraux.

[35] Outre les Talmuds, nous utiliserons quelques ouvrages dans lesquels se sont aussi fixées les traditions des rabbins, on les appelle Midraschim (pluriel de Midrasch, interprétation, commentaire. Le verbe darasch signifie fouler aux pieds et par ext. scruter, étudier). Les Midraschim sont des commentaires bibliques. Les plus anciens sont contemporains de la Mischna. Ce sont le traité Mechilta sur une partie de l'Exode, le traité Sifra sur le Lévitique, le traité Sifre ou Sifri sur les Nombres et le Deutéronome.

Les citations fréquentes faites de ces ouvrages dans les Talmuds prouvent leur ancienneté. Ils datent au moins de l'époque d'Aquiba (commencement du second siècle).

Enfin nous aurons l'occasion de citer quelques traités d'histoire, le Megillah Taanith (livre du jeûne) et le Seder olam ou Seder alam rabba, explication de l'histoire biblique depuis Adam jusqu'à Alexandre-le-Grand avec quelques notes sur l'époque qui a suivi la mort d'Alexandre.