CHARLOTTE DE CORDAY

UNE ARRIÈRE PETITE-FILLE DE CORNEILLE

 

CHAPITRE VIII. — LA VIERGE AU COUTEAU.

 

 

13 JUILLET — LE PALAIS-ROYAL — ELLE ACHÈTE LE COUTEAU — ELLE VIT L'HISTOIRE DE JUDITH — VISITES CHEZ MARAT — SIMONNE EVRARD — L'APPARTEMENT DE MARAT — L'ARRESTATION — L'INTERROGATOIRE

 

LE 13 juillet, Adam Lux qui devait mourir sur l'échafaud pour avoir, par son admiration, célébré l'amour exalté que lui avait inspiré Charlotte de Corday, publiait une brochure. A la Convention, Robespierre lisait un rapport de Le Pelletier sur l'instruction ; les neuf Orléanais condamnés pour l'attentat contre Bourdon étaient exécutés ; près de Vernon, c'était l'engagement de Pacy-sur-Eure et la bataille de Récourt qui, par la déroute des troupes de Puisaye, mettait fin au soulèvement du Calvados et déterminait la fuite des Girondins.

De grand matin, dans sa chambre d'hôtel, Mlle de Corday revêt la robe brune rayée dans laquelle l'a décrite Simonne Evrard. Elle était en deuil de sa grand'mère depuis le 21 janvier 1793, croit-on. Les étoffes rayées étaient-elles considérées comme demi-deuil ? En tout cas, elle avait à son chapeau des rubans verts. Elle épingla sous son corsage l'Adresse aux Français et son acte de baptême. Dès six heures, elle se rend au Palais-Royal. C'est une belle matinée d'été sur Paris. Les rumeurs de la ville sont ici atténuées et diluées dans le soleil qui se joue sur le gravier et qui s'étale sous les galeries, tandis qu'en face l'autre côté demeure noyé dans une ombre fraîche. A pareille heure, les magasins sont fermés. Peut-être, — Charlotte le dit au cours de son interrogatoire — tourna-t-elle autour du jardin et les visions de son pays défilèrent-elles devant sa pensée, tendue vers un unique objet. En Normandie, le jour est limpide ; les brumes sont dissipées ; la campagne apparaît comme à travers un voile humide et léger. Les bestiaux mugissent. Les chiens jappent et l'air est sonore. Les poules gloussent, les coqs chantent gaiement pour saluer la clarté renaissante. Les roues des charrettes grincent le long des pentes, où elles écrasent les cailloux. Se revit-elle apprenant à lire dans Corneille, sous le crucifix de l'abbé de Corday, jusqu'à la date où, après la mort de sa mère, elle fut interne au couvent ? Se vit-elle entrant chez Mme de Bretteville ? La vieille demeure aussi commençait à s'éveiller. Leclère circulait à travers les appartements. Les craquements familiers retentissaient, et Mme de Bretteville allait bientôt sonner sa femme de chambre pour qu'elle poussât les volets... Si peu encline que soit Charlotte à céder aux évocations déprimantes, elle doit pourtant ne pas éteindre tout de suite ces apparitions ; elle doit songer que ce 13 juillet qui s'ouvre sous un ciel lumineux s'achèvera pour elle sur l'ombre du sépulcre. Elle était déjà détachée du monde ; elle n'était pas responsable si elle sentait s'échapper de son cœur, au moment de le quitter, tout ce qu'elle y avait chéri dans la pureté de son âme.

On a raconté qu'assise sur un banc elle eut avec un enfant un émouvant colloque. Cette anecdote ne repose sur aucun fondement, si poétique qu'elle soit. Il n'en est fait mention dans aucune déposition et par aucun témoignage. Charlotte dit elle-même qu'elle parcourut le Palais-Royal. Une à une s'ouvraient les devantures. Mlle Dupin, dans un article, rapporte qu'elle fit de nombreuses emplettes dont on l'aurait chargée. Cette chronique date de 1833. Sur quelle preuve est-elle établie ? Mlle de Corday quitta Caen presque subitement et son départ avait été tenu secret. A supposer qu'elle eût été chargée de ces commissions, ce ne pouvait être que par des personnes de son intimité. Aucune trace n'en a été retrouvée au cours de la perquisition, à l'hôtel de La Providence. Il est vrai que Feuillard, le garçon, a soutenu qu'elle avait écrit trois lettres et qu'il les avait vues sur le lit. Prévenait-elle ses correspondantes qu'elle s'était exactement acquittée de la mission qu'elles lui avaient confiée ? C'est peu probable.

Cependant qu'elle poursuit sa flânerie, ses yeux sont comme éblouis par l'étalage d'un coutelier. M. G. Lenotre a pu établir qu'il se nommait Bardin, qu'il faisait tout ce qui concerne son état et qu'il avait sa boutique située à l'arcade 177. Avait-elle songé d'avance à l'instrument dont elle se servirait ? Un couteau avait-il obsédé son esprit ? Elle avait horreur des crimes : l'aspect du sang la remplissait d'effroi. A quelle impulsion a-t-elle obéi en achetant pour quarante sols ce couteau de table ? On ignore ce qu'il est devenu. Chabot l'a présenté à la Convention ; il a figuré comme pièce à conviction au Tribunal révolutionnaire. Il fut cause — remarqua Chauveau-Lagarde, le défenseur — de la seule émotion manifestée par l'accusée au cours de son procès : elle le repoussa de la main lorsqu'on le lui présenta pour le reconnaître. Hauer, dans son tableau, La Mort de Marat, le montre, d'après son premier dessin, avec un manche à clous ou à œillets, alors en usage ; sur son second croquis on ne voit que la lame qui est longue et effilée. Le peintre, qui assistait à l'audience, l'a certainement pris d'après nature. A en croire le sieur Germain, d'Argentan, le manche aurait été de nacre et la lame courbe. Il aurait eu dix pouces de long et deux petits anneaux auraient permis de le suspendre. Albertine Marat l'aurait reçu en hommage, puis, redoutant d'être poursuivie pour recel d'armes, l'aurait donné à son ami Bureau. Enfin, Rétif de la Bretonne le décrit comme un petit couteau longuet et étroit. La preuve en est fournie par la blessure signalée dans le procès-verbal du chirurgien Pelletan. Un couteau de cuisine a une lame longue et flexible et n'a point de manche à virole. C'était donc un couteau de table de grandeur ordinaire. Vatel observe à ce sujet : Charlotte ne fait pas à Marat l'honneur d'un poignard. Elle a pris l'instrument le plus vulgaire, un couteau de table. Ainsi, nulle ostentation dramatique par elle, nul frais de mise en scène pour lui : un couteau de quarante sols acheté le matin même, voilà tous les préparatifs de Charlotte Corday. C'est ce qu'elle dit elle-même dans sa lettre à Barbaroux : Il ne méritait pas tant d'honneur, suffisait de la main d'une femme, et ailleurs, d'une femme sans conséquence.

Ainsi, dans cette destinée, tout — jusqu'au moindre détail — apparaît comme illuminé par l'abnégation. Le souvenir de Judith l'inspirait-il encore ou bien ne choisit-elle pas et prit-elle le premier objet venu ?

Il était trop tôt pour se présenter chez Marat. Elle entendit un crieur de journaux et, pour deux sols, acheta la feuille qu'il vendait. Elle y lut la condamnation prononcée la veille contre les prétendus assassins de Bourdon.

Ce Léonard Bourdon de la Crosnière, l'Orne, avait été instituteur à Paris, commissaire national près de la Haute-Cour d'Orléans, enfin député de la Convention. Envoyé dans le Loiret, en 1793, il s'y livrait avec ses comparses à des débauches sanguinaires. Une nuit, il passe, en état d'ivresse, devant le corps de garde de la Municipalité. Au qui vive ? de la sentinelle, ses compagnons et lui répondent en faisant feu. Léonard Bourdon reçoit dans le bras un coup de baïonnette. Il crie à l'assassin et fait comparaître devant le Tribunal révolutionnaire d'Orléans vingt-six citoyens innocents, dont neuf sont condamnés à mort. La ville est déclarée en état de rébellion. Les représailles exercées par Léonard Bourdon furent sévères. Le jour où Charlotte délivrait de Marat le pays, les neuf Orléanais expiaient leur crime imaginaire, et, vêtus de la chemise rouge des assassins, montaient à l'échafaud. L'auteur de cette exécution prononça en manière d'oraison funèbre : Cette petite saignée ne peut être guérie que par une grande. Bourdon était l'un des plus fidèles lieutenants de Marat.

Le récit de ce massacre était bien fait pour déclencher le geste d'une femme résolue à délivrer la France de l'un de ses tyrans. Eût-elle hésité, encore que dans la disposition de son esprit en un pareil moment, elle eût été électrisée par sa révolte.

A neuf heures, elle prend, place des Victoires, la voiture qui la conduira chez Marat. Elle se figurait sans doute qu'il suffirait de le nommer et qu'universellement connu le premier cocher venu la mènerait chez lui. Celui à qui elle s'adressa ignorait l'adresse de Marat et dut se renseigner auprès de ses camarades. Avec une présence d'esprit remarquable, pressentant qu'elle aurait à y retourner, elle la note sur un bout de papier qu'elle conserve par devers elle. La voici dans une sorte d'hypnose, cahotée par les rues. Elle répétait peut-être : Le ferai-je ? ne le ferai-je pas ? Et elle se représentait la scène, brutale et rapide. De temps à autre, elle devait toucher sur sa poitrine l'Adresse aux Français et aussi le couteau dans sa gaine. Elle va à son triomphe, non à sa mort. Son cœur bondit-il dans son sein ? Elle est une martyre, ayant accepté son supplice au nom de sa foi, elle est Polyeucte courant, avec son zèle de néophyte, renverser les idoles... Peut-être, au contraire, le calme parfait lui permet-il de régler ses gestes et de montrer une extrême clairvoyance. Elle n'est pas lasse : elle a dormi d'un sommeil tranquille ; elle a eu le temps de se recueillir au Palais-Royal. Il y a des mois qu'elle a mis d'accord avec elle-même sa conscience et qu'elle l'a réduite à l'obéissance de la raison d'État. Est-elle curieuse de voir le spectacle qui s'agite à droite et à gauche de la voiture ? Elle manifestera sur l'échafaud une étrange et bouleversante curiosité qui a pu lui permettre d'examiner hommes et choses le long de ce parcours. Au contraire, est-elle bridée, sourde aux rumeurs qui bruissent autour d'elle, ignorant tout du monde, hormis que dans quelques instants va se jouer avec le sien — qui compte pour peu — le sort de sa patrie ? Elle le croit avec une certitude inébranlable, avec cette ferveur qui dévore les exaltés.

Elle arrive devant le repaire du monstre.

Au numéro 20 de la rue des Cordeliers, depuis rue de l'École-de-Médecine, s'élevait cette demeure bourgeoise, d'un type banal à la fin du XVIIIe siècle. On la désignait communément sous le nom d'hôtel de Cahors. En 1793 elle était la propriété indivise entre Mme Antheaume de Surval et son cousin Fagnau, liquidateur de la dette publique. Les loyers rapportaient 4.000 francs, sur lesquels Marat — plus exactement Simonne Evrard, au nom de laquelle avait été loué le logis — payait pour sa part 450 francs. Charlotte passa rapidement sous la porte cochère légèrement cintrée, entre deux boutiques, et pénétra dans la courette, où circulait peu d'air. Il y avait un puits dans l'angle. A droite, sous une arcade, un escalier. C'est là qu'habitait, au premier étage, celui qu'elle était venue châtier. La concierge, la femme Marie-Barbe Aubain, mariée au citoyen Pain, l'arrête. Repoussée, Charlotte s'éloigne. Que fit-elle ? Où alla-t-elle ? Erra-t-elle le long de cette rue des Cordeliers qui joignait le numéro 2 de la rue Racine à la rue Haute-feuille ? Peu après, elle revint pour la seconde fois. Les déclarations de Simonne Evrard et de la femme Pain en font foi. Il devait être environ onze heures et demie. Cette dernière — la femme Pain — a affirmé au procès que Mlle de Corday se présenta deux fois différentes dans la matinée chez le citoyen Marat ; que la première fois elle lui a refusé la porte ; que la seconde fois elle est montée et redescendue tout de suite. Charlotte pénétra directement sous la large voûte qui abritait l'escalier et en gravit les marches de pierre. Une rampe en fer forgé décrivait un demi-cercle jusqu'au palier carrelé qui prenait jour sur la cour par deux fenêtres.

Le premier étage... C'est là derrière cette porte... Elle tire la tringle de fer agrémentée d'une poignée qui remplace le cordon de sonnette. Un bruit de pas... On ouvre. Un relent de friture empoisonne l'espace mal éclairé par le châssis vitré de la cuisine. Le sol de l'antichambre est recouvert de carreaux de terre et les murs sont tapissés d'un papier où, sur un fond blanchâtre, se dessinent des colonnes torses. Catherine Evrard apparaît. Dans sa déposition, celle-ci place la visite de Charlotte entre huit et neuf heures du matin. Est-ce donc dès la première fois qu'elle a réussi à passer, malgré la femme Pain ? Est-ce lors de la seconde qu'elle l'a arrêtée ? Il y a contradiction entre les deux témoignages. Catherine Evrard répond à Charlotte qu'il n'était pas possible de parler à Marat et elle s'en alla. M. Defrance raconte que Charlotte se présenta gantée et que Jeannette Maréchal, la cuisinière, lui ouvrit. Elle l'assura qu'elle avait à dire des choses très intéressantes et très pressées. Cependant qu'elle parlemente, arrive Simonne Evrard ; elle répond que Marat est malade et elle oppose à Charlotte un refus catégorique. Charlotte demande quand elle pourrait revenir, si c'était dans trois ou quatre jours. Simonne Evrard réplique qu'elle ne pouvait lui dire l'époque ni le jour auquel elle pourrait revenir, ajoutant même qu'il était inutile qu'elle revint, parce qu'elle ne parlerait pas à Marat, attendu qu'on ne savait pas quand il serait rétabli. Charlotte retourne à l'hôtel de La Providence.

Jusqu'à ce moment, elle avait été soutenue par la fièvre de l'action. Maintenant, ce seront de longues heures d'interruption peut-être : le décor réel est bien présent à son esprit. Marat est protégé par son entourage : c'est cette surveillance qu'il convient de tromper. De tromper ? Le mensonge répugne à Mlle de Corday. Elle aime se battre à visage découvert. Exposer sa vie est peu de chose, mais user de ruse est un moyen dégradant. Alors, elle se souvient de son maître Raynal qui a posé cet axiome qu'elle isole et qu'elle s'assimile : On ne doit pas la vérité à ses tyrans. Marat lui-même n'a-t-il pas menti à ses idées ? N'a-t-il pas menti aux principes républicains, ce qui est pire ? Enfin, il faut aboutir... Elle en a assez d'être rebutée : il faut franchir le barrage systématiquement établi par ces femmes... Il faut à tout prix parvenir jusqu'à la bête sauvage et lui enfoncer cette lame à la place où les autres hommes ont un cœur... Comment y réussir ? Puisqu'elle est condamnée à se servir d'un subterfuge, autant le faire avec habileté. Elle est Normande ; elle argumente en invoquant la raison qui devra le mieux exciter la curiosité de Marat. Elle lui avait écrit : Je viens de Caen. Votre amour de la patrie doit vous faire désirer connaître les complots qu'on y médite. J'attends votre réponse.

La brièveté même de ce billet indique que sa réflexion fut spontanée. Doit-on attribuer cette hâte à son inquiétude ? Doit-on y voir le désir de se débarrasser d'un mensonge nécessaire ?

Les heures sont lentes à s'écouler dans cette chambre d'hôtel. On se représente Mlle de Corday, refoulant les assauts de son imagination, dont elle cherche à briser l'élan. Son billet aura-t-il été remis à Marat ? Elle a inscrit son nom et son adresse, elle a dit qu'elle attendait la réponse, mais quand cette réponse lui parviendra-t-elle ? Si peu d'illusions qu'elle ait gardées sur l'issue de son acte, peut-être se dit-elle qu'il lui reste une chance bien précaire, mais une chance tout de même, de s'échapper, à moins qu'elle ne soit massacrée sur l'heure par la foule... Elle est impatiente d'achever sa besogne. Le souvenir de cette demeure la hante : le papier collé sur les murs du vestibule, elle doit le voir ; elle doit respirer l'odeur qui s'exhale de la cuisine ; les figures de ces femmes doivent se mouvoir devant elle... L'attente et la secrète angoisse l'épuisent. Il faut donc se disputer encore avec soi-même... Se répéter les motifs de sa détermination, évoquer la désolation de la France. Il faut se débarrasser de l'obsession : il faut atteindre Marat. Elle ira chez lui à sept heures. Les portes s'ouvriront-elles pour la laisser passer ? Comment les forcer ?...

Du succès qu'on obtient contre la tyrannie

Dépend ou notre gloire, ou notre ignominie...

Dans l'incertitude qu'elle traverse, elle se demande si les arguments politiques qu'elle invoque auprès de Marat suffiront pour que la consigne soit levée. Elle avait cherché à lui faire croire qu'elle avait des choses intéressantes à lui communiquer sur le Calvados. Évidemment, cette idée d'apprendre des détails sur les soulèvements du département le séduira. L'agitation de Charlotte doit grandir, comme la tempête sur les côtes de son pays lorsqu'elle secoue les chênes et qu'avec leurs branches elle éveille les voix des racines. L'inaction la déroute. Pour s'apaiser et pour prendre toutes les mesures, elle compose un second message. Celui-là est plus sournois. Elle connaît la réputation de bonté dont se flatte Marat. Elle la méprise. Elle n'admet pas que l'on puisse se dire charitable, qu'on puisse l'être, dans une certaine mesure, et, en même temps, massacrer son prochain. En touchant le point sensible de Marat, en caressant sa vanité, elle réussira dans l'accomplissement de son dessein ; la fatuité de cet homme sera sensible à la visite d'une femme qui l'implore... J'avoue, mandera-t-elle à Barbaroux, que j'ai employé un artifice perfide pour l'attirer à me recevoir, tous les moyens sont bons dans une telle circonstance... Elle s'adressera donc à sa prétendue pitié et, ayant par ce procédé de réflexion maté son trouble, elle pèse chaque mot qu'elle trace sur le feuillet :

Je vous ai écrit ce matin, Marat, avez-vous reçu ma lettre ? Puis-je espérer un moment d'audience ? Si vous l'avés reçue, jespère que vous ne me le refuserés pas, voyant combien la chose est intéressante. Suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre protection.

Sans signature. Le trait de la fin portera — elle en est sûre et cette certitude lui communique une tranquillité momentanée. Chercherait-elle encore une excuse ? Elle la découvrirait dans la Bible : Judith se présente chez Holopherne pour lui découvrir les secrets des Hébreux et lui donner les moyens de les prendre. Charlotte emploie le même artifice et, l'acte accompli, leur triomphe se ressemble. Judith : Vive le Seigneur... Voici la tête d'Holopherne... Notre Dieu l'a frappé par la main d'une femme... Et Charlotte de Corday : Je jouis délicieusement de la paix... Le bonheur de mon pays fait le mien. Il suffisait de la main d'une femme. Maintenant, elle croit que sa lettre parviendra à Marat et qu'elle sera efficace. A l'hôtel probablement, on l'avait renseignée sur la petite poste : le message doit arriver à Marat vers sept heures. Elle choisit ce moment pour retourner chez lui.

La lettre ne parvint pas à Marat. Au dos on lit : Au citoyen Marat, faubourg Saint-Germain rue des Cordeliers, à Paris et au-dessous la mention suivante : La présente n'a pas été remise à son adresse, devenue inutile par l'admission dé l'assassin, à sa dernière présentation, vers sept heures et demie de relevée, à laquelle elle a commencé son forfait. — Guellard.

Il existe plusieurs textes de lettres à Marat. On aurait tort de les attribuer à Charlotte de Corday. Plus éloquentes, plus persuasives par la forme, elles perdent de leur force avec leur manque de simplicité. Au surplus, elles ont été reconnues comme inexactes et comme n'étant pas de l'écriture de Mlle de Corday.

Maintenant il n'y a plus qu'à partir..., pas encore Marat est réputé pour apprécier les jolies femmes. Il sera d'autant plus accessible à la pitié que sa cliente sera plus attrayante de sa personne. Alors, Charlotte, qui répugnait à l'idée de plaire, qui avait repoussé les hommages de ses amis les plus délicats, n'hésite pas à se parer, pour séduire la brute. C'est peut-être le signe le plus caractéristique de son sacrifice ; cet abandon de sa pudeur — elle montrera à quel point elle est dans sa nature — est héroïque. Ici le rapprochement entre elle et Judith s'impose. Judith se lava le corps, elle répandit sur elle un parfum précieux, elle frisa ses cheveux... Elle se revêtit d'habits qu'elle avait accoutumé à porter au temps de sa joie... Dieu même lui ajouta un nouvel éclat, parce que tout cet ajustement n'avait pour principe aucun mauvais désir, mais la vertu seule... Et Charlotte soigna sa toilette. Le matin, Simonne Evrard l'avait vue habillée de brun ; Laurent Bas déclarera qu'elle était vêtue d'un déshabillé moucheté et coiffée d'un haut de forme, orné d'une cocarde noire et de trois cordons verts. Elle portait un éventail. Avant de sortir, elle fit appeler un coiffeur. Ce garçon perruquier, Person, âgé de dix-huit ans, employé rue des Vieux-Augustins chez Ferioux, son patron, se rendit à l'hôtel. Cependant qu'il la coiffait et lui mettait un œil de poudre, il apercevait par-dessus son épaule le couteau qu'elle avait acheté dans la matinée. Il était placé sur la table. Ce détail, remarque une note de Vatel, n'a qu'un intérêt : cela prouve l'exactitude du tableau, La Mort de Marat par Hauer, qui la représente poudrée. Elle jeta sur son élégant décolleté un fichu rose : elle était prête à affronter Marat.

Elle sort de l'hôtel. Elle se dirige vers la station de fiacres et dit à un cocher de la conduire rue des Cordeliers. Selon toute probabilité, la voiture traversa le Pont-Neuf et longea la rue Dauphine, pour s'arrêter, le cheval tourné vers ce qui est aujourd'hui le boulevard Saint-Michel. Ainsi la voiture eut à faire demi-tour pour la mener à l'Abbaye.

Il est sept heures du soir.

Cette fois, elle ne se laissera pas intimider par la concierge. Au surplus, la loge est vide. D'un pas assuré, elle franchit la cour et gravit les marches de l'escalier que déjà elle connaît. L'expression de son beau visage devait, en ces minutes, refléter l'intensité de son caractère. Elle est tranquille, d'une tranquillité effrayante. Sa main gantée tire la sonnette qui retentit... Des pas traînent de l'autre côté de la porte : Jeannette Maréchal se présente, tenant une cuiller qu'elle se dispose à remettre à Catherine Evrard pour préparer la potion de Marat. Dans l'antichambre, la femme Pain plie les journaux. Elle est borgne, elle observe la jeune femme élégante et, peut-être, se dessine sur sa figure un sourire hideux et complice qu'elle ménage aux visites de choix de son patron. Mais elle a reconnu sans doute Charlotte. Au même instant se présente un jeune homme, Pilet, depuis chef d'une importante imprimerie et fondateur du journal des Villes et des Campagnes. Il est venu apporter à Marat une facture. Il y avait aussi Laurent Bas, commissionnaire qui se tenait habituellement au coin de la rue des Cordeliers. Il s'occupait de l'expédition de L'Ami du Peuple et remettait les premiers exemplaires au Ministère de la Guerre. Laurent Bas apportait du papier de la maison Boichard, pour l'impression du journal, qui se faisait sur place. Pillet entra chez Marat. Il aperçut Charlotte. Ce devait être le dernier homme qui adressa la parole au tyran.

Celui-ci était dans son bain. Il le pria d'ouvrir la fenêtre et, après avoir vérifié la note, la lui rendit.

Le dernier fascicule du Publiciste de la République — numéro 242 — par Marat, était prêt à paraître en date du 14 juillet. Il portait en épigraphe ces mots : Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. Marat y dénonçait la paresse du Comité de Salut public et il accusait Barbaroux d'être un royaliste, ennemi de la patrie.

Pillet sort et s'en va. Charlotte se heurte à l'opposition catégorique de la femme Pain. Elle a beau insister pour parler à son maître, la concierge lui barre la route.

Marat a-t-il reçu sa lettre ? La femme Pain réplique qu'elle en ignore, avec la volumineuse correspondance qui arrive chaque jour, comment le saurait-elle ? Mlle de Corday, en dépit de son courage, dut sentir ses membres trembler. Regarda-t-elle autour d'elle et distingua-t-elle le judas, en haut du vestibule ? La pensée de son impuissance dut la faire frémir. La femme Pain répétait que Marat était malade, qu'il ne voyait personne, qu'il était dans son bain et, déjà tentait de la refouler vers la porte, quand parut la concubine, la citoyenne Simonne Evrard.

Elle a vingt-sept ans. Elle est fanatiquement dévouée à son amant. Elle veille sur ses jours comme un chien de garde. Charlotte se rappelle l'avoir déjà vue. C'est elle qui l'avait accueillie ce matin ; à elle que Charlotte avait demandé, en affirmant qu'elle avait des révélations importantes à lui faire, si Marat pourrait la recevoir d'ici deux ou trois jours, c'est elle qui s'était obstinément refusée à la laisser pénétrer auprès du malade ; elle, à qui la Normande tenace se heurtait de nouveau. Simonne Evrard discutait encore avec Charlotte, quand Marat, ayant entendu le colloque, ordonna de l'introduire. Simonne sortit de la chambre, puis s'y retira de nouveau, afin de ne pas entendre l'entretien. Marat était là tout près : la justicière allait enfin l'approcher.

Par quelle voie entra-t-elle chez lui ? La salle dans laquelle se trouvait la baignoire, à droite de l'antichambre, était très petite. A peine deux personnes pouvaient-elles s'y tenir. Un cabinet attenant et la chambre à coucher y donnaient accès. Ce cabinet communiquait avec la salle de bain par une porte qui restait ouverte, afin de permettre à Marat d'appeler quand il avait besoin de quelqu'un. Ce détail explique pourquoi Simonne Evrard fut obligée de s'écarter pour ne pas surprendre les propos échangés.

La femme Pain a dit que Charlotte avait été introduite par la chambre à coucher ; mais, dans ce cas, Laurent Bas n'aurait pas pu la voir depuis lé vestibule, assise près de la baignoire. Il y a donc, ou fausse déclaration des témoins, ou erreur de rédaction. La chambre à coucher ouvrait sur la rue par deux fenêtres garnies de verres de Bohême et elle était tapissée d'un papier tricolore aux emblèmes révolutionnaires. Il y avait encore un cabinet de travail et un salon, seule pièce à peu près luxueuse. Les meubles en auraient été achetés avec le produit des détournements opérés dans les comptes du Comité de Surveillance. Là le maître de céans aurait reçu des femmes.

Charlotte entra dans le cabinet de bain : une carte de France est accrochée au mur, au-dessus de la baignoire, qui est de couleur fauve et presque noire ; elle a la forme d'un sabot et elle est bien telle que la représentent les gravures de l'époque. Au-dessous de la carte, une paire de pistolets et une pancarte sur laquelle se lit le mot Mort. En travers de la baignoire, une planche sert de bureau. Un billot supporte l'encrier. Un exemplaire de L'Ami du Peuple traîne par terre. Elle n'avait jamais vu Marat. Il lui apparaît : une serviette est nouée autour de son front, la seule partie de son visage qui soit belle ; le reste est épouvantable. Il évoque le Roi des Huns avec son masque écrasé. La bouche gonflée est celle d'un prophète. L'expression trahit une bonté aigrie. Là dans sa baignoire, il a quelque chose de misérable : c'est un homme faible et sans défense. Charlotte se le rappelle tel qu'on le lui a dépeint : taillé en force, quoique petit, trapu, sautillant pour marcher, les cuisses courtes et écartées, les lèvres contractées, les yeux gris jaune, spirituels, perçants, sereins, naturellement doux, même gracieux et d'un regard assuré. Il a des sourcils rares sur un teint plombé ; sa barbe est noire et toute sa personne est négligée. Il est l'antithèse de Robespierre. Ses voisins s'éloignent de lui à l'Assemblée. Il est intentionnellement sordide et puant. Un métèque méditerranéen au teint olivâtre, les cheveux noirs s'échappant d'un madras qui, imbibé de vinaigre, doit remédier à d'intolérables migraines... Violent jusqu'à l'insanité, plus souvent narquois, cynique, provocant... Pour être rachitique et rongé par la lèpre, il n'inspire aucune pitié : il lui reste assez de vie pour être cruel.

Judith, à l'instant de trancher la tête d'Holopherne, avait prié : Seigneur, Dieu d'Israël, fortifiez-moi et rendez-vous favorable en ce moment à ce que ma main va faire... Seigneur mon Dieu, fortifiez-moi. Que se passa-t-il dans l'âme de Charlotte de Corday ? Raidie, contractée, elle avance jusqu'au tabouret de cuisine sur lequel, dans un instant, on la verra assise. Elle dut éprouver pourtant, malgré son énergie surhumaine, une violente secousse nerveuse : la femme Evrard a prétendu qu'elle pleura et que Marat la consolait. Que se dirent-ils ? Un instant, les nerfs ont peut-être repris le dessus et Charlotte a été sur le point d'être vaincue par l'excès de son effort. Ou bien, arrivée enfin au but, certaine maintenant de ne pas manquer son adversaire, éprouva-t-elle une manière de réaction qu'elle surmonta promptement. Simonne Evrard, poussée peut-être par la jalousie, entra peu après dans la pièce. Elle portait une carafe d'eau à laquelle étaient mélangés de la pâte d'amande et de petits cubes de terre glaise. C'était le remède employé par Marat. Catherine Evrard l'avait préparé à la cuisine. Simonne demanda au malade si le dosage était à son gré. Il répondit qu'il n'y en avait pas trop, mais qu'elle pouvait pourtant en ôter un petit morceau. Avant de se retirer, elle se ravisa : sur la fenêtre elle aperçut deux plats, avec des ris de veau et des cervelles, qui devaient servir pour le repas du soir. Dans la crainte qu'on jetât sur ces plats quelque chose qui pût empoisonner Marat, elle les emporta au salon. Elle referma la porte derrière elle.

Cependant, la femme Pain était restée dans le vestibule avec la fille Catherine Evrard et la cuisinière Jeannette Maréchal. La fille Evrard l'appela pour lui montrer le journal qu'on lisait en face. Laurent Bas continuait à plier les siens. Tout à coup un cri perçant déchire le silence.

Il n'y eut de cette scène d'autres témoins que les deux acteurs qui y participèrent. De la déposition de Charlotte il se dégage certains faits que l'on peut tenir pour exacts et qui, par leur sobriété, accroissent le pathétique du drame.

Marat, le torse nu, s'est interrompu dans la rédaction de l'article qu'il rédige. Il interroge cette belle fille, en face de lui, dont le charme forme un singulier contraste avec l'expression de la victime. Il se renseigne sur les événements qui se sont déroulés à Caen et elle lui répond sans détour. Est-ce pour gagner du temps, pour récupérer son sang-froid ? Est-ce pour choisir la place où elle va frapper ? Elle lui dit que les Girondins, d'accord avec les administrateurs, sont maîtres de la ville, que tous les citoyens s'enrôlent pour marcher sur Paris, que les troupes forment à Évreux un corps d'armée qui débarrassera des Conventionnels, s'opposant à leur progression, la route de la capitale. Marat réclame des précisions sur l'évaluation des forces, sur les chefs. Elle les fournit et il prend des notes. Immobile, elle écoute la plume grincer sur le papier. Quand il cesse d'écrire, il exige les noms des députés. Elle les cite et il prononce : C'est bien, dans peu de jours je les ferai tous guillotiner. Ces mots décident de son sort : Charlotte plonge le couteau dans le sein droit jusqu'au manche. Puis le retire et le laisse retomber sur la planche placée en travers de la baignoire. Un cri. C'est fini.

Par la porte s'engouffre la ruée des femmes qui envahissent le cabinet. Marat a encore les yeux ouverts et il remue la langue, sans parvenir à articuler un son. Jeannette Maréchal, suivie de Simone et de Catherine Evrard, pousse des hurlements. La femme Pain court à la recherche d'un médecin et ameute le quartier. La demeure est surchauffée par le soleil de l'après-midi ; on transporte le corps de Marat dans sa chambre ; et sur le parquet coule en abondance le sang qui marque la trace de son passage. Charlotte a eu le temps de sortir de la salle de bain, de traverser le salon, de gagner l'antichambre. A-t-elle l'espoir de s'enfuir ? Elle a gardé sa voiture. La déclarante, conjointement avec la citoyenne Evrard, s'est jetée sur la fille Corday, elles l'ont terrassée et l'ont empêchée de se jeter par la fenêtre, déposera Jeannette Maréchal, qui ramassa le couteau. Laurent Bas semble plus près de la vérité : le coup porté, d'après lui, les femmes se sont précipitées au secours de Marat. Charlotte s'est éclipsée ; elle atteint le vestibule et, se heurtant à Laurent Bas, le commissionnaire lui barre l'issue par où elle pourrait s'enfuir. Écoutons-le : Le citoyen Bas voyant venir l'assassin s'est emparé d'une chaise pour l'arrêter. Ce monstre faisant les plus grands efforts est parvenu dans l'antichambre. Bas lui a donné de cette chaise un coup qui a étendu le monstre par terre. L'assassin s'est relevé aussitôt ; il a jeté un coup d'œil prononcé sur la croisée de l'antichambre donnant sur la cour. Bas se défiant de ses propres forces a saisi le monstre par les mamelles, l'a terrassé et frappé. Bas, tenant l'assassin par terre, a vu entrer dans l'antichambre un citoyen à lui inconnu et qu'il a appris être le principal locataire de la maison ; ensuite le citoyen Cuisinier, limonadier place Saint-Michel, qui était de garde au poste de la section du Théâtre-Français, dite de Marseille, rue des Cordeliers. Bas a crié : A moi, citoyen Cuisinier ! Au secours ! Dehors la foule grossit et pousse des cris de vengeance. Le cocher, qui a amené Charlotte, s'empresse de renseigner les curieux qui vont déborder et se pousser dans l'appartement de Marat. Déjà l'accès en est envahi.

Laurent Bas, qui était de petite taille, rageur et robuste, avait lié les mains de Charlotte de Corday derrière le dos et l'avait rejetée dans le salon. Elle est impassible. Seule, l'émeut la douleur de Simone Evrard. Les invectives du peuple ne la touchent pas. Elle aurait murmuré : Pauvres gens, vous voulez ma mort et vous me devriez un autel pour vous avoir délivré d'un monstre. Un citoyen Leroux a rapporté plus tard qu'elle était appuyée à la cheminée, le regard fixe, faisant face à la meute qui voulait la massacrer. Elle ne semblait nullement effrayée. Un commandant de la Garde nationale intervint : N'allez pas la tuer, s'écria-t-il, nous perdrions la ramification du complot. Ces paroles la sauvèrent.

Enfin se présente le commissaire de police Guellard : l'interrogatoire va commencer.

Cependant, Michon Delafondrée s'est approché du cadavre. C'est un chirurgien-dentiste qui habite la maison. En attendant le Dr Pelletan qui demeure rue de Touraine, près des Cordeliers, il ne peut que constater la mort de Marat. Son confrère confirmera le fait. L'arme avait pénétré près de la clavicule du côté droit, entre la première et la seconde vraie côte, et cela si profondément que l'index a pu facilement pénétrer de toute sa longueur à travers le poumon blessé et que, d'après la position des organes, il est probable que le tronc des carotides a été ouvert, ce qu'indique encore la perte de sang qui a causé la mort et sortait à flots de la plaie, au rapport des assistants.

Nulle part on ne signala les marques des coups que Charlotte avait reçus. Elle ne s'en plaignit pas. Pourtant Laurent Bas affirme l'avoir frappée avec une chaise et, pour ce détail, on peut s'en rapporter à lui.

La tâche de Mlle de Corday est achevée.

Je m'attendais bien à mourir dans l'instant ; des hommes vraiment courageux et au-dessus de tout éloge m'ont préservée de la fureur excusable des malheureux que j'avais faits. Comme j'étais vraiment de sang-froid je souffris des cris de quelques femmes, mais qui sauve sa patrie ne s'aperçoit point de ce qu'il en coûte.

C'est dans ces termes que, quarante-huit heures plus tard, elle relate elle-même à Barbaroux ses premières impressions. Elle se dédouble ; elle songe aux dangers qu'elle a courus ; mais elle songe aussi aux malheureux qu'elle a faits, en assistant aux manifestations de la douleur de Simonne Evrard. Quant au peuple, elle ne l'accuse pas même de violence : l'idole sacrifiée, la réaction lui paraît naturelle chez ceux qui pratiquaient son culte.

Le journal Affiches, Annonces, Avis Divers la représente arrogante, dans la chronique du 14 juillet : On vient ; cette fille est assise sur une chaise et demande à voir expirer le monstre qui a perdu sa patrie... Rien de plus faux, rien qui soit plus opposé au caractère de Charlotte. Il y a chez elle de l'étonnement d'avoir mené à bonne fin la mission qu'elle s'était donnée. Il y a chez elle une pitié naturelle pour tout ce qui n'est pas Marat. Il y a chez elle du bouleversement. Elle n'a aucun remords, mais elle comprend les autres qui ne partagent pas sa foi et qui ne peuvent la comprendre, elle. Maîtresse de ses nerfs, elle devient le témoin de son arrestation, comme s'il s'agissait d'une étrangère : elle s'y était préparée de longue date. On voit sur la côte normande de ces marées dites de morte eau, par lesquelles, le lendemain d'une tempête, la mer déchaînée la veille prend un aspect calme et plat. Les grèves dénudées se découvrent et les épaves échouées et démolies flottent au gré du courant qui les éloigne et les rapproche tour à tour du rivage... On imagine Charlotte de Corday, robe déchirée, chapeau arraché et piétiné, pupilles dilatées, cheveux en désordre autour de son visage immobile, une expression de mélancolie dominant ses traits et ses yeux se voilant, ainsi que de brumes légères le ciel de chez elle. Elle est toute volonté. Elle refuse d'apparaître diminuée devant ceux qui la torturent. Elle a plus de dignité que d'orgueil. Le sentiment du sacrifice pour la grande cause à laquelle elle s'est vouée corps et âme ne comporte point d'amour-propre. La pensée est refoulée sur la vie intérieure et le bonheur qu'elle éprouve est mystique. Toute jeune, on l'avait entendue répéter, lorsqu'on lui disait que tuer son prochain était un crime : Et Judith, alors, qu'en ferez-vous ? D'ailleurs, est-ce qu'il n'est pas permis de tuer un chien enragé ? Elle a tué la bête, mais elle ne veut pas la regarder morte : son regard se tournera vers la vie, aussi longtemps qu'un souffle animera sa poitrine.

Dehors la foule accourt à mesure que se répand la nouvelle ; elle coule des rues de La Harpe, Hautefeuille, Observance, des Vieilles-Boucheries pour s'entasser dans la cour de la maison, pour se bousculer le long de l'escalier, pour s'écraser au seuil de la demeure, afin de cracher l'injure à la face de cette femme qui, sous bonne garde, ne peut bouger, car on lui tient les mains. Autour d'elle, les citoyens débraillés, armés de piques, veillent ; des femmes, en camisole, l'outragent. A travers le vacarme et la bousculade, le commissaire Jacques-Philippe Guellard se fraye un passage. Il a été instruit du meurtre par la rumeur publique. Il s'est hâté vers la rue des Cordeliers. Il est sept heures trois quarts lorsqu'il se présente. Il inspecte le lieu. Sans doute, dès ce moment la demeure est évacuée. Bientôt restent seuls avec le commissaire les citoyens Marino et Louvet, administrateurs du département de la police à la Mairie, survenus à l'instant du bruit de cet assassinat, et que rejoindront peu après Maure aîné, Legendre, Chabot et Drouet, devant lesquels sera relu tout à l'heure l'interrogatoire.

Guellard se transporte dans une petite pièce à gauche, ayant vue sur la cour, et, dans une pièce adjacente, il trouve la baignoire avec une grande quantité de sang sur le carreau. L'eau était rouge. Puis il pénètre dans la chambre à coucher. A gauche de la porte, sur son lit, est étendu le cadavre mutilé ; à côté de lui, un couteau à manche d'ébène, dont la lame toute fraîche émoulue est d'une teinte qui trahit l'emploi que l'assassin en a fait. Le chirurgien Pelletan, chirurgien consultant des armées de la République et membre du Comité de Santé, l'instruit des circonstances qui ont entouré le crime : il faut à présent interroger la criminelle. Avant de procéder à cette formalité, Guellard juge à propos de prévenir le Comité de Sûreté publique et le Conseil de la Commune. L'heure passe et le soir s'alourdit.

Voici Mlle de Corday au salon percé de deux croisées ayant jour sur la rue. Deux gendarmes l'encadrent. Sans doute les ténèbres déclinant on a allumé des chandelles. L'interrogatoire d'identité apprend au commissaire les origines de Charlotte. Froidement elle explique les mobiles de son acte : elle se retrouve elle-même. Point d'attendrissement rétrospectif sur ses deux journées vécues à Paris, où elle n'était jamais venue, où elle ne connaissait personne. On la fouille : quelques écus, un dé en argent, son passeport, une montre d'or faite par Duborq, de Caen, une clé de malle et un peloton de fil blanc. On découvre aussi la gaine, à laquelle s'adapte exactement le couteau, et dans sa gorge, attachés ensemble avec une épingle, son extrait de baptême et une diatribe en forme d'adresse aux Français, dont il a été fait lecture en présence des citoyens Maure, Legendre, Chabot et Drouet.

Comme le commissaire lui demande si elle n'a pas cherché à s'évader par la fenêtre, elle répond qu'elle n'a eu aucun dessein de s'évader par la fenêtre, mais qu'elle se serait évadée par la porte si on ne s'y était opposé. Ainsi donc elle avait bien l'espoir de s'enfuir.

Hamard de la Meuse, qui avait réussi à se glisser dans le salon, rapporte, que le coup porté, elle fut conduite au Comité de Sûreté générale. On ne connaît que deux interrogatoires : celui devant Guellard, celui devant le président Montané. En existe-t-il un troisième — se demande Vatel — qu'elle aurait subi dans le sein du Comité, ou dans la prison par des membres du Comité de Sûreté générale ? Cet interrogatoire ne figure pas aux Archives. Pourtant Hamard de la Meuse affirme qu'il a eu lieu et c'est à ce moment qu'il situe l'intervention de Chabot. Par ailleurs, dans sa lettre à Barbaroux, Charlotte cite un fait qui n'est relaté par aucun interrogatoire et qui indique une confrontation entre elle et certains témoins qui ne sont pas mentionnés dans le dossier : J'ignorais — écrit-elle — que ces Messieurs eussent interrogé les voyageurs — ceux de la voiture de Caen à Paris —... C'est par les voyageurs qu'ils ont vu que je vous connaissais et que j'avais parlé de Deperret. Cette lettre est datée du second jour après la mort de Marat, c'est-à-dire du 15 juillet. Or Charlotte n'a été interrogée par Montané que le 16 et c'est la date aussi de la déclaration des témoins recueillie par Roussillon. Quels sont les Messieurs dont elle parle ? ce ne peuvent être que les commissaires de la Sûreté générale. Donc on peut supposer que, Charlotte ayant déclaré être arrivée par la diligence, on se soit rendu aux bureaux de la voiture et que l'on se soit renseigné sur les voyageurs. L'interrogatoire a eu lieu soit au Comité, soit à la prison par les membres délégués : Drouet, Chabot, Legendre et Maure. Elle a écrit encore : quatre membres se trouvaient à mon premier interrogatoire. Donc il y en a eu un second.

Il reste introuvable. A en croire Hamard de la Meuse, elle aurait été conduite dans sa voiture au Comité de Sûreté générale qui siégeait aux Tuileries. Dans ce cas, le commissaire de police Guellard l'y aurait suivie, puisqu'il rapporte qu'il trouva sur elle l'Adresse aux Français et que cette découverte donna lieu à certaine scène que raconte également Hamard.

A s'en tenir aux documents officiels c'est le décor du salon de Marat que nous devons évoquer. Les mains ficelées derrière le dos, Mlle de Corday est assise face à ses inquisiteurs. La clarté des chandelles adoucit ses traits. Son maintien est noble, sa voix harmonieuse. On dira, un jour, des jeunes filles, dans son pays : Oh ! c'est une Charlotte Corday, c'est un soleil.

Ses juges se penchent sur elle, en hommes haineux qui la condamneraient sans l'écouter. Elle est un gibier d'échafaud qu'ils ont traqué. Ils ne la lâcheront pas. Parmi eux il y a Chabot et Legendre qui veulent jouer leur rôle de premier plan, maintenant qu'ils se savent bien entourés et qu'elle est ligotée, gardée à vue et qu'ils sont les plus forts. Chabot est un moine défroqué que Marat avait surnommé Le Dindon et qu'il s'amusait à faire parler. Le R. P. Chabot est bien plus fameux par ses démêlés avec Vénus, ses querelles avec Mercure et ses bénéfices in partibus, que par son éloquence et son jacobinisme. C'est un des coryphées du parti quand il faut déclamer contre le roi et parler pour les protestants. Tout en écoutant Charlotte de Corday, il l'observe d'un œil lubrique. Elle retrouve sa dignité naturelle et sa franchise d'aristocrate pour le braver. Elle étonne cet ancien moine.

Dans son rapport au nom du Comité de Sûreté publique, à la Convention (séance du 14 juillet), il dira : Cette femme m'a paru être une de celles qui sont venues, pendant la législature, solliciter Guadet d'être favorable aux conspirateurs du Calvados... Elle a l'audace du crime peinte sur la figure, elle est capable des plus grands attentats : c'est un de ces monstres que la nature nourrit de temps en temps pour le malheur de l'humanité. Il faut croire que l'expression de son visage n'était pourtant pas pour lui déplaire et qu'il estima de son goût cette personne : Avec de l'esprit, des grâces, une taille et un port superbe, elle paraît d'un courage à tout entreprendre. Et il ajoute, à la séance du 15 juillet : Cette femme a eu pendant près d'une demi-heure les moyens de se détruire ; et lorsqu'on lui a dit qu'elle portait sa tête à l'échafaud, elle a répondu par un sourire de mépris. Tant de bravoure dépasse les conceptions de Chabot. Actuellement, il est libre d'exercer sa verve et de narguer la prisonnière, en conquérant. Comme on lui prenait sa montre, il la railla : Oubliez-vous donc, lui dit-elle, que les capucins ont fait vœu de pauvreté ? Alors, changeant de sujet, il la questionna : Comment avez-vous pu frapper Marat droit au cœur ? Il se flattait de l'embarrasser ou d'obtenir une réponse qui trahirait ses instincts sanguinaires. La descendante de Pierre Corneille ne se laissait pas démonter par un Chabot : L'indignation qui soulevait le mien (son cœur), riposta-t-elle, m'indiquait la route. Certainement cet homme ne la comprit pas.

A ses côtés se pavanait son comparse Legendre. Il entendait se hausser au pinacle. N'est-ce pas vous, demanda-t-il, qui êtes venue chez moi ce matin et qui vous êtes dit religieuse ? Les regards de Mlle de Corday tombèrent sur le vaniteux avec un superbe mépris : Vous vous trompez, citoyen, déclara-t-elle, un homme comme vous n'est pas de taille à être le tyran de son pays, et vous ne valez pas qu'on se donne la peine de vous punir. D'ailleurs, je n'avais l'intention de frapper personne autre que Marat. Camille Desmoulins qui assistait à cet épisode ne put se défendre d'en voir le côté moliéresque et le ridicule dans lequel tombait Legendre.

L'interrogatoire était terminé : il n'y avait plus qu'à le relire. Le cynique Chabot redoublait d'insolence et tournait autour de Charlotte. Soudain, il aperçut un papier qui débordait son corsage : l'occasion lui parut heureuse pour oser un geste impudent. Outragée, elle se rejeta en arrière. Dans le mouvement qu'elle fit tombèrent les épingles et se rompirent les lacets qui retenaient sa robe. Elle apparut dévêtue et, honteuse, elle baissa la tête pour se protéger contre les yeux qui la considéraient. Ils se détournèrent : un tel spectacle imposait le respect. Le front courbé sur la poitrine, les mains — ses admirables mains — ligotées, la fière Charlotte en est réduite à implorer une faveur : personne ne pouvant la seconder, elle prie qu'on lui rende la liberté de ses mouvements pour rétablir l'ordre dans ses vêtements. On lui accorde cette grâce. Cependant qu'elle rajuste sa toilette, on ramasse le papier qui était tombé : c'est un numéro du Bulletin du Calvados, relatant les journées du 31 mai et du 2 juin.

On profita de ce qu'elle était débarrassée de ses liens pour lui faire signer son interrogatoire. Elle en écouta la lecture et on lui proposa de la recommencer article par article : elle estima inutile cette formalité. De mémoire, elle rectifia certaines expressions qu'on lui avait prêtées et qui risquaient d'altérer le sens de ses réponses. Ces erreurs étaient nombreuses. Elle ne se trompa sur aucune d'elles.

Hamard de la Meuse achève le récit de cette scène : Les liens avec lesquels on avait attaché ses mains avaient été tellement serrés que ses poignets en portaient les empreintes ; quand les formalités de l'interrogatoire furent terminées, on se mit en mesure de les lui rattacher ; ce fut alors qu'elle montra ses poignets à ses bourreaux et elle leur dit ces mots que j'ai retenus et que je rends littéralement : S'il vous était indifférent, Messieurs, de me faire souffrir avant de mourir, je vous prierais de permettre que je rabatte mes manches, ou que je mette des gants sous les liens que vous me préparez. Elle fit l'un et l'autre. Je suffoquais...

Il était plus de minuit lorsqu'on la conduisit dans la chambre de Marat.

Eh bien oui, prononça-t-elle, c'est moi qui l'ai tué, et elle se détourna du cadavre.

Les administrateurs de la police, Marino et Louvet, — Guellard le constate dans son rapport — la réclamèrent pour continuer l'instruction.

Pendant que se poursuivaient ces événements, le sieur Esprit-Louis Roussillon, commissaire de police de la section du Mail, opérait une perquisition à l'hôtel de La Providence. Ses mains et celles de son secrétaire fouillèrent les meubles, le linge, les robes et les menus objets emportés par Mlle de Corday. Nous n'avons trouvé aucuns papiers, est-il dit dans le procès-verbal, sinon trois morceaux de petits papiers, deux desquels nous avons signés et paraphés, et, le troisième étant trop petit, en avons la description ainsi qu'il suit : Citoyen Deperret, rue Saint-Thomas-du-Louvre, numéro 45. Lesquels trois morceaux nous avons retenus pour avec expédition des présentes être transmis au département de la Police. Le citoyen Bruneau, concierge de l'hôtel, leur raconta qu'un particulier de taille d'environ cinq pieds quatre pouces, vêtu d'un habit jaunâtre, paraissant âgé d'environ quarante ans passés, était venu la voir deux fois. Ainsi, dès le 13 juillet, quelques heures après le meurtre, Lauze Deperret se trouve irrémédiablement compromis. Les autres noms inscrits par Charlotte sont ceux de M. Odille, rue du Gallion, numéro 30, du citoyen Guillot, concierge de M. Odille, enfin celui de la femme Grollier, propriétaire de l'hôtel de La Providence. Sans tarder, ces papiers furent remis aux citoyens Cavanagh et Fiot, officiers de paix. A noter que les mouchoirs de Charlotte étaient marqués C. D., ce qui signifiait Corday Dumont.

Vatel a rapporté les deux morceaux de papier, disséminés dans le dossier, et a ainsi reconstitué la note entière : de toute évidence, elle est de la main de Charlotte ; elle avait déchiré ces chiffons, espérant les anéantir, afin de ne compromettre aucune des personnes avec lesquelles elle entretenait des relations. Elle avait conservé ainsi la trace de ses visites chez Deperret, mais elle veilla à ne pas prononcer son nom dans son premier interrogatoire. Je soutins, a-t-elle écrit à Barbaroux, ne les connaître aucun, pour ne point leur donner le désagrément de s'expliquer. Ces mots semblent impliquer que Charlotte les connaissait et alors que leurs noms seraient peut-être ceux que l'on trouve. On voit par le procès-verbal du commissaire de police Rousset que trois fragments de papier, de très petite dimension, ont été découverts dans la chambre d'hôtel et que l'un d'eux portait le nom de Deperret. C'est cette trouvaille, qui avait son importance, que l'administrateur Michel s'empressa de porter à la connaissance du Comité de Sûreté générale. Il y avait là un document essentiel pour l'information, et, en effet, Charlotte qui ne voulait pas compromettre Deperret, s'était bien gardée de prononcer son nom dans son premier interrogatoire... Les petits fragments de papier lui avaient sans doute échappé. Aussi fut-elle surprise lorsque placée en présence des membres du Comité de Sûreté générale, elle fut interrogée sur ses relations avec Deperret. La liste contenait l'indication de deux autres noms : M. Odille, rue du Gallion, numéro 30 ; M. Darnonville — nom mentionné dans le procès-verbal de Rousillon —, rue Saint-Antoine, numéro 2. Les mots rue du Gallion montrent que la note avait été écrite à Caen, où il existe, en effet, une rue de ce nom. On se hâta de se rendre à l'adresse indiquée. Le sieur Odille y était inconnu. Mais... l'indication était juste quant au concierge, qui se trouvait être un sieur Guillot. Il ne parait pas que l'on ait recherché M. Darnonville — d'Arnonville —. Cette famille est d'origine normande et résidait encore à Caen.

L'interrogatoire et la perquisition s'achevèrent à deux heures du matin. Elle a la douceur d'une chatte, écrivait le lendemain Hébert dans Le Père Duchesne, qui fait patte de velours pour mieux égratigner. Elle ne paraissait pas plus troublée que si elle avait fait la meilleure action. Et, ayant assisté à son départ pour l'Abbaye, il dira encore : Elle marche aussi tranquillement en prison que si elle allait au bal.

Dehors, rue des Cordeliers, dans la nuit lourde, derrière laquelle s'amoncelait l'air embrasé, la foule s'enflait. Tous les yeux, raconte M. G. Lenotre, restaient fixés sur les croisées de la chambre à coucher qui se détachaient en carrés lumineux sur la façade sombre ; on y voyait se dessiner des ombres paraissant affairées : le bruit s'était répandu que les médecins procédaient à l'embaumement, on devait même prendre les plus grandes précautions, tant la décomposition du sang avait été prompte. Pour pouvoir stationner à côté du cadavre, on était obligé de brûler des aromates en quantité considérable, et ces flammes projetaient sur les façades des maisons situées de l'autre côté de la rue leur clarté dansante, dont le reflet éclairait d'une demi-lumière le fleuve de têtes que semblait charrier la rue. Par moments un des battants de la porte cochère s'ouvrait et se refermait de suite avec un bruit sourd, après avoir laissé passer quelque comparse du drame qui, pressé de mille questions, se hâtait de se perdre dans la foule. Le fiacre qui avait amené Charlotte était toujours devant la maison, heurté, pressé, soulevé par la populace qui se bousculait sans rien voir.

Enfin la porte s'ouvrit et la criminelle apparut, encadrée par les gendarmes, suivis par Drouet et Chabot, les cheveux châtains s'écroulant sur ses épaules, son fichu et la robe en lambeaux et toujours sur le visage un peu pâle, que rougissait la lueur environnante, la même expression de sérénité. Une clameur haineuse et formidable l'accueillit. On se bousculait pour la voir, l'atteindre, pour la frapper. Elle semblait provoquer la colère et un témoin a relaté qu'on la fit remonter chez Marat. Drouet, ayant déjà contribué à l'arrestation de Louis XVI à Varennes, avait l'habitude de ces sortes de mouvements ; dans la séance du 16 juillet, à la Convention, il décrit en ces termes le départ pour l'Abbaye : Lorsque nous sommes sortis, on la fit monter dans une voiture où nous entrâmes avec elle, et tout le peuple se mit à faire éclater les sentiments de sa colère et de sa douleur. On nous suivit. Enfin craignant que l'indignation dont il était animé ne portât le peuple à quelque excès, nous prîmes la parole, et nous lui ordonnâmes au nom de la loi de se retirer. A l'instant il se retira avec respect et nous laissa passer. Ce beau mouvement opéra un effet surprenant sur cette femme. Elle tomba d'abord en faiblesse, puis, étant revenue à elle, elle témoigna son étonnement de ce qu'elle était encore en vie, de ce que le peuple de Paris ne l'avait pas massacrée. Elle demanda avec émotion comment il se fait que les magistrats de la loi eussent autant d'autorité sur le peuple qu'on lui avait peint comme un composé de cannibales.

Ce fut sa seule défaillance. Enfin, les portes de l'Abbaye s'ouvrirent devant elle. Il lui sembla qu'elle entrait dans un refuge. Elles se refermèrent comme celles du tombeau dans lequel elle allait s'assoupir en attendant le sommeil éternel.