HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XVIII. — Louis-le-Débonnaire. - 814-840.

 

 

LE nouveau souverain de l'empire d'Occident, Louis, que les Latins, les Italiens et les Allemands nommèrent le pieux, les Français, le débonnaire, était âgé de trente-six ans à la mort de son père. Depuis seize ans il était marié à Ermengarde, fille d'Inghiramne, duc d'Hasbaigne, qui lui avait déjà donné trois fils, Lothaire, Pépin et Louis. Depuis trente-trois ans il portait le titre de roi, car il était dans son berceau quand son père l'avait fait transporter, en 781, en Aquitaine, afin de persuader aux peuples du midi de la Gaule qu'ils avaient leur souverain au milieu d'eux. Dès qu'en avançant en âge il avait pu donner à connaître son caractère, on avait remarqué en lui de la douceur, de l'amour pour la justice, de la bienfaisance, et surtout de la faiblesse. Il avait longtemps fait la guerre dans les Pyrénées, aux Saxons et aux Maures, et il s'y était conduit honorablement comme soldat. Déjà cependant ceux qui remarquaient son zèle pour la religion, son occupation constante de la discipline ecclésiastique, disaient de lui qu'il était plus propre au couvent qu'au trône, et Louis, qui portait envie à la dévotion de son grand-oncle Carloman, devenu, de souverain, moine du mont Cassin, regardait ces paroles comme le plus grand éloge qu'on pût faire de lui. Après avoir, pendant quelque temps, mis ses finances en désordre, par sa bienfaisance, il les avait rétablies avec l'aide de son père, et sa bonne économie l'avait mis en état de soulager les campagnes du droit ruineux que s'attribuaient les soldats, de se faire maintenir par les paysans. Les peuples avaient la plus haute opinion de sa vertu. et quand, sur la nouvelle de la mort de son père, il se rendit de Toulouse à Aix-la-Chapelle, il fut partout reçu sur son passage comme un sauveur qui venait mettre un terme aux longues souffrances de l'empire.

En effet, durant ce règne si brillant de Charlemagne, et sous la protection d'un grand homme, le désordre et l'oppression s'étaient accrus dans toutes les provinces ; les hommes libres avaient été ruinés par des guerres continuelles, les grands avaient abusé de leur faveur à la cour, ils avaient dépouillé leurs voisins plus pauvres, de leurs héritages, ils en avaient réduit un grand nombre en servitude, plusieurs même avaient volontairement aliéné une liberté qu'ils ne pouvaient plus défendre, et avaient demandé à être rangés parmi les esclaves des seigneurs qui promettaient de les protéger. Louis se hâta d'envoyer dans tout l'empire de nouveaux messagers impériaux (missi dominici), pour examiner les réclamations de ceux qui avaient été dépouillés au de leur patrimoine ou de leur liberté, et le nombre des opprimés qui recouvrèrent leurs droits se trouva passer toute croyance. La défiance de Charles avait ôté aux Saxons et aux Frisons la liberté de transmettre leurs biens en héritage à leurs enfants ; Louis supprima cette interdiction odieuse, et les mit sur le pied de tous les autres citoyens. Dans la Marche d'Espagne, des émigrés chrétiens de l'Espagne maure avaient obtenu de Charles la concession de déserts récemment conquis qu'ils avaient remis en culture ; mais bientôt ces terres, dont la fertilité avait été créée par leurs sueurs, leur avaient été ravies par les courtisans de l'empereur, qui tantôt avaient obtenu de Charles de nouvelles concessions, tantôt s'en étaient mis en possession par la violence. Louis accorda sa protection à ces malheureux émigrés ; il leur rendit leurs biens, mais il n'eut pas la force de leur en maintenir longtemps la possession ; l'impudence des seigneurs, la faiblesse des vassaux étaient telles, que, malgré toutes les garanties du monarque, le pauvre était toujours dépouillé.

Une autre réforme opérée par Louis fut considérée comme indiquant peu de respect pour la mémoire de son père. Le palais de Charles, à Aix-la-Chapelle, attestait le désordre de ses mœurs. Il y avait vécu jusque dans sa. vieillesse, toujours entouré de ses nombreuses maîtresses ; qui l'habitaient au milieu de ses sept filles et de ses cinq nièces, toutes belles et toutes également galantes. Avant de vouloir entrer dans ce palais, Louis le fit évacuer par une exécution militaire ; il chassa sans miséricorde jusqu'aux femmes qui avaient soigné Charlemagne dans sa dernière maladie ; il força ses sœurs et ses nièces à se renfermer dans des couvents ; il condamna tous leurs amans, comme coupables de lèse-majesté, ou à l'exil, ou à la prison, quelques uns même à la mort, et il donna ainsi une publicité scandaleuse aux désordres de sa famille, qui jusqu'alors avaient été peu remarqués. L'immense étendue de l'empire chargeait Louis d'un fardeau trop pesant ; il se hâta de s'en débarrasser en le partageant avec ses enfants. Il confirma à Bernard, son neveu, le royaume d'Italie ; mais en même temps il donna la Bavière à gouverner à l'aîné de ses fils, et l'Aquitaine au second ; le troisième était encore trop jeune pour qu'il pût lui attribuer un partage. L'empire d'Occident, avec trois rois subordonnés sur les trois frontières les plus exposées, semblait gouverné comme au temps de Charlemagne, et il se passa plusieurs années avant que les étrangers, s'aperçussent de l'immense différence entre les hommes des deux générations. Lès années étaient toujours également redoutables ; les peuples voisins, jaloux les unis des autres, étaient toujours également empressés à se surveiller réciproquement, à se dénoncer à l'empereur, et à obéir à ses ordres. Aux plaids du royaume que Louis-le-Débonnaire assemblait très régulièrement ; on voyait arriver les ambassadeurs des petits princes visigoths qui combattaient dans les Pyrénées, pour sauver quelques parties de l'Espagne du joug des musulmans ; ceux du duc de Bénévent, qui, en Italie, payait tribut à l'empire ; ceux de tous les petits peuples slaves, qui, dans l' Illyrie, la Bohême et la Prusse, recherchaient également la protection des Francs ; ceux enfin des princes des Danois, alors divisés par une guerre civile et qui se disputaient le trône. Un observateur peu attentif n'aurait point remarqué que cet empire, si étendu et si redouté, était déjà sur le penchant de sa ruine.

Cependant, un des défauts du caractère de Louis, c'était l' irrésolution ; il croyait la fixer en prenant des engagements perpétuels ; il disposait sans cesse de l'avenir, et bientôt un nouveau motif ou une nouvelle faiblesse lui faisaient changer ce qu'il prétendait avoir arrêté, En 814, il avait fait un partage de sa monarchie entre ses enfants, en 817 il en fit un second ; il assigna une part à chacun de ses trois fils ; il reprit à l'un ce qu'il lui avait donné, pour l'attribuer à l'autre ; et comme pendant toute la durée de son règne il fut sans cesse occupé à rectifier et à changer les partages entre ses enfants ; comme après les avoir fait confirmer par des serments d'allégeance que prêtaient les peuples et les prêtres, il détruisait tout ce qu'il avait paru édifier, il inspira à ses sujets une impatience extrême de toutes ses irrésolutions, un doute sur l'avenir, un mécontentement dont il éprouva bientôt les effets ; tandis que dans ses fils l'humeur succéda à la reconnaissance, et qu'ils se montrèrent bien plus blessés, lorsqu'il reprenait ses bienfaits, qu'ils n'avaient été touchés en les recevant.

Celui cependant que le partage de 817 offensait le plus, et à juste titre, était Bernard, roi d'Italie ; il avait montré à son oncle la déférence d'un lieutenant qui gouvernait pour lui une province. Mais lorsque Louis accorda à son fils aîné Lothaire le titre d'empereur, avec une prééminence sur les trois rois, Bernard se plaignit de l'injustice qui lui était faite. Fils d'un frère aîné de Louis, et l'aîné lui-même de son cousin Lothaire, c'était à lui qu'appartenait le premier rang entre les princes francs, et qu'aurait dû passer l'empire, soit qu'on suivît le droit de représentation adopté aujourd'hui, ou qu'on préférât l'aîné entre les princes, règle d'après laquelle son oncle avait passé avant lui. Un grand nombre d'évêques et de seigneurs mécontents offrirent à Bernard de le seconder dans ses justes réclamations. Le jeune prince rassembla en effet des troupes ; de son côté son oncle appela de Germanie des soldats ; mais Bernard, ayant horreur d'une guerre civile, accepta les premières propositions qui lui furent faites, et accourut à Châlons, auprès de son oncle, aux pieds duquel il se jeta, en lui demandant pardon de sa faute. Ce n'était point sans motif que Louis était surnommé le Débonnaire ; il semblait n'être susceptible d'aucun ressentiment, d'aucune passion haineuse ; il pardonna souvent plus qu'il n'était tenu de pardonner ; cependant il commit alors, et par faiblesse pour sa femme, une des actions les plus odieuses qui souillent l'histoire de France. Bernard, dont les droits étaient égaux aux siens, ne s'était reconnu coupable que par un sentiment de déférence filiale ; il avait compté sur les promesses qui lui avaient été faites, et il attendait un acte d'oubli pour ses précédents préparatifs de guerre. Au lieu d'un pardon, il reçut une condamnation à mort avec ses principaux adhérents ; Louis, il est vrai, commua la sentence, et ordonna que les yeux seulement lui seraient arrachés ; mais cette commutation ne servit qu'à rendre son supplice plus cruel. La reine Ermengarde eut soin de faire faire l'opération d'une manière si barbare que le malheureux Bernard en mourut trois jours après.

Ermengarde, qui avait voulu faire périr Bernard pour partager son héritage entre ses enfants, mourut elle-même avant d'avoir pu recueillir les fruits de sa cruauté, et Louis ne tarda guère à la remplacer, en épousant, au commencement de l'année 819, la belle et ambitieuse Judith, fille du comte Guelfo de Bavière. Dans une assemblée de toutes les plus belles filles de son empire, que les prélats lui avaient conseillé de convoquer, à l'exemple du roi Assuérus, Louis avait reconnu Judith pour la plus attrayante. L'empire des Francs ne tarda pas à regretter que la fille du comte Guelfo eût été douée d'une beauté si distinguée, car elle lui procura sur son mari l'ascendant le plus absolu.

L'autorité de Louis, il est vrai, n'était point sans bornes ; aucun des monarques francs n'avait plus régulièrement consulté les États, qu'il assemblait deux fois par année ; mais les seuls grands seigneurs laïques et ecclésiastiques étaient appelés à ces voyages dispendieux, et bientôt les comtes et les ducs, voyant qu'on ne s'y occupait guère que d'affaires ecclésiastiques, dans une langue qu'ils n'entendaient pas, cédèrent presque absolument la place aux évêques. Les comices d'Aix-la-Chapelle, en 816, avaient été uniquement occupés de réformer la règle des chanoines et des chanoinesses, selon l'observance de saint Benoît. Dans ceux d'Attigny, au mois d'août 822, Louis voulut prendre la nation entière à témoin de sa pénitence ; il déclara devant cette assemblée qu'il avait péché contre son neveu Bernard, en permettant qu'il fût traité avec une cruauté aussi excessive ; qu'il avait péché contre Adelhard, Wala, les saints et les évêques, conseillers de Bernard, lorsqu'il les avait exilés pour avoir eu part à sa conspiration ; qu'il avait péché contre les fils naturels de son père, en les forçant à entrer dans les ordres religieux. Il demanda pardon de ses péchés à ceux de ces prélats qui étaient présents, et il se soumit aux pénitences canoniques. On trouva d'abord quelque chose de touchant dans ce sentiment profond de remords qui se manifestait après quatre ans devant tout un peuple, dans cette humiliation volontaire de celui qu'aucun tribunal ne pouvait atteindre ; mais tandis que le remords d'un homme à grand caractère nous offre le noble triomphe de la conscience sur l'orgueil, la pénitence d'un homme faible est entachée de sa faiblesse : en rappelant sa précédente faute, il semble faire prévoir qu'une seconde peut la suivre de près. L'un s'accuse parce qu'il ne peut plus trouver la paix dans son cœur, l'autre parce qu'il ne peut obtenir d'absolution au confessionnal. Le premier songe aux malheureux qu'il a faits, aux réparations qu'il peut leur offrir encore ; le second ne songe qu'à lui-même, ou aux diables dont on le menace. Sa pénitence est un calcul personnel ; il voudrait joindre les espérances des saints au profit du crime. Lorsqu'on vit Louis s'humilier à Attigny devant les prêtres, on jugea que ce n'était point sa douleur qui était profonde, mais son honneur, qui lui était peu cher, et la nation commença à sentir pour lui le mépris dont il s'était reconnu digne. D'autres causes vinrent bientôt ajouter à ce mépris. Le 13 juin 828, Judith donna, après quatre ans de mariage, un fils à l'empereur, qui fut depuis connu sous le nom de Charles-le-Chauve ; mais les mœurs de Judith, sa familiarité avec Bernard, duc de Septimanie, accréditèrent chez les Francs la supposition que cet enfant appartenait au favori de l'impératrice et non à son mari. Tout au moins le pouvoir absolu qu'exerçait ce Bernard à la cour, la déférence de Louis pour l'ami de sa femme, le crédit qu'il lui attribuait de préférence à ses propres fils, dont il commençait à être jaloux, rendaient le gouvernement tout à la fois ridicule et méprisable. Judith, qui songeait déjà à reprendre aux fils aînés de son mari assez de provinces pour en faire un apanage en faveur du cadet, saisissait toutes les occasions, d'offenser ces princes, et lorsqu'ils en montraient du mécontentement, elle travaillait à aigrir le ressentiment de son mari. A l'occasion d'une campagne malheureuse de Pépin, au-delà des Pyrénées, elle fit condamner à mort deux comtes qui avaient été les conseillers de ce roi d'Aquitaine, chef de l'expédition, entachant ainsi indirectement l'honneur des fils de son mari. Quoique la sentence ne fût pas exécutée, elle avait suffi pour mettre deux factions en opposition dans tout l'empire. Le peuple accusait également l'empereur des injustices qui procédaient de sa faute et de celles qu'il s'efforçait de réparer. Une fois que le gouvernement n'inspire plus de confiance, les punitions qu'il inflige aux grands pour avoir vexé le peuple sont considérées par le peuple même comme de nouveaux abus de pouvoir.

Il y a loin encore de ces brouilleries entre les princes, de ces intrigues de cour à une guerre civile. Le mécontentement de Lothaire ou de Pépin, à l'égard de leur père ou de leur belle-mère, n'était pas une raison pour que les petits propriétaires, qui composaient seuls les armées des Francs, se préparassent au Combat à leurs frais, et attaquassent leurs compatriotes. Mais le désordre était universel dans l'empire ; la faiblesse de Louis avait donné à plusieurs des ennemis des Francs, aux musulmans, aux Bulgares, aux Normands, occasion de ravager leurs frontières. A l'intérieur, l'oppression des grands envers le peuple allait croissant chaque jour ; un effroyable commerce d'esclaves se faisait en cachette dans tout l'empire. Les musulmans ont toujours accordé une grande confiance aux esclaves élevés dans leur maison ; ils en font les gardiens de leurs intérêts, leurs soldats, souvent leurs ministres ; c'était aussi pour eux l'objet d'une charité religieuse que d'acheter les enfants des infidèles pour les convertir. Ils étaient donc toujours prêts à payer à un prix assez élevé tous les enfants des chrétiens qu'on leur conduisait en Espagne et en Afrique. Ils recevaient, surtout du voisinage de Verdun, ceux qu'ils destinaient à la garde plus intime de leur harem. Les juifs se chargeaient de ce commerce, et les seigneurs français, ecclésiastiques comme séculiers, toutes les fois qu'ils étaient pressés d'argent, vendaient les enfants de leurs paysans pour les porter aux musulmans. Une loi de l'an 829, qui interdisait d'administrer le baptême aux esclaves des juifs sans le consentement de leurs maîtres, et les violentes discussions qu'elle excita dans la diète, révèlent l'importance de ce commerce infâme, et le degré d'oppression, le degré de misère auquel toute la classe inférieure de la population dans les Gaules était réduite.

 

Les relations extérieures de l'empire d'Occident semblaient encore dignes du successeur de Charlemagne. Au nord, l'empire s'étendait jusqu'à l'Eyder, qui sert de même aujourd'hui de frontière entre l'empire germanique et le Danemark. Au-delà de cette rivière, et dans la Scandinavie, les Danois ou Normands, qui avaient accueilli dans leur pays un grand nombre de Saxons fugitifs, et qui avaient emprunté d'eux leur haine contre le christianisme et l'empire des Francs, commençaient à chercher l'occasion de se venger en signalant leur audace et en se chargeant de butin. La bravoure leur paraissait la première des vertus ; la gloire de quelque expédition hasardeuse semblait à chaque famille un héritage bien plus précieux que des richesses périssables. Tous les jeunes gens voulaient marquer leur entrée dans le monde par quelques campagnes audacieuses ; non moins accoutumés à braver les tempêtes que les dangers des combats, c'était sur des barques légères et découvertes qu'ils se hasardaient en pleine mer, qu'ils insultaient toutes les côtes de la Germanie, de la France et de la Grande-Bretagne, et qu'ils étendaient des brigandages auxquels ils attachaient leur gloire, jusqu'aux pays qui se croyaient le plus à l'abri de leurs attaques. Mais ces expéditions n'étaient point encore autorisées par le gouvernement national, c'étaient les exploits d'aventuriers que les rois de Danemark ne pouvaient pas retenir. A cette époque même, la couronne était disputée entre des cousins, par une guerre civile : les divers prétendants au trône recouraient à Louis-le-Débonnaire, et auraient voulu le prendre pour arbitre. L'un d'eux, Hériolt, se rendit, en 826, à Mayence, où l'empereur lui avait donné rendez-vous ; il conduisait avec lui sa femme et un cortège de Danois assez nombreux. Tous se déclarèrent prêts à embrasser le christianisme ; Louis présenta en effet Hériolt au baptême dans l'église de Saint-Alban, et l'impératrice Judith présenta la reine.

Dans l'enceinte même des Gaules, l'autorité impériale n'était qu'imparfaitement reconnue par les Bretons et par les Gascons. Ces peuples, séparés par leur langue des Francs et des Gaulois, se soumettaient bien à l'empire quand un gouvernement vigoureux leur en faisait sentir la nécessité ; mais ils méprisaient toujours et l'agriculture et les arts utiles ; ils regardaient toujours quiconque ne parlait pas leur langue comme un ennemi, et tout le bien des ennemis comme de bonne prise ; enfin ils épiaient les premières marques de faiblesse de leurs voisins, pour recommencer leur brigandage. Mervan et Viomark, qui prirent tous deux le titre de rois des Bretons, attirèrent sur eux-mêmes plus d'une fois les armes de Louis, qui confiait à ses lieutenants les guerres plus éloignées, mais qui soutint en personne celles de l'intérieur de la Gaule. Lupus Centuli, duc des Gascons, ne montra pas moins d'obstination ; ses agiles chasseurs des Pyrénées sortaient du Béarn et de la vallée de Soule ; ils répandaient l'effroi dans toute l'Aquitaine ; mais ils se dérobaient à la poursuite, même de la cavalerie, et quand on croyait les atteindre, ils étaient déjà bien loin.

Au-delà des Pyrénées, Alfonse II, surnommé le Chaste, roi d'Oviédo (791-842), soutenait un combat inégal contre Abdérame, le victorieux roi de Cordoue (822-862). Le premier, auprès duquel se distingua par ses exploits le héros demi fabuleux Bernard de Carpio, demanda quelquefois des secours à Louis, et lui fit quelquefois hommage des victoires qu'il remportait dans la Galice et les Asturies. Le second remarquait à peine cette résistance, dans les montagnes, d'un petit peuple demi barbare ; il avait soumis tout le reste de l'Espagne à son gouvernement ; il avait supprimé plusieurs révoltes dans sa propre famille ; il avait remporté quelques brillantes victoires sur les généraux de Louis, et sur son fils Pépin, roi d'Aquitaine ; il avait chassé les Francs des bords de l'Èbre ; et reconquis sur eux le comté de Barcelone ; mais il s'était plus occupé encore de faire fleurir dans ses Etats l'agriculture, le commerce, les arts et les lettres. L'Espagne maure voyait augmenter rapidement sa population ; ses écoles acquéraient de la célébrité, ses savants se multipliaient, et ses villes appréciaient les bienfaits nouveaux de la civilisation et de l'élégance des mœurs. Abdérame II était lui-même philosophe, poète et musicien, et il encourageait par son exemple et son suffrage des études qu'il partageait toutes. Elles ne le faisaient cependant pas renoncer aux plaisirs du monde, pas plus qu'à ceux de l'amour. Tandis qu'Alfonse II, qui, de concert avec sa femme, avait fait un vœu monastique de chasteté, ne laissa point d'enfants, le philosophe Abdérame laissa à sa mort quarante-cinq fils et quarante-une filles.

L'Italie fut gouvernée presque exclusivement par Lothaire, fils aîné de l'empereur. Louis, qui montrait aux papes la plus extrême déférence, aurait peut-être contribué à élever leur autorité en opposition à celle de son fils, si la vie des cinq pontifes qui se succédèrent sur la chaire de saint Pierre pendant son règne avait été plus longue. Leur rapide succession ne permit point à l'Eglise de profiter de la faiblesse de l'empereur pour usurper de nouvelles prérogatives. Mais tous les autres pouvoirs subordonnés au trône acquéraient plus d'indépendance. Lothaire, menacé par son père et sa belle-mère, se croyait obligé de ménager tous ses vassaux. Les ducs qui relevaient de lui, plus riches, et commandant à plus de soldats que ceux de France, commençaient à se regarder comme des princes indépendants. Le duc de Bénévent, le plus puissant de tous, qui même sous Charlemagne avait été seulement tributaire et non sujet, recommençait à faire la guerre pour son propre compte, ce que rie faisait encore aucun autre des grands seigneurs dans tout l'empire des Francs. Vers la fin du règne de Louis, en 839, ce duché fut, il est vrai, partagé entre trois seigneurs indépendants, les princes de Salerne, de Bénévent et de Capoue ; mais la population et la richesse de ces magnifiques contrées s'étaient assez accrues pour que ce grand fief, même divisé, fût encore parmi les plus puissants. A la même époque, les républiques de Naples, de Gaëte et d'Amalfi, villes grecques qui profitaient de l'oubli des empereurs d'Orient pour recouvrer et affermir leur liberté, avaient vu s'accroître rapidement leur population ; leurs milices s'étaient aguerries, et un immense commerce entre les Arabes, les Grecs et les Latins répandait chez elles l'affluence ; Dans leur voisinage, il est vrai, une puissance nouvelle leur inspirait de l'inquiétude ; les Sarrasins y avaient établi quelques colonies militaires, aux bouches du Garigliano, à Cumes et à la Licosa. De son côté, le peuple vénitien, qui avait déjà subsisté plusieurs siècles sous la protection de l'empire grec, commençait à rejeter tout-à-fait ces chaînes étrangères. Dès l'an 697 il avait modifié sa constitution, en donnant un chef unique qui prit le nom de doge, aux tribuns des différentes îles confédérées, dont se composait le gouvernement. Pépin, fils de Charlemagne, n'avait pas voulu reconnaître l'indépendance des Vénitiens ; mais leur vigoureuse résistance à ses attaques, en l'an 809, avait établi leur droit à ne point obéir aux ordres de l'empire d'Occident. Cet événement avait été suivi de près par la fondation de la ville de Venise, dans l'île de Rialto, ville qui dès lors était devenue la capitale de la république.

Sur toute la frontière orientale de l'empire des Francs, de petits peuples slaves se reconnaissaient pour tributaires de Louis-le-Débonnaire ; quelquefois leurs ducs assistaient en personne aux diètes de l'empereur ; quelquefois ils y envoyaient des ambassadeurs ; souvent aussi ou leur inconstance, ou l'insolence des commandants des frontières excitait entre eux et l'empire de petites guerres. Des ducs de Pannonie, de Dalmatie, de Liburnie, des Abodrites, des Sorabes, des Wilzis, des Bohémiens, des Moraves, sont nommés tantôt parmi les feudataires de l'empire, tantôt parmi ses ennemis, sans qu'il soit possible de démêler les intérêts ou les alliances de ces petits peuples barbares, qui changeaient souvent et de demeure et de nom.

Sur la même frontière, les Huns et les Avares, dans la Hongrie et la Transylvanie, après avoir quelque temps résisté aux armes de Charlemagne, s'étaient affaiblis par des discordes civiles. Plusieurs avaient embrassé le christianisme, plusieurs avaient abandonné le pays, et ils avaient cessé d'être redoutables. Mais, plus au levant, les Bulgares s'étaient élevés sur leurs ruines. Cette nation païenne, habituellement en guerre avec les Grecs, inspirait par sa férocité un effroi universel. Ils ne tournèrent pas leurs armes contre le peuple franc ; mais plusieurs petits peuples slaves passèrent tour à tour de l'alliance des Francs à celle des Bulgares, et ils payaient un tribut aux uns ou aux autres pour s'assurer une protection contre celui de ces deux voisins qu'ils avaient le plus lieu de redouter. En 824, on vit arriver à Aix-la-Chapelle les députés d'Omortag, roi des Bulgares, qui venaient demander un règlement de frontières entre eux et les Francs. La mort d'Omortag, à cette époque même, interrompit la négociation commencée.

La paix subsistait toujours entre l'empire d'Orient et celui d'Occident, et les deux empereurs échangeaient toujours des ambassades. Cependant l'affaiblissement simultané de ces deux grandes puissances les éloignait l'une de l'autre, et après avoir confiné, au temps de Charlemagne, par une longue frontière, elles se trouvaient déjà séparées par plusieurs Etats indépendants ou ennemis. L'île de Crète avait été conquise vers l'an 823, par une flotte de musulmans Ommiades, partie des rivages de l'Andalousie. Celle de Sicile fut envahie en 827, par des musulmans d'Afrique, qu'avait appelés un jeune Grec, amoureux d'une religieuse. La Dalmatie et la Servie se déclarèrent indépendantes, vers l'an 826 : ces provinces secouèrent le joug de Byzance ; mais, dans je, même temps, les Croates, leurs voisins, cessèrent d'obéir aux ordres venus d'Aix-la-Chapelle.

La violence des haines religieuses entre les adorateurs des images et les iconoclastes avait précipité les révolutions de l'empire grec. L'ambitieuse Irène, qui avait rétabli le culte des imagés, et qui avait trouvé dans les moines un si puissant appui, fut victime d'une conspiration de la faction contraire. Peu de temps après les négociations entamées entre elle et Charlemagne, pour réunir les deux empires par un mariage entre les deux souverains, elle fut surprise et arrêtée, le 31 octobre 802, par les ordres de Nicéphore, son grand-trésorier, qui fut couronné empereur à sa place, et qui, la reléguant ensuite à Lesbos, l'y laissa exposée à. une si grande pauvreté que l'impératrice Irène dut gagner sa vie en filant avec la quenouille.

L'histoire grecque, à cette époque, ne nous a été conservée que par des historiens passionnément engagés à soutenir contre les iconoclastes le culte des images ; aussi comme Nicéphore abolit de nouveau ce culte, son règne (802-811), et celui de son fils Stauracius, sont représentés comme honteux, tandis que Michel Rhangabe, qui succéda au second (811-813), est peint comme un excellent prince et un prince vraiment orthodoxe. Nicéphore, il est vrai, fut malheureux dans la guerre qu'il entreprit contre les Bulgares, mais comme il fut tué dans la grande bataille qu'il leur livra, et que son fils y fut blessé mortellement, on doit leur savoir gré tout au moins d'y avoir payé de leur personne, tandis que leur successeur au contraire donna plus d'une preuve de faiblesse et d'incapacité. Il fut renversé par une nouvelle révolution qui rendit le pouvoir aux iconoclastes, et qui éleva à l'empire Léon V, l'Arménien. Michel Rhangabe inspirait au nouvel empereur si peu de défiance qu'il lui permit de se retirer dans un couvent, où ce monarque déposé vécut encore trente-deux ans.

Les empereurs grecs, contemporains de Louis-le-Débonnaire, Léon V, l'Arménien (813-820), Michel-le-Bègue (820-829), et son fils Théophilus (829-842), persistèrent dans leur horreur pour le culte des images, et sont tous, en conséquence, représentés par l'Eglise comme des tyrans. Le couronnement de Michel-le-Bègue et la mort de Théophilus sont, l'un et l'autre, faits pour frapper l'imagination. Le premier, après avoir été l'ami de Léon l'Arménien, avait, à plusieurs reprises, conjuré contre lui ; il avait été condamné à être brûlé vif, et il était retenu enchaîné dans un cachot du palais. La veille du jour fixé pour son exécution, ses amis habillés en prêtres et en pénitents, et portant des épées sous leurs longues robes, s'introduisirent dans la chapelle où l'empereur Léon chantait matines, le jour même de Noël, et l'attaquèrent au moment où Léon entonnait le premier psaume. Léon, qui avait été soldat, et qui s'était élevé avec gloire de grade en grade dans la carrière militaire, saisit une croix pesante sur l'autel, et, sans autres armes, il essaya de repousser les assaillants, en même temps qu'il implorait leur merci. C'est l'heure de la vengeance, et non de la merci, lui répondit-on, et il tomba sous les épées des conjurés. Le prisonnier Michel fut en même temps arraché de son cachot, et porté sur le trône : il y reçut l'hommage des grands de l'empire, du clergé et du peuple, avant qu'on eût trouvé un serrurier pour lui ôter les fers, qu'il portait toujours aux pieds.

Son fils Théophilus, que les Grecs surnommèrent l'Infortuné, parce qu'avec une valeur brillante et une grande activité, il fut presque toujours malheureux dans toutes les guerres qu'il conduisit en personne, semble avoir réuni les qualités et les défauts des despotes orientaux. On célèbre leur justice, leur vigilance, leur bravoure, en oubliant que la vigueur, la promptitude et le Caprice arbitraire de leurs jugements, détruisent, dans le peuple lui-même, toute notion de loi et de justice ; que leur vigilance tourmente leurs sujets par l'espionnage. et les fait vivre dans une défiance continuelle ; que leur bravoure n'étant point éclairée par une étude régulière de l'art de la guerre, ne sert qu'à exposer leurs soldats. Mais les Grecs n'occupaient déjà plus dans l'Orient que le second rang, les opinions des musulmans, leurs voisins, influaient sur leurs mœurs, et la gloire des khalifes éblouissait leurs souverains. Théophilus, le rival de Motassem, fils d'Haroun-al-Raschid, semblait s'être formé sur le modèle de ce commandeur des croyants. La mort de Théophilus est plus empreinte encore du caractère des Orientaux. Il avait donné sa sœur en mariage à un vaillant capitaine de l'antique race des rois perses, Théophobus, qui, avec un grand nombre de ses compatriotes, avait renoncé à une patrie soumise au joug des musulmans ; il avait embrassé le christianisme et il servait dans les armées de l'empire. Théophobus avait donné à son beau-frère d'éclatantes preuves de sa fidélité, à une époque où une faction nombreuse l'appelait lui-même au trône ; et l'empereur, à la fleur de la jeunesse, se trouvant atteint d'une maladie mortelle qui allait le forcer à abandonner sans défense sa veuve et son fils en bas âge, aurait dû se réjouir de les laisser aux mains d'un aussi fidèle gardien. Ce n'est pas ainsi toutefois qu'un Turc en jugerait même aujourd'hui, ce n'est pas ainsi non plus qu'en augurait Théophilus, car le despotisme rend les hommes semblables dans toutes les races et toutes les religions. Il songea avec une sombre jalousie que son beau-frère allait lui survivre ; déjà sur son lit de mort, il donna des ordres pour qu'on lui apportât la tête de Théophobus. Il la saisit de ses mains mourantes : Je te reconnais, mon frère, dit-il, et ce pourtant déjà tu n'es plus Théophobus ; bientôt, trop tôt, aussi je ne serai plus Théophilus, et il retomba sur son lit où il expira.

 

Pendant les seize premières années du règne de Louis-le-Débonnaire, de fréquentes ambassades entre les deux empires rappelèrent l'ancienne unité du monde romain, et la question du culte des images fut débattue de nouveau dans l'Occident, sur l'invitation de l'empereur d'Orient. Mais à dater de l'an 830, toute l'attention des Francs fut concentrée sur eux-mêmes, leurs rapports avec les peuples étrangers se rompirent, et l'histoire cesse de nous représenter autre chose que les dissensions privées, et que les querelles de famille des Carlovingiens.

Aux Etats tenus à Aix-la-Chapelle, au printemps de l'an 850, Louis avait convoqué l'armée des Francs, pour porter la guerre en Bretagne. Cette guerre où les soldats n'espéraient gagner aucun butin, et où ils savaient qu'ils éprouveraient tous les inconvénients des mauvaises routes, fatales à leurs chevaux, du mauvais air et de la misère, était envisagée par les hommes libres qui devaient former l'armée avec une extrême répugnance. Les fils de Louis profitèrent de ce mécontentement, de l'ignorance des hommes libres, qui souffraient sans savoir le plus souvent quelle était la cause de leurs maux, et de l'absence de toute opinion publique, de toute communication entre les provinces, qui pût servir à les éclairer, pour entraîner à la révolte les armées avec lesquelles ils marchaient vers le rendez-vous général. Pépin, roi d'Aquitaine, et Louis, roi de Bavière, réunirent leurs troupes à Verberie, et leur père se voyant abandonné par la plupart de ses soldats, prit le parti d'amener lui-même à Compiègne, à trois lieues de distance, ceux qui lui étaient restés, et d'entrer en négociation avec ses fils. Bientôt on exigea de lui qu'il éloignât Bernard, duc de Septimanie, qu'on représenta comme l'amant de sa femme ; on conduisit au camp l'impératrice Judith, et l'on obtint d'elle des aveux qui confirmaient les soupçons publics, et la promesse qu'elle prendrait le voile au couvent de Sainte-Radegonde de Poitiers. L'effroi ou le repentir engagèrent même Judith à solliciter l'empereur de renoncer de son côté à la couronne, et d'entrer aussi dans un couvent ; mais il refusa de faire des vœux, et demanda du temps pour délibérer. Le vieux monarque cependant se trouvait prisonnier de ses trois fils, car Lothaire était arrivé d'Italie ; il avait approuvé tout ce qu'avaient fait les deux autres, et il était reconnu comme chef par tout le parti mécontent. Les prélats de ce parti désiraient que le vieil empereur fût expressément déposé par un concile national ; ses fils, sans être moins résolus à le priver de tout pouvoir, ne crurent point cette sévérité nécessaire. Le faible Louis avait toujours été conduit par ceux qui l'approchaient ; désormais tous leurs rivaux étaient éloignés, il était seul entre leurs mains : ils crurent qu'il se soumettrait à toutes leurs volontés, et que son nom, et le respect qu'il inspirait encore, leur profiteraient sans les gêner.

Mais la jalousie du pouvoir réveilla l'activité d'esprit du vieux empereur ; il voulait bien s'abandonner à un favori, mais ce n'était qu'autant qu'il l'aurait choisi lui-même, et il développa, pour ressaisir la puissance, une adresse et une persistance qu'on n'avait point encore remarquées en lui. La maison de Charlemagne s'était élevée par les armes des peuples germaniques ; Charles avait vécu presque uniquement parmi eux, il n'avait appelé qu'eux à ses armées et aux fonctions plus éminentes de l'État et de l'Église. Les habitans des Gaules se : sentaient opprimés : ils n'avaient point osé, sous le règne de Charlemagne, faire de tentatives pour s'affranchir ; ils prirent plus de courage sous celui de Louis, dont ils avaient moins à se plaindre ; et pour secouer le joug des peuples germaniques, ils profitèrent des dissensions de la famille royale, ils unirent leur cause à celle des princes mécontents, et ils secondèrent toutes les attaques faites contre l'autorité impériale.

L'empire d'Occident se trouva donc divisé entre deux peuples que leur langue ne permettait point de confondre, et que leur origine et leurs mœurs rendaient ennemis. D'une part, on voyait tous ces habitans de l'un et l'autre bord du Rhin, que jusqu'alors on avait désignés presque exclusivement par le nom de Francs, mais auxquels on recommençait, à cette époque, à rendre le nom plus générique de Germains ; d'autre part, on voyait tous ceux' qui faisaient usage de la langue romane, ou de tous les patois qui commençaient à se former du latin corrompu : les Gaulois, les Aquitains, les Italiens. Les Gaulois, cependant, ne voulurent pas renoncer à la gloire qui, depuis trois siècles, s'était attachée aux conquérants de leur pays, et ils prirent pour eux-mêmes le nom de Francs, comme on appelait leur pays la France ; mais c'est à dater de cette époque que ce nom désignant une langue nouvelle, celle que nous parlons aujourd'hui, par opposition à la langue teutonique des anciens Francs, nous croyons devoir aussi donner aux Gaulois, qui la parlaient, le nom nouveau de Français.

L'aversion des Français, et l'attachement des Germains pour le fils de Charles, doivent servir à expliquer les longues guerres civiles qui troublèrent la fin du règne de Louis-le-Débonnaire et tout celui de ses fils. Louis, ayant réussi à obtenir que la prochaine assemblée des États fût convoquée à Nimègue, s'y trouva entouré de beaucoup plus d'Allemands que de Français. Lothaire, effrayé de l'abandon où le laissaient ses partisans, se rendit au pavillon de son père, et tandis que ses amis, alarmés de la longueur de la conférence, craignaient qu'on ne lui eût fait quelque violence, et se préparaient, au péril de leur vie, à l'en retirer de vive force, Lothaire se réconciliait à la manière des princes, et sacrifiait tous ceux qui s'étaient exposés pour lui ; il les accusait de toutes ses rébellions, et il donnait son consentement à ce que tous ses amis fussent condamnés à mort. Le débonnaire Louis s'abstint cependant de faire exécuter une seule des sentences qui furent prononcées contre eux ; il s'empressa seulement de rappeler sa femme du couvent, et de se faire autoriser par l'Église pour la reprendre.

Le vieil empereur avait pu, par ses malheurs, exciter l'enthousiasme du peuple, et surtout de ses compatriotes, qui parlaient comme lui la langue germanique ; son humilité pouvait être célébrée par les moines, sa clémence avait de plus justes droits à l'approbation universelle ; mais il ne recommençait pas plus tôt à gouverner que son incapacité multipliait les désordres, et que ses vertus mêmes devenaient pour les peuples une cause de souffrance ; aussi, à peine y avait-il une année que le pouvoir lui avait été rendu, et déjà le mécontentement éclatait de toutes parts. Toujours dominé, toujours entraîné par la personne la plus rapprochée de lui, et surtout par l'impératrice Judith, c'était d'après les motifs les plus futiles qu'il prenait les déterminations les plus importantes ; il altérait l'ordre de succession à la couronne plutôt que de supporter un moment l'humeur de sa femme ; il destituait les gouverneurs militaires des plus grandes provinces pour prix d'une caresse, et il changeait les limites des royaumes en retour pour une complaisance. L'instabilité de tous les partages, le mépris pour tous les arrangements convenus, la violation de tous les serments qui devaient leur servir de garantie, nourrissaient l'agitation du peuple. Les fils de Louis, qui se voyaient sacrifier à leur plus jeune frère, essayèrent à plusieurs reprises de résister ouvertement ou par des intrigues ; enfin, ils se rassemblèrent en armes, en Alsace, au mois de juin 833, se proposant de contraindre leur père à maintenir ses propres ordonnances et ses propres partages. Louis, de son côté, s'avança jusqu'à Worms pour leur résister ; il y était entouré de nombreux prélats, de nobles, de soldats, qui lui inspiraient une pleine confiance, mais qui, probablement réunis sous ses étendards par obéissance, s'affligeaient de devoir tourner leurs armes contre leurs compatriotes, pour satisfaire l'ambition d'une femme ou le radotage d'un roi qui ne savait plus connaître sa propre volonté. Dans la nuit du 24 juin 833, on vit passer successivement tous leurs bataillons au camp des jeunes princes ; tous les grands seigneurs, tous les prélats, et bientôt après tous les courtisans, abandonnèrent l'un après l'autre le vieux monarque, dont, l'incapacité devenait tous les jours plus évidente. Le lieu où l'empereur éprouva cette défection universelle, connu auparavant sous le nom de Rothfeld, le champ Rouge, reçut dès lors celui de Lugenfeld, le champ du Mensonge. Louis, toujours empressé de se soumettre, après avoir renvoyé le petit nombre de serviteurs fidèles qui lui étaient demeurés attachés, se rendit lui-même avec sa femme et son plus jeune fils au camp de ses fils aînés, et se résigna à la captivité.

La défection universelle du champ du Mensonge pouvait être considérée comme un jugement solennel, prononcé par la nation, sur le radotage prématuré de Louis-le-Débonnaire ; mais les peuples n'ont point de longs ressentiments, et les Français moins qu'aucun autre. A peine la cour qui excitait le désordre universel était-elle dissoute, que le peuple, bien plus conduit par l'imagination et le sentiment que par la raison, ne sentit plus que de la pitié pour l'humiliation du vieux monarque ; tandis que les fils de Louis n'étaient pas plus tôt victorieux que toute popularité leur échappait. Ces fils crurent qu'ils rendraient Louis incapable de remonter jamais sur le trône par une dégradation solennelle, en lui enlevant la ceinture de chevalier. Les évêques de leur parti dressèrent une confession générale en huit articles, dans laquelle Louis s'accusait de crimes nombreux et se déclarait indigne du trône. Le monarque n'hésita point à la réciter, dans l'église de Soissons, le 11 novembre 833 ; il demanda ensuite qu'on lui imposât une pénitence publique, afin d'être en exemple au peuple comme il lui avait été en scandale. Il détacha sa ceinture militaire, et la plaça lui-même sur l'autel ; puis, se dépouillant de l'habit du siècle, il reçut des mains des évêques l'habit de pénitent.

Les évêques croyaient qu'après cette cérémonie dégradante, Louis deviendrait pour tous un objet de mépris ; mais le vieil empereur s'y était prêté par un sentiment d'humilité monacale, et ce sentiment était alors compris par le peuple. Loin d'avoir perdu ses partisans par tant de soumission, il n'en inspirait que plus de pitié. Les deux plus jeunes fils de Louis se séparèrent de leur frère aîné, et se plaignirent de la rigueur avec laquelle leur père était traité ; et Lothaire, que tous ses partisans abandonnaient successivement, fut bientôt réduit à se soumettre aux conditions que lui imposait l'opinion publique. Il est digne de remarque que ces révolutions si rapides, qui avaient à plusieurs reprises ôté puis rendu le pouvoir souverain au vieil empereur ou à ses fils, s'étaient jusqu'alors accomplies sans effusion de sang. Les princes étaient, il est vrai, suivis de leurs armées ; mais celles-ci avaient paru donner la loi bien plus par leurs opinions que par leurs armes. Les chefs et les soldats jugeaient de la conduite et des sentiments de leurs rois : aussi négociaient-ils sans cesse et passaient-ils sans scrupule d'un camp à l'autre. Lorsqu'une décision était prise, la nation paraissait la prononcer avec une apparente unanimité, et les rois se sentaient forcés de s'y soumettre. Au commencement de l'année 834, Lothaire était seul reconnu pour empereur par toutes les armées et toutes les provinces ; il était maître de la personne de ses adversaires Louis, Judith et Charles ; en moins de deux mois il abandonna tous ces avantages, sans tirer seulement l'épée pour les défendre. Dans les premiers jours de mars, il laissa son père en liberté au couvent de Saint-Denis ; il ne prit aucune mesure pour garder en son pouvoir l'impératrice et son fils, et il s'enfuit de Paris pour se retirer à Vienne, sur le Rhône, où il voulait rassembler ses partisans.

A dater de cette époque, il est vrai, et pendant les six dernières années du règne de Louis-le-Débonnaire, les querelles de sa famille furent plus souvent ensanglantées ; elles ne sont cependant marquées par aucune grande bataille, par aucun exploit qui réveille notre attention. Aucunes guerres civiles ne présentent un spectacle plus dégradant, plus honteux pour l'espèce humaine, que celles de la famille carlovingienne ; on n'y voit développer ni grandes vertus, ni grands talents, ni grandes passions ; on n'y voit pas même commettre de grands crimes ; mais une langueur mortelle semble occuper en même temps toutes les parties de l'État. La mort de Pépin, roi d'Aquitaine, à Poitiers, le 13 décembre 838, changea la politique de Louis, ou plutôt de l'ambitieuse Judith, qui dirigeait seule ses conseils. Pépin, le second des fils de l'empereur, laissait deux fils et deux filles. D'après les partages sanctionnés par le monarque et par la nation, la couronne d'Aquitaine devait appartenir à l'aîné ; mais Louis se détermina aussitôt à dépouiller son petit-fils en faveur du fils de Judith, et il consacra les restes d'une vie prête à s'éteindre à cette guerre dénaturée ; tandis que les Aquitains embrassèrent généreusement la défense contre lui des fils du roi, qu'ils tenaient de lui. D'autre part, quoique Lothaire, fils aîné de l'empereur, fût celui des trois qui lui avait donné les plus graves sujets de mécontentement, Judith, jugeant que ce serait celui dont la protection serait le plus utile à Charles-le-Chauve, chercha à tout prix à se réconcilier avec lui ; et, en effet, elle convint avec lui de laisser la seule Bavière au troisième des fils, qui s'appelait Louis comme son père, et de partager tout le reste de l'empire entre Lothaire et Charles. C'est à ce prix que fut proclamé dans la diète de Worms, le 30 mai 839, un traité de réconciliation entre les deux empereurs. Pendant ce temps, la faiblesse croissante et l'anarchie universelle de l'empire des Francs les livraient aux attaqués de tous leurs voisins ; ceux de la frontière slave, qui rie confinaient plus qu'avec Louis de Bavière, étaient déjà oubliés par le reste des Français. Aucun événement n'est conservé à notre souvenir de ce qui se passait sur toute cette longue frontière orientale, que Louis-le-Débonnaire avait défendue au commencement de son règne ; mais c'était par mer que les barbares pénétraient désormais en France, d'où personne ne songeait à les repousser. Chaque année, les Normands étendaient plus loin leurs ravages sur toutes les côtes de l'Océan ; celles de la Méditerranée commençaient aussi à être exposées aux brigandages des Sarrasins, et ceux-ci, en 838, surprirent et pillèrent Marseille, la plus opulente des villes du midi, tandis que d'autres Sarrasins s'établissaient dans l'Italie méridionale.

Enfin Louis-le-Débonnaire, dont l'âme et le corps avaient également vieilli longtemps avant l'âge fixé pour notre déclin, fut atteint, vers le commencement de juin de l'an 840, d'une hydropisie de poitrine ; il se fit porter au palais d'Ingelheim, bâti dans une île du Rhin au-dessus de Mayence, et là il montra encore cette piété monacale, quelquefois touchante, mais toujours faible, qui lui avait concilié l'amour des peuples, malgré l'ignominie de son règne. Son frère naturel Dragon, évêque de Metz, l'assista dans ses derniers moments, et l'engagea à étendre son pardon sur tout le monde, même sur Louis de Bavière, son troisième fils, qui était alors en armes contre lui, et qui, disait-il, envoyait ses cheveux blancs avec douleur dans le sépulcre. Sur le point d'expirer, on l'entendit par deux fois s'écrier en langue germanique : Aus, aus ! dehors, dehors ! comme s'il avait voulu encourager son âme à s'élancer de son enveloppe terrestre. Les assistants crurent cependant qu'il avait vu paraître le diable à la fenêtre, et que c'était lui qu'il renvoyait ainsi. Car de sa compagnie, dit la Chronique de Saint-Denis, il n'eut oncques que faire, ni mort ni vif ; après se retourna sa face à dextre partie, et puis leva les yeux vers le ciel. En telle manière (le 20 juin 840) trespassa de cette mortelle vie à la joie du paradis.