HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XV. — Les Ommiades et la Chrétienté. - 661-760.

 

 

NOUS avons cru devoir donner une attention suivie au promoteur de l'une des plus grandes révolutions qui aient changé la face du monde : nous avons aussi cherché à faire connaître ses premiers disciples, ces apôtres conquérants, qui unirent d'une manière si étrange les vertus les plus austères des anachorètes à l'ambition sans bornes des usurpateurs. Mais une fois que nous avons montré comment l'empire des khalifes fut fondé, une fois que le palais de Damas fut habité par une suite héréditaire de princes voluptueux, inconnus aux armées, et dont la politique n'a pas laissé des tracés plus profondes que la valeur, nous ne donnerons point aux noms bien vite oubliés de Yézid, Moaviah, Mervan, Abdolmalek, Valid, un degré d'études et des recherches que nous avons refusés aux histoires presque domestiques des rois mérovingiens, des Lombards ou des Bourguignons. Il suffira de dire que, depuis l'élévation de Moaviah, qui mit sur le trône, en l'an 661 de Jésus-Christ, cette branche de la famille des Koreishites que, d'après son aïeul, on nomma la maison des Ommiades, quatorze khalifes régnèrent successivement pendant un espace de quatre-vingt-dix ans dans le palais de Damas, jusqu'à Mervan II, qui, en 750, fut déposé et mis à mort par Abbul-ben-Abbas, ce qui veut dire descendu d'Abbas, oncle de Mahomet ; avec ce dernier commença la maison des Abbassides, illustrée par la fondation de Bagdad sa résidence, et par la protection qu'elle accorda aux lettres.

Dans le palais des khalifes rien ne rappelait plus les fondateurs d'une religion austère, et les représentants d'un prophète qui n'avait jamais renoncé aux habitudes du plus pauvre Bédouin. Une garde, nombreuse, toute chamarrée d'or, toute hérissée de fer, veillait à la porte ; tout le luxe des arts et de la richesse décorait les appartements intérieurs ; toutes les délicatesses de la vie la plus somptueuse étaient rassemblées pour satisfaire les goûts du commandeur des croyants : lorsqu'il voyageait, quatre cents chameaux suffisaient à peine pour transporter sa cuisine ; sept mille eunuques étaient chargés de soins domestiques de sa personne ou de la garde de ses femmes. Le khalife se faisait toujours un devoir de se rendre à la grande mosquée pour la prière, et d'un prêcher le vendredi, jour consacré au culte par les musulmans ; mais c'était la seule occasion où il se présentât au peuple dans toute la pompe de la royauté ; le reste de sa vie s'écoulait dans les paradis de Damas, nom que les Orientaux donnent à leurs jardins, au milieu des eaux jaillissantes, sous des ombrages frais et dans une atmosphère embaumée de parfums.

Mais tandis que les souverains avaient absolument changé de caractère, la nation nouvelle des musulmans conservait cet élan, cette activité, cette énergie qui semblaient devoir lui soumettre l'univers, et qui en auraient bientôt, en effet, achevé la conquête, si elle n'avait pas été abandonnée par ses chefs. Cette transformation absolue des Orientaux, opérée dans un espace de temps si court, et qui leur donnait un caractère aussi durable qu'il était opposé à celui qu'on leur avait vu jusqu'alors, est une des merveilles les plus dignes d'attention du moyen âge. La maison des Ommiades ne fut jamais aimée ni servie avec affection par les Arabes. Ce furent donc les nouveaux convertis, les Syriens, les Persans, les Egyptiens qui formèrent ses armées. Mais depuis quinze cents ans qu'on voyait ces peuples agissants sur le théâtre du monde et éclairés par le flambeau de l'histoire, on avait eu le temps de connaître leur caractère ; il avait été mis à des épreuves successives par les gouvernements et les religions diverses des anciens Egyptiens et des anciens Perses, des Grecs, successeurs d'Alexandre, des Romains et des Grecs chrétiens ; toujours on les avait vus également superstitieux et pusillanimes, empressés à admettre tous les prodiges, à souiller leur culte par toutes les extravagances, à énerver leur âme par tous les plus lâches plaisirs. Tout à coup ils adoptent avec enthousiasme une religion qui sépare par un abîme le dieu des esprits d'avec la créature ; qui réprouve tout anthropomorphisme, toute image, tout ce qui, dans le culte, peut parler aux sens ; qui ne reconnaît aucun miracle ; qui cherche le secours d'en haut par des prières ; qui attend la protection céleste, niais ne la garantit jamais par des prophéties, et ne regarde jamais le succès ou la défaite comme, un jugement prononcé sur elle ; une religion, qui n'a point d'autre grand-pontife que le chef de l'Etat, point d'autres prêtres que les hommes de loi ; et cette religion se maintint pendant des siècles sans altération. Si elle s'est enfin corrompue, ce ne sont point les dispositions du peuple, si contraires en apparence à son esprit, qui lui ont été fatales ; ce sont les vices du gouvernement, c'est l'influence délétère du despotisme qu'elle n'avait pas établi, qui ne résultait pas de ses principes, mais que le développement prodigieux de la puissance militaire qu'elle favorisait avait cependant rendu triomphant.

Cette transformation, si rapide, des lâches Syriens en vaillants musulmans peut être considérée comme une des plus brillantes expériences du parti qu'un législateur peut tirer du besoin de développement, du besoin d'activité qui se trouve dans tous les hommes, et qui, une fois excité par un but louable, se suffit à lui-même et fait sa propre récompense. La jouissance du repos n'est rien, encore à côté de celle du progrès. La conservation cesse d'être un bien quand on la compare au développement. Les vieillards, qui vivent dans le passé, peuvent demander qu'on ne dérange rien à leurs habitudes, qu'on n'exige d'eux aucun effort au-delà de ceux qu'ils ont faits jadis ; et les nations vieillies, qui prennent pour doctrine les faiblesses de leurs chefs, croient souvent aussi que les jouissances du moment seraient troublées par toute activité, et que tout changement est ennemi du bonheur ; mais les jeunes gens, qui répètent ces enseignements étrangers à leur âge, ne se connaissent pas eux-mêmes : qu'on leur donne occasion de penser et d'agir, et bientôt ils trouveront que les plus vives jouissances, ou de la société, ou du luxe, ou des sens, ne les tentent plus à côté de cette vie nouvelle qu'ils acquièrent en se développant eux-mêmes. Chaque homme, en écartant le souvenir des scènes, ou de vanité, ou de vice, qu'il a pu connaître, se reporte avec délices sur les périodes, peut-être de danger, peut-être même de douleur, où son âme s'est développée tout entière, où il a appris à connaître tout le trésor qu'il possédait en lui-même, tout son courage, sa patience, son industrie, sa force de compréhension, son activité.

Mahomet avait appelé les Orientaux à penser et à agir, et la jouissance de la pensée et de l'action fut d'autant plus vive pour eux qu'elle était plus nouvelle. Pour établir sur les ruines du polythéisme du de cette superstition grossière qui avait remplacé en Orient le christianisme, quoiqu'elle en conservât le nom, une religion purement spirituelle, et qui donnait de la Divinité l'idée la plus abstraite et la plus simple, il avait eu besoin d'appeler à son aide toute la puissance du raisonnement, d'autant plus qu'il n'appuyait point sa prédication par des miracles, et que ses disciples, quel que fût leur enthousiasme, ne voyaient d'autre preuve de sa mission divine que son éloquence. En effet, Mahomet, dans ses conférences avec les marchands, les voyageurs, les pèlerins, de toutes les parties de l'Arabie à la Caaba, leur demandait surtout de réfléchir, de se retourner sur eux-mêmes, de juger leurs anciennes croyances avec le flambeau de leur raison, et de s'élever à la connaissance de l'Etre Suprême par la contemplation de l'immensité de ses ouvrages, et de tout ce qu'il y avait de plus pur dans leur propre individu. La répétition des mêmes arguments pendant une longue suite d'années avait élevé la raison de l'orateur au-dessus de celle de ses antagonistes, et son éloquence sur le sujet qui l'occupait uniquement, devançant presque sa pensée, lui paraissait peut-être à lui-même, et devait paraître aux autres, une inspiration. Lorsque ces discours furent ensuite recueillis, furent considérés comme des oracles qui fixaient les limites de la foi, de la morale et de la justice, ils firent sur la postérité de ses sectateurs un, effet diamétralement opposé à celui qu'ils avaient fait sur lui-même et sur ses disciples. Ils avaient accoutumé les musulmans nouvellement convertis à réfléchir ; ils accoutumèrent leurs descendons à soumettre leur raison : ils avaient renversé d'anciennes barrières pour les premiers, ils en élevèrent de nouvelles pour les seconds : aussi le temps est/venu, pour les musulmans comme pour d'autres religionnaires, où les dépositaires des révélations qui fondent leur croyance ont interdit à leurs fidèles le seul exercice de l'esprit qui fasse croire, l'examen. Mais dans le temps où la religion d'Islam fut fondée, dans celui où elle fit de si rapides progrès, le musulman ne se contentait pas de croire les vérités nouvelles qui avaient remplacé pour lui toutes les erreurs de l'idolâtrie, il les méditait sans cesse, il s'efforçait de les développer par ses arguments, de les affermir par son éloquence, tout comme de les établir par son épée. Les prières qu'il répétait cinq fois par jour donnaient de la ferveur à ses méditations sans en changer l'objet. La prédication ne devait pas moins que la tactique militaire être l'étude du général d'armée ; chaque croyant pouvait à son tour occuper la chaire, quand il se sentait plein de son sujet sacré et qu'il se croyait inspiré ; et, comme les carrières politiques et religieuses n'étaient point séparées, le mélange constant des méditations les plus sublimes, avec les conseils de la prudence mondaine adressés à une nation ou à une armée, donnaient à l'éloquence des Arabes le caractère le plus entraînant.

Aussi et cette éloquence et la poésie firent dans l'empire des Arabes des progrès non moins rapides que ceux de leurs conquêtes. Une nation dont le prophète, dont le législateur ne savait pas écrire, se trouva, au bout d'un siècle, seule active dans le monde savant, seule propre aux découvertes, seule occupée d'accroître sans cessé le fonds des connaissances humaines que les Grecs ou les Latins auraient dû conserver, mais qu'ils laissaient dépérir. On ne saurait prévoir jusqu'où serait parvenu le génie ardent d'un peuple du Midi, qui s'élançait avec tant de vigueur dans la carrière, s'il n'avait bientôt été arrêté par les bornes de la politique, puis resserré de tous côtés par la jalousie du pouvoir.

Mahomet ne fondait ni la liberté ni le despotisme : accoutumé à la première, il ne voulait pas non plus effaroucher le second par des décisions qui lui fussent trop contraires. Mais un homme de génie, au moment où il fonde un empire, où il dirige une puissante révolution, se soumet difficilement aux formes républicaines, qui gênent ses conceptions et arrêtent l'exécution de ses plus sublimes projets, ou qui le forcent à révéler au public le secret plus intime de sa pensée. Par ces formes, on obtient l'expression de la volonté et de la prudence d'une moyenne dans l'espèce humaine. Un pouvoir qui émane du peuple et qui le représente fidèlement doit arriver à faire triompher ce qu'on pourrait appeler le sens commun des nations, la raison et les connaissances qui s'y trouvent généralement répandues. Mais autant ce sens commun est au-dessus du sens commun des rois, de la dépravation des cours, de l'oubli des intérêts nationaux, des ministres, autant il est au-dessous de l'intelligence des grands hommes. Le héros qui s'est mis à la tête d'une nation par son seul génie, voudra bien, après lui, confier le sort de cette nation à un sénat, parce que ce sénat sera plus sage que son fils, mais il ne sera pas si profond que lui-même ; et le grand homme, par la conscience de son génie, cherchera à se soustraire à la règle qui est faite pour de moins habiles que lui ; tout comme l'homme médiocre s'y dérobe pour ne pas mettre au jour sa propre incapacité. Mahomet ne détruisit ni ne conserva les institutions républicaines de la Mecque ; mais il éleva au-dessus d'elles la puissance des inspirations, la voix divine qui devait faire taire tous les conseils d'une prudence humaine. Le despotisme ne fut point organisé par lui, il fut la conséquence du don seul de prophétie.

Les premiers successeurs de Mahomet, en se déclarant chefs des prières du peuple, ne prétendirent point au don d'inspiration. Ils ordonnèrent cependant, au nom de celui dont ils se disaient lieutenants, et ils furent obéis sans hésitation ; mais on ne saurait dire même alors que leur autorité fût despotique. Ils étaient les organes de la volonté publique ; une seule pensée, une seule passion absorbait tous les musulmans ; tous leurs efforts dans la vie devaient tendre et tendaient en effet à faire triompher la foi. Les quatre premiers khalifes ne prétendaient rien pour eux-mêmes, aucune jouissance n'était le fruit de leur immense pouvoir ; ils le tenaient de la confiance qu'on accordait plus encore à leur piété qu'à leurs lumières ; ils l'exerçaient sans jalousie, et l'abandonnaient presque sans partage aux lieutenants qu'ils en jugeaient les plus dignes. Les compagnons, de Mahomet, ces héros qui avaient commandé les armées, ne pouvaient avoir d'autre but, d'autres projets que ceux mêmes qu'avait le prophète : aussi ne limitait-on point l'exercice de leur pouvoir par des instructions ; ils étaient dépositaires de cette puissance souveraine, qu'ils tenaient moins encore du khalife que de la nation ou de la religion ; leurs moindres délégués agissaient de même, d'après cette impulsion commune. En maintenant la discipline la plus exacte ils se sentaient libres, ils se sentaient souverains, car ils ne faisaient jamais qu'exécuter leur propre volonté, qui était conforme à celle de tous. Ainsi, pendant l'époque la plus brillante des conquêtes des musulmans, leur armée poussant en avant leurs généraux, sans responsabilité, sans garantie d'aucune espèce en faveur de la liberté, agit toujours avec l'esprit d'une république.

Ce fut cette passion universelle, ce dévouement de tous à la cause commune, qui développa d'une manière si brillante et si inattendue l'activité des Orientaux ; qui donna aux fils des plus lâches des Syriens tant de bravoure, tant de persistance ; qui leur suggéra des combinaisons si ingénieuses dans l'art de la guerre ; qui soutint leur constance d'une manière si inébranlable dans les dangers et les privations : ce fut aussi ce développement si complet d'eux-mêmes, ce sentiment qu'ils avaient mis en œuvre, tous les talents, toutes les vertus dont ils étaient doués, qui les rendirent heureux, quelles que fussent contre eux les chances de la guerre et de la fortune. Ce sentiment récompensa avec plus de certitude leurs héroïques efforts, que les houris aux yeux noirs qui leur étaient promises dans le paradis. Les succès les plus brillants sont la conséquence immanquable de cette gratification accordée à la passion la plus noble de tout un peuple. Le patriotisme, la gloire et le bonheur des individus se soutinrent dans les armées et sur les frontières de ce vaste empire longtemps après qu'une corruption mortelle eut gagné le centre. Les khalifes ignorés de Damas et de Bagdad, continuèrent à remporter des victoires dans des pays qu'ils ne virent jamais, et dont ils ne connaissaient pas même le nom, longtemps après que leur gouvernement se fut souillé de tous les vices d'une cour despotique, que les caprices du maître eurent abattu les têtes les plus illustres, et que les commandants des braves eurent été choisis ou destitués d'après les plus indignes intrigues. C'est que les soldats victorieux combattaient pour l'islamisme et non pour le khalife, qu'ils obéissaient à leur conscience et non aux ordres du palais, qu'ils croyaient enfin toujours être de libres agents de la Divinité. Ce ne fut qu'après avoir eu longtemps le spectacle des guerres civiles, des trahisons et des bassesses de leurs chefs, qu'ils arrivèrent enfin à comprendre qu'ils n'étaient plus des citoyens, et qu'alors ils cessèrent aussi d'être des hommes.

 

Pendant le règne des Ommiades, l'empire des khalifes attaqua l'Europe en même temps' par le levant et par le couchant, par la Grèce et par l'Espagne. Ses succès dans l'une et l'autre contrée furent d'abord menaçants, et pendant que la lutte durait encore, on aurait difficilement pu prévoir que l'issue en serait enfin favorable à la chrétienté.

L'empire grec se trouvait, vis-à-vis des Arabes, aux avant-postes de l'Europe. C'était sur lui que reposait la défense de M. chrétienté ; toutefois aucune alliance ne l'unissait aux Etats latins nouvellement formés qui se trouvaient avoir avec lui un intérêt commun pour le maintien de leur religion. Les peuples germaniques, ne songeaient pas au danger qui pourrait un jour les atteindre ; ils nourrissaient toujours contre les Romains, qu'ils avaient vaincus et qu'ils devaient cesser de craindre, les mêmes sentiments de mépris et de haine. Les Grecs demeuraient donc absolument seuls aux prises avec les musulmans, et quand on avait vu avec quelle rapidité Héraclius avait perdu ses provinces d'Asie, on devait accorder peu de confiance aux moyens de défense de ses successeurs.

Après la mort d'Héraclius, le trône de Constantinople demeura encore soixante-dix ans dans sa famille (641-711). Constant II, son petit-fils, dont le règne de 641 à 668 correspond à ceux d'Othman, d'Ali et de Moaviah, ou au temps des premières guerres civiles des musulmans, passa la plus grande partie de sa vie à Rome et en Sicile. Des actions tyranniques, et un penchant pour l'hérésie monothélite qui excita contre lui, plus encore que ses crimes, la haine du clergé, l'avaient rendu odieux à ses sujets. Les Lombards laissaient alors en paix les établissements des Grecs en Italie y et Constant préférait le séjour de ses villes latines à celui d'une capitale qui lui rappelait ses forfaits. Il dut son salut aux guerres civiles qui divisèrent tous ses ennemis en même temps, les Lombards, les Sarrasins et les Avares. Il n'aurait été par lui-même en état de résister à aucun.

Constantin Pogonat, son fils, qui régna de 668 à 685, n'était pas fait pour inspirer beaucoup plus de confiance : jaloux de ses deux frères, il leur a voit fait couper le nez, parce que les troupes, dans un mouvement séditieux, avaient demandé que trois augustes régnassent sur la terre comme trois personnes divines régnaient dans le ciel. Il n'avait encore signalé son gouvernement que par les petites et basses passions qui semblaient déjà indigènes dans le sérail chrétien de Constantinople. Ce fut lui que Moaviah vint attaquer (668-675) aussitôt qu'il eut apaisé les premières guerres civiles, et comme pour expier le sang musulman versé par les musulmans. Aucune précaution judicieuse n'avait été prise pour la défense de la capitale. L'Hellespont et le Bosphore demeurèrent ouverts, et la flotte des Sarrasins, partie des ports de Syrie et d'Egypte, vint chaque été, pendant sept ans, débarquer une armée de musulmans sous les murs de Constantinople. Cependant, si le rivage n'avait pas été défendu, les fortifications de la ville avaient été relevées ; la foule des réfugiés de toutes les provinces d'Asie avait grossi le nombre des habitans et même des défenseurs de la capitale ; quelque habitude des combats avait été acquise par eux dans leur longue retraite, quelque enthousiasme religieux avait été réveillé par les dangers de la patrie et de l'Eglise, et ceux qui auraient fui en rasé campagne se montrèrent encore capables de défendre des remparts.

Mais ce qui sauva surtout Constantinople, fut une invention nouvelle que la chimie offrit aux Grecs par un heureux hasard, au moment où le courage, le patriotisme y le talent, manquaient également aux chefs et aux soldats, pour repousser le plus redoutable ennemi. Un habitant d'Héliopolis[1], nommé Callinique, découvrit une composition, de naphte ou d'huile de bitume, de poix et de soufre, qui une fois enflammée ne pouvait être éteinte par l'eau ; elle s'attachait au bois avec une dévorante activité, et embrasait les vaisseaux ou les flottes entières ; lancée sur les combattants, elle s'introduisait par les jointures de leurs armures, et les consumait avec d'horribles douleurs. Callinique, sujet des khalifes, mais chrétien, apporta son secret à Constantinople, et le consacra à la défense de la chrétienté. Ce secret, conservé jusqu'au milieu du quatorzième siècle, fut alors abandonné pour celui de la poudre à canon, dont les effets semblaient plus redoutables encore, et il ne nous est qu'imparfaitement connu. Les croisés, qui appelaient les Grecs Grégeois, le nommèrent le feu grégeois, tandis que les Grecs eux-mêmes le nommaient le feu liquide ou maritime. Les proues des vaisseaux et les remparts de la ville étaient garnis de trombes pour lancer cette huile enflammée à une grande distance. Un piston la chassait dans les airs avec rapidité. Au moment où l'huile entrait en contact avec l'air elle était enflammée d'une manière qui ne nous est pas connue. On la voyait venir à soi sous la forme d'un serpent de feu, et tomber ensuite en pluie brûlante sur les vaisseaux et sur les soldats. Au bout d'une heure de combat, la mer entière, couverte de cette huile brûlante, ne semblait plus qu'une nappe de feu. Les flottes des Sarrasins furent à plusieurs reprises consumées par le feu grégeois, et leurs plus vaillants guerriers, que l'aspect de la mort n'arrêtait jamais, reculaient devant les terreurs et les douleurs de cet incendie, qui, circulant sous leur armure, s'attachait à tous leurs membres.

C'est ainsi que Constantin Pogonat eut la gloire à laquelle il avait peu de droits de s'attendre, non seulement de forcer l'armée de Moaviah à lever le siège de Constantinople, mais encore de réduire ce khalife, déjà avancé en âgé, à acheter avec l'empire d'Orient une paix de trente ans par un honteux tribut.

Le dernier prince de la race d'Héraclius, Justinien II, qui succéda, au mois de septembre 685, à son père Constantin Pogonat, était fait pour augmenter le danger de l'empire. Il n'avait que quinze ans ; mais sa férocité, excitée par un eunuque et un moine, ses deux ministres et ses deux seuls confidents, avait toute l'activité de la jeunesse. Il jouissait des supplices qu'il ordonnait et qu'il voulait voir ; il cherchait des émotions fortes dans la douleur d'autrui, et il était inaccessible à la pitié pour des maux qu'il n'avait jamais ni ressentis ni craints pour lui-même. Pendant dix ans, 685-695, l'Orient fut livré à toutes les fureurs d'un monstre qui ne manquait ni de talents ni de courage, et qui savait se défendre contre la haine universelle qu'il bravait. Pendant les dix années suivantes, Justinien, exilé, erra parmi les nations barbares des bords du Pont-Euxin. Une révolution l'avait précipité du trône, mais son successeur, par une indulgence imprudente, avait épargné sa vie, et en lui faisant couper le nez, avait cru le rendre incapable de régner de nouveau. Justinien remonta cependant sur le trône en 705, ramené à Constantinople par une armée de Bulgares païens et de Chosars, peuple qui habitait alors les bords du Don. Deux augustes, Léonce et Apsimar, avaient régné durant son exil ; tous deux chargés de chaînes furent conduits à l'hippodrome, et Justinien, plaçant un de ses pieds sur la gorge de chacun d'eux, assista pendant une heure aux jeux du cirque, en foulant ainsi sous ses pieds ses victimes avant de les envoyer au supplice. Depuis son retour, Justinien II se maintint encore six ans sur le trône, et la cruauté qu'il avait montrée durant son premier règne fut aiguisée par sa soif de vengeance : le tyran condamna aux plus effroyables supplices, non des individus, mais des villes entières qui pendant sa disgrâce avaient mérité son courroux. Enfin, un nouveau soulèvement en délivra l'Orient. Il fut massacré au mois de décembre 711. Son fils et sa mère furent égorgés avec lui, et la race d'Héraclius fut éteinte.

La longue période de la tyrannie de Justinien II et des révolutions, qui à deux reprises le précipitèrent du trône, ne fut point marquée par de grandes calamités au dehors. Les Bulgares, peuple féroce de race esclavonne qui s'était établi sur le Danube, dans le pays qui porte toujours leur nom, ne prirent part aux guerres civiles des Grecs que pour assister Justinien contre ses sujets ; les musulmans étaient trop occupés chez eux pour attaquer l'empire. L'Arabie n'avait point voulu reconnaître la maison de Moaviah ; un nouveau khalife nommé à la Mecque avait delà étendu sa domination sur la Perse ; en sorte que l'un comme l'autre des deux empires de l'Orient était trop occupé de ses propres troubles pour songer à porter la guerre chez ses anciens rivaux, Les Sarrasins recouvrèrent les premiers la libre disposition de leurs forces. Sous le règne de Soliman, une armée de cent vingt mille hommes, commandée par Moslemah, frère du khalife, fut chargée, en 715, d'accomplir la conquête de Constantinople, qu'on assurait que Mahomet avait promise aux croyants, et que les musulmans regardaient presque comme nécessaire à leur salut. Mais dans ce nouveau danger, la fortuné de Constantinople, appela au gouvernement un homme doué d'un fort caractère, de talents distingués et d'une raison éclairée. Ce fut Léon III ou l'Isaurien, qui fut couronné le 25 mars, 717, et qui régna jusqu'en 741 Sa couronne fut après lui transmise à son fils et à son petit-fils. Élevé dans une condition obscure, au milieu des montagnes de l'Asie-Mineure, chez un peuple auquel les arts des grandes villes étaient inconnus, il s'était pénétré parmi ses compatriotes de l'aversion primitive des juifs et des chrétiens pour les idoles et les images, dont le culte s'était déjà, depuis plusieurs siècles, introduit dans l'Église. Son éloignement religieux et philosophique pour l'idolâtrie avait été fortifié par les reproches qu'adressaient sans cesse aux Grecs les peuples de l'Orient, leurs rivaux, toujours ennemis des images. Les Persans, et ensuite les musulmans, en témoignant leur horreur pour tous les hommes qu'ils voyaient adorer l'ouvrage de leurs mains, en avaient appelé contre les chrétiens au témoignage de leurs propres livres sacrés ; ils leur avaient reproché de violer grossièrement le second des commandements de Dieu. Comme en même temps ils avaient renversé les autels, traîné dans la boue ces images qu'on disait miraculeuses, et bravé avec succès toutes les foudres que les prêtres disaient armées pour leur défense, ils avaient porté à la superstition les coups qui lui sont le plus redoutables, ceux qui parient aux sens et non à l'esprit. Un grand zèle de réforme fut alors excité dans tout l'empire, un vif désir de retourner à une religion plus pure succéda au honteux trafic de superstition qui avait si longtemps déshonoré le clergé. Léon l'Isaurien se mit à la tête de ce mouvement honorable ; et pour résister aux efforts du fanatisme musulman, il en appela à la raison, à la philosophie, aux lumières du vrai christianisme. Heureux s'il avait pu n'employer aucune autre force contre la superstition, et si les attaques et les complots des mornes ne l'avaient pas entraîné à des mesures de persécution qui déshonorèrent la cause qu'il servait !

La défense de Constantinople, par Léon l'Isaurien, fut plus brillante encore que n'avait été celle de Constantin Pogonat, lors du premier siège. Avant que Léon fût affermi sur le trône, Moslemah, le 15 juillet 717, avait traversé l'Hellespont, au passage d'Abydos, avec sa nombreuse armée. Plantant pour la première fois les drapeaux musulmans en Europe, il avait attaqué les murailles du côté de terre, tandis qu'une flotte de dix-huit cents voiles les attaquait du côté de la mer. La flotte entière fut incendiée par le feu des Grecs ; une seconde flotte, dans la campagne suivante, fut également détruite ; l'empereur réussit à exciter une des nations ennemies de l'empire contre l'autre, et une armée de Bulgares contribua à repousser les musulmans. Moslemah fut enfin réduit à lever le siège, le 15 août 718, après une perte si considérable que les Ommiades ne songèrent plus à attaquer l'empire grec. Au commencement de son règne, Constantin Copronyme, fils de Léon III, remporta aussi quelques victoires sur les musulmans ; mais il avait été les chercher sur les bords de l'Euphrate ; la Grèce avait cessé de les craindre, et l'Asie-Mineure tout entière obéit pendant tout le VIIIe siècle aux successeurs des césars.

 

Les attaques des musulmans contre l'Occident furent d'abord Couronnées de plus de succès. L'Afrique avait été conquise (665-689) par Akbah, lieutenant du khalife Moaviah et de son fils Yésid. Il avait conduit ses armées triomphantes jusqu'aux contrées soumises aujourd'hui à l'empire de Maroc Poussant alors son cheval dans la mer Atlantique, vis-à-vis des îles Canaries, et brandissant son cimeterre ; il s'était écrié : Grand Dieu ! pourquoi ces ondes m'arrêtent-elles ? je voulais annoncer jusqu'aux royaumes inconnus de l'Occident que tu es le seul Dieu, et que Mahomet est ton prophète ; je voulais faire tomber sous l'épée tous ces rebelles qui adorent un autre dieu que toi. Ce ne fut cependant qu'après les secondes guerres civiles de 692 à 698 que la métropole de l'Afrique, Carthage, fut assiégée par Hassan, gouverneur d'Egypte. La résistance obstinée des chrétiens, et leur succès éphémère lorsqu'ils reprirent avec une flotte grecque la ville dont les musulmans étaient déjà maîtres, provoquèrent le ressentiment de Hassan. Quand il rentra dans Carthage parla brèche, il abandonna aux flammes cette superbe cité. L'ancienne rivale de Rome fut alors pour la dernière fois entièrement détruite. Un grand nombre de ses habitans furent passés au fil de l'épée ; plusieurs se réfugièrent sur la flotte grecque, qui les ramena à Constantinople pendant l'exil de Justinien II ; plusieurs se dispersèrent sur les côtes de la Sicile, de l'Italie et de l'Espagne ; ceux qui n'eurent pas le courage d'abandonner pour leur religion leur ancienne patrie, se laissèrent transplanter à Cairoan, la nouvelle capitale fondée par les vainqueurs ; et l'ancienne reine de l'Afrique ne s'est plus relevée de ses ruines. Les Maures et les Bérébères, aussi bien que les Romains, opposèrent quelque résistance aux musulmans ; les historiens de ceux-ci, affranchis de tout contrôle en rendant compte de leurs combats contre ces peuples sans traditions, leur ont prêté des armées innombrables pour les détruire, et ont célébré des victoires qui n'ont peut-être aucune réalité. Quelle qu'ait été leur résistance, les Maures furent enfin soumis par Musa, successeur de Hassan ; trente mille de leurs jeunes gens furent consacrés en un même jour à l'islamisme, et engagés dans les armées ; la nation tout entière, déjà rapprochée des Bédouins par, ses habitudes et l'influence du climat, adopta la langue et le nom comme la religion des Arabes, et les Maures ne peuvent presque plus aujourd'hui se distinguer d'avec les Sarrasins.

La conquête de l'Afrique était à peine terminée, en 709, quand un seigneur visigoth offrit au lieutenant des khalifes son aide pour introduire leurs bataillons en Espagne. Rodrigue, qui régnait alors sur l'Espagne, était le vingtième des rois visigoths de Tolède, à compter depuis Athanagilde, qui, en 554, y avait transporté le siège de la monarchie. Nous ne suivrons point la succession de ces souverains, qui ne nous sont connus que par des chroniques courtes et incomplètes, ou par les actes des conciles de Tolède. Une longue répétition d'assassinats, de complots entre les proches, de fils mis à mort par ordre de leur père, ne laisserait qu'un souvenir confus de crimes et de violences, que nous ne saurions comment attacher à des noms barbares, car notre mémoire ne retiendrait pas longtemps ces derniers. La croyance des ariens, qui s'était maintenue en Espagne plus longtemps que dans le reste de l'Occident, y fut abandonnée en 586 par Récarède, qui, au commencement de son règne, professa la foi orthodoxe. A dater de cette époque l'esprit intolérant du clergé parut exercer une influence constante sur les conseils de la nation. Tous ceux qui s'éloignaient des opinions dominantes furent persécutés, et les sectaires et les juifs furent fréquemment punis de mort. Il semble que ceux qui ne laissaient aux sujets aucune liberté, même dans le secret de la pensée, devaient difficilement en admettre quelqu'une dans le gouvernement civil de l'État. Cependant les rois visigoths n'étaient point absolus ; jusqu'à la fin de leur monarchie, le trône fut considéré comme électif ; et quoique, à plusieurs reprisés, un fils succédât à son père, ce n'était qu'autant que celui-ci l'avait associé de son vivant à la couronne, avec l'agrément de la nation.

Mais cette nation se composait de nobles, de grands propriétaires et de prélats, non de citoyens. Les Visigoths cessèrent de bonne heure d'avoir des ennemis à combattre dans la péninsule ; ils avaient conservé au-delà des Pyrénées la Septimanie ou Languedoc, que les rois francs ne purent point leur enlever ; ils avaient soumis les Suèves de la Lusitanie en 584, et chassé les Grecs, en 623, des villes qu'ils occupaient encore sur les côtes : dès lors ils négligèrent des exercices militaires qui semblaient désormais sans but. Les vainqueurs, mêlés en nombre fort inférieur avec les Romains vaincus, avaient adopté leur langue ; ou plutôt du mélange de quelques mots et de quelques tournures teutoniques avec le latin des provinciaux, commençait à naître ce langage roman qu'on nomma depuis espagnol. Vers le milieu du VIIe siècle, les lois romaines avaient été abolies, et tous les sujets du royaume avaient été également soumis au code des Visigoths ; ce dernier, il est vrai, n'était presque qu'un abrégé du code de Théodose. La distinction entre les deux races était donc plus complètement effacée en Espagne que dans tout l'Occident. La nation tout entière se disait gothique ; mais les mœurs romaines y prédominaient ; surtout les habitudes du luxe, de la mollesse et le goût des plaisirs semblaient devenus universels. Les propriétaires de terre étaient nombreux ; ils étaient armés ; mais ils avaient perdu l'habitude de faire usage de leurs armes, et lorsqu'ils se montrèrent disposés à recourir, pour venger leurs offenses, aux ennemis nationaux plutôt qu'à leur propre courage, ils prouvèrent que les opinions et les sentiments de l'empire avaient déjà remplacé en eux ceux des barbares.

Un seigneur goth, gouverneur de Ceuta en Afrique, et d'une portion de l'Espagne de l'autre côté du détroit, le comte Julien, avait en effet une offense à venger.. On raconte, et le récit repose bien plus sur des romances espagnoles que sur des chroniques, que sa fille Cava lui avait été enlevée par le roi Rodrigue, et que le comte Julien sacrifia sa patrie et sa religion au désir de laver cet affront. On sait aussi d'une manière plus positive que le roi Wittiza, prédécesseur de Rodrigue, avait laissé deux fils : or, quoique la nation eût le droit de les écarter du trône par une nouvelle élection, les fils des fois, dans les monarchies électives elles-mêmes, se croient des droits imprescriptibles, et c'est une doctrine reçue chez les partisans de la légitimité qu'un roi détrôné peut, sans crime, invoquer les ennemis de sa patrie, lorsqu'à ce prix il espère recouvrer quelque partie du pouvait de ses ancêtres. Le comte Julien, les fils de Wittiza, et leur oncle Oppas, archevêque de Tolède, envoyèrent, de concert et secrètement, à Musa, qui gouvernait l'Afrique pour le khalife Valid, demander le secours d'une armée de musulmans qui remit les princes légitimes sur le trôné. Un hardi capitaine musulman, Tarikh, passa le premier le détroit, au mois de juillet 710, avec cinq cents soldats. Le lieu de son débarquement porte encore son nom, Tarifa ; le Château du comte Julien, qu'il surnomma Algésiras (l'île Verte) lui fut ouvert ; il fut bientôt rempli de chrétiens qui venaient se ranger sous les étendards musulmans. Au mois d'avril suivant, Tarikh débarqua de nouveau sur la terre d'Espagne avec cinq mille soldats, à Gibraltar, bu plutôt Gebel al Tarik (la montagne de Tarikh). Un lieu tenant, de Rodrigue, chargé de repousser les musulmans dans la mer, fut lui-même mis en déroute. Le roi des Visigoths assembla alors toute son armée ; on prétend qu'elle se trouva forte de quatre-vingt-dix à cent mille hommes ; mais Tarikh, de son côté, recevait de jour en jour des renforts : déjà douze mille musulmans avaient rejoint ses étendards ; une foule de Maures d'Afrique, après avoir éprouvé la valeur des Sarrasins, accouraient pour profiter de leurs exploits ; le nombre même des chrétiens mécontents du gouvernement, ou de ceux qui, séduits parleurs seigneurs, prirent les armes contre leur religion et leur patrie, fut considérable. Les armées se rencontrèrent auprès de Xérès sur le Guadaleté. Suivant l'usage des Arabes, leur cavalerie et leur infanterie légères fatiguèrent, par de longues escarmouches, les troupes plus pesamment armées des Goths. C'est de cette manière que la bataille dura sept jours, du 19 au 26 juillet. Rodrigue était à la tête de son armée ; mais le dernier successeur d'Alaric se montrait à ses soldats, portant sur sa tête une couronne de perles, revêtu d'une robe flottante d'or et de soie, et à demi couché sur un char d'ivoire, traîné par deux mules blanches. L'armée ressemblait à son chef, et il ne faut pas s'étonner si sa conduite répondait à un tel appareil. Le quatrième jour du combat, l'archevêque de Tolède, et les deux fils de Wittiza, dont on ne soupçonnait point encore la trahison, passèrent avec un grand nombre de leurs compagnons d'armes à l'ennemi. Dès lors le sort de la bataille fut décidé, et les trois jours suivants ne furent plus qu'une affreuse déroute, fatale à la nation des Goths, et dans laquelle presque tous ses guerriers succombèrent. Les villes, attaquées ensuite par des partis détachés, ouvrirent presque toutes leurs portes. Tolède obtint une capitulation qui protégeait son ancien culte ; les moindres cités suivirent son exemple, et dans le cours de la première année de l'invasion, Tarikh poussa sa course victorieuse jusqu'à la mer des Asturies. Dans les deux années suivantes, Musa, qui était arrivé d'Afrique avec une nouvelle armée, attaqua successivement Se ville, Mérida et les autres cités qui n'avaient pas ouvert leurs portes dans le premier moment d'effroi. Avant la fin de 713, l'Espagne entière était conquise, car les musulmans n'avaient pas même remarqué la résistance de quelques petits chefs qui s'étaient retirés dans quelques montagnes inaccessibles. Ce furent ces chefs cependant, et leurs descendants, qui, recouvrant dans la pauvreté et les dangers les vertus qu'ils envoient perdues dans la mollesse, reconquirent, par huit siècles de combats, la patrie qui, en trois ans, avait été perdue. A peine l'Espagne était-elle soumise lorsque son vainqueur Musa, en 714, éprouvant l'ingratitude des cours despotiques, fut arrêté à la tête de son armée, par un messager du khalife Valid, qui lui ordonnait de partir pour Damas, afin d'y rendre compte de l'abus qu'il avait fait de son pouvoir. La France se trouvait désormais exposée en première ligne, pour résister aux progrès toujours plus effrayants des armes musulmanes. Nous avons vu, dans un autre chapitre, que justement à cette époque Pépin, surnommé d'Héristal, duc des Francs austrasiens, était mort le 16 décembre 714, mais qu'auparavant, avec l'aide des grands seigneurs, il avait triomphé du parti populaire, des Neustriens et de leur maire du palais, et qu'il avait réduit le voluptueux ou imbécile roi des Francs, descendu de Clovis, à une sorte de captivité. Les fils légitimes de Pépin étaient morts avant lui ; il y a lieu de croire que l'un d'eux, Grimoald, avait été tué par son frère naturel Charles, surnommé depuis Martel. Ce Charles, dont la valeur devait sauver la France, était alors prisonnier de Plectrude, veuve de Grimoald ; un fils de celui-ci, âgé de six ans, avait été désigné pour maire du palais du roi fainéant Dagobert III, âgé d'environ quinze ans ; en sorte qu'à la honte des hommes libres qui devaient leur obéir, un premier ministre enfant devait, de concert avec un roi enfant, gouverner la première monarchie de l'Occident. La haine des Neustriens pour les Austrasiens avait redoublé pendant l'administration oppressive de Pépin ; l'autorité des Francs n'était plus reconnue par la plus grande partie de la Germanie. Les Frisons attaquaient chaque année les Austrasiens ; l'Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, gouvernées par des ducs et des comtes, s'étaient entièrement détachées de la monarchie. Enfin la guerre civile était allumée dans l'armée même que Pépin, en mourant, avait laissée à sa veuve Plectrude. Les uns voulaient lui demeurer fidèles, les autres voulaient arracher Charles-Martel de la prison où il était retenu à Cologne. Aucune idée de l'intérêt général, de l'honneur, de la défense de la chrétienté ne semblait plus réunir les esprits dans l'Occident : aussi Zama, nouveau lieutenant des khalifes, n'éprouva-t-il aucune difficulté à franchir, en 719, les Pyrénées, et à s'emparer de Narbonne, ainsi que de toute la partie des Gaules qui était demeurée attachée à la monarchie des Visigoths.

Les ducs des provinces du midi des Gaules commençaient déjà à négocier et à se soumettre ; Eudes, duc d'Aquitaine, après avoir soutenu un siège dans Toulouse, sa capitale, prit le parti de rechercher l'amitié de Munuza, commandant sarrasin de Septimanie et de Catalogne, et de lui donner sa fille en mariage. Ambiza, nouveau gouverneur d'Espagne, pénétrant dans la Bourgogne, s'avança jusqu'à Autun, en 726, sans rencontrer presque de résistance. Abdérame, que le khalife Hescham envoya ensuite à Cordoue pour gouverner l'Espagne, passa les Pyrénées en 782, entra dans les Gaules par la Gascogne, emporta d'assaut la ville de Bordeaux, qu'il livra au pillage, passa la Dordogne, défit le duc d'Aquitaine dans deux batailles, et ravagea le Périgord, la Saintonge, l'Angoumois et le Poitou. D'autres partis musulmans s'étaient introduits dans la Provence ; un duc Mauronte, et plusieurs seigneurs, entre le Rhône et les Alpes, s'étaient volontairement soumis aux khalifes. La France semblait ne pouvoir plus échapper à la conquête, et avec elle l'Europe tombait probablement tout entière. En effet, il ne restait derrière les Francs aucun autre peuple prêt à combattre, aucun autre peuple chrétien, et qui commençât à se civiliser, aucun enfin qui par sa valeur, sa politique, ses places fortes, ou le nombre de ses armées, pût conserver quelque espérance de vaincre après que les Francs auraient succombé.

Mais Charles-Martel, que ses partisans avaient tiré, en 716, des mains de Plectrude et de sa prison à Cologne, avait employé tout le temps qui s'était écoulé dès lors à reconstituer la monarchie, à se former une nouvelle armée, à l'attachera lui, en lui distribuant les seules richesses qu'il trouvât encore intactes, celles du clergé, à l'aguerrir enfin, en la conduisant successivement contre les Frisons, contre les Saxons, contre les Aquitains, contre toutes les tribus qui s'étaient séparées du corps de l'Etat. Il avait forcé les Neustriens à se soumettre à lui ; il était chéri des Austrasiens. Absolument barbare lui-même et dominant dans un pays d'où l'ancienne civilisation paraissait extirpée, il passait sa vie dans les camps. Au milieu de ces combats il vit avec étonnement, mais sans frayeur, son ancien adversaire, le duc Eudes d'Aquitaine, arriver auprès de lui avec un petit nombre d'Aquitains fugitifs, et lui déclarer qu'il ne lui restait plus rien de ce duché ni de cette armée avec lesquels il lui avait résisté jusqu'alors, et qu'un ennemi plus puissant qu'eux tous l'avait déjà dépouillé. Charles-Martel consulta les Francs, et tous se déclarèrent prêts à défendre contre les musulmans l'ancien ennemi qui recourait à leur générosité. Il passa la Loire au mois d'octobre 732, il rencontra Abdérame dans les plaines de Poitiers, et après sept jours d'escarmouches, il engagea avec lui la terrible bataille qui devait décider du sort de l'Europe.

Les Francs, dit Isidore, évêque de Béja en Portugal, auteur presque contemporain, et le seul qui ait donné plus de deux lignes au récit de ce mémorable événement, arrivé dans un temps où personne n'écrivait : Les Francs étaient rangés comme une paroi immobile, comme un mur de glace, contré lequel les Arabes armés à la légère venaient se briser sans y faire aucune impression. Ces derniers avançaient et reculaient avec rapidité ; mais cependant l'épée des Germains moissonnait les musulmans. Abdérame lui-même tomba sous leurs coups. La nuit survint sur ces entrefaites, et les Francs soulevèrent leurs armes, comme pour demander à leurs chefs du repos. Ils voulaient se réserver pour la bataille du lendemain, car ils voyaient au loin la campagne couverte des tentes des Sarrasins. Mais quand le jour suivant ils se rangèrent de nouveau en bataille, ils reconnurent que ces tentes étaient vides, et que les Sarrasins, effrayés de la perte énorme qu'ils avaient faite, étaient repartis au milieu de la nuit, et avaient pris beaucoup d'avance. Quoique l'armée des musulmans effectuât sa retraite en Espagne sans éprouver d'autre échec, cette grande bataille fut décisive, et l'Europe doit encore aujourd'hui son existence, sa religion et sa liberté à la victoire remportée devant Poitiers par Charles, le Martel des Sarrasins.

 

 

 



[1] Il y avait deux villes de ce nom, l'une en Syrie, l'autre en Égypte.