HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIV. — Conquêtes des Sarrasins sous les premiers khalifes. - 632-680.

 

 

MAHOMET avait soutenu, vingt-trois ans le caractère de prophète, dix ans celui de souverain et de conquérant, et dans les dernières années de sa vie, il avait donné à son empire une étendue qui dépassait, de beaucoup ce que les espérances de tout autre qu'un fanatique auraient pu embrasser au moment où il commença sa carrière ; cependant ses victoires, sa nouvelle doctrine, et la révolution qu'il opérait, étaient confinées dans l'enceinte de l'Arabie. Les changements d'opinion d'une nation illettrée, et dont la langue n'avait jamais été étudiée par ses voisins, ne semblaient pas mériter d'attirer l'attention du monde. Les révolutions internes des petites républiques de la mer Rouge avaient toujours été sans influence sur toute autre contrée, et la réunion des Arabes du désert, des Arabes libres comme l'antilope qui parcourt leurs sables, semblait ne pouvoir jamais être que passagère. On ignorait à Constantinople, à Antioche, à Alexandrie, la naissance de l'islamisme, ou l'on n'en concevait aucune crainte.

Mais la révolution, qui pendant la vie de Mahomet s'était renfermée dans l'enceinte de l'Arabie, envahit l'univers durant la vie de ses premiers disciples et le règne des amis de son choix. Depuis la mort du prophète, en 632, jusqu'à celle d'Ali, son cousin, son gendre, et l'un de ses premiers sectateurs, en 661, douze ans furent remplis par des conquêtes qui étonnent l'imagination. Onze ans de faiblesse et d'irrésolution semblèrent faire rétrograder la monarchie ; cinq ans enfin de guerres civiles acharnées se terminèrent par l'établissement d'un despotisme aussi étranger aux premières institutions de Mahomet qu'aux mœurs et aux sentiments des Arabes.

Mahomet avait fondé tout son système militaire sur la vivacité de la foi des combattants, sur la confiance qu'il leur avait inspirée que la bataille ouvrait le plus court chemin vers le ciel, et sur l'ardeur des musulmans pour obtenir cette nouvelle couronne du martyre réservée au soldat qui succombait sous les coups des infidèles. Mais il n'avait point changé l'armure des Arabes, il ne leur avait point enseigné une nouvelle manière de faire la guerre. Leurs troupes présentaient toujours cette même apparence que leurs voisins avaient constamment méprisée. Les Sarrasins étaient toujours des soldats presque nus, armés, s'ils étaient à pied, seulement d'arcs et de flèches ; s'ils étaient à cheval, et c'était le plus grand nombre, d'une lance légère et d'un sabre ou cimeterre. Les chevaux qu'ils montaient étaient infatigables à la course, sans égaux au monde pour leur docilité comme pour leur ardeur ; mais ils ne manœuvraient point par grandes masses régulières ; ils n'avaient point ce poids des charges égales et lourdes de la cavalerie septentrionale qui écrase les bataillons. Les guerriers isolés s'avançaient sur le front de l'année pour se signaler par des prouesses individuelles, et après de brillants coups de sabre, ils se dérobaient, par la vélocité de leur course, à leurs ennemis, lorsqu'ils les trouvaient supérieurs en nombre ou en armure. Les batailles étaient de longues escarmouches, dans lesquelles on ne se joignait point corps à corps. Le plus souvent elles duraient plusieurs jours, et ce n'était qu'après que leurs adversaires, épuisés par une fatigue inaccoutumée, étaient mis en déroute, que les cavaliers arabes devenaient terribles dans la poursuite. Les connaissances militaires des frères d'armes de Mahomet ne semblaient point s'être augmentées, et pendant la plus brillante période des conquêtes des Sarrasins, pendant la vie des compagnons du prophète, aucune machine de guerre ne suivait leur armée, et les sièges des forteresses étaient conduits par eux comme ils le sont par les sauvages. De tels soldats, connus seulement sous le nom de voleurs du désert, n'avaient pendant des siècles jamais inspiré de craintes sérieuses ni aux Romains ni aux Persans, même dans les temps de plus grande détresse des deux empires. Ces voleurs du désert attaquèrent ces deux empires à la fois et les renversèrent en peu d'années ; leur armure était toujours la même, les âmes seules des soldats étaient changées.

On n'avait encore jamais vu, espérons qu'on ne reverra jamais, une grande nation tout entière oublier le monde présent pour ne s'occuper que du monde à venir, dans le temps même où elle développait toutes les qualités mondaines, la politique la plus consommée, la bravoure la plus intrépide, l'activité la plus infatigable. On n'avait encore jamais vu l'union des vertus du moine avec celles du soldat ; la sobriété, la patience, la soumission, l'indifférence entre toutes les fonctions les plus sublimes et les plus humbles, jointes à l'ardeur du carnage, à l'amour de la gloire, et à cette énergie entreprenante de l'âme, si différente du courage passif des couvents. Plus tard, et dans les guerres des croisés, les chevaliers chrétiens renouvelèrent cet exemple, mais sur une échelle infiniment plus restreinte. Si le fanatisme guerrier des chevaliers de Malte avait été communiqué à tout un peuple, eux aussi auraient conquis l'univers.

On n'avait jamais vu. non plus les revenus et les forces d'un grand empire administrés avec la parcimonie d'un couvent, par un gouvernement qui ne coûtait rien, qui ne voulait rien pour lui-même, qui méprisait tout luxe et toute jouissance, et qui destinait sans partage tous les produits de la guerre à nourrir la guerre. Ce gouvernement doit être le premier objet de notre attention.

Mahomet n'avait attaché aucune idée politique à sa religion. Il n'avait point anéanti la liberté du désert ; il n'avait institué ni sénat aristocratique, ni pouvoir héréditaire dans sa famille ou dans aucune autre. La liberté de tous, la volonté individuelle, avaient été suspendues par là puissance de l'inspiration. On avait cru obéir en lui à la voix de Dieu, et non à aucun pouvoir humain ; et lorsqu'il mourut, aucune organisation n'était donnée à l'empire des croyants, aucune main ne semblait prête pour recueillir l'héritage du prophète. Mais le même enthousiasme religieux animait toujours les musulmans. Leur épée, leurs richesses et tout leur pouvoir, ne devaient à leurs yeux avoir d'autre destination que celle d'étendre la connaissance du vrai Dieu ; la part de chacun dans cette œuvre était indifférente, pourvu qu'il travaillât de toutes ses forces à la même fin, et la présidence de la république ne parut consister que dans la présidence des prières, au tombeau ou au palais de Médine. On jugea que les premiers amis du prophète avaient été, mieux que le reste des disciples, animés par son exemple et instruits par ses conversations familières ;, et à ce titre, Abubeker, le plus ancien des sectateurs de Mahomet, et son compagnon dans sa fuite, fut désigné par Omar et proclamé par les chefs rassemblés autour du lit de mort du prophète, sous le titre de son lieutenant ou de khalife.

Ce titre fut reconnu dans les villes de la Mecque, Médine et Tayef, et surtout dans l'armée des croyants. Mais déjà les Arabes du désert, séduits bien plus par l'espoir du pillage que par les révélations du prophète, se détachaient d'un empire qu'ils croyaient prêt à tomber. Les idolâtres, qu'on avait crus convertis, étaient en armes pour rétablir l'ancien culte national ; tandis qu'un nouveau prophète dans le Yémen, Moseilama, animé par un fanatisme réel ou par l'exemple du succès de Mahomet, prêchait une autre religion. Abubeker, sentant déjà le poids de l'âge, ne se crut, par ses fonctions de khalife, appelé qu'aux prières et à l'exhortation des fidèles. Mais il chargea le vaillant Caled, surnommé l'épée de Dieu, de soumettre les rebelles qui abandonnaient la foi et attaquaient l'empire des musulmans, et sa victoire rétablit en peu de mois la paix et l'unité de la religion en Arabie. Cependant Abubeker avait ordonné à sa fille Ayesha, la veuve de Mahomet, de faire l'inventaire de son patrimoine, pour que tout musulman pût savoir s'il cherchait à s'enrichir par les contributions des fidèles. Il demanda un traitement de trois pièces d'or par semaine pour son entretien, celui d'un seul esclave noir et d'un seul chameau ; toutefois à la fin de chaque semaine il distribuait aux pauvres tout ce qui restait de cette modique pension. Abubeker demeura deux années à la tête de la république ; son temps fut uniquement rempli par les prières, la pénitence, et l'administration d'une justice toujours tempérée par l'équité et la douceur. Après ce terme, le vieil ami du prophète se sentit près de mourir ; il désigna alors, avec le consentement des fidèles, l'intrépide Omar pour être son successeur. Je ne désire point cette place, dit Omar. — Mais la place vous désire, répondit Abubeker. Et en effet Omar, ayant été salué par les acclamations de l'armée, fut investi du khalifat, le 24 juillet 634.

Omar avait donné de brillantes preuves de sa vaillance dans les guerres de Mahomet ; mais il considéra la dignité de khalife comme mettant un terme à sa carrière militaire et l'appelant seulement à des devoirs religieux. Durant un règne de dix ans, il ne s'occupa plus que de diriger les prières des fidèles, de donner l'exemple de la modération et de la justice, de l'abstinence et du mépris des grandeurs. Sa nourriture n'était que du pain d'orge ou des dattes, sa boisson que de l'eau ; la robe avec laquelle il prêchait au peuple était rapiécée en douze endroits. Un satrape de Perse, qui venait lui rendre hommage, le trouva donnant sur les degrés de la mosquée de Médine, et cependant il disposait déjà de trésors si considérables qu'il avait accordé des pensions à tous les compagnons d'armes du prophète. Tous ceux qui avaient assisté à la bataille de Beder avaient 5.000 pièces d'or par année ; quiconque avait servi sous Mahomet avait au moins 3.000 pièces, et tous les soldats qui s'étaient distingués sous Abubeker jouissaient déjà de quelque récompense.

Ce fut surtout pendant les règnes d'Abubeker et d'Omar que les musulmans firent les conquêtes les plus merveilleuses : durant ces douze ans ils attaquèrent à la fois les deux rivaux Yezdegerd, petit-fils de Chosroès, roi de Perse, et Héraclius, empereur romain ; ils soumirent la Syrie, la Perse et l'Egypte ; ils réduisirent à l'obéissance trente-six mille cités, villes ou châteaux ; ils détruisirent quatre mille temples ou églises, et ils édifièrent quatorze cents mosquées pour y prêcher la religion de Mahomet. Ces conquêtes furent accomplies par les lieutenants que nommait le khalife ; parmi eux se distinguèrent Caled, l'épée de Dieu ; Amrou, le conquérant de l'Égypte ; Abu Obeidah, le protecteur aussi bien que le vainqueur de la Syrie. Mais toute jalousie de rang était tellement mise en oubli par ces. hommes, qui n'avaient d'autre but que de faire triompher le Koran, qu'ils passèrent tour à tour du commandement aux fonctions les plus subalternes, et que le moindre soldat ou l'esclave affranchi fut mis à la tête des plus vieux guerriers, sans exciter un murmure ou une hésitation dans l'obéissance.

Ces compagnons de Mahomet, ignorant absolument la géographie, les intérêts, les forces, la politique et le langage des voisins qu'ils allaient attaquer, ne songeaient point ou à combiner des plans de campagne, ou à s'affermir par des alliances, ou à entretenir des correspondances secrètes dans les pays où ils allaient entrer. Les instructions qu'ils donnaient aux commandants des armées étaient générales, elles étaient simples ; celles d'Abubeker aux deux commandants de l'armée de Syrie, Abu Obeidah et Caleb, nous ont été conservées ; elles donneront une idée de l'esprit qui animait les premiers musulmans.

Souvenez-vous, leur disait-il, que vous êtes toujours en la présence de Dieu, à l'article de la mort, dans l'attente du jugement et l'espérance du paradis. Évitez donc l'injustice et l'oppression, consultez-vous avec vos frères, et étudiez-vous à conserver l'amour et la confiance de vos troupes. Quand vous combattrez dans les batailles du Seigneur, conduisez-vous en hommes et sans tourner le dos ; que votre victoire ne soit jamais souillée par le sang des femmes ou celui des enfants. Ne détruisez point les palmiers, ne brûlez point les champs de blé, ne coupez point les arbres fruitiers, ne faites aux troupeaux d'autre dommage que de tuer le seul bétail dont vous aurez-besoin pour votre nourriture. Si vous faites jamais aucun traité, soyez-y fidèles, et que les faits soient toujours conformes à vos paroles. Comme vous avancerez dans le pays ennemi, vous trouverez des personnes religieuses qui vivent retirées dans des monastères, et s'y proposent d'y servir Dieu à leur manière ; ne les tuez point, ne détruisez point leurs monastères. Mais vous trouverez aussi une autre sorte d'hommes qui appartiennent à la synagogue de Satan, et qui portent une tonsure sur le sommet de la tête ; à ceux-là ne faites aucun quartier, à moins qu'ils ne deviennent mahométans ou ne consentent à payer le tribut.

J'ignore quelle était la distinction qu'Abubeker croyait établir ainsi entre deux espèces de moines ou de prêtres ; mais c'était la première fois que les musulmans allaient se trouver en présence des chrétiens, et Abubeker, qui les jugeait de loin, obéissait peut-être à quelque préjugé qui nous est inconnu. Nous ne voyons pas qu'entrés sur les terres de la chrétienté, les musulmans aient ensuite refusé de faire quartier aux prêtres tonsurés.

Les provinces asiatiques de l'empire et la Perse, alternativement ravagées durant les guerres de Chosroès et d'Héraclius, avaient éprouvé, au VIIe siècle, un changement dans leur organisation et leur population, qu'il nous est impossible de bien comprendre, d'après l'insuffisance des anciens historiens. Les forteresses étaient démantelées, la confiance dans la force des frontières était perdue, l'administration était désorganisée, et l'obéissance avait cessé d'être régulière ; mais le besoin, la souffrance sous un joug étranger, probablement la fuite ou l'enlèvement d'un grand nombre d'esclaves, avaient forcé les provinciaux à agir un peu plus en hommes, à s'occuper un peu plus de leurs propres affaires, à répugner un peu moins à la guerre, Il semble qu'ils étaient redevenus soldats, quoiqu'ils ne fussent encore que de très mauvais soldats. On parle de nouveau, sur la fin du règne d'Héraclius, d'armées proportionnées à l'étendue de son empire, d'armées de cent mille combattants, dont le courage, il est vrai, et la discipline laissent supposer qu'elles se formaient seulement de milices provinciales et asiatiques. Les noms des officiers qui sont mentionnés par hasard ne sont plus grecs, mais syriaques ; les villes semblent recouvrer une existence indépendante ; leurs propres citoyens s'efforcent de les défendre, leurs propres magistrats traitent pour elles, et l'empire est oublié pour les intérêts provinciaux. C'est moins dans un pays où toute force vitale était anéantie par la longue action du despotisme que dans un pays où ces forces avaient perdu toute action commune par l'effet de l'anarchie et de l'occupation ennemie que les généraux musulmans eurent à combattre. De là vient, sans doute, qu'après la victoire ils trouvaient toujours à recruter leur armée au milieu des ennemis.

Les musulmans n'attaquèrent point les Persans ou les Syriens par surprise ; ils faisaient toujours précéder le combat par une sommation dans laquelle ils laissaient à leurs ennemis le triple choix, ou de se convertir, et de partager alors tous les honneurs, toutes les jouissances et la plénitude des droits des vrais croyants, ou de se soumettre en consentant à payer un tribut, ou de tenter enfin la fortune du combat. Nous avons la sommation qui fut adressée à Jérusalem par Abu Obeidah ; elle est caractéristique. Salut et bonheur à quiconque suit le droit chemin. Nous vous requérons de témoigner que Dieu est le seul Dieu, et que Mahomet est son prophète. Si vous le refusez, engagez-vous à payer le tribut, et soumettez-vous immédiatement à nous ; autrement, j'amènerai contre vous des hommes qui trouvent plus de plaisir dans la mort que vous n'en trouvez à boire du vin et à manger la chair des pourceaux ; et je ne m'éloignerai plus de vous jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de me faire détruire ceux d'entre vous qui combattent, et réduire vos enfants en servitude.

 

Dans la même année, celle même de la mort de Mahomet (652), Abubeker envoya deux armées, l'une contre la Perse, et l'autre contre la Syrie. La première, conduite par Caled, s'avança jusqu'aux bords de l'Euphrate, et elle y soumit les villes d'Anbar et d'Héra, près des ruines de Babylone. Le royaume de Perse était alors déchiré par une guerre civile entre les successeurs de Chosroès II. Cependant les musulmans, au lieu de poursuivre de ce côté leurs conquêtes, rappelèrent Caled, et l'envoyèrent rejoindre Abu Obeidah, qui commandait la seconde armée en Syrie. Celui-ci, après avoir proposé aux Romains l'alternative, à peine comprise par eux, de reconnaître le vrai Dieu et son prophète, ou de payer un tribut, avait attaqué Bosra, l'une des villes fortifiées qui couvraient la Syrie du côté de l'Arabie ; les Syriens pouvaient à peine croire qu'ils fussent menacés d'autre chose que d'une de ces invasions des Arabes du désert auxquels ils étaient accoutumés. Leur gouverneur, Romanus, en avait jugé autrement : il avait pressé ses compatriotes de se rendre ; et lorsque leur indignation l'avait privé du commandement, il avait de nuit et en trahison introduit les Arabes dans la forteresse ; le lendemain, en présence de ses compatriotes étonnés, il avait professé sa nouvelle croyance en un seul Dieu, et en Mahomet, prophète de Dieu. Ce fut le commencement de ces défections qui portèrent un coup funeste à l'empire. Tous les mécontents, tous ceux dont l'ambition dépassait la fortune, tous ceux qui avaient quelque injure secrète à venger, étaient sûrs d'être reçus à bras ouverts dans l'année des vainqueurs, de partager, selon leurs mérites, ou l'égalité des soldats, ou les commandements et les splendides récompenses offertes à leurs chefs. Dans les provinces mêmes où les Romains n'avaient jamais pu lever une seule cohorte, l'armée des musulmans se recruta par des transfuges avec une rapidité, avec une facilité, qui montrent bien que c'est le gouvernement, et non le climat, qui donne ou qui ôte le courage.

La soumission de Bosra fut suivie de près par l'attaque de Damas, l'une des plus florissantes villes de la Syrie et des plus heureusement situées, quoique l'histoire de l'empire ait à peine jusqu'alors fait mention de son existence ; niais le siège de Damas réveilla l'attention d'Héraclius, qui, de retour depuis quatre ails de ses guerres de Perse, s'était plongé de nouveau dans la mollesse d'où on l'avait vu sortir pour un peu de temps d'une manière si surprenante. Il rassembla une armée, que les Arabes prétendent avoir été forte de soixante-dix mille hommes, mais il ne la conduisit point lui-même. Ses lieutenants tentèrent de faire lever le siège de Damas ; et, dans la fatale bataille d'Aiznadin, le 13 juillet 633, le sort de l'empire romain en Asie fut décidé : Héraclius ne se releva plus d'une défaite où l'on prétend que son armée perdit cinquante mille hommes.

La prise de Damasy après un siège qui se prolongea une année ; celle d'Émésa et d'Héliopolis ou Baalbec, la nouvelle victoire gagnée sur les Grecs, sur les bords de l'Hiéromax ou à Yernuck, en novembre 636, furent suivies par l'attaque de Jérusalem, où les deux religions semblaient être plus directement aux prises ; car toute la chrétienté avait les yeux tournés vers la cité sainte, et regardait le lieu où le Christ avait vécu, où il avait souffert, et surtout l'église du Saint-Sépulcre, comme les gages matériels du triomphe de sa religion. Pendant un siège de quatre mois, l'enthousiasme religieux des assiégés répondit à celui des assaillants ; les murs furent couverts de croix, d'étendards bénis par les prêtres et d'images miraculeuses ; mais ce zèle fut impuissant. Sophronius, le patriarche de Jérusalem, qui dirigeait les efforts des assiégés, fut réduit à offrir de capituler ; toutefois il ne voulut ouvrir les portes de la ville qu'autant que le commandeur des croyants, le khalife Omar, viendrait en personne recevoir ce précieux dépôt, et garantir la capitulation par sa parole. Jérusalem, également sacrée aux yeux des musulmans comme des chrétiens, parut au vieux compagnon de Mahomet mériter, de la part du khalife, un pieux pèlerinage. Il partit ; mais sur le même chameau rouge qui le portait, le souverain de l'Arabie et d'une grande partie de la Syrie et de la Perse, avait encore tout son bagage, savoir : un sac de blé, un panier de dattes, une écuelle de bois et une outre pleine d'eau. En face de Jérusalem, le khalife s'écria : Dieu est victorieux ! Seigneur, accordez-nous une conquête qui ne soit point teinte de sang. On dressa sa tente de poil de chameau, il s'assit sur la terre, et y signa la capitulation par laquelle il s'engageait à laisser aux chrétiens, non seulement leur liberté de conscience, mais la pleine jouissance de l'église du Saint-Sépulcre. Il entra ensuite, sans précaution et sans crainte, dans la ville, discourant avec le patriarche ; il refusa, malgré l'invitation de celui-ci, de prier dans l'église des chrétiens, de peur que ce ne fût une occasion pour ses successeurs de venir, à son exemple, y prier à leur tour, et de diminuer ainsi la pleine propriété qu'il s'était engagé à laisser aux chrétiens. Il fit jeter les fondements d'une mosquée magnifique sur les ruines de l'ancien temple de Salomon ; et, au bout de dix jours, il retourna, dans le même simple appareil, à Médine, pour prier sur le tombeau de l'apôtre dont il ne s'écarta plus.

La soumission de Jérusalem aux musulmans est rapportée à l'année 637 ; celle d'Antioche et d'Alep, à la campagne de 638. Dans le même temps Héraclius, qui n'avait point paru à la tête de l'armée, se dérobait en cachette à une province qu'il n'osait pas défendre et qu'il n'espérait plus de revoir. Trompant ses courtisans et ses soldats, il s'embarqua avec un petit nombre d'amis pour Constantinople. Son fils aîné, Constantin, qui commandait à Césarée, s'enfuit de même en apprenant le départ de l'empereur, et Farinée qu'il commandait se dissipa ou passa sous les drapeaux ennemis. Tyr et Tripoli furent livrés aux Arabes par trahison, et le reste des cités de Syrie ouvrit ses portes par capitulation. Abu Obeidah, qui craignait pour les vainqueurs les délices d'Antioche, ne voulut point y laisser : séjourner ses soldats plus de trois jours ; mais le vieux khalife, qui n'était austère que pour lui-même, regretta que les musulmans n'eussent pas joui un peu plus des fruits de leur victoire : Dieu n'a point défendu, écrivit-il à son général, l'usage des bonnes choses de ce monde aux croyants, et à ceux qui pratiquent les bonnes œuvres : aussi auriez-vous dû leur permettre de se reposer davantage et de partager les jouissances qu'offre le pays. Tout Sarrasin qui n'a point de famille en Arabie est libre de se marier en Syrie, et chacun d'eux peut acheter les femmes esclaves dont il a besoin. Une maladie, contagieuse, qui frappa les musulmans peu après la conquête de la Syrie, ne leur permit pas de goûter cette indulgence du khalife. Ils y perdirent vingt-cinq mille combattants, et, parmi eux, leur chef Abu Obeidah. Le vaillant guerrier qui l'avait secondé, et qui, dans tous les moments de danger ou de difficulté, prenait le commandement, qu'il lui rendait ensuite, Caled, l'épée de Dieu, mourut trois ans après à Emésa.

La conquête de la Perse, que Caled avait commencée, avait dans le même temps été poursuivie par d'autres généraux sarrasins. Yezdegerd, petit-fils de Chosroès, qui était monté en 632 sur le trône, et dont l'ère est restée fameuse, non pour aucun mérite qui lui fût personnel, mais par son rapport avec un cycle astronomique, fut attaqué par une : armée de trente mille musulmans ; la bataille de Cadesia, à soixante lieues de Bagdad, décida du sort de la monarchie (en 636). Elle dura trois jours, et les Sarrasins y perdirent sept mille cinq cents hommes ; mais l'armée de Perse y fut détruite, l'étendard de la monarchie enlevé ; la fertile province d'Assyrie ou d'Irak fut conquise, et sa possession garantie par la fondation de Bassora, sur l'Euphrate, au-dessous de sa réunion avec le Tigre, à douze lieues de la mer. Said, le général des musulmans, s'avança ensuite au-delà du Tigre. Au mois de mars 637, il entra d'assaut dans Madaïn ou Ctésiphon, capitale de la Perse ; et les trésors accumulés pendant plusieurs siècles furent abandonnés au pillage par les musulmans. Les vainqueurs, mécontents du site de l'ancienne capitale, en fondèrent une nouvelle sous le nom de Koufah ; sur la. droite de l'Euphrate. Yezdegerd, cependant, qui s'était enfui dans les montagnes, y maintint quelque temps encore les débris de l'empire persan ; mais après une suite de ; défaites, comme il sollicitait un meunier de le transporter dans son bateau au-delà d'une rivière, sur les dernières frontières de son royaume, il fut atteint par les cavaliers musulmans, et massacré, en 651, la dix-neuvième année de son règne malheureux. En lui finit la seconde monarchie des Persans ou celle des Sassanides.

La Syrie et la Perse n'avaient été que faiblement défendues par les chrétiens et les mages ; l'Egypte fut volontairement livrée par les cophtes, qui, séparés de l'Eglise dominante par la querelle incompréhensible des deux natures et des deux volontés de Jésus-Christ, préférèrent le joug des musulmans à la persécution des orthodoxes. Depuis longtemps, et déjà même du vivant de Mahomet, ils étaient entrés en négociation avec les Arabes, leurs voisins : mais ceux-ci, pleins de la lecture des livres de l'Ancien Testament, jugeaient plias encore de la puissance et de la gloire de l'Egypte par là grandeur des pharaons que par leurs propres yeux. Omar, sollicité par le vaillant Amrou, l'un des guerriers qui avaient le plus contribué à la conquête de la Syrie, avait donné son consentement à l'invasion de l'Egypte ; mais bientôt, se repentant d'une tentative aussi hardie, il avait expédié à Amrou, qui s'avançait au travers du désert avec quatre mille guerriers seulement, un courrier qui lui ordonnait de rétrograder s'il était encore en Syrie, et de regarder le sort, comme jeté, de poursuivre, hardiment son chemin, s'il avait déjà atteint les frontières d'Egypte. Amrou, se défiant de l'irrésolution de son souverain, ne voulut ouvrir la lettre que lorsqu'il fut déjà dans le pays ennemi. Il assembla alors son conseil de guerre, et prit tous les chefs à témoin que l'ordre du khalife et celui du ciel l'obligeaient à continuer sa marche en avant. C'était au mois de juin 638, et Pélusium, qui se rendit après un mois de siège, ouvrit aux Sarrasins l'entrée du pays.

Les Romains avaient transporté le siège du gouvernement de l'Egypte à Alexandrie ; et Memphis, l'ancienne capitale, à peu de distance des pyramides, était déchue au rang d'une ville du second ordre ; cependant sa population était encore très considérable, et comme les Grecs habitaient de préférence Alexandrie, Memphis était demeurée presque exclusivement une ville égyptienne ou cophte. Ce fut devant cette ville qu'Amrou se présenta dans l'été de 638, ou plutôt ce fut devant le faubourg de Babylone, ou Misrah, qui était sur la droite du fleuve, et du côté arabe ; car l'ancienne Memphis était, de même que les pyramides, sur la rive gauche, ou lybienne. Le siège se prolongea sept mois, et ce fut pendant sa durée qu'Amrou renouvela sa négociation avec les cophtes monothélites et leur général Mokawcas. Un tribut de deux pièces d'or, pour tout homme au-dessus de l'âge de seize ans, fut accordé en retour pour une pleine liberté de conscience. Le patriarche des jacobites, Benjamin, sortit du désert, et vint rendre hommage au conquérant. Dans toute la province au midi de Memphis, les cophtes prirent les armes, attaquèrent les Grecs et leur clergé, en massacrèrent une grande partie, et forcèrent le reste à s'enfuir. L'antique Memphis ouvrit enfin ses portes ; mais les Sarrasins victorieux préférèrent le séjour du faubourg Misrah, plus rapproché de leur pays, et ils lui donnèrent le nom de Cairo, la ville de la victoire. La population se transporta insensiblement de la gauche à la droite de la rivière, pour se rapprocher des caravanes qui arrivaient du désert, et l'ancienne ville de Sésostris ne fut bientôt plus que la ville des tombeaux.

La conquête de l'Égypte ne pouvait être assurée que par celle du Delta, où tous les Grecs fugitifs de la vallée du Nil s'étaient retirés, et par celle d'Alexandrie, la seconde ville du monde en population et en richesses. En effet, le port de cette métropole, toujours ouvert à la marine des Grecs, pouvait constamment recevoir des renforts, et introduire dans le cœur du pays des armées ennemies ; tandis que les habitans, animés par leur zèle religieux, et aigris par la trahison qu'ils venaient d'éprouver de la part des cophtes, étaient prêts à seconder puissamment la garnison. Amrou conduisit les musulmans au travers du Delta, où sa vaillance brilla dans des combats journaliers. Il mit le siège devant la ville, dont la circonférence était alors de dix milles : mais comme elle est défendue d'un côté par la mer, de l'autre par le lac Maréotis, les remparts exposés à l'attaque de l'ennemi avaient tout au plus deux milles et demi de longueur. Les combats se continuèrent pendant quatorze mois avec un acharnement dont peu de guerres avaient encore présenté l'exemple. Amrou, enlevé par les assiégés dans une sortie, fut fait prisonnier ; mais il ne fut point reconnu. Sa fierté commençait cependant à exciter des soupçons ; mais son esclave, enlevé avec lui, les détourna, en le frappant au visage et lui ordonnant de se taire parmi ses supérieurs ; après quoi il le renvoya au camp musulman, pour y chercher l'argent convenu pour sa propre rançon. La simplicité des premiers compagnons du prophète confondait sous des habits semblables le premier des guerriers avec le dernier, en sorte que l'esclave d'Amrou avait aisément passé pour son maître. Enfin les musulmans forcèrent leur entrée dans Alexandrie le 22 décembre 640, tandis que les Grecs s'embarquaient et évacuaient la capitale de l'Egypte. J'ai pris, écrivait Amrou au khalife, la grande cité de l'Occident. Il me serait impossible de dire toute sa richesse, toute sa beauté : mais qu'il vous suffise de savoir quelle contient quatre mille palais, quatre mille bains, quatre cents théâtres ou lieux d'amusement, douze mille boutiques pour la vente seulement des végétaux destinés à la nourriture de l'homme, et quarante mille juifs tributaires. La ville a été prise par la force des armes, sans traité ni capitulation, et les musulmans sont impatiens de saisir les fruits de la victoire. Mais le vertueux Omar ne voulut jamais consentir au pillage qui semblait lui être demandé. Les habitans furent dénombrés : tous ceux qui demeurèrent fidèles à leur ancienne religion, soit jacobites, soit melchites ou orthodoxes, obtinrent, en payant le tribut annuel, la liberté de conscience garantie par les lois du prophète. Le nombre, il est vrai, des convertis qui, en récitant le symbole du vainqueur, passaient de la dépendance au pouvoir, et de la pauvreté à la richesse, fut grand dans cette province comme dans toutes les autres, et il compensa largement les pertes de l'armée victorieuse, encore que vingt-trois mille musulmans eussent péri dans le siège. Cependant la masse de la population demeura chrétienne ; et même aujourd'hui, après douze siècles d'oppression, l'Eglise cophte dans la Haute-Egypte, et la grecque à Alexandrie, ne sont pas entièrement anéanties.

On demandera sans doute pourquoi je passe sous silence un événement plus célèbre que la conquête de l'Egypte elle-même, la sentence d'Omar contre la bibliothèque d'Alexandrie. Ces livres sont inutiles s'ils ne contiennent que la parole de Dieu ; ils sont pernicieux s'ils contiennent autre chose. Et les quatre mille bains d'Alexandrie chauffés pendant six mois avec des manuscrits où se trouvait le dépôt de tout l'ancien savoir de l'univers. Mais cette histoire étrange fut racontée pour la première fois, six siècles plus tard, par Abulpharage, sur les confins de la Médie. Les historiens nationaux et contemporains, Eutychius et Elmacin, n'en font aucune mention. Elle est en opposition directe avec les préceptes du Koran, et avec le respect profond des musulmans pour tout papier sur lequel le nom de Dieu peut se trouver écrit. D'ailleurs l'antique bibliothèque rassemblée par la magnificence des Ptolémée était depuis longtemps détruite ; nous n'avons aucune assurance qu'elle eût depuis été remplacée par une autre. Héraclius, qui avait survécu à sa puissance et à sa gloire, apprit à Constantinople la perte d'Alexandrie ; mais ce fut la dernière des calamités de son règne : il mourut cinquante jours après la prise de cette ville, le 11 février 641.

 

Pendant règnes des deux premiers khalifes, ces règnes signalés par de si brillantes conquêtes, les Sarrasins n'avaient rien perdu ; de l'enthousiasme que leur avait inspiré leur prophète ; ils n'avaient mêlé aucune ambition privée, aucune jalousie, aucune passion personnelle, à ce zèle pour étendre le règne de Dieu qui dirigeait tous leurs efforts vers la guerre, et qui leur faisait rencontrer le martyre avec autant de joie que la victoire. Tous les commandants des armées, nés dans la libre Arabie, accoutumés à toute l'indépendance de l'esprit et de la volonté, à toute l'énergie qu'elle développe, ne se figuraient pas avoir un maître lors même qu'ils obéissaient ; ils ne faisaient cependant aucun usage de leur volonté, parce que leur unique désir était si parfaitement conforme à celui de leur chef que, pour exécuter ses ordres, ils n'avaient aucun besoin de se soumettre. Mais Omar, quoique plus jeune que Mahomet, avait, à la fin de son règne, passé sa soixante-dixième année : tous ses contemporains, tous ceux qui s'étaient formés sous lui, n'étaient plus dans la vigueur de l'âge ; une génération nouvelle s'était introduite dans le gouvernement et dans l'armée ; elle s'était surtout recrutée dans les pays conquis ; et quoiqu'elle partageât l'enthousiasme religieux qui se nourrit et s'anime dans les grandes réunions d'hommes, elle apportait déjà dans l'islamisme un autre caractère et d'autres ambitions.

Les deux khalifes qui vinrent ensuite, formés, comme leurs prédécesseurs, dans l'intimité du prophète, comme eux uniquement Arabes, et résidant toujours à Médine, conservèrent sans mélange la foi pure et ardente et la simplicité de mœurs qu'il avait Su leur inspirer. Mais tandis qu'Abubeker et Omar, les deux premiers, d'accord avec leur siècle, durent à cette simplicité les succès les plus éclatants, Othman et Ali, les deux suivants, auxquels leurs contemporains ne ressemblaient plus, qui n'étaient plus entendus d'eux, et qui ne pouvaient plus les entendre, portèrent le désordre et la guerre civile dans ce gouvernement si simple. Après eux, et lorsque Moaviah eut remplacé Ali, le siège de l'empire fut transféré de Médine à Damas ; le despotisme de l'Orient succéda à la liberté des déserts. Le fanatisme fut conservé dans l'armée ; mais un autre principe de gouvernement dirigea la prudence ou cacha les vices des Ommiades.

Dans la douzième année de son règne, Omar fut blessé mortellement par un assassin, qui voulait venger quelque offense privée. Le khalife aurait pu tenter de laisser son pouvoir à son fils ; il aurait pu songer aussi à transmettre son siège à Ali, fils d'Abu Taleb. Celui-ci, comme représentant la branche aînée des Koreishites, et comme mari de Fatime, la fille chérie de Mahomet, enfin comme décoré, dès sa première jeunesse, du titre de vizir du prophète, semblait désigné au choix des musulmans. Mais Omar ne voulut point prendre sur lui la responsabilité d'une si grande décision : il nomma six des anciens compagnons de Mahomet, auxquels il abandonna l'élection, et il mourut le 6 novembre 644 Le choix de ces représentants de l'islamisme s'arrêta sur Othman, qui avait été secrétaire de Mahomet, et qui, déjà parvenu à une grande vieillesse, se trouva incapable de soutenir le fardeau dont on le chargea. Toutefois, durant son règne de onze ans, de 644 à 655, les musulmans achevèrent de soumettre la Perse ; ils étendirent leurs conquêtes dans la Cilicie, jusqu'au Pont-Euxin ; quelques unes de leurs armées traversèrent l'Asie-Mineure, et menacèrent Constantinople ; d'autres repoussèrent, en Egypte, deux, débarquements des Grecs ; et, en 647, ils s'avancèrent en Afrique jusqu'à Tripoli. Tant de conquêtes ne suffirent point pour maintenir la gloire qu'ils avaient acquise pendant les douze années précédentes. Othman, trompé dans son choix, trahi par ceux à qui il se confiait, prodiguant en vain les trésors de l'Etat sans pouvoir gagner des partisans, était assailli à Médine par les plaintes du peuple. Une secte nouvelle, les charégites, réclamaient la liberté complète, qui n'avait pu, disaient-ils, être subordonnée qu'aux inspirations du prophète, mais qui appartenait de droit à tout Arabe comme à tout musulman. Les armées elles-mêmes se rapprochèrent ; elles vinrent camper à une lieue de Médine, et elles envoyèrent sommer le vieux khalife, ou d'exécuter mieux la justice, ou de descendre du siège de commandeur des croyants. Les gardes abandonnèrent les portes de la ville et du palais, et, après quelque hésitation, des assassins, conduits par un fils d'Abubeker, frère d'Ayesha, la plus jeune des femmes de Mahomet, mais celle qu'on nommait alors la mère des croyants, vinrent poignarder Othman sur son siège, comme il couvrait son cœur avec le Koran.

Ali n'avait eu aucune part au meurtre, ou d'Omar, ou d'Othman. Respecté des musulmans comme le favori du prophète, comme son gendre, et le père de là seule postérité que Mahomet eût laissée, il avait pourtant été repoussé dans les trois élections précédentes d'un rang qu'il regardait comme son droit. A la mort d'Othman, le 18 juin 655, tous les Koreishites se prononcèrent : en sa faveur. Ali fut déclaré khalife par la plus grande partie des Arabes. Mais les commandants des armées ne voulaient déjà plus reconnaître ces chefs pacifiques des prières de Médine, qui n'avaient partagé ni leurs dangers ni leurs victoires ; et Ayesha, toujours jalouse d'Ali, et qui avait eu une grande part aux troubles du règne précédent, excitait les soldats à défendre leur indépendance par les armes.

Ali avait conservé toute la simplicité de mœurs des premiers musulmans : à l'heure des prières, il se rendait à la mosquée à pied, revêtu d'une robe légère de coton, avec un turban grossier sur la tête, portant ses sandales à la main, et s'appuyant sur son arc, au lieu de bâton. Renommé parmi les musulmans, comme saint, comme poète et comme guerrier, comme l'époux toujours fidèle de Fatime, qui n'avait survécu que peu de mois à son père ; comme le père d'Hassan et d'Hocein, que le prophète avait souvent tenus sur ses genoux, il n'avait rien perdu de sa valeur pendant les vingt-quatre années qu'il avait passées dans le repos, auprès du tombeau de Mahomet : mais il donna bientôt lieu de croire que sa prudence n'était point égale à sa haute réputation. Il avait mécontenté Telha et Zobéir, deux dés plus vaillants chefs des Arabes, qui levèrent contre lui, à la Mecque, l'étendard de la rébellion, qui usurpèrent le gouvernement de Bassora et de l'Assyrie, et qui appelèrent Ayesha dans leur camp. Ali vint les chercher jusque sous les murs de Bassora : une terrible bataille, dans laquelle il avait contre lui le désavantage du nombre, fut livrée entre deux armées, dans l'une desquelles on voyait le gendre, dans l'autre la veuve de Mahomet. Celle-ci, après avoir parcouru les rangs, s'était arrêtée dans une chaise fermée que portait un chameau au milieu de la mêlée. Soixante-dix hommes furent successivement blessés ou tués en conduisant ce chameau, qui a donné son nom à la première bataille des musulmans dans leurs guerres civiles ; on la, nomma la bataille du chameau. Ali fut enfin victorieux, et Ayesha, sa prisonnière, fut reconduite avec honneur à la tombe du prophète. Dans le même temps, Moaviah, fils d'Abu Sophian, l'ancien rival de Mahomet, avait été nommé khalife en Syrie. Le commandement de cette province lui avait été confié par Omar, et il s'y était distingué également par sa valeur et sa modération. A la nouvelle de la mort d'Othman, il s'était déclaré le vengeur de ce commandeur, des croyants ; il avait exposé ses vêtements ensanglantés dans la mosquée de Damas, et soixante mille Arabes ou Syriens convertis avaient juré de suivre son étendard. Amrou, le conquérant de l'Egypte, et le plus justement célèbre entre les généraux musulmans, fut le premier à saluer Moaviah du nom de khalife. Ali marcha contre lui : toutes les forées des conquérants de l'Asie se rassemblèrent dans les deux camps, et si l'on peut en croire les historiens arabes, trop enclins, il est vrai, à chercher à étonner plutôt qu'à instruire le lecteur, les deux armées demeurèrent en présence onze mois ; quatre-vingt-dix combats furent livrés entre elles ; quarante-cinq mille hommes périrent du côté de Moaviah, vingt-cinq mille de celui d'Ali. Enfin les musulmans demandèrent que, selon la loi du Koran, les deux rivaux s'en rapportassent à la sentence de deux arbitres. Les deux khalifes se soumirent au vœu de l'armée : Ali retourna à Koufah, sur l'Euphrate, Moaviah à Damas, et leurs deux représentais, Abou Mouça et Amrou, durent décider quel serait le commandeur des croyants. Déposer l'un et l'autre, pour en nommer un troisième, semblait l'expédient le plus impartial ; les arbitres s'y arrêtèrent, et Abou Mouça annonça au peuple qu'Ali avait cessé d'être khalife : mais Amrou, trompant son collègue, se hâta de déclarer que Moaviah demeurait donc seul commandeur des croyants. C'est de cette supercherie que date le schisme toujours subsistant entre les shiites et les sonnites : les premiers, et surtout les Persans, tiennent pour illégale la déposition d'Ali et même la succession des trois khalifes intermédiaires entre lui et Mahomet ; les seconds, et surtout les Turcs, regardent Moaviah comme ayant dès lors succédé légitimement à Ali.

La guerre civile recommença, et elle dura autant que le règne d'Ali (656-661). L'empire fondé par tant de victoires, semblait sur le point de succomber : trois kharadji, ou fanatiques de cette secte qui réclamait sans cesse contre l'usurpation des pouvoirs nationaux, résolurent de dévouer leur vie pour frapper en même temps les trois hommes qui faisaient verser le plus pur sang des musulmans. Les deux fanatiques qui devaient frapper Amrou et Moaviah furent arrêtés ; Ali succomba, le 24 janvier 661, sous les coups du troisième. Il était alors âgé de soixante-trois ans.

Hassan, fils aîné d'Ali et petit-fils du prophète, fut reconnu par la secte des shiites comme successeur de son père. Mais dénué d'ambition, et ne voulant pas prolonger des guerres civiles qui avaient déjà fait répandre tant de sang, il entra en traité avec Moaviah, et au bout de six mois il donna sa démission.

Le zèle de Moaviah n'était pas si désintéressé que celui de ses prédécesseurs. Dans un règne de vingt ans, et qu'il prolongea jusqu'à la dernière vieillesse, il cicatrisa les blessures faites à l'empire musulman par les guerres civiles ; il tourna de nouveau les armes des croyants contre ceux qu'ils nommaient les infidèles, contre les Turcs au-delà de l'Oxus, et contre les chrétiens dans l'Asie-Mineure et l'Afrique. Ses armées, pendant sept ans, assiégèrent Constantinople, tandis que d'autres armées traversaient la Lybie, et fondaient la nouvelle capitale de cette province nommée Cairoan, à douze milles de la mer, à cinquante milles de Tunis. Mais les conquêtes des musulmans n'avaient plus pour unique objet de répandre la religion du Koran ; elles affermissaient désormais l'empire d'une nouvelle famille souveraine, qui réunissait les habitudes despotiques des anciens monarques de l'Orient au fanatisme des nouveaux sectaires. Moaviah avait quitté l'Arabie pour ne plus y retourner : il préférait la soumission des Syriens et leurs habitudes, d'esclavage à la fière indépendance des Bédouins. Il réussit à faire reconnaître comme son collègue son fils, le voluptueux Yézid, auquel il assura ainsi d'avance sa succession ; et cette transmission du pouvoir étant admise une première fois, la lieutenance du prophète devint héréditaire dans la famille du fils de cet Abu Sophian, qui avait été son plus ancien et son plus ardent ennemi.

Les Fatimites, les enfants d'Ali et de la fille de Mahomet, n'avaient voulu ni exciter une guerre civile, ni reconnaître ce qu'ils regardaient comme une usurpation, ni cesser non plus de combattre pour la foi. Hocein, second fils d'Ali, avait servi au second siège de Constantinople : cependant lorsque les vices d'Yézid firent connaître aux musulmans le poids et la honte du joug nouveau qu'ils portaient, Hocein, retiré à Médine, prêta l'oreille aux propositions d'un parti qui annonçait son désir de rendre la souveraineté au petit-fils de Mahomet et au représentant des Koreishites. Cent quarante mille hommes, assurait-on, étaient prêts à tirer l'épée pour lui. Hocein traversa le désert avec une faible troupe d'amis dévoués à sa famille ; mais en arrivant sur les frontières de l'Assyrie, il trouva que l'insurrection en sa faveur avait été déjà supprimée, et que, de toutes parts, il n'était plus entouré que d'ennemis. La retraite était impossible ; la soumission lui parut indigne de lui. En vain il exhorta ses amis à pourvoir à leur sûreté ; aucun ne voulut l'abandonner. Trente-deux cavaliers et quarante fantassins résolurent donc d'affronter l'armée d'Obeidollah, gouverneur de Koufali, qu'ils savaient être forte de cinq mille chevaux : mais entre les musulmans, il n'y en avait aucun qui ne frémît de porter ses mains sur le fils d'Ali et le petit-fils du prophète ; aucun n'osait soutenir la charge des Fatimites. Ils ne se faisaient pas, il est vrai, le même scrupule de les attaquer de loin avec leurs flèches, parce qu'alors ils ne distinguaient pas sur qui porteraient leurs coups. Tous les Fatimites périrent, et Hocein, avec son fils et son neveu, qu'il supportait blessés dans ses bras, fut tué le dernier. C'est ainsi que la maison de Mahomet fut accablée, le 10 octobre 680, dans l'empire même qu'il avait fondé. Cependant Hocein laissait des fils, dont la succession, jusqu'à la neuvième génération, a fourni les imans ou pontifes, qui sont, jusqu'à ce jour, l'objet de la vénération des Persans, et que les khalifes ommiades n'osèrent point persécuter dans la libre Arabie.