HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XI. — Les Lombards et les Francs. - 561-613.

 

 

AU moment du renversement de l'empire d'Occident, lorsque chacune de ses provinces était envahie par un peuplé différent, et qu'il se fondait autant de royaumes que l'on comptait d'aventuriers hardis à la tête d'une troupe de barbares, l'univers présentait une scène confuse, où tant d'intérêts se croisaient, se contrariaient les uns les autres, qu'il semblait fort difficile de suivre la marché générale des affaires. Cette complication a déjà cessé en grande partie pour nous. A dater depuis le règne de Justinien, l'intérêt pour l'Europe se partage presque uniquement entre l'empire grec et le royaume des Francs, qui n'avait point encore acquis le titre d'empire, mais qui n'en était pas moins à la tête de tout l'Occident. Cet intérêt unique, cette monarchie presque universelle des Francs dans l'Occident, continua jusqu'à la fin du règne de Louis-le-Débonnaire et aux guerres civiles entre ses fils en 840. Pendant ces trois siècles, l'histoire du monde latin est quelquefois enveloppée d'une grande obscurité ; elle est toujours incomplète et presque toujours barbare ; mais elle se rattache régulièrement aux progrès et aux révolutions d'un grand peuple sur lequel nous fixerons le plus habituellement nos yeux.

Dans le même temps l'histoire de l'Orient ne tarda pas à se compliquer. Le sceptre de Justinien fut transmis successivement à son neveu Justin le jeune (565-574) ; par celui-ci à Tibère II (674-582), à Maurice (582-602), à Phocas (602-610), et à Héraclius (610-642). De ces cinq princes, trois sont illustrés par de grandes vertus et de grandes victoires : Tibère, Maurice et Héraclius ; et cette période mériterait, au moins autant que celle du règne de Justinien, d'être considérée comme glorieuse si elle était plus pleinement connue ; mais, dans les monarchies, l'intérêt n'est point : assez vivement excité par les choses publiques pour que beaucoup d'hommes d'un talent distingué se vouent à la carrière pénible de l'histoire. C'est rarement par une impulsion propre à leurs auteurs que les annales sont continuées. La vanité du monarque lui fait bien quelquefois nommer un historiographe ; mais cette même vanité interdit à l'écrivain qu'il a choisi et qu'il récompense, de dire la vérité. Les événements ne nous sont alors représentés que dans des panégyriques qui n'inspirent point de confiance, ou dans des chroniques sans couleur et sans vie qui n'excitent point d'intérêt. Le règne de Justinien avait eu le bonheur insigne d'avoir un grand historien, et ce bonheur se représente rarement dans l'histoire byzantine.

Cette même période répondait à l'enfance et à ; la première éducation d'un personnage destiné dans son âge mûr à changer là face de l'univers. Justinien était mort en 565, Mahomet naquit en 569. Il est vrai que jusqu'a sa fuite à Médine ; en 622, le reste du monde, et l'Arabie elle-même, s'aperçurent à peine de son existence, et que depuis même qu'il fut parvenu au pouvoir souverain, les dix dernières années de sa vie, 622-632, furent consacrées à la conquête de, cette grande péninsule ; en sorte que l'empire même en éprouvant pour. la première fois (628-632) les armes des musulmans, ne soupçonnait point la grande révolution qu'ils avaient accomplie.

Avant de nous engager dans l'histoire du fondateur de la religion nouvelle, nous jetterons encore, dans un autre chapitré, un coup d'œil sur l'état de l'Orient, sur les conquêtes et les défaites de Chosroès II, qui, durant son règne mémorable (590-628), répandit un éclat précurseur de sa chute sur la monarchie des Persans sassanides ; il nous suffit, pour à présent, de rappeler la concordance des événements dans les diverses parties du monde, et nous tournerons de nouveau nos regards vers l'Occident.

La contrée qui avait été si longtemps considérée comme la souveraine du monde, l'Italie, ruinée, désolée par les guerres des Grecs et l'anéantissement de la monarchie des Ostrogoths, ne tarda pas à éprouver une nouvelle révolution. L'eunuque Narsès qui en avait fait, la conquête, avait été chargé de la gouverner parvenu à une grande vieillesse, il administra quinze ans (553-568) un pays qui, peut-être, aurait eu besoin d'un gouverneur plus jeune et plus actif. L'eunuque, qu'on prétend être mort à l'âge de quatre vingt-quinze ans, s'était établi à Ravenne, de là il soumettait de nouveau les Italiens aux lois de l'empire ; lois qui ne se faisaient presque connaître à eux que par le poids des impositions dons on les accablait. Narsès servait un maître avare, et il était avare lui-même : on l'accuse d'avoir amassé, par les sueurs du peuple, une richesse scandaleuse, tandis-que l'Italie rie recueillait, aucun, avantage de ce gouvernement qu'elle payait si cher. Les fugitifs', dispersés par les armées des Goths et des Grecs, s'étaient rassemblés de nouveau dans les villes ; Milan se relevait de ses ruines, les autres cités recouvraient aussi quelque population ; mais les campagnes étaient abandonnées, et les récoltes, qui nourrissaient les restes des Italiens, étaient probablement dues aux mains mêmes des citadins : personne n'aurait osé vivre dans les champs quand la force publique n'existait nulle part, et qu'aucune : protection n'était assurée aux agriculteurs. Les événements qui signalèrent la fin de l'administration de Narsès indiquent qu'il n'y avait point d'année en Italie, quoique des peuples barbares, ennemis, et qui en connaissaient les chemins, assiégeassent les portes de cette belle contrée.

Narsès, destitué avec insulte de son gouvernement, par l'impératrice Sophie, femme de Justin II, qui, lui envoyant une quenouille, lui faisait dire de reprendre les travaux des femmes, pour lesquels il était fait, est accusé d'avoir appelé lui-même les barbares pour qu'ils vinssent accomplir sa vengeance, mais ils n'avaient peut-être aucun besoin d'une telle invitation. Dans la contrée, autrefois romaine, qui s'étend du pied des Alpes aux rives du Danube, deux peuplés germaniques avaient établi leur habitation : les Gépides, de la race des Goths ; et les Lombards, de la race des Vandales. Tous deux avaient la réputation de l'emporter en férocité sur les précédents ennemis de l'empire ; tous deux avaient accepté, moyennant des tributs déguisés sous le nom de pensions, l'alliance des Grecs ; les Gépides devaient garder les portes de l'Italie, les Lombards avaient contribué à sa conquête par les vaillants auxiliaires qu'ils avaient fournis à Narsès. Une haine acharnée divisait ces deux peuples, et elle était aigrie encore par les aventures chevaleresques, et peut-être fabuleuses, qu'on racontait de leurs rois. Les historiens des peuples barbares ne connaissent jamais les événements domestiques du pays, ou n'en gardent jamais la mémoire ; les rois seuls paraissent sur la scène, leurs aventures prennent la place des exploits nationaux, et les fictions mêmes dont ils sont l'objet méritent quelque attention, puisqu'elles nous font connaître la direction que prenait alors l'imagination populaire.

Alboin, le jeune héritier du royaume des Lombards, avait déjà signalé, sa valeur dans une expédition contre les Gépides, où il avait tué de sa main le fils de leur roi. Cependant son père exigea, avant de l'admettre ; à sa tablé, qu'il reçût ses armes d'une main royale et étrangère, C'était, disait-il, l'usage constant de la nation ; c'est ce qu'on a appelé depuis l'armement d'un chevalier, et cet usage même est attesté par Paul Warnefrid, historien lombard, contemporain de Charlemagne. Alboin, avec quarante de ses plus braves compagnons, ne craignit point d'aller demander l'armement chevaleresque à Turisund, roi des Gépides, père du prince qu'il avait tué. Un devoir d'hospitalité, plus étrait encore aux yeux du vieux roi que celui de la vengeance, le fit recevoir à la table du monarque gépide : il y fut revêtu d'une armure nouvelle, et protégé au milieu de l'ivresse d'un banquet où Cunimond, fils de Turisund, avait voulu venger son frère. Cette hospitalité guerrière, et mêlée de tant de sentiments de haine, donna occasion à Alboin d'infliger un nouvel outrage à la maison royale des Gépides : il enleva Rosmonde, fille de Cunimond, mais il ne put point se mettre en sûreté avec elle ; on les poursuivit dans leur fuite, et on lui reprit Rosmonde ; ses offres de mariage furent rejetées, et les deux rois comme les deux peuples, aigris par des offenses mutuelles, ne songèrent plus qu'à la destruction l'un de l'autre. Le moment où ils laissèrent éclater leur haine fut celui où Alboin et Cunimond eurent l'un et l'autre succédé à leurs vieux pères.

Le roi lombard se sentait le plus faible ; il rechercha des appuis étrangers ; il appela des Saxons sous ses étendards, il se fortifia surtout par l'alliance du chagan des Avares, peuple pasteur sorti des montagnes de la Tartarie, et qui, fuyant la vengeance des Turcs ;, avait traversé tous les déserts des Slaves et des Sarmates. Il avait menacé les frontières des Grecs, et envahi celles de quelques peuples germains sujets des Francs ; il errait ensuite dans l'Europe septentrionale avec ses troupeaux, cherchant, les aimes à la main, à se procurer une demeure. Alboin réunit ses projets de vengeance contre les Gépides à celui d'une nouvelle conquête, celle de l'Italie, où il voulait établir sa nation. La vallée du Danube, si cruellement ravagée par tous les peuples barbares, ne conservait presque aucun reste de son ancienne civilisation ; tandis que ses riches pâturages convenaient à l'établissement d'un peuple pasteur. Mais les Germains, sans vouloir s'asservir aux arts ni à l'agriculture, avaient appris à en connaître les jouissances ; ils voulaient conquérir un pays où le peuple sujet pût travailler pour eux, et ils conclurent avec les Avares un traité sous la condition singulière qu'ils attaqueraient en commun les Gépides, qu'ils détruiraient leur monarchie, qu'ils en partageraient les dépouilles ; mais qu'après la conquête, les Lombards abandonneraient et leur propre pays, et celui des vaincus, à leurs confédérés, et qu'ils iraient ailleurs tenter leur fortune. Cette convention, unique peut-être dans l'histoire des traités et des alliances, fut accomplie comme elle avait été stipulée. Le royaume des Gépides fut envahi, leurs forces furent détruites par Alboin dans une grande bataille (566), toutes leurs richesses furent partagées entre les Vainqueurs ; leurs personnes mêmes furent réduites en esclavage, et parmi celles-ci la princesse Rosmonde fut rendue à Alboin, qui l'épousa. En même temps les Lombards se préparèrent à abandonner, aux Avares la Pannonie et le Norique, où ils étaient établis depuis quarante-deux ans. Ils rassemblèrent leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards, leurs esclaves ; ils se chargèrent de leurs richesses ; ils mirent le feu à leurs maisons, et ils s'acheminèrent vers les Alpes Juliennes.

Alboin, qui réunissait toutes les qualités et tous les défauts d'un barbare, n'était pas moins distingué par sa prudence et sa valeur, que par sa férocité et son intempérance. La nation des Lombards, qu'il conduisait, signalée dès les temps de Tacite, par sa bravoure, entre tous les peuples germaniques, n'était pas nombreuse. Avant d'envahir l'Italie, il chercha à s'assurer des renforts. Il avait d'anciennes relations avec les Saxons, il avait mérité leur confiance ; il les appela sous ses étendards, et vingt mille d'entre eux vinrent grossir son armée/. Il rendit la liberté à tous les Gépides qui lui étaient échus en partage, et il les enrôla dans ses bataillons. Il appela aussi divers autres peuples germains à se rendre auprès de lui, et, parmi eux, on remarque les Bavarois, qui s'étaient récemment établis dans la contrée à laquelle ils ont donné leur nom. Ce n'était pas une armée, c'était l'émigration d'une nation tout entière, qui, dans l'année 568, descendit les Alpes du Friuli. L'exarque Longin, qui avait succédé à Narsès, s'enferma dans les murs de Ravenne, et n'essaya pas un moment de tenir la campagne. Pavie, qui avait été fortifiée avec soin par les rois ostrogoths ; ferma ses portes, et soutint un siège de quatre ans (669-572). Plusieurs autres villes, Padoue, Monselice, Mantoue, résistèrent de même par leurs seules forces, mais avec moins de constance. Les Lombards avançaient lentement dans l'intérieur du pays, mais ils avançaient toujours ; à leur approche les habitans s'enfuyaient de préférence vers les places fortes bâties sur les côtes, dans l'espérance d'y être secourus par les flottes des Grecs, ou tout au moins de trouver un refuge sur leurs vaisseaux s'il fallait rendre la ville. On savait qu'Alboin s'était lié, par un vœu atroce, à passer tous les habitans de Pavie au fil de l'épée quand il prendrait cette ville, et la résistance d'une place forte, qui ne pouvait être secourue, ne laissait prévoir dans l'avenir que d'affreuses calamités. Les îles de Venise accueillirent les nombreux fugitifs de la Vénétie, et, à leur tête, le patriarche d'Aquilée vint s'établir à Grado ; Ravenne ouvrit ses portes aux fugitifs dès deux rives du Pô ; Gênes à ceux de la Ligurie ; les habitans de la Romagne, entre Rimini et Ancône, s'enfermèrent dans les cinq villes de la Pentapole ; Pise, Rome, Gaëte, Naples, Amalfi, et toutes les villes maritimes de l'Italie méridionale, se peuplèrent, à la même époque, d'un nombre infini de fugitifs. Les Lombards, qui ignoraient l'art des sièges, n'attaquaient les villes que par la famine et la menace d'un massacre universel. Ce moyen, presque infaillible pour les places de l'intérieur, était sans succès pour celles des bords de la mer. Toutes demeurèrent fidèles aux Grecs. Mais les Grecs, ignorant la langue des Latins, indifférents sur des contrées si éloignées dont ils ne connaissaient plus la géographie, trop occupés par les guerres des Avares, par celles des Persans, et bientôt après par celles des Arabes, pour envoyer des secours à toutes ces petites places fortes, semées sur des rivages éloignés, se contentèrent d'une obéissance honoraire. Ils attribuèrent les revenus de chaque ville à la défense de cette ville ; ils se crurent généreux, et ils le furent en effet, en ne demandant rien et en ne voulant rien donner. Chaque ville avait conservé sa curie et ses institutions municipales. Tant que l'autorité avait été proche et constamment despotique, cette curie n'avait été qu'un instrument d'oppression ; elle devint un moyen de salut pour des cités oubliées de leur souverain, et qui devaient tout faire par elles-mêmes ; leur constitution était purement républicaine ; la confiance des citoyens et leur besoin d'union leur rendit de la dignité. A la tête de ces curies l'empereur grec plaçait un duc ; il trouva plus économique de donner ce titre a l'un des citoyens de ces villes si éloignées ; il accepta même le plus souvent la désignation du sénat municipal. Ce duc ou doge ne fut plus dès lors qu'un magistrat républicain, commandant à des milices républicaines, disposant de finances formées par des contributions presque volontaires, et réveillant chez les. Italiens des vertus assoupies pendant des siècles.

Cette heureuse révolution, qui s'opérait en silence dans les villes maritimes, et qui était si peu aperçue des écrivains grecs qu'ils continu aient à faire dire aux libres Vénitiens : Nous sommes, et nous voulons toujours être les esclaves de l'empire grec ; cette révolution, qui relirait de la bassesse et du vice ceux qui avaient été longtemps les derniers des hommes, pour les donner en exemple au monde, ne fut pas bornée aux cités maritimes d'Italie. Dans tout l'Occident, l'empire grec possédait, des points épars sur les côtes, et n'avait pas des forces suffisantes pour les protéger ; dans tout l'Occident il appela la vertu qu'il ne connaissait pas, le patriotisme qu'il ne comprenait pas, à la défense de ces murailles, de ces forteresses qu'il ne pouvait garder lui-même. En Espagne, des guerres civiles sous le règne de Leuwigilde, de 572 à 586, et de Récarède, de 586 à 601, excitées par l'esprit d'intolérance réciproque des catholiques et des ariens, ouvrirent aux Grecs un grand nombre de places maritimes, et y affermirent de même des gouvernements municipaux, qui devinrent ensuite d'un glorieux exemple pour les cités libres de la Catalogne et de l'Aràgon. En Afrique, les invasions des Gétules et des Maures, en coupant toute communication par terre entre les cités maritimes, firent de ces points isolés sur les côtes autant de petites républiques, auxquelles la grande conquête. des Arabes ne permit pas de connaître une longue existence. Sur la côte Illyrique, en face de l'Italie, les habitans, repoussés sur les rochers qui dominent la mer, y trouvèrent des refuges contre les soulèvements des Slaves et contre les invasions des Bulgares : aussi la ligue des villes libres de l'Istrie et de la Dalmatie, parmi, lesquelles Raguse a obtenu une existence glorieuse, ne se réunit volontairement à Venise, en 997, qu'après plusieurs siècles d'indépendance. Les Grecs n'obtinrent pas d'établissement sur les côtes de France ; mais l'exemple des villes de Gênes, de Pise, de Naples, ne fut pas perdu pour Arles, Marseille, Montpellier, qui commerçaient avec elles ; et la conservation des droits municipaux dans le midi de la France, tandis qu'ils étaient ; presque abolis dans le nord, doit s'expliquer par cette circonstance.

Si les Lombards réveillèrent, sans le vouloir. la liberté sociale parmi leurs ennemis, ils donnèrent aussi à leurs sujets l'exemple de la liberté individuelle, de la liberté sauvage d'une nation qui craint plus encore la servitude que le désordre. Alboin ne fut pas longtemps à la tête de leurs armées. Après trois ans et demi de règne, à dater de la prise de Pavie, qu'il épargna malgré son vœu redoutable, il fut assassiné par cette Rosmonde dont il avait massacré le père et détruit la nation, et qu'il avait épousée après avoir déjà corrompu sa vertu. Dans l'ivresse d'un festin il lui envoya, pleine de vin, une coupe qu'il avait fait faire du crâne de Cunimond, curieusement garnie en or, en l'invitant à boire avec son père. Rosmonde dissimula son ressentiment ; mais elle employa cette beauté, qui avait fait son malheur et ses fautes, à séduire successivement deux des gardes d'Alboin, qu'elle arma de poignards pour se défaire de son époux. Après la mort d'Alboin, tué à Vérone (673), Cléfi fut élu par les suffrages des Lombards et soulevé sur le bouclier ; mais, au bout de dix-huit mois, il fut tué par un de ses pages, et la nation qui s'était déjà répandue sur une grande partie de l'Italie, ne lui donna, pendant dix ans, point de successeurs. Dans chacune des provinces où les Lombards avaient fait un établissement, leur assemblée générale suffisait pour rendre la justice et régler les affaires du gouvernement. Des ducs étaient nommés par elle pour la présider, et l'on en comptait trente dans toute l'Italie. Cependant, soit que les plus faibles parmi les Lombards commençassent à sentir le besoin d'une autorité supérieure à celle des ducs, pour protéger contre eux le peuplé, soit que les guerres étrangères et les intrigués des Grecs fissent désirer un chef commun de la nation, après dix ans d'interrègne, Autharis fut porté sur le trône, probablement vers l'an 584 ; et, avant le milieu du siècle suivant, les Lombards sans renoncer au droit d'élire leurs rois, s'étaient déjà accoutumés à transmettre la couronne au fils du dernier souverain.

 

Les Lombards avaient à peine achevé la conquête de cette partie de l'Italie qui a reçu d'eux le nom de Lombardie, lorsque, franchissant les Alpes de Provence, ils tentèrent de piller aussi les Etats des rois francs, ou peut-être de faire chez eux un établissement.

Depuis la mort de Clotaire Ier, survenue en 561, la monarchie des Francs était gouvernée par ses quatre fils, Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert. Ce n'était encore que la seconde génération des conquérants, car ces princes étaient petits-fils de Clovis. Cependant le dernier d'entre eux, Gontran ne mourut qu'en 593, un siècle précisément après le mariage de Clovis avec Clotilde. Ce siècle avait suffi pour apporter de grands changements dans l'administration, comme dans les opinions des Francs. Ces guerriers ; tous égaux à leur arrivée dans les Gaules, avaient bientôt trouvé ; dans l'abus même de la victoire, le moyen d'élever des fortunes scandaleuses et qui ne pouvaient être égales. Comme la terre était cultivée par des esclaves, ou par dès classes d'hommes intermédiaires entre les ingénus et les esclaves, que leurs lois désignent par les noms de tributaires, de lides et de fiscalins, l'étendue des propriétés ne leur paraissait jamais un obstacle à la culture de leurs fermes. Plus leur nombre était petit, comparativement à la grandeur de leurs conquêtes, plus leurs usurpations furent effrayantes ; non qu'ils dépouillassent par une mesure générale les riches : Romains de leurs propriétés, ou qu'ils les réduisissent en esclavage ; mais ils abusaient sans cesse de la violence, dans un pays où il n'y avait proprement aucun gouvernement, aucune protection pour le faible. L'oppression ; ne se faisait. pas moins sentir à l'homme pauvre et libre d'origine franque qu'au Romain. Les premiers s'assemblaient bien encore dans les plaids provinciaux, pour rendre la justice, mais ils avaient peine à faire ensuite respecter leurs décrets ; les riches, qu'on commençait alors, pour la première fois, à nommer les grands, s'attachaient par quelques concessions de terres des créatures qu'ils nommaient leudes ; les grands, avec leurs leudes, se trouvaient toujours assez forts pour imposer silence à la justice, pour intimider, pour vexer, pour dépouiller les hommes libres, et les contraindre à s'engager aussi dans le nombre des leudes. Les grands se rendaient seuls aux assemblées générales de la nation ; ils étaient seuls connus du monarque, ils étaient seuls chargés du commandement des soldats quand le ban était convoqué ; bientôt on ne vit presque plus qu'eux dans la nation ; celui qui était riche était sûr de devenir plus riche encore ; celui qui était pauvre était sûr de se voir ravir le-peu qu'il avait ; et en moins d'un siècle, la turbulente démocratie des Francs se trouva changée en une aristocratie territoriale des plus oppressives.

La France proprement dite était alors divisée en quatre. provinces qui portaient le titre de royaumes, l'Austrasie, la Neustrie, la Bourgogne et l'Aquitaine. Les Francs habitaient seulement les deux premières, et ils donnaient souvent le nom : de Romains aux peuples des deux provinces méridionales ; quoique les seigneurs, les hommes libres et ceux qui portaient les armés tirassent presque tous leur origine ou des Bourguignons ou des Visigoths ; mais se trouvant en moindre nombre au milieu des Gaulois, ils avaient déjà abandonné les langues germaniques pour le latin. Quant à l'Austrasie et à la Neustrie, dont la première avait pour capitale Metz, et la seconde Soissons, les assemblées du peuple franc s'y tenaient encore assez fréquemment pour empêcher que ce peuple n'y tombât dans une oppression complète. Il est probable que ce fut pour la défense des hommes libres contre les grands que fut institué, vers ce temps-là, un grand-juge du meurtre, MORD-DOM, qui était le chef de la justice et qui, ayant une autorité supérieure aux tribunaux, faisait tomber sous le glaive ceux qui étaient trop puissants pour être atteints par les lois ordinaires. La ressemblance du nom tudesque de mord-dom avec le nom latin majordomus fit appliquer ce dernier à ce grand-officier, et on l'a traduit ensuite par maire du palais, ce qui a complètement confondu les esprits sur l'origine de cette magistrature et sur ses fonctions. Le mord-dom était nommé par le peuple, et non par le roi, pour administrer la justice, et non les revenus royaux. Son office n'était pas toujours existant, le peuple le nommait seulement quand il en sentait le besoin, dans les temps de factions et surtout dans les minorités ; on portait devant lui le bracile ou la main de justice, et cette main s'abaissait en effet fréquemment sur les grands malfaiteurs : La Germanie, qui s'était réunie à la confédération des Francs, était aussi divisée en quatre royaumes, la Franconie ou France germanique, l'Allemagne ou Souabe, la Bavière et la Thuringe. Dans ces pays, presque absolument barbares, le christianisme commençait à peine à pénétrer. Les lettrés n'y étaient point cultivées, et leurs histoires particulières ou leurs institutions nous sont absolument inconnues. Mais il paraît que chacun de ces grands peuples marchait sous un duc héréditaire, et qu'il n'avait avec les Francs d'autres rapports que de faire la guerre en commun, Cependant on vit à deux reprises, pendant la durée du règne des fils de Clothaire, ces peuples germaniques, introduits dans la Finance par un des rois, marquer leur passage par d'effroyables dévastations. Les fils de Clothaire se haïssaient et se tendaient des embûches, comme les fils de Clovis, mais ils trouvèrent plus qu'eux là nation disposée aies suivre dans des guerres civiles.

Des quatre fils de Clothaire, Charibert, qui avait fixé sa résidence à Paris, et de qui l'Aquitaine dépendait, passa sa courte vie à la recherche des plaisirs des sens ; il demeura plongé dans une débauche continuelle, qui était alors tellement commune chez les rois qu'elle ne causait pas même de scandale. Il avait quatre femmes à la fois, et parmi elles, deux étaient sœurs ; l'une Marcovefa, avait auparavant pris le voile de religieuse, mais cette considération n'arrêta point le roi. Charibert mourut en 667, et le partage de l'Aquitaine, son royaume, entre ses trois frères, fut une des grandes causes des guerres civiles de ce siècle.

Gontran, le second des rois, celui qui survécut à tous les autres, car son règne s'étendit de 561 à 593, avait obtenu en partage la Bourgogne, avec Orléans pour résidence. Il est désigné dans Grégoire de Tours, en opposition avec ses frères, par l'épithète de bon roi Gontran. Ses mœurs en effet passaient pour bonnes, car on ne lui connaît que deux femmes et une maîtresse : encore il répudia la première avant d'épouser la seconde. Son caractère était aussi réputé débonnaire ; car, à la réserve des médecins de sa femme, qu'il fit tailler en morceaux, pour n'avoir pas su la guérir ; de deux de ses beaux frères, qu'il fit assassiner, et de son frère adultérin Gondovald, qu'il fit tuer en trahison, on ne cite guère de lui d'autre action cruelle que d'avoir fait raser la ville de Cominges, et massacrer tous les habitans, hommes, femmes et enfants. En général il était disposé à oublier les offenses, et son support pour Frédégonde, sa belle-sœur, qui avait tenté à plusieurs reprises de le faire assassiner, est quelquefois difficile à comprendre.

Par opposition au bon roi Gontran, on nommait le troisième frère, Chilpéric, le Néron de la France ; en effet, ce barbare qui voulait être poète, grammairien, théologien, qui ambitionnait tous les succès, excepté l'amour de ses peuples ou l'estime, des honnêtes gens, peut, sous plus d'un rapport, être comparé au tyran de Rome. IL avait eu pour partage Soissons et la Neustrie, sur lesquels il régna de 561 à 584. Plus, débordé dans ses mœurs qu'aucun des autres princes français, il rassembla dans son palais un si grand nombre de reines et de maîtresses qu'on n'a point essayé de les énumérer. Mais parmi elles se trouvait la trop fameuse Frédégonde, digne compagne de ce monstre. Née dans une condition obscure, Frédégonde demeura plusieurs, années la maîtresse de Chilpéric avant qu'il songeât à l'épouser ; mais ensuite elle acquit sur lui un pouvoir absolu, et elle. en profita pour se défaire de. toutes, ses rivales ; la reine Galswinthe fut étranglée, la reine Audovère, après avoir langui dans l'exil, fut envoyée au supplice, les autres furent chassées du, palais. Les fils que Chilpéric avait eus de toutes ces femmes partagèrent leur sort ; trois fils d'Audovère, parvenus à l'âge d'homme, périrent successivement par l'ordre ou du moins avec le consentement de leur père Chilpéric. Le sort de leur sœur fut plus cruel encore : Frédégonde l'abandonna aux désirs effrénés de ses pages avant de la faire immoler. Des fois qui versaient ainsi le sang de leurs enfants n'épargnaient pas celui du peuple. La France était pleine de malheureux à qui Chilpéric avait fait arracher les yeux ou couper les mains ; elle était sans cesse alarmée par l'audace des assassins de Frédégonde, qui, poursuivant ses ennemis hors de ses Etats, les frappaient dans le palais des rois et dans l'assemblée du peuple. De jeunes pages et de jeunes prêtres, qu'elle élevait dans son palais, étaient les ministres de ses vengeances ou de sa politique ; ils marchaient au crime avec l'assurance de gagner le ciel s'ils échouaient sur la terre. Allez, leur disait-elle en les armant de couteaux empoisonnés ; si vous revenez vivants, je vous honorerai merveilleusement, vous et toute votre race ; si vous succombez, je distribuerai, pour la félicité de vos âmes, des aumônes abondantes aux tombeaux des saints. L'auteur contemporain qui rapporte ses paroles ne paraît pas élever de doutes sur l'efficacité de telles aumônes. Chilpéric mourut assassiné en 584 ; mais Frédégonde, laissée veuve avec un enfant de quatre mois, Clothaire II, réussit à faire asseoir ce fils sur le trône de Neustrie, et elle mourut seulement en 598, dans la gloire et la prospérité.

Le quatrième frère, Sigebert, auquel l'Austrasie était échue en partage, avec la résidence de Metz, était fort jeune lorsqu'il monta sur le trône ; ses mœurs furent cependant plus rangées, car il n'eut d'autre femme que la célèbre Brunehault, fille d'Athanagilde, roi des Visigoths. L'obéissance des nations germaniques d'outre-Rhin était si incertaine que, sans tenir compte de leur nombre ou de l'étendue des pays qu'elles habitaient, on les avait toutes ajoutées à son partage, quoiqu'il fût le plus jeune et celui qui devait dans le royaume avoir la moindre part. Mais Sigebert enseigna bientôt au reste des Francs combien ces nations, qui n'obéissaient à aucun frein, pouvaient être redoutables. Deux fois, dans ses brouilleries avec Chilpéric, il les introduisit dans le cœur de la France ; deux fois tous les bords de la Seine, tous les environs de Paris, furent ravagés avec fureur. Sigebert se croyait déjà maître de la Neustrie ; il avait permis aux nations teutoniques de se retirer chargées de dépouilles, lorsqu'il fut assassiné, en 575, par deux pages de Frédégonde. Sa couronne passa à un enfant mineur, Childebert II ; neuf ans plus tard, comme nous venons de le dire, la couronne de Neustrie passa à un autre mineur, Clothaire II. Charibert était mort sans enfants ; Gontran, qui vivait toujours, n'en avait point non plus. On ne lui déféra point la tutelle de ses neveux ; les trois royaumes d'Austrasie, Neustrie et Bourgogne commençaient, aux yeux des Francs eux-mêmes, à être complètement séparés. La minorité des rois, et la haine dont s'étaient chargés leurs pères, permettaient à la noblesse d'attirer a elle tout le pouvoir. L'Austrasie ne fut plus dès lors qu'une aristocratie faiblement tempérée par l'autorité du juge du meurtre j mord-dom, qu'on a nommé maire du palais. La Neustrie tendait, mais par des progrès plus lents, au même état. Le roi Gontran, indolent, inconstant, sans cesse menacé par le poignard, ne pouvait pas, même en Bourgogne, arrêter les progrès de l'aristocratie. Sans être le tuteur de ses neveux, il se croyait encore nécessaire à leur défense. Un jour que le peuple était rassemblé dans la cathédrale, à Paris, et que le diacre avait imposé silence pour commencer la messe, Gontran, qui s'était rendu dans cette ville peu après le meurtre de Chilpéric, pour rétablir la paix dans la Neustrie, s'adressa aux assistants, et leur dit : Hommes et femmes qui êtes ici rassemblés, je vous conjure de ne point violer la foi que vous m'avez donnée, de ne point me faire périr, comme vous avez fait périr récemment mes frères ; je ne demande que trois ans, mais j'ai besoin de trois ans pour élever mes neveux, que je regarde comme mes fils adoptifs. Gardons qu'il n'arrive et que la Divinité ne perce mette qu'à ma mort vous ne périssiez avec ces enfants, puisqu'il ne reste de ma race personne d'arrivé à l'âge viril qui vous défende. Au lieu de trois ans, le bon Gontran en vécut dix encore, et il mourut ensuite dans son lit, de maladie. Mais il est douteux que sa vie ou sa mort fussent aussi essentielles qu'il le supposait au sort de sa famille, et plus encore de sa nation.

 

Un fils adultérin de Clothaire, un frère de Gontran, qu'il ne voulait pas reconnaître, profita de la mort de presque tous les chefs de sa famille pour essayer de se faire proclamer roi par les Francs. Pendant cette guerre civile, Gontran assembla les plaids de la nation à Paris. Grégoire de Tours, qui assista sans doute à ; cette assemblée, nous en a laissé une description, animée, qui nous fait mieux connaître l'état de la France qu'un récit détaillé de hauts faits de guerre. Nous la rapporterons, plutôt que de nous astreindre, pour faire connaître cette période, à tracer des annales nationales, et à suivre l'ordre chronologique des événements. La France ; ne faisant aucune conquête ; au dehors, ne changeait point dans ses rapports avec les autres peuples ; tandis que le tableau de ses assemblées nationales nous représente, non point une journée, mais un siècle entier.

Le royaume d'Austrasie, dit Grégoire de Tours, députa à ces plaids, en 584, au nom de Childebert, Egidius, évêque de Reims, Gontran-Boson et Sigewald — c'étaient les chefs de l'administration du jeune prince — ; ils étaient accompagnés par beaucoup d'autres seigneurs austrasiens. Lorsqu'ils furent entrés, l'évêque prit la parole : Nous rendons grâce au Dieu tout puissant, dit-il, au roi Gontran, de ce que, ce après beaucoup de travaux, il t'a rendu à tes provinces et à ton royaume. — En effet, répondit le roi, c'est à lui, qui est le roi des rois et le seigneur des seigneurs, que nous devons rendre grâce. C'est lui qui a fait ces choses par sa miséricorde, et non pas toi, qui, par ton conseil perfide et les parjures, as fait brûler mes provinces l'année passée ; toi, qui n'as jamais gardé ta foi à aucun homme ; toi, dont les fraudes s'étendent partout, et qui te montres, non point en prêtre, mais en ennemi de notre royaume.

L'évêque, tremblant de colère, ne répondit rien à ce discours ; mais un autre des députés dit : Ton neveu Childebert te supplie d'ordonner qu'on lui rende les cités que son père a possédées. A quoi le roi répondit : Je vous ai déjà dit auparavant que nos conventions me les ont conférées, en sorte que je ne veux point les rendre. Un autre député lui dit : Ton neveu te demande que tu ordonnes qu'on lui livre cette Frédégonde criminelle, qui a fait périr tant de rois, afin qu'il venge la mort de son père, de son oncle et de ses cousins. — Gontran reprit : Je ne saurais la livrer en sa puissance, puisque son fils à elle-même est roi. D'ailleurs, je ne crois point vraies les choses que vous alléguez contre elle. Après tous ceux-là, Gontran-Boson s'approcha du roi, comme s'il avait quelque chose à dire. Mais comme le bruit s'était déjà répandu que Gondovald avait été proclamé roi, Gontran le prévint et lui dit : Ennemi de ce pays et de notre royaume, pourquoi as-tu passé en Orient il y a quelques années, pour en faire venir ce Ballomerc'est ainsi que le roi appelait toujours Gondovald, qui prétendait être son frère, et pour le conduire dans nos États ? Toujours tu fus perfide, et tu n'as jamais gardé une seule de tes promesses. Gontran-Boson lui répondit : Tu es seigneur et roi, et tu sièges sur le trône ; en sorte que personne n'ose répondre aux choses que tu avances. Je proteste seulement que je suis innocent de tout ce que tu viens de dire. Mais si quelqu'un de même rang que moi m'a accusé en secret de ces crimes, qu'il vienne à présent au grand jour et qu'il parle. Et toi, ô roi, tu soumettras cette cause au jugement de Dieu, afin qu'il décide entre nous, lorsqu'il nous verra combattre dans l'esplanade d'un même champ.

Chacun, gardant alors le silence, le roi reprit : C'est une chose qui devrait enflammer le cœur de tout le monde, pour repousser de nos frontières cet étranger, dont le père gouvernait un moulin ; car, c'est une vérité, son père a tenu le peigne à la main, et il a cardé les laines. — Or, quoiqu'il pût se faire que le même homme eût fait les deux métiers, quelqu'un des députés répondit aux reproches du roi : Quoi donc ! selon ce que tu affirmes, cet homme a eu deux pères ; l'un meunier, l'autre artisan en laines. Prends donc garde, ô roi ! de quelle manière tu parles, car nous n'avions point encore entendu dire que, excepté dans une cause spirituelle, un fils pût avoir deux pères en même temps. A ces mots, plusieurs éclatèrent de rire ; après quoi un autre des députés lui dit : Nous prenons congé de toi, ô roi ! car, puisque tu n'as point voulu rendre les cités qui appartiennent à ton neveu, nous savons que la hache est encore entière, qui a frappé tes deux frères à la tête ; elle abattra la tienne plus tôt encore. Ils partirent ainsi avec scandale, et le roi, irrité de leurs paroles, ordonna qu'on leur jetât à la tête le fumier des chevaux, la paillé, le foin pourri, et les boues de la ville. Ils se retirèrent avec leurs habits tout tachés ; l'affront et l'injure qu'ils reçurent furent immenses.

Les causes de l'animosité entre Gontran et les députés d'Austrasie sont pour nous sans intérêt ; ses conséquences finirent avec la génération qui les vit naître ; mais les rapports entre les rois et les grands, les menaces mutuelles, les affronts mêmes par lesquels le roi voulut se venger, nous apprennent ce que les noms nous disposent sans cesse à oublier, ce qu'étaient les rois, ce qu'étaient les nobles. Nous y voyons ce que nous devons entendre par cette constitution immuable pendant quatorze siècles, dont la stabilité est si souvent présentée à notre admiration, comme si tout n'avait pas changé avec chaque génération dans la monarchie, et comme s'il y avait le moindre rapport entre les prérogatives de Gontran, celles de Charlemagne et celles de Louis XIV.

Avant la mort de Gontran, Childebert II était parvenu à l'âge d'homme ; il se trouva doué de plus d'énergie, de plus de talent peut-être qu'on n'en avait vu déployer depuis longtemps dans la race de Clovis ; mais en même temps d'un degré de férocité et de perfidie qui dépassait également celles de ses prédécesseurs. Il se sentait resserré de tous côtés par l'aristocratie austrasienne, qui avait en silence usurpé tous les pouvoirs de la nation et tous ceux du roi. Le pays se trouvait partagé en vastes districts, dont quelques nobles s'étaient attribués la propriété, ils en avaient distribué des parcelles à leurs anciens compagnons d'armes, les hommes libres des Francs, qui consentaient à prendre le titre de leudes, et à s'engager par un serment particulier à seconder leur seigneur dans toutes ses entreprises. Avec leur aide, ces seigneurs étaient sûrs de se perpétuer dans le gouvernement des duchés, quoique ceux-ci eussent dû demeurer à la nomination ou des rois ou des peuples. Par la loi, toutes les dignités étaient toujours électives ; par le fait, elles étaient devenues toutes héréditaires. Childebert, se débattant contre cette aristocratie, tantôt invoquait l'aide de son oncle Gontran, tantôt avait recours aux. expédions plus sûrs du poignard et de la hache francisque. Ceux qui se croyaient les plus avancés dans sa familiarité étaient quelquefois frappés à ses côtés, par ses ordres, au milieu des fêtes ; et l'on ne lit point sans frémir avec quelle joie féroce il excitait les éclats de rire du duc Magnovald, à un combat de taureaux, tandis qu'il faisait avancer en silence des bourreaux derrière lui, qui abattirent sa tête pendant qu'il riait encore, et la firent rouler dans le cirque. Un grand nombre des seigneurs austrasiens périrent par les ordres de Childebert II ; en même temps il recueillit la succession de son oncle Gontran ; il repoussa l'enfant Clothaire II, toujours gouverné par sa mère Frédégonde, jusqu'aux extrémités de la Neustrie. Il se croyait affermi sur le trône ; mais on ne l'est guère quand on a contre soi la haine de tout un peuple. Childebert II avait échappé à beaucoup de conspirations, à beaucoup de révoltes armées ; il périt en 596, par le poison, et ses meurtriers furent assez habiles pour se dérober aux recherches, qui ne sont jamais très actives après la mort d'un homme détesté.

Ce fut à cette époque, cent ans précisément après la conversion de Clovis, que la belliqueuse nation des Francs se trouva soumise à trois rois mineurs, sous la régence de deux femmes ambitieuses, cruelles, et accoutumées à tous les crimes. Frédégonde était, en Neustrie, tutrice de Clothaire II, âgé à peine de onze ans ; Brunehault, en Austrasie et en Bourgogne, était tutrice de Théodebert II et de Thierri II, ses petits-fils, âgés de dix et de neuf ans, Brunehault avait probablement contribué à inspirer à son fils Childebert II cette haine pour l'aristocratie, et cet acharnement à la détruire par des coups d'Etat, qui l'avaient enfin conduit lui-même au tombeau. Cette femme hautaine, mais douée de grands talents, d'une grande connaissance des hommes, et d'une force inébranlable de caractère, s'était relevée, à plusieurs reprises, de catastrophes qui auraient écrasé un être plus faible. Deux fois mariée, d'abord à Sigebert, roi d'Austrasie, puis à Mérovée, fils de Chilpéric, elle avait vu ses deux maris tomber sous le poignard des assassins envoyés par Frédégonde. Elle avait été prisonnière de ses ennemis ; elle vivait entourée de grands, conjurés à sa perte. Après la mort de son fils, elle fut plus souvent encore menacée par les ducs d'Austrasie, qui s'irritaient de ne pouvoir résister à son ascendant, qui s'indignaient de lui voir à dessein corrompre les mœurs de ses deux petits-fils pour les gouverner plus longtemps, et qui, après des reproches insultants ou des menaces, finissaient par croire à la supériorité de sa prudence, ou par obéir à l'autorité indéfinissable qu'ils reconnaissaient en elle. Longtemps elle avait été d'une beauté remarquable, et plus longtemps encore elle avait fait usage des restes de cette beauté qu'une couronne, relève toujours, pour attacher à son service des partisans plus dévoués. Mais déjà aïeule, et à sa mort bisaïeule, les armes communes des femmes devaient être peu puissantes entre ses mains. Écarte-toi de nous, ô femme ! lui disait le duc Ursio, si tu ne veux que les pieds de nos chevaux te foulent en terre. Brunehault resta cependant ; elle resta dix-sept ans en Austrasie, après avoir été ainsi menacée ; elle continua, à gouverner, ceux : qui ne voulaient pas même la reconnaitre pour égale ; elle continua à employer les finances du royaume à élever les monumens.qui attestèrent sa gloire ; car on montra longtemps les chaussées de Brunehault, les tours de Brunehault, qu'on serait plutôt disposé à prendre pour des ouvrages des Romains ; elle seconda puissamment le pape Grégoire-le-Grand dans ses missions pour la conversion de la Bretagne, alors partagée entre les Anglo-Saxons, et c'est à son zèle, aux secours constants qu'elle donnait aux missionnaires, que, si nous en croyons les lettres de ce pape, l'Angleterre doit son christianisme. Le pays même qu'elle régissait de sa main puissante montra bientôt les signes de cette prospérité qui est presque toujours l'ouvrage de l'énergie réunie au talent.

Mais les ducs d'Austrasie ne pouvaient consentir à se soumettre ; ils trouvèrent moyen d'engager dans leur parti leur roi Théodebert II, qui était presque imbécile, aussi bien que l'esclave que Brunehault lui avait donnée pour maîtresse, et dont il avait fait sa femme avec le consentement de la reine-mère. Ils firent tout à coup, en 598, enlever Brunehault de son palais, et la firent déposer, seule, à pied, sans argent, sur les frontières de Bourgogne. La superbe Brunehault se rendit en suppliante auprès du plus jeune de ses petits-fils, Thierri II, qui régnait à Châlons-sur-Saône. Dans cette nouvelle cour, son ambition se trouvait excitée par un ardent désir de vengeance ; elle voulait gouverner la Bourgogne, mais c'était surtout pour tourner ses armes contre l'Austrasie et écraser son petit-fils. Il lui fallut plusieurs années avant d'être maîtresse de l'esprit de Thierri II et de celui du peuple ; il lui fallut plusieurs assassinats avant d'avoir écarté du pouvoir tous ceux qui étaient contraires à ses vues ; il lui fallut supporter en patience la résistance ouverte des Francs à la guerre civile, et donner les mains à des accommodements qu'elle détestait. Après quatorze ans, enfin, le moment de la vengeance arriva pour elle. Thierri II, en 612, déclara la guerre à son frère ; il défit l'armée des Austrasiens dans deux grandes batailles. Theudebert lui-même tomba entre ses mains. Il fut mis à mort par l'impitoyable Brunehault, avec son fils Mérovée, dont la tête enfantine fut brisée contre la pierre. Mais ce triomphe de cette aïeule barbare, remporté sur son propre sang, précédait de bien près sa propre ruine. Le fils de sa mortelle ennemie, Clothaire II, avait grandi en silence dans un district obscur de la Neustrie, où il avait été repoussé par ses puissants cousins. Les grands seigneurs austrasiens, et parmi eux les aïeux de la maison de Charlemagne, que l'on commence à distinguer dans leur patrimoine sur les bords de la Meuse, indignés de retomber sous le joug de Brunehault, recoururent à Clothaire II pour obtenir leur délivrance. Thierri II mourut tout à coup au milieu de ses victoires, car la terrible science des poisons est la première entre les sciences chimiques qui soit cultivée avec succès parmi les peuples barbares. L'armée que Brunehault rassembla pour défendre ses quatre arrières-petits-fils, auxquels elle destinait la couronne, avait déjà conjuré pour sa perte. Les Austrasiens, secondés par les Bourguignons, rencontrèrent les Neustriens entre la Marne et l'Aisne, en 613. Mais au signal de la trompette qui devait engager le combat, toute l'armée de Brunehault prit la fuite ou passa sous les drapeaux ennemis. La reine elle-même, avec sa petite-fille et ses arrières-petits-fils, fut présentée à Clothaire II, qui condamna aussitôt à la mort tout ce qui restait du sang de Clovis, dont il demeura ainsi le seul survivant. Brunehault fut pendant trois jours livrée à des tourments divers et promenée sur un chameau à la vue de toute l'armée. Ensuite Clothaire la fit lier par les cheveux, par un pied et par un bras à la queue d'un cheval indompté ; il l'abandonna à ses ruades, et les champs furent souillés des chairs en lambeaux de cette malheureuse mère de tant de rois.