HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII. — Chute de l'empire d'Occident. - Les Francs dans les Gaules. - 453-511.

 

 

ON ne peut s'empêcher de remarquer, dans les sociétés humaines, dans les nations, une force de vie, une force de résistance, qui se développe après les grandes calamités, et qui maintient leur existence lorsqu'on aurait dû s'attendre à les voir succomber. Cette force ressemble, par ses effets, au principe vital qu'on trouve dans l'homme et dans tous les êtres organisés ; mais elle n'est pas comme lui un mystère de la nature ; elle est au contraire le résultat nécessaire, le résultat facile à prévoir des efforts de chaque individu pour améliorer sa condition, pour se défendre des calamités communes, ou pour ne les subir qu'avec le moins de dommage possible. En cherchant ainsi à se garantir, il travaille à sauver le corps social dont il fait partie. De toutes parts, des causes de ruine s'étaient combinées contre l'empire romain : pendant les trois premiers siècles, il n'avait cessé de déchoir, et lorsque nous reconnaissons que, pendant le siècle et demi qui vint ensuite, et où nous l'avons observé avec plus de détail, il reçut des atteintes dont chacune semblait devoir suffire pour le renverser, nous sommes tentés de nous écrier avec étonnement : Eh quoi ! il se soutient encore ?

La force vitale, chez les individus, répare le dommage des maladies, quelquefois suffit à leur guérison ; quelquefois aussi elle prolonge seulement leur agonie. Nous n'avons point le droit, quand il s'agit de l'individu, de demander que de telles souffrances soient abrégées : nous ignorons si l'être moral ne se perfectionne pas par les peines de l'être physique ; mais il ne faut pas qu'une fiction de notre esprit nous fasse attribuer aux corps sociaux les propriétés ou la sensibilité des corps individuels. Il ne faut pas que notre pitié pour la longue agonie de l'empire romain, notre regret pour tant de grandeur, tant de gloire, tant de souvenirs, qui vont tomber dans la poussière, nous fasse oublier une pitié plus juste pour des êtres plus réels, pour les générations humaines qui supportaient tous les tourments de cette agonie, tout le poids de ces calamités. La révolution qui renversa l'empire, qui effaça la civilisation passée du globe, et qui fit place à des combinaisons nouvelles, à d'autres existences et à des progrès d'une autre nature, est peut-être la plus importante de toutes celles qui ont ébranlé la race humaine. Il était temps cependant qu'elle s'accomplît, que cette langueur mortelle eût un terme, que cette faiblesse des âmes, qui dégradait notre espèce tout entière, fût remplacée par un autre principe de vertus, ou du moins par un nouveau principe d'action.

Les vastes empires se conservent par leur masse ; c'est leur privilège de pouvoir supporter d'être d'autant plus mal gouvernés qu'ils sont plus grands. L'antiquité grecque avait présenté plus d'un tyran odieux, dont le nom est demeuré jusqu'à ce jour en opprobre parmi les hommes ; cependant, ni les Denys de Syracuse, ni les Phalaris, ni les Pisistrate, n'auraient pu infliger à leurs concitoyens des maux comparables à ceux que les mauvais empereurs faisaient éprouver aux : diverses villes de leurs Etats. Jamais ils n'auraient songé à confondre l'innocent avec le coupable, dans une proscription universelle, à raser une ville tout entière, à en passer au fil de l'épée tous les habitans : c'aurait été s'anéantir eux-mêmes, car cette ville formait toute leur souveraineté. Les actes de sévérité des empereurs, au contraire, les châtiments nationaux qu'ils infligeaient tout aussi bien que les calamités des guerres où ils s'engageaient, étaient dans la proportion dé l'étendue de leur empire ; mais, tandis que le nombre des victimes d'un seul acte de cruauté ou d'une seule faute passait toute croyance, l'homme ne devenait pas plus insensible à la souffrance à mesure que l'Etat auquel il appartenait était plus grand. De même la persistance d'un monarque faible et vain dans une guerre désastreuse produisait des conséquences proportionnées, non au caractère de l'homme, mais à l'étendue de ses États. L'obstination de Théodose II dans les murs de Constantinople, ou d'Honorius dans ceux de Ravenne, que tous deux prenaient pour un noble courage, produisit la dévastation de toute l'Illyrie, de toute la Gaule et l'Italie. Il fallait un empire comme celui de Rome pour pouvoir supporter de pareilles calamités.

Depuis que la monarchie d'Attila s'était écroulée, que les Goths et les Vandales s'étaient établis dans leur nouvelle demeure, et que le désir de conserver succédait en eux à celui de détruire, l'empire d'Occident avait encore des chances pour conserver longtemps sa languissante vie, puisque l'empire d'Orient, qui n'était guère moins affaibli, guère moins entouré d'ennemis puissants, subsista mille ans encore. Le siège du gouvernement, à Ravenne, était également à l'abri de toute attaque étrangère, et les peuples ont toujours tant de prédilection pour une autorité antique, ils accordent une préférence si marquée aux abus eux-mêmes qu'ils ont éprouvés sur les réformes dont ils se défient, que, pour peu que l'empire eût joui d'une période de tranquillité, telle seulement que l'Italie l'obtint peu d'années après la suppression des empereurs d'Occident, les sujets se seraient accommodés des modifications apportées par force à l'ordre social ; une nouvelle organisation aurait rattaché au centre les provinces qui n'étaient pas conquises, et cet État, fort supérieur encore en étendue à aucun de ceux de l'Europe moderne, aurait recouvré quelques moyens de résistance.

Mais les monarchies ne sont pas sujettes seulement aux calamités qui leur viennent du dehors par la jalousie ou la haine de leurs voisins : elles y joignent encore la chance de se trouver soumises aux plus stupides ou aux plus vils des hommes. Ces chances de succession furent funestes à l'empire d'Occident. Depuis la mort d'Attila, en 453, jusqu'à la suppression delà dignité impériale, en 476, dix empereurs, dans l'espace de vingt-trois ans, occupèrent successivement le trône ; dix révolutions les en précipitèrent : c'était plus de convulsions qu'une aussi frêle machine n'en pouvait supporter.

Ces révolutions furent surtout dues aux vices du dernier descendant du grand Théodose. Valentinien III était parvenu à l'âge d'homme ; sa mère était morte ; Boniface était mort ; Attila était mort. Valentinien jugea que la dignité impériale n'avait pas de plus grands privilèges que celui d'excuser, dans ceux qui portent la pourpre, tous les vices que les lois punissent chez les particuliers. La grandeur et la renommée d'Aetius le fatiguaient, et, de la première épée que ses lâches mains eussent maniée de sa vie, il tua au milieu de sa cour, avec l'aide de ses eunuques et de ses courtisans, le général qui avait sauvé, le seul qui pût sauver encore l'empire. Moins d'un an après (16 mars 455), il fut poignardé à son tour par Pétronius Maximus, sénateur dont il avait outragé la femme.

Maximus fut reconnu pour empereur ; mais le peuple ne voyait rien en lui qui méritât le rang suprême. Il était également impossible aux Romains de ne pas mépriser la race de Théodose, et de ne pas mépriser aussi ceux qui, sans vertus, sans talents, profitaient de la chute de ces princes pour s'élever à leur place. Rien n'indiquait aux yeux de tous le droit au pouvoir suprême : aussi le chemin du trône fut-il de nouveau ouvert à toutes les ambitions, toutes les intrigues et tous les crimes. D'ailleurs l'année même de la mort de Valentinien, une nouvelle calamité augmenta pour l'empire romain la souffrance et la honte. La veuve de cet empereur, Eudoxie, que Maximus avait épousée, voulut venger son premier mari sur le second, et ne songea point qu'elle sacrifiait en même temps sa patrie ; elle appela à Rome Genséric, roi des Vandales, qui, non content d'avoir conquis et dévasté l'Afrique, s'efforçait de donner à l'ambition et à la rapacité de ses sujets. une direction nouvelle, en les accoutumant à la guerre maritime ou plutôt à la piraterie. Les guerriers partis des bords de la Baltique, après avoir fait en conquérants le tour d'une moitié de l'Europe, montèrent sur des vaisseaux construits à Carthage, et répandirent la désolation sur les côtes de la Sicile et de l'Italie. Le 12 juin 455, ils débarquèrent à Ostie ; Maximus fut massacré dans une sédition excitée par sa femme ; la défense devint impossible, et, du 15 au 29 juin, l'ancienne capitale du monde fut pillée par les Vandales avec un degré de rapacité et de cruauté dont Alaric et les Goths n'avaient point approché. Les vaisseaux, des pirates étaient amarrés aux quais du Tibre, et l'on y chargeait un butin trop volumineux pour que des soldats eussent pu l'emporter par terre. Des tortures prolongées avaient arraché aux malheureux Romains la découverte de tous leurs trésors cachés ; celui même auquel on avait tout enlevé n'échappait point à la cupidité des soldats de Genséric s'ils pouvaient se flatter, en l'emmenant en Afrique, de tirer, de ses parents ou ses amis, une rançon. Des milliers de nobles captifs furent en effet transportés à Carthage. Eudoxie elle-même partagea les calamités qu'elle avait attirées sur Rome : Genséric la fit monter sur ses vaisseaux : avec ses deux filles. C'étaient les derniers survivants de la race du grand Théodose ; et quelque attachement que les Romains eussent récemment montré aux prétentions héréditaires de cette famille, ils se trouvaient malgré eux remis en possession du droit de déférer la couronne à un chef de leur choix.

Ce droit, rendu à un peuple dépourvu d'esprit national, d'institutions protectrices, de respect pour la justice, et de vertus, devait lui devenir fatal. En effet, les Gaulois, les Grecs, les barbares fédérés, qui composaient seuls l'année, prétendirent tour à tour que c'était à eux qu'il appartenait de donner un chef à l'empire, et leur favori était à peine revêtu de la pourpre qu'il était renversé par une autre faction. Dans cette période calamiteuse de vingt-un ans, qui comprend les dernières convulsions de l'empire d'Occident (455-476), un homme s'éleva au-dessus de ces empereurs éphémères, qu'il put à son gré créer ou déposer sans pouvoir cependant occuper lui-même leur place ; on le nommait le patrice Ricimer ; il était Suève de nation, et fils d'une fille de Wallia, roi des Visigoths. Un sentiment populaire, qu'on est étonné de retrouver dans un pays où l'on ne voit point de peuple, s'opposait à ce que ce barbare revêtît lui-même la pourpre, tandis qu'on acceptait pour monarques ceux qu'il voulait bien désigner. Le Suève orgueilleux, dédaignant d'obéir à ceux qu'il regardait comme ses créatures, ne les avait pas plus tôt élevés qu'il les précipitait du trône. Il usa ainsi, il anéantit les ressorts de l'autorité civile et de l'obéissance. Lorsqu'il mourut, le 20 août 472, les provinces de l'Occident ne reconnaissaient déjà plus d'autre pouvoir que celui des soldats barbares qui prenaient le nom de fédérés, et qui dominaient l'Italie. Deux de leurs chefs, arrivés à la suite du roi des Huns, se disputaient alors le premier rang : le patrice Oreste, originaire de la Pannonie, longtemps secrétaire et ambassadeur d'Attila, qui éleva sur le trône son propre fils Romulus-Augustus, surnommé en dérision Augustule, et Odoacre, fils d'Édécon, autre ministre d'Attila, qui souleva les fédérés contre le chef qu'ils venaient de reconnaître. Il leur promit le partage d'un tiers des terres de l'Italie ; il fit massacrer Oreste, et il enferma son fils dans le château de Lucullus en Campanie, sans lui donner un successeur.

Ce fut ainsi que l'empire d'Occident fut aboli en 476 ; mais cette révolution, si importante à nos yeux et qui forme une si grande époque dans l'histoire, fut en quelque sorte déguisée aux yeux des contemporains, de manière à ce qu'ils n'en aperçussent point les conséquences. Odoacre fit renvoyer, par le sénat de Rome, les ornements, impériaux à Zénon, empereur de Constantinople, déclarant en même temps qu'un seul empereur suffisait à l'administration de tout l'empire : il fit demander, pour lui-même, à cet empereur le gouvernement du diocèse d'Italie avec le titre de patrice. Il prit aussi, il est vrai, celui de roi ; c'était une dignité barbare, qui n'avait point jusqu'alors été regardée comme incompatible avec le commandement d'une armée ou d'une province romaine : ce titre de roi se rapportait aux hommes et non au pays. Il lui fut donné par ses soldats, parmi lesquels les Hérules étaient peut-être les plus nombreux, d'où vient qu'Odoacre est souvent représenté comme roi des Hérules. Cependant le gouvernement impérial subsistait tel qu'on l'avait vu pendant le dernier siècle en Italie ; c'est-à-dire que le pouvoir était tout entier aux mains des barbares armés, mais qu'en même temps le sénat de Rome s'assemblait comme de coutume ; les consuls étaient nommés chaque année, l'un par l'Orient, l'autre par l'Italie ; les lois impériales étaient proclamées en Italie, et respectées autant qu'auparavant, et aucune des magistratures, aucune des autorités provinciales ne fut changée.

Il serait difficile de reconnaître où pouvait exister, comment pouvait s'exprimer cette opinion publique, qui avait encore assez de puissance pour que le souverain de l'Italie et de l'armée sentît l'impossibilité de prendre lui-même le titre d'empereur romain, pour qu'il sentît en même temps qu'il n'était pas assez fort pour supprimer des droits et des prétentions qu'il ne pouvait s'attribuer, et qui, dans un souverain rival, devaient lui donner de la jalousie. On cherche en vain où étaient ces Romains, où étaient ces Italiens qui avaient encore assez le sentiment de leur antique dignité ou de leurs anciens préjugés, pour ne pas permettre que leur maître prît le titre de roi de Rome, ou de roi d'Italie. Odoacre reconnut cependant que cette puissance publique existait, et il ne la choqua pas ; il fonda le nouveau royaume d'Italie, et il ne l'appela pas par ce nom ; il fut indépendant sans oser le paraître. Il satisfit l'avidité des soldats fédérés auxquels il distribua des terres en Italie, sans détruire leur discipline ; et, comme il cessa d'appeler de chez les nations étrangères cette foule d'aventuriers qui accouraient chaque année pour chercher la fortune sous les drapeaux de Rome, son armée ne se trouva pas trop forte pour lui. Elle le fut assez pour qu'il pût faire respecter ses frontières. Il ne prétendait pas les étendre au-delà de l'Italie, dont la Sicile même et la Sardaigne avaient été détachées par les invasions de Genséric. Toutefois, il porta ses armes une fois dans l'Illyrie, et une fois dans la Norique, et toujours avec succès. Tout le pays qui s'étendait des Alpes jusqu'au Danube, pays qui, sous les Romains, avait été fertilisé par l'agriculture, enrichi par le commerce et par le séjour des légions, et qu'on regardait comme la pépinière des soldats de l'empire, avait été depuis tellement ravagé par tant d'invasions successives, que les habitans d'origine romaine en avaient presque disparu, et que des barbares, dont l'histoire est absolument ignorée, leur avaient succédé. Les Rugiens l'habitaient alors ; ils furent vaincus par Odoacre, et un grand nombre de captifs de cette nation furent ramenés par son armée en Italie, pour recommencer à cultiver les déserts de cette contrée.

C'étaient des déserts en effet ; tous les fléaux, la guerre, la peste, la famine, la tyrannie publique et l'esclavage domestique, s'étaient réunis pour en détruire la population. Pendant le dernier siècle, l'existence du peuple avait été toute artificielle : elle reposait surtout sur les distributions de blé que les empereurs s'étaient crus obligés de continuer à Rome, à Milan, et dans les grandes villes où résidait leur cour. Ces distributions avaient cessé avec la conquête de l'Afrique et avec la ruine de la Sicile. Odoacre n'essaya point de les rétablir ; dans l'intervalle, cependant, l'agriculture avait été presque absolument abandonnée par les propriétaires ; ils ne pouvaient trouver leur compte à faire naître à grand prix du blé qu'au marché on donnait au peuple pour rien. L'éducation des troupeaux avait, pendant un temps, remplacé la culture des céréales ; mais celle-ci demandait des esclaves pour les suivre, et bientôt troupeaux ; et esclaves, tout avait été enlevé à plusieurs reprises par les invasions continuelles des barbares. La désolation de ces contrées est exprimée quelquefois, occasionnellement et sans déclamation, dans des, lettres contemporaines des saints, d'une manière qui fait frémir. Le pape Gélase (496) parle de l'Emilie, de la Toscane et d'autres provinces, où l'espèce humaine a été presque absolument anéantie ; saint Ambroise, des villes de Bologne, Modène, Reggio et Plaisance, qui sont demeurées désertes, aussi bien que tout le pays qui les entourait. Ceux qui ont vu de nos jours la Campagne de Rome savent quelle peut être la désolation d'un pays ruiné, plus encore par de mauvaises lois que par des calamités étrangères. En étendant à l'Italie le tableau qu'ils ont eu sous les yeux autour de son ancienne capitale, ils comprendront quel était l'aspect du royaume d'Odoacre.

 

L'usurpation d'Odoacre avait relâché le lien qui attachait les provinces, plus éloignées de l'Occident, à l'empire ; mais elle ne l'avait pas brisé. Plusieurs districts de l'Espagne, et surtout sur les côtes, étaient demeurés également indépendants des Suèves et des Visigoths ; quelques villes même de l'Afrique avaient échappé aux Vandales ; des provinces étendues au centre de la Gaule n'obéissaient ni aux Francs, ni aux Bourguignons, ni aux Visigoths ; les provinciaux mêmes, qui étaient actuellement envahis par ces peuples barbares, les regardaient plutôt, selon l'expression légale employée en assignant leurs quartiers, comme leurs hôtes que comme leurs maîtres ; ils ne croyaient pas avoir cessé d'être Romains ; ils en conservèrent longtemps encore le nom, le langage, les lois et les mœurs. Tous tournaient leurs regards vers Constantinople, tous reconnaissaient pour leur empereur Zénon (474-491), qui avait succédé à Léon (457-474) sur le trône de l'Orient. Mais les empereurs grecs avaient échappé, par un heureux hasard bien plus que par leur habileté, à l'orage qui grondait autour d'eux ; ils ignoraient les langues occidentales ; ils méprisaient ces provinces qu'ils appelaient déjà barbares ; ils n'en connaissaient point, ils n'en comprenaient point les intérêts ; ils n'avaient aucun moyen de les défendre, presque aucun de les gouverner, aucune chance d'en tirer de l'argent : aussi les abandonnèrent-ils à l'administration des hommes riches ou de famille sénatoriale, qui prenaient le titre de comtes de chaque cité, qui flattaient l'empereur par leur correspondance, et qui étaient flattés en retour par des titres impériaux : ces comtes de l'Occident agissaient presque comme des souverains indépendants.

Ægidius, comte de Soissons, paraît avoir été, pendant la décadence de l'empire, un des plus puissants, parmi ces seigneurs gaulois, qui devaient à leur richesse une sorte de souveraineté. Il remporta plusieurs avantages sur les Visigoths, à la tête des Francs accoutumés à servir à la solde de Rome, et cette circonstance a donné lieu dé dire qu'il avait régné sur les Francs pendant l'exil de Chilpéric, père de Clovis. Son fils, Afranius Syagrius, gouverna de même Soissons avec le titre de comte pendant les dix ans qui suivirent la chute de l'empire romain (476-486). Il s'y trouvait rapproché des Francs, anciens alliés de l'empire et accoutumés à servir à sa solde ; mais il n'avait plus à leur offrir ni combats ni pillages. Les Francs, sans faire la guerre, avaient cependant étendu leur frontière dans la seconde Belgique ; ils étaient maîtres de Tournai, de Cambrai, de Térouenne, de Cologne ; et, dans chacune de ces villes, ils avaient un roi différent : tous ces petits rois se disaient issus d'un Mérovée, Meer-wig, ou héros de la mer, dont l'existence, demi fabuleuse, doit être plutôt rapportée à la première apparition des Francs, vers l'an 250, qu'au milieu du Ve siècle, où on la fixe communément. Parmi eux on distinguait un jeune homme, à peine âgé de vingt ans, mais signalé par sa figure et par sa hardiesse, qui régnait depuis cinq ans sur les Francs de Tournai. Son nom était Clovis (Chlod-wig) ; il était fils d'un Childéric qui s'était fait chasser par ses mauvaises mœurs, mais que sa tribu avait rappelé ensuite lorsque l'âge avait calmé ses passions. Il suivait, comme toute sa race, le culte des dieux de la Germanie ; mais son âme enthousiaste était prête à admettre également tous les prodiges que d'autres prêtres lui raconteraient, toutes les croyances qu'ils lui enseigneraient. Il proposa aux guerriers de Tournai, qui étaient de la tribu des Saliens, d'aller partager les richesses de ces Romains, leurs voisins, qui ne savaient ni les défendre eux-mêmes, ni les employer à payer des défenseurs. Tout au plus trois ou quatre mille guerriers levèrent la francisque (c'était leur hache d'armes), et se déclarèrent prêts à le suivre. Ragnacaire, autre roi franc qui occupait Cambrai, vint avec ses guerriers joindre le même étendard. Ils envoyèrent défier Syagrius : le comte romain n'était pas assez redoutable pour qu'il valût la peine de recourir contre lui aux avantages de la surprise ; cependant il occupait la frontière ; ce qui restait encore au nord de la Seine de soldats qui se disaient Romains, ou légionnaires, ou lètes, ou fédérés, s'assemblèrent à ses ordres : les armées se rencontrèrent, Syagrius fut battu, et les Francs prirent et pillèrent Soissons. Syagrius, dans sa fuite, traversa la Seine ; mais les villes situées entre cette rivière et la Loire, quoique se disant aussi romaines, n'avaient point songé à leur sûreté future ; elles n'avaient point de soldats, de trésor, ou de moyens de résistance : Syagrius, n'obtenant d'elles aucun secours, passa aussi la Loire, et s'avança jusqu'à Toulouse, pour demander l'assistance d'Alaric II, qui régnait depuis deux ans sur les Visigoths. Les conseillers de ce roi encore enfant crurent le moment favorable pour anéantir ce qui restait aux Romains de puissance ; ils chargèrent de chaînes Syagrius, et le renvoyèrent à Clovis, qui le fit mourir en prison.

C'est à peu près là tout ce que nous pouvons jamais savoir sur les combats qui anéantirent la domination romaine dans la Gaule, et qui fondèrent la monarchie française. Nous ne sommes plus désormais, comme en suivant les fastes, des Romains, appelés à choisir parmi les richesses historiques, à combiner, à concilier, à extraire. La douleur et la honte avaient réduit presque tout l'Occident au silence. Qui pouvait désirer de conserver les détails de ces révolutions, dont chaque crise révélait les vices du peuple et du gouvernement ? Les Germains ne savaient pas écrire, les Romains ne le voulaient pas. Un seul homme, un prélat et un saint, Grégoire, évêque de Tours, à la fin du siècle suivant, a entrepris de nous faire connaître l'origine de la monarchie française, et en même temps il éclaire presque seul le reste de l'Occident. Il a été tour à tour abrégé, copié, amplifié, du VIIe siècle jusqu'à nos jours ; mais tous ses commentateurs, nous égarent, loin de pouvoir nous servir de guides ; c'est à lui seul que nous devons recourir ; son récit barbare doit nous suffire ; il nous peindra en même temps, et les mœurs du siècle, et les opinions de l'Eglise d'alors ; et s'il ne se compose presque que d'un tissu de crimes horribles, ne nous hâtons pas d'en détourner les yeux : il est bon de savoir tout ce que l'homme peut craindre des révolutions diverses de la société humaine. Nous estimerons davantage les vertus de nos contemporains et le bonheur dont nous jouissons ; nous souffrirons avec plus de patience les maux résultant de toutes les institutions des hommes, quand nous saurons ce qu'ont été réellement nos ancêtres.

Clovis s'était établi à Soissons ; le riche butin qu'il avait partagé entre les guerriers vainqueurs, et qui, selon l'usage des Francs, avait été distribué par le sort en portions égales à tous les soldats, avait attiré de nouveaux aventuriers sous ses étendards. Aucun autre des rois francs ne paraissait l'égaler en activité et en courage, et le Germain était toujours maître de choisir le chef dont il voudrait partager les périls à la guerre. Près d'un tiers de la Gaule, de l'Oise jusqu'à la Loire, était abandonné sans défense au pillage ou aux conquêtes des Francs. Nous n'avons point l'histoire de leurs progrès dans ces provinces. Malgré la faiblesse et la pusillanimité des Romains, une armée de quatre mille guerriers ne pouvait occuper à la fois leurs campagnes et leurs cités. Quatorze ans s'écoulèrent depuis la première victoire de Clovis sur Syagrius jusqu'au temps où la Loire, la Moselle, le Jura et le Rhin furent les bornes de sa domination. Durant ce temps (486-500), les villes romaines entrèrent en négociation avec lui, pour alléger le joug qu'elles devaient porter ; elles lui envoyèrent des députés, et, par un tribut, elles achetèrent sa protection. De leur côté, les évêques songèrent à convertir le roi auquel ils devaient obéir ; ils trouvèrent bientôt que son âme était accessible au fanatisme qu'ils voulaient lui inspirer, que n'étant point encore chrétien il n'avait de partialité pour aucune secte, et qu'il serait par conséquent plus favorable aux orthodoxes que les rois des Bourguignons et des Visigoths, qui étaient ariens. Ils résolurent de profiter de son amour pour les femmes, pour le gagner à eux, en le faisant divorcer d'avec la mère, Franque et païenne, de son fils aîné ; et Aurélianus, confident gaulois et chrétien, de Clovis, négocia son mariage avec Clotilde.

Les rois barbares ne se mariaient qu'avec des épouses de race royale, et Clovis aurait dédaigné la fille d'un sujet..Il n'était pas encore assez puissant pour obtenir celle d'un roi vandale, bourguignon ou visigoth ; mais Clotilde était tout à la fois de sang royal et persécutée. Le roi des Bourguignons, Gondicaire, mort en 465, avait laissé quatre fils, qui, tous, portèrent le nom de rois, et qui commandèrent les armées ou partagèrent les conquêtes de leur, nation. Mais Gondebaud, l'aîné de ces quatre princes, fit successivement périr ses trois frères. Après avoir surpris deux d'entre eux, Chilpéric et Godemar, dans leur résidence à Vienne, il tua de sa main Chilpéric, qui s'était rendu prisonnier ; il fit lier une pierre au cou de sa femme, et la précipita dans le Rhône ; il fit trancher la tête à ses deux fils, et jeta leur corps dans un puits ; deux filles demeurèrent prisonnières, et l'une d'elles était Clotilde. Godemar, l'autre frère de Gondebaud, s'était réfugié dans une tour : le barbare fit amasser au bas des matières combustibles, et l'y brûla tout vivant. Le quatrième frère, Godegésile, ne périt que dix ans plus tard.

Clotilde, échappée au désastre de sa maison, était, à ce qu'on croit, prisonnière à Genève. Elle avait été élevée par un évêque orthodoxe ; elle était belle, elle était enthousiaste, et elle croyait pouvoir haïr saintement son persécuteur, moins encore parce qu'il avait massacré ses parents que parce qu'il était arien. Elle dissimula cette haine au moment de son mariage ; car Gondebaud, selon l'usage des rois, croyait ses crimes oubliés dès qu'il les avait oubliés lui-même, et il accorda sa nièce à Clovis, comme un gage d'union entre les deux nations et les deux familles. Il connaissait mal cette nièce, que les prêtres ont nommée sainte Clotilde : aucun espace de temps, aucune réconciliation, aucun bienfait ne pouvait déraciner de son cœur la haine qu'elle avait conçue. Le mariage fut célébré en 493, et trente ans après elle demanda et obtint la vengeance pour laquelle elle avait toujours soupiré.

La confiance que les évêques des Gaules avaient placée dans les charmes de Clotilde fut couronnée par le succès ; elle convertit son époux ; elle lui persuada d'abord de faire baptiser ses enfants ; elle l'engagea ensuite à recourir à la protection de son dieu dans un moment de danger. Les Allemands avaient envahi, en 496, le pays situé entre la Meuse et la Moselle. C'était pour les Francs une guerre nationale : toutes leurs tribus se rassemblèrent, et livrèrent bataille aux agresseurs, à Tolbiac, à quatre lieues de Cologne. Ils fléchissaient cependant, et paraissaient sur le point d'être mis en déroute, lorsque Clovis invoqua le dieu de Clotilde. Sur ces entrefaites, lé roi des Allemands fut tué, ses guerriers offrirent de se ranger sous les étendards de Clovis, et de le reconnaître pour leur roi. Les deux peuples, ayant la même langue, les mêmes mœurs et la même origine, pouvaient aisément s'unir, et Clovis revint du champ de Tolbiac à la tête d'une armée bien plus nombreuse que celle qu'il y avait conduite, ou qu'aucune qu'il eût jamais commandée. Il était en effet reconnu pour roi par ses ennemis, et pour supérieur par les autres rois francs, jusqu'alors ses égaux. De retour à Soissons, sa nouvelle capitale, Clovis se rangea parmi les catéchumènes dé saint Rémi, l'archevêque de Reims. Ses guerriers, entraînés comme lui par la croyance universelle du peuple au milieu duquel ils vivaient, par les miracles qu'ils entendaient attester, par la magnificence du culte catholique, s'engagèrent à suivre son exemple. Le jour de Noël 496, il se rendit avec son armée, composée de trois mille guerriers seulement, à la cathédrale de Reims, où saint Rémi répandit sur lui l'eau lustrale, en disant ces paroles, qui nous ont été conservées : Courbe ta tête, ô Sicambre ! avec humilité, Adore ce que tu as brûlé, et brûle ce que tu as adoré.

 

La joie du clergé fut immodérée dans toutes les Gaules, en apprenant la conversion de Clovis : c'était un défenseur, un vengeur, un persécuteur de leurs rivaux qui était rendu aux orthodoxes, au moment où ils en avaient le plus besoin ; car l'empereur Zénon, à Constantinople, et tous les rois barbares, à Ravenne, à Vienne, à Toulouse, à Cartilage, dans l'Espagne, et la Germanie, ou étaient engagés dans quelque hérésie, ou étaient païens. C'est à ce titre que le roi des Francs a été appelé le fils aîné de l'Eglise. Saint Avitus, archevêque de Vienne sur le Rhône, écrivit à Clovis : Votre foi est notre victoire. Il était sujet des Bourguignons, mais il se flattait déjà que Clovis attaquerait ses maîtres ; et tout le clergé des Gaules, soit qu'il obéît aux Visigoths ou aux Bourguignons, montra le même zèle pour le triomphe futur de Clovis.

En même temps, la confédération des villes armoriques, qui jusqu'alors s'était défendue par ses propres armes contre les barbares, demanda à traiter avec Clovis ; elle fit alliance avec lui, ou même elle s'incorpora à sa nation, et les Armoriques furent unis aux Francs sur un pied d'égalité. Tout ce qui restait de soldats barbares épars dans les Gaules, qui jusqu'alors avaient suivi les étendards de Rome sous les noms de lètes ou de fédérés, fut de même adopté par la nation des Francs, et le nouveau roi vit la domination de son peuple s'étendre jusqu'à l'Océan, jusqu'à la Loire, qui le séparait des Visigoths, jusqu'aux montagnes autour de Langres, qui le séparaient des Bourguignons, et jusqu'au Rhin, qui le séparait des Francs indépendants.

L'étendue de ces conquêtes aurait pu satisfaire l'ambition du petit chef de trois mille guerriers ; mais Clovis savait qu'il ne maintiendrait son crédit parmi ses compagnons d'armes que par de nouvelles victoires, et en leur offrant un nouveau butin à partager. Plusieurs soldats s'affligeaient de la soumission des provinces romaines ; chacune de celles sur lesquelles Clovis étendait sa protection était soustraite à l'avidité des pillards : il fallait les convaincre que, malgré l'étendue qu'il donnait à sa domination, il resterait en Gaule des provinces à saccager, des propriétés à diviser, des sujets à réduire en esclavage. Clovis chercha querelle aux deux nations qui partageaient avec lui l'empire des Gaules ; mais avec la politique à laquelle il dut ses succès, bien plus encore qu'à sa valeur, il commença par les diviser et les tromper, avant de les surprendre.

Clovis s'attaqua d'abord aux Bourguignons ; des deux frères qui gouvernaient cette nation, l'un, Godegésile, avait fixé sa résidence à Genève ; l'autre, Gondebaud, à Vienne. Le royaume n'était pas divisé entre eux, mais chacun avait cherché à s'attacher un grand nombre de guerriers ou de leudes : ce nom, qui répondait à celui de fidèles, désignait alors ces partisans engagés par des bienfaits. Chacun, se défiant de son frère, s'était écarté de lui autant qu'il avait pu, soit pour se mettre plus à l'abri des complots fraternels, soit pour jouir plus en liberté des voluptés alors attachées au pouvoir royal. De cette crainte réciproque vint l'usage universel parmi les barbares de désigner les rois, non par le nom d'une province, mais par celui d'une capitale. L'un était roi à Genève, l'autre roi à Vienne, mais tous deux étaient rois des Bourguignons. Clovis, en 5oo, séduisit Godegésile ; il l'engagea à se séparer de Gondebaud, au moment où les Francs seraient aux mains avec ses compatriotes, et il lui promit de l'aider à ce prix à s'établir seul sur le trône des Bourguignons. Puis il déclara la guerre à cette nation, et il mena les Francs au combat. Les deux peuples se rencontrèrent sur les bords de l'Ousche, près de Dijon ; mais au moment où la bataille ailait s'engager, Godegésile déserta avec tous ses leudes les drapeaux nationaux, pour passer sous ceux de Clovis ; Gondebaud, déconcerté, fut mis en fuite, et ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut enfermé dans les murs d'Avignon. Godegésile s'empressa d'entrer à Vienne, dans le palais de son frère, et de s'y mettre en possession de toutes les richesses qu'il y trouvait rassemblées, tandis que Clovis, poussant ses ravages jusque dans la Provence, arrachait les vignes, brûlait les oliviers, enlevait les paysans, et chargeait les soldats de butin. Lorsqu'il essaya cependant de se rendre maître d'Avignon, il trouva les murailles trop fortes, ses soldats trop ignorants dans l'art des sièges, et il fut contraint d'accepter de Gondebaud quelque composition, moyennant laquelle il se retira sur les bords de la Seine, avec toutes les richesses dont ses troupes s'étaient chargées. Gondebaud, délivré de la crainte des Francs, marcha aussitôt sur Vienne avec un grand nombre de Bourguignons, indignés de la trahison de son frère. Il fut introduit dans la ville par un aqueduc ; Godegésile, effrayé, s'était retiré dans une église ; Gondebaud l'en fit arracher, et le fit massacrer, avec l'évêque qui lui avait donné asile ; il fit périr dans d'horribles supplices tous ceux qu'il accusa d'avoir participé aux trahisons de son frère, et son autorité fut de nouveau reconnue par toute l'armée des Bourguignons.

Clovis n'avait pas fait de conquête, il n'y prétendait pas peut-être, mais il avait enrichi son armée ; au bout de peu d'années il la mena à une autre expédition. Alaric II régnait sur les Visigoths, et il s'était élevé entre lui et les Francs quelques contestations. Clovis lui proposa une conférence dans une île de la Loire, près d'Amboise ; il régla tous leurs différends, il le rassura pleinement sur ses projets ; une paix perpétuelle entre les Francs et les Visigoths fut confirmée par des serments mutuels ; puis, de retour parmi les siens, il réunit au Champ de Mars, entre Paris et Soissons, ses guerriers en assemblée souveraine, au printemps de l'an 507. Je ne puis souffrir, leur dit-il, que ces ariens (les Visigoths) possèdent la meilleure partie des Gaules ; allons sur eux, et quand, avec l'aide de Dieu, nous les aurons vaincus, nous réduirons leurs terres sous notre domination et leurs personnes en esclavage. De plus longs discours n'étaient pas nécessaires pour entraîner les Francs à la guerre ; ils choquèrent leurs armes en l'air, et le suivirent.

Clovis avait trompé son ennemi par un parjure ; mais pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armés, il annonça qu'il punirait de mort tout soldât qui enlèverait sans payer, même un brin d'herbe, du territoire de Tours ; car ce pays était sous la protection immédiate de saint Martin. L'Église ne balançait point alors entré les deux mérites de la bienfaisance envers les moines et de la probité. Saint Grégoire de Tours assure que la marche de Clovis fut constamment dirigée et facilitée par des miracles. Le chœur perpétuel des moines, le psallentium, qui chantait nuit et jour les psaumes dans l'église de Tours, annonça sa victoire par une prophétie. Une biche dirigea son passage au travers des eaux dé la Vienne ; une colonne de feu conduisit la marche de son armée sur Poitiers. Ce fut dix lieues au-delà de cette ville que Clovis rencontra les Visigoths, commandés par Alaric II ; il les vainquit dans les plaines de Vouglé (507) ; leur roi même fut tué, et toute leur armée mise en dérouté. La plus grande partie des possessions des Visigoths, entre la Loire et les Pyrénées, fut ravagée par les Francs : ils parurent même s'attacher quelque temps à faire la conquête de ces provinces ; mais dans une guerre de quatre ans, sur laquelle nous n'avons aucun détail, ils en reperdirent une partie, et à la fin du règne de Clovis, en 511, il n'y avait guère plus d'une moitié de l'Aquitaine qui reconnût son autorité.

Les autres rois des Francs ne pouvaient déjà plus être considérés comme les égaux de Clovis. Quelques uns avaient combattu à ses côtés, mais aucun n'avait montré les talents d'un grand général où d'un grand politique. Tous, au contraire, s'étaient déjà abandonnés à cette mollesse qui corrompt si vite les barbares arrivés à l'opulence. Cependant Clovis les regardait toujours comme ses rivaux ; il craignait l'inconstance du peuple, qui pourrait chercher en eux un protecteur contre lui. Il craignait les talents qu'eux ou leurs enfants pourraient développer un jour, ou le contraste de leur douceur avec sa cruauté. Il résolut de s'en défaire. Il commença par Sigebert, roi des Ripuaires, son compagnon d'armes, qui régnait à Cologne ; il persuada, en 509, au filé de ce malheureux roi, Clodéric, qui l'avait accompagné à la guerre des Visigoths, d'assassiner son père, lui promettant de l'aider ensuite à recueillir les fruits de ce parricide. Le crime fut commis, mais Clovis se hâta d'en désavouer l'auteur, qu'il fit poignarder à son tour ; et assemblant aussitôt les Ripuaires, il fut élevé par eux sur un bouclier, et proclamé comme leur roi. Peu après, Clovis dressa des embûches à Cararic, qui régnait à Térouane ; s'étant d'abord emparé de sa personne, il le fit ordonner prêtre, ainsi que son fils ; mais peu après il fit trancher la tête à l'un et à l'autre. Il séduisit par des présents les leudes de Ragnacaire, qui régnait à Cambrai, et l'ayant fait conduire devant lui enchaîné, aussi bien que son frère : Comment as-tu pu, lui dit-il, déshonorer ainsi notre lignée, en te laissant garrotter ? Ne valait-il pas mieux mourir honorablement ? Et en même temps élevant sa hache, il lui en abattit la tête. Et toi, dit-il au frère de Ragnacaire, si tu avais défendu ton frère, ce tu ne serais pas aujourd'hui prisonnier avec lui ; et aussitôt il le frappa à son tour d'un coup mortel. Il fit encore tuer beaucoup d'autres rois chevelus qui étaient à la tête de tribus moins considérables ; puis, feignant de se repentir de sa barbarie, il annonça qu'il prenait sous sa protection tous ceux qui avaient échappé au massacre : il espérait découvrir ainsi si quelqu'un de ses parents avait conservé la vie, pour s'en défaire aussi ; mais tout avait péri, et son œuvre était accomplie. Ainsi, dit saint Grégoire, à qui nous empruntons le récit de toutes ces horreurs, et dont les sentiments peignent encore mieux que la narration l'esprit du siècle, ainsi Dieu faisait tomber chaque jour quelqu'un de ses ennemis entre ses mains, et étendait les limites de son royaume, parce qu'il marchait avec un cœur droit devant le Seigneur, et qu'il faisait ce qui plaisait à ses yeux. (L. XI, c. 40.)

Clovis, en effet, a été considéré par la plus grande partie du clergé des Gaules comme un saint : c'est à une suite de miracles qu'on a attribué ses succès et la fondation de la monarchie française qu'il accomplit. Parmi ces miracles, cependant, il y en a un plus célèbre que tous les autres, et en commémoration duquel a été célébrée jusqu'à nos jours la cérémonie du sacre. On a raconté qu'une fiole, la sainte ampoule, fut apportée du ciel par une colombe blanche, à saint Remy, pour en oindre le roi ; mais cette fable n'a commencé à s'accréditer que dans le IXe siècle. Clovis montrait en toute occasion à ce clergé, qui embrassait sa cause avec tant de chaleur, un respect et une déférence sans bornes : il avait pris sous sa protection spéciale, dans des lettres qui nous ont été conservées parmi là collection des conciles, non seulement la personne et les propriétés des évoques et des prêtres, dans tous les pays où il portait la guerre, mais jusqu'à celles de leurs maîtresses et de leurs enfants ; il avait déchargé de toute imposition les biens de l'Eglise, et il avait consulté les conciles sur l'administration de son royaume.

Nous serions dans une grande erreur si nous comparions cette administration à rien de ce que nous voyons dans les monarchies modernes. Clovis régnait sans ministère et sans aucun établissement civil ; il n'était point le roi des Gaules, mais le roi des Francs cantonnés dans les Gaules ; il était le capitaine d'une armée souveraine, capitaine en même temps électif et héréditaire ; car si, d'une part, les soldats n'appelaient à cette haute dignité qu'un descendant de Mérovée, de l'autre, ils ne voulaient confier leur fortune et leur vie qu'au plus habile ou au plus heureux. Si Clovis leur avait paru indigne de leur choix, sa tête serait bientôt tombée sous la francisque, comme celle des rois dont lui-même s'était défait. Cette armée souveraine avec laquelle il régnait, à peu près comme le dey d'Alger régnait par les janissaires, n'abandonnait jamais les armes pour l'agriculture ; elle ne s'était point partagé les propriétés ou les personnes des Gaulois ; en se répandant ainsi sur un grand territoire, elle se serait bientôt anéantie, Elle restait réunie, ou du moins ses cantonnements étaient toujours rapprochés ou de Soissons ou de Paris, selon que l'une ou l'autre ville était la résidence de Clovis. En général, elle était logée chez les bourgeois, et elle y vivait dans le luxe et les plaisirs brutaux, qui avaient le plus d'attrait pour des soldats barbares, jusqu'à ce que les richesses acquises dans chacune de ses expéditions fussent dissipées ; alors elle pressait son roi de la conduire contre quelque autre ennemi. Comme la nation des Francs n'avait point émigré tout entière, ainsi que celles des Bourguignons et des Visigoths, il n'y avait point de familles à établir, point de partage des terres à faire ; ce n'était que successivement, lorsque quelque vétéran se retirait du service, qu'il demandait la concession de quelque terre déserte ; et le roi en avait toujours plus à distribuer qu'il ne trouvait de demandeurs. Souvent aussi le soldat se servait lui-même, et, la francisque à la main, il se défaisait du propriétaire dont la maison ou là terre lui plaisaient, sachant bien que si, par hasard, il venait à être poursuivi et condamné pour ce meurtre, la loi ne l'obligerait qu'à une amende, un widrigild de 100 sous d'or, environ douze cents francs pour le meurtre d'un propriétaire romain.

L'armée, toujours réunie, n'était pas appelée à délibérer seulement dans ce qu'on nommait proprement le Champ de Mars, ou la revue qui se faisait au commencement du printemps, mais dans toutes les occasions publiques, pour la paix, pour la guerre, pour les lois, pour les jugements. Les Romains n'étaient point admis à ces assemblées, ils n'avaient aucune part à la souveraineté ; mais ils avaient pour eux toutes les ressources de l'intrigue et de la flatterie auprès du roi, toutes les places de finance ou de correspondance qui exigeaient leur éducation et leur connaissance des lettres, toutes les places enfin de la hiérarchie ecclésiastique ; et dans ces diverses carrières, non seulement ils conservèrent, ils augmentèrent souvent la fortune qu'ils avaient reçue de leurs pères : aussi le temps ne tarda pas d'arriver où les rois francs leur accordèrent de préférence leur confiance. Les villes continuèrent à se gouverner suivant les lois romaines, avec leurs curies ou municipalités. Clovis envoyait cependant à toutes celles qui s'étaient mises sous sa protection un officier franc, qui se nommait graf ou grafio, et qui répondait à peu près au comte des Romains. Il surveillait la municipalité, il percevait quelques revenus royaux, et il présidait lés assemblées partielles des Francs, les plaids où se rendait la justice, lorsque quelque troupe de Francs se trouvait établie dans la ville. Dans les campagnes enfin, le peuple était esclave comme avant la conquête ; il travaillait pour le propriétaire, ou franc, ou romain, sur le patrimoine duquel il se trouvait placé. La guerre seulement i tout en détruisant les citoyens, avait multiplié les captifs ; le sort commun des prisonniers était l'esclavage, et une brillante expédition transportait souvent, des bords du Rhône à ceux de la Seine, des troupeaux de malheureux destinés à travailler pour le maître qui voudrait les acheter.

Après avoir fait toutes ces choses, poursuit Grégoire de Tours, Clovis mourut à Paris (27 novembre 511). Il fut enseveli dans l'église des Saints-Apôtres, aujourd'hui Sainte-Geneviève, qu'il avait fondée de concert avec la reine Clotilde. Il avait en tout régné trente ans, dont cinq seulement depuis la bataille de Vouglé, et il avait accompli sa quarante-cinquième année.