HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VII. — Les barbares établis dans l'empire. — Invasion d'Attila.- 412 - 453.

 

 

DEPUIS que les barbares s'étaient établis de toutes parts dans l'enceinte de l'empire, cette vaste portion du monde, auparavant soumise au niveau du despotisme, qui avait rendu tout égal, tout uniforme, présentait au contraire le plus bizarre assemblage de mœurs disparates, d'opinions, de langages, de religions et de gouvernements dissemblables. Malgré les anciennes habitudes de servilité des sujets de l'empire, leur subordination était interrompue ; la loi ne les atteignait plus ; l'oppression ni la protection ne partaient plus de Rome ou de Constantinople. Le pouvoir suprême, dans son impuissance, les avait appelés malgré eux à se gouverner eux-mêmes, et les anciennes mœurs nationales, les anciennes opinions locales commençaient à reparaître sous l'habit emprunté des Romains. Mais ce n'était rien encore que cette bigarrure provinciale, à côté de celle qu'apportaient les barbares, qui avaient établi leurs camps au milieu des villes romaines, et dont les rois se mêlaient sans cesse avec les sénateurs et les évêques.

A l'extrémité de la domination romaine, la grande île de Bretagne échappait à la puissance qui l'avait civilisée, mais énervée. Stilichon en avait retiré les légions pour défendre l'Italie. L'usurpateur Constantin, qui s'était soulevé contre Honorius, de 407 à 411, et qui, après avoir soumis la Bretagne, avait tenté la conquête de la Gaule, y avait ramené avec lui ce qui restait encore de soldats dans son île. Après qu'il eut été défait, et que sa tête eut été envoyée à Ravenne, Honorius ne voulut plus, pour défendre un pays si éloigné, se priver d'aucune partie de ses troupes. Il écrivit aux cités de Bretagne, comme si elles formaient déjà une confédération indépendante, pour les engager à pourvoir elles-mêmes à leur défense. Quatorze de ces cités étaient considérables ; plusieurs avaient fait déjà de grands progrès dans les arts, le commerce, et surtout dans ce luxe romain, qui abattait si vite les plus fiers courages. Londres était une ville grande et florissante ; mais parmi ses nombreux habitans on n'en trouvait aucun qui osât manier les armes. Son gouvernement municipal, établi d'après les lois romaines, celui d'York, de Cantorbéry, de Cambridge, leur auraient donné les avantages d'une administration républicaine s'il s'y était conservé un peu d'esprit public ; mais le poison d'un gouvernement étranger avait anéanti toutes les forces vitales ; ce fut dans les campagnes plutôt que dans les villes qu'on vit renaître quelques sentiments nationaux. La langue celtique, presque abandonnée dans les Gaules, s'était conservée en Bretagne ; c'est une preuve que la population rurale n'y était pas encore détruite. Il semble que les riches propriétaires, que les sénateurs bretons comprirent qu'il ne pouvait y avoir de salut et de puissance pour eux que dans leur union avec le peuple. Il est probable qu'ils se retirèrent au milieu de leurs paysans, et qu'ils rapprirent leur langue ; du moins les voit-on reparaître avec des noms bretons et non romains, dans la lutte qu'ils furent bientôt contraints de soutenir contre les Pietés et les Ecossais, et plus tard contre les Saxons.

La condition de l'Armorique ou Petite-Bretagne était presque semblable, et par la nature de sa population, qui avait aussi conservé là langue et les mœurs celtiques, et par son éloignement du siège de l'empire. Les cités de l'Armorique formèrent aussi une ligue qui mit sur pied quelques milices, qui pourvut à sa propre défense, et qui se rendit respectable au moins jusqu'au temps de l'invasion des Francs. La vigueur des farouches Osismiens, à l'extrémité de la Bretagne, leur courage, leur agilité, leur attachement à leurs chefs héréditaires, rappelaient au reste des Gaulois ce qu'avaient été leurs pères ; ils ressemblaient à ces montagnards d'Ecosse qu'un grand poète nous a si bien fait connaître tels qu'ils étaient il y a soixante ans. Malgré les lois prohibitives d'Auguste et de Claude, plusieurs d'entre eux rendaient encore un culte aux dieux des druides, à ces divinités cruelles qu'on adorait dans lés bois, et qu'on apaisait avec du sang humain. D'autres avaient embrassé le christianisme, et, pendant quatre siècles, ils donnèrent à l'Eglise un grand nombre de saints. Tant que ces héros bretons, parmi lesquels on signale Hoel, Alain, Judicaël, auxquels on a dédié plusieurs églises, se conservaient dans la force de l'âge, ils n'avaient de passion que la guerre ; ils fondaient la nuit sur les villages romains ou gaulois les plus voisins, pour les piller et les incendier ; mais quand leurs passions, amorties par la vieillesse, faisaient place aux terreurs d'un jugement à venir, ils s'enfermaient dans les couvents, et s'y imposaient les plus dures pénitences.

Les Francs avaient commencé à passer de la rive droite du Rhin à la rive gauche, et ils avaient formé quelques établissements dans la Belgique ; mais fidèles à l'alliance de l'empire, qui avait cherché à grand prix à se conserver leur amitié, ils se présentaient toujours comme soldats des empereurs ; leurs divers petits rois sollicitaient les dignités impériales ; l'objet de leur ambition était de s'élever à la cour des enfants de Théodose, et ils savaient joindre les arts de l'intrigue à la vaillance. S'il leur arrivait souvent de dépouiller, d'opprimer le paysan chez lequel ils étaient cantonnés ; si quelquefois, dans un accès subit de fureur ou d'avarice, ils attaquaient, ils surprenaient les plus grandes villes ; si Trêves même, capitale de toutes les Gaules, et Cologne, chef-lieu de la Germanie inférieure, furent à plusieurs reprises pillées par eux, les empereurs et leurs préfets avaient trop besoin des Francs pour en conserver un long ressentiment, et la paix se faisait bientôt aux dépens de ceux qui avaient été dépouillés.

Les Bourguignons, dans la Gaule orientale, les Visigoths, dans la Gaule méridionale, se disaient aussi soldats des empereurs ; leur condition cependant était bien différente de celle des Francs. La nation tout entière s'était transportée dans ces nouvelles demeures ; sans reconnaître de limites fixes, elle avait étendu sa domination sur tous les lieux où l'on craignait son pouvoir. Le roi des Bourguignons tenait quelquefois sa cour à Vienne sur le Rhône, quelquefois à Lyon ou à Genève ; celui des Visigoths à Narbonne, à Bordeaux, et plus souvent à Toulouse ; la ville elle-même lui obéissait, et cependant à côté de lui des magistrats romains continuaient à régler la police et la justice suivant les lois romaines, en faveur des sujets romains. Les Visigoths, les Bourguignons, s'étaient fait attribuer des terres, ou désertes, ou enlevées, sans beaucoup de formalités, à leurs propriétaires. Elles étaient abandonnées à leurs troupeaux, ou quelquefois cultivées par leurs esclaves, mais avec une sorte de nonchalance, et sans faire au sol aucune avance qui dût attendre des retours tardifs ; ils voulaient être prêts à quitter dès l'année suivante les champs qu'ils avaient ensemencés. Les deux nations n'avaient pas encore bien pris racine sur le sol. Les Visigoths se transportaient quelquefois de l'Aquitaine à l'Espagne, les Bourguignons, des bords du. Rhône à ceux de la Moselle ; les habitudes d'une vie errante, contractées pendant plus d'un demi-siècle, ne pouvaient pas être abandonnées tout à la fois. Tous les Visigoths étaient chrétiens, mais de la secte des ariens ; la plupart des Bourguignons l'étaient aussi. Les évêques haïssaient bien plus l'hérésie que le paganisme, et ils avaient soin d'entretenir parmi leurs ouailles une aversion que les violences de ses hôtes arrogants suffisait pour exciter, et qui se manifesta quelquefois par des commotions redoutables. Cependant les prélats comprenaient trop bien où était le pouvoir de l'épée pour disputer l'autorité des rois barbares, comme ils avaient disputé tout récemment celle des empereurs. Ils faisaient leur cour à Toulouse et à Vienne, conjointement avec les sénateurs. Les prélats, dans toute la pompe de leurs ornements d'église, et les sénateurs, revêtus de la toge romaine, s'y mêlaient aux guerriers sauvages, dont ils méprisaient la rudesse, qu'ils haïssaient, mais auprès desquels ils savaient cependant s'élever par d'adroites flatteries.

La même forme d'administration civile subsistait encore ; un préfet du prétoire avait toujours son siège à Trêves ; un vicaire des dix-sept provinces des Gaules avait le sien à Arles ; chacune de ces dix-sept provinces avait son duc romain, chacune des cent quinze cités des Gaules avait son comte, chaque ville sa curie ou municipalité. Mais à côté de cette organisation romaine, les barbares, rassemblés dans le mallum, sous la présidence de leurs rois, décidaient de la paix ou de la guerre, faisaient des lois ou rendaient la justice. Chaque division de l'armée avait son graf ou comte, chaque subdivision avait son centenier, et dans toutes ces fractions de la population libre, résidait le même pouvoir de décider, par ses suffrages, dans des mallum ou plaids particuliers, toutes les affaires qui lui étaient communes. En cas d'opposition entre la juridiction barbare et la romaine, l'arrogance des uns, la lâcheté des autres, décidaient bientôt laquelle devait l'emporter.

Dans quelques provinces, les deux dominations n'étaient pas mélangées ; il n'y avait pas de barbares entre la Loire et la Meuse, il n'y en avait pas non plus entre les Alpes et le Rhône ; mais la faiblesse du gouvernement romain y était d'autant plus sensible. Quelques grands propriétaires cultivaient avec leurs esclaves une partie de la province, le reste était désert, ou habité seulement par les bagaudes, esclaves fugitifs et réduits au brigandage. Quelques villes maintenaient encore l'apparence de l'opulence ; mais aucune ne présentait un indice de force, aucune n'enrégimentait ses milices ou ne soignait ses fortifications. Tours, illustrée parle tombeau de saint Martin et les miracles qu'on lui attribuait, semblait la capitale des prêtres ; on n'y voyait que processions, églises, chapelles, et livres de prières exposés en vente. Trêves et Arles n'avaient point renoncé à leur ancienne passion pour les jeux du cirque, et la foule ne pouvait s'arracher des spectacles quand les barbares étaient à sa porte. D'autres villes et surtout les villages demeuraient fidèles aux anciens dieux, et malgré les édits des empereurs, plusieurs temples étaient encore consacrés au paganisme, plusieurs se maintinrent jusqu'à la fin du siècle suivant. Honorius voulut donner aux villes du midi de la Gaule une diète annuelle où elles auraient délibéré sur les affaires publiques ; il n'y trouva pas même assez d'esprit public pour accepter ces offres ; il est vrai que ce n'est peut-être pas sans raison qu'elles soupçonnaient que son édit cachait quelque projet d'extorsion financière.

Ce que nous avons dit de l'Etat des Gaules s'applique également à celui des Espagnes, où les rois des Suèves, des Vandales, des Alains, des Silinges, étaient campés avec leurs soldats et le reste de leur peuple, au milieu des sujets romains, qui depuis longtemps ne résistaient plus, et qui cependant étaient presque toujours traités en ennemis. Une grande partie de l'Espagne était encore romaine ; mais les districts, où aucun barbare n'était entré, n'avaient aucune communication les uns avec les autres ou avec le siège de l'empire ; ils ne pouvaient espérer aucune protection contre une agression prochaine ; d'ailleurs, si les barbares les dépouillaient quelquefois avec rapacité, ou sacrifiaient même à leur première arrivée les habitans exposés à leur brutale fureur, ils protégeaient ensuite ceux qui restaient contre les extorsions des percepteurs des contributions, et les prétentions du fisc étaient si excessives que les provinciaux préféraient encore l'épée du vandale à la baguette du licteur.

L'Italie elle-même, plus déserte peut-être qu'aucune des provinces éloignées, l'Italie, qui voyait des forêts sauvages ou des marécages malsains défigurer ses plus riches plaines, n'était. pas exempte du joug des barbares : elle n'était plus occupée par un conquérant ; mais les fédérés — c'était le nom que prenaient toujours les auxiliaires germaniques et scythes, qui composaient presque seuls les armées — continuaient à s'y conduire en maîtres 5 ils abusaient, contre les malheureux habitans, du pouvoir de l'épée, qui, dans cette contrée, ne les préservait pas du pouvoir plus oppressif encore du magistrat romain. Les Goths avaient à peine évacué la Pannonie et les rives du Danube que d'autres nations barbares s'y étaient jetées ; les Maures et les Gétules, et plus encore les fanatiques donatistes et les circumcellions, tenaient l'Afrique en alarme. Il n'y avait enfin dans tout l'empire d'Occident pas une province où l'on fût soumis à un gouvernement uniforme, où l'on comptât sur une protection commune, où l'on fût sûr de vivre parmi ses concitoyens.

L'influence des premiers événements du règne d'Arcadius et d'Honorius fut universelle, et sous quelques rapports, leurs conséquences se font sentir encore aujourd'hui. Il n'en est pas de même de la fin du règne de ces deux princes indolents, vaniteux et pusillanimes. On retirerait peu d'instruction des efforts qu'on ferait pour connaître le secret des basses intrigues de leur palais et quant aux compétiteurs de l'empire, qui s'élevèrent successivement en Bretagne, en Gaule, en Espagne et à Rome, il n'est point nécessaire de charger sa mémoire de leurs noms. Mais il est remarquable qu'en cinq ans, sept prétendants au trône, tous bien supérieurs à Honorius, en courage, en talents et en vertus, furent successivement envoyés captifs à Ravenne ou punis de mort ; que le peuple applaudit toujours à ces jugements et ne se sépara point de l'autorité légitime : tant la. doctrine du droit divin des rois, que. les évêques avaient commencé à prêcher sous Théodose, avait fait de progrès, et tant le monde romain semblait déterminé à périr avec un monarque imbécile plutôt que tenté de se donner un sauveur.

Arcadius, tour à tour gouverné par ses ministres, par ses eunuques et par sa femme, mourut à l'âge de trente-un ans, le Ier mai 408, et laissa à la tête de l'empire d'Orient son fils Théodose II, encore enfant, avec un conseil de femmes pour, le diriger. La vie d'Honorius se prolongea davantage ; il mourut seulement le 15 août 423, et il laissa aussi l'empire d'Occident à un enfant, Valentinien III, son neveu, et à une femme, qui était la mère de ce jeune prince. Cette femme était la même Placidia, sœur d'Honorius et d'Arcadius, dont nous avons vu le mariage avec Ataulphe, roi des Visigoths. En secondes noces, elle avait épousé Constancius, un des meilleurs généraux de l'empire d'Occident, qui fut décoré du titre de césar. Ce fut lui qui fut père de Valentinien III ; il mourut avant Honorius.

Jamais les circonstances n'avaient été plus défavorables pour laisser le gouvernail aux débiles mains des enfants et des femmes. La grande révolution qui s'accomplissait lentement dans tout l'Occident fut facilitée encore par l'état de minorité des deux empereurs. Cependant le gouvernement de Placidie (425-450), quoique faible, fut honorable ; elle eut du moins le talent de choisir et d'approcher d'elle quelques grands hommes, quoiqu'elle n'eût point la force de contenu- leurs passions et de les faire marcher constamment vers le bien public. Après sa mort, les vices et la lâcheté de son fils Valentinien III apprirent au monde à la regretter (450-455).

De même que nous n'accorderons point à ces faibles empereurs assez d'attention pour connaître tous les honteux détails de leur règne, nous ne devons point donner aux rois des barbares, à la même époque, un degré d'importance dont ils ne sont pas plus dignes. Ces rois, puissants sur le champ de bataille quand leur nation était tout entière en mouvement, quand, après avoir choisi celui qu'elle jugeait le plus digne de la conduire, elle s'en reposait aveuglément sur sa prudence pendant toute la durée de la guerre, ces rois cessaient d'être des personnages aussi importants dès que la paix était faite. Dès lors chaque Germain, déterminé à se défendre soi-même, à se venger soi-même, à choisir seul et sans conseil ce qu'il jugeait avantageux, laissait fort peu de part dans ses déterminations à l'autorité publique, et moins encore au pouvoir des rois ; car le peu qu'il y avait à faire pour le bien de la nation était fait par l'assemblée du peuple : aussi les rois ne sont-ils plus signalés dès lors que parleur conduite privée ; leurs crimes ou leurs vices demeurent même seuls en évidence, puisque leurs vertus n'auraient pu briller que dans l'administration à laquelle ils n'avaient point de part. La grande richesse, l'assurance d'être au-dessus des lois, les efforts des flatteurs qui les entouraient, et surtout des sujets romains, plus versés que les barbares dans les arts de l'intrigue, développèrent étrangement la corruption de ces chefs du peuple. Il serait difficile de trouver dans aucune classe d'hommes, pas même dans celle que la vindicte publique a déjà entassée dans les bagnes ou les galères, autant d'exemples de crimes atroces, d'assassinats, d'empoisonnements, et surtout de fratricides, qu'en donnèrent ces races royales pendant les Ve, VIe et VIIe siècles. On ferait injure aux nations qu'elles gouvernaient, si on les jugeait d'après les chefs qui paraissent seuls en évidence et qui sont seuls mentionnés dans l'histoire. Les sentiments de respect pour les mœurs, d'amour de ses proches, de compassion pour ses inférieurs, de justice et d'humanité générale, n'étaient point éteints chez les barbares, malgré toutes les horreurs que nous trouvons dans leurs annales, et dont nous n'indiquerons que le moindre nombre. Mais ces peuples s'étaient accoutumés à regarder leurs rois comme une espèce à part qui n'appartenait point à l'humanité et à la nation, qui se distinguait d'elle par sa longue chevelure, une espèce qui n'était point soumise aux mêmes lois, point remuée par les mêmes sentiments, point comprise sous la même garantie. Ces rois, de leur côté, se séparant du reste des hommes, avaient seuls dans leur nation des noms de famille ; ils ne se mariaient qu'entre eux, et ce furent eux qui introduisirent, à cette époque même, dans la diplomatie, un système de parenté entre toutes les familles royales, jusqu'alors inconnu au monde.

Nous ne savons rien sur les rois des Francs durant presque tout le Ve siècle. Les règnes de Pharamond, Clodion, Mérovée, Childéric même, (420-486), qu'on trouve inscrits en tête des histoires de France, n'ont aucune réalité ; une chronique a rapporté leurs noms, seulement en ajoutant qu'ils régnèrent chez les Francs ; si le fait.est vrai, encore ne s'ensuit-il pas qu'ils régnassent sur toute la nation ; le pays où ils résidaient est inconnu ; enfin, l'histoire de toute cette race ne peut commencer qu'à Clovis.

De même, nous ne savons rien sur Gondicaire, qu'on prétend avoir régné sur les Bourguignons, de 406 à 463. Les crimes de ses quatre fils, dont trois périrent d'une manière atroce, par des fratricides, et presque tous avec leurs femmes et leurs enfants, attireront plus tard notre attention.

La succession des rois visigoths est mieux connue. Ce peuple était plus civilisé qu'aucun autre entre les peuples germaniques ; l'autorité royale était chez lui mieux affermie, et la nation continuait davantage à ne faire qu'un seul corps, même durant la paix. Elle a aussi eu plus tôt quelques historiens : Ataulphe, qui avait conduit les Visigoths en Aquitaine et en Espagne, qui avait contracté alliance avec les Romains et épousé Placidie, fut assassiné à Barcelone au mois d'août 415, par un de ses domestiques ; son successeur Sigéric fit massacrer six enfants qu'Ataulphe avait eus d'une première femme ; il réduisit Placidie au rang des captives, et la fit marcher douze milles, devant son cheval, à pied, dans la boue, avec la troupe de ses esclaves romains. Il fut à son tour massacré au bout de peu de jours, et Wallia, son successeur, contracta de nouveau alliance avec les Romains, rendit Placidie à son frère, et déclara la guerre aux autres barbares qui avaient envahi l'Espagne. Il les vainquit dans une suite de combats ; il extermina les Silinges, il força les Suèves, les Alains et les Vandales à se retirer dans les montagnes de la Galice, puis il rendit le reste de l'Espagne à l'empire, et il revint s'établir en paix à Toulouse et dans l'Aquitaine, où il mourut vers la fin de l'année 418. Théodoric, fils du grand Alaric, que le libre choix de ses guerriers lui donna pour successeur, affermit, pendant un règne de trente-trois ans, la domination des Visigoths sur la Gaule méridionale et sur l'Espagne. Il fut tué, en 451, dans la bataille des plaines de Champagne, où Attila fut vaincu. Son fils aîné Thorismond, qui lui succéda, fut, au bout de deux ans, assassiné par son frère Théodoric II, qui monta sur le trône, et celui-ci, après treize ans de règne (453-466), fut à son tour assassiné par un autre frère nommé Euric, qui régna de 466 à 484. Les fratricides étaient alors si communs dans les races royales que Théodoric II et Euric, malgré ce crime, sont avec raison respectés comme les deux meilleurs et les deux plus grands rois qui soient montés sur le trône des Visigoths.

L'histoire des Suèves dans la Galice et une partie de la Lusitanie est à peine connue ; on y trouve cependant aussi, à la même époque, des révoltes de fils contre leurs pères et des fratricides. Les Suèves se maintinrent plus d'un demi-siècle en Espagne avant d'embrasser la religion chrétienne et la secte des ariens. Entourés de toutes parts par les Visigoths, toute leur histoire se borne aux guerres qu'ils soutinrent contre ces voisins : elles furent longues et acharnées, et ce ne fut qu'après cent soixante-quatre ans de combats qu'ils finirent par succomber. Ils furent réunis en 673, par Leuwigilde, roi des Visigoths, à la monarchie d'Espagne.

Les Alains, dans la même province, avaient été presque détruits en 418, par Wallia. Le sort des Vandales fut plus remarquable ; il eut une influence plus durable sur la civilisation, et il se lie plus étroitement à l'histoire de l'empire romain. Ils avaient été, comme les Suèves et les Alains, vaincus par Wallia, et repoussés dans les montagnes de Galice ; mais lorsque l'Espagne fut rendue aux officiers d'Honorius, et plus tard à ceux de Valentinien III, les Vandales, conduits par leur roi Gondéric, recommencèrent à s'étendre dans la Bétique ; ils soumirent Séville et Carthagène, et au commandement des plaines, ils joignirent alors celui d'une flotte qu'ils trouvèrent dans cette dernière ville. Vers le même temps, Gondéric mourut, et Genséric, son frère naturel, lui succéda. Petit de taille, boiteux par les suites d'une chute de cheval, austère dans ses mœurs et ses habitudes, et dédaignant le luxe des vaincus, Genséric parlait lentement et avec précaution ; il inspirait la réserve quand il se taisait, l'effroi quand il se livrait aux emportements de la colère. Son ambition était sans bornes et sans scrupule ; sa politique, non moins raffinée que celle des peuplés civilisés qu'il combattait, savait recourir à toutes les ruses, captiver toutes les passions, et embrasser en même temps l'univers dans l'étendue de ses projets. Il y avait peu de temps qu'il était maître de Carthagène lorsque le comte Boniface, général des Romains en Afrique, lui adressa, en 428, l'invitation de passer dans celte contrée.

Placidie, qui gouvernait la cour et les restes de l'empire, au nom de son fils Valentinien III, avait choisi deux hommes, pour diriger ses conseils et ses armées, auxquels on ne pouvait refuser de grands talents, un grand caractère, et des vertus telles du moins qu'on en peut conserver sous un pareil gouvernement. L'un, le patrice Aetius, fils d'un Scythe mort au service de l'empire, et élevé comme otage à la cour d'Alaric, gouvernait l'Italie et les Gaules Romaines, plus encore par son crédit sur les barbares que par ses titres comme magistrat romain ; l'autre, le comte Boniface, ami de saint Augustin, et distingué parmi les protecteurs de l'Église, gouvernait l'Afrique. Aetius était jaloux de son collègue, et résolu à le perdre en le poussant à la rébellion. Avec une noire perfidie il engagea Placidie à rappeler Boniface, en même temps qu'il avertissait Boniface, en ami, de ne pas revenir, et de recourir aux armes s'il voulait sauver sa tête. Boniface crut n'avoir d'autre refuge qu'en recourant aux ennemis de son pays. Son crime, qui de sa nature est déjà inexcusable, semble le devenir davantage encore par l'étendue de ses conséquences. En ouvrant l'Afrique aux Vandales, il ne précipita pas seulement la ruine de l'empire, il anéantit les ressources d'une immense contrée, qui, par une suite même de cette première invasion, a été perdue pour le christianisme, perdue pour la civilisation, et qui garde jusqu'à ce jour le nom de Barbarie, avec un gouvernement digne de ce nom. Le repentir de Boniface cependant, la faveur de l'Église, et l'amitié de saint Augustin ont transmis son nom à la postérité sans le charger de l'infamie qui aurait été son partage, si les droits de la patrie avaient encore été connus.

Genséric aborda sur le rivage d'Afrique, au mois de mai 429, avec environ cinquante mille hommes, rassemblés non seulement parmi les Vandales, mais parmi tous les autres aventuriers germaniques qui voulurent joindre ses étendards. Il appela à lui les Maures, qui, au déclin de l'empire, avaient recouvré de l'indépendance et de la hardiesse, et qui saisirent avec joie l'occasion de piller et de se venger ; il rangea encore sous ses drapeaux les donatistes et les circoncellions que la persécution avait poussés aux derniers excès du fanatisme, et qui, comptant trois cents évêques et plusieurs milliers de prêtres parmi leurs adhérents, pouvaient entraîner une grande partie de la population. Avec ces terribles auxiliaires, Genséric s'avança au travers de l'Afrique, moins en conquérant qui voulait soumettre un opulent royaume qu'en dévastateur qui ne songeait qu'à le détruire. Ennemi furieux d'une mollesse qu'il méprisait, d'une richesse qui pouvait être tournée contre lui, d'une population qui, même soumise, lui faisait toujours craindre une révolte, il prenait à tâche de tout anéantir. On a raconté de lui qu'il faisait extirper les vergers d'oliviers et de figuiers qui assuraient la subsistance des habitans ; que quand il assiégeait une ville, il s'efforçait d'infecter l'air, en amoncelant autour des murs les cadavres de toute la population environnante. La haine et la terreur des Africains ont sans doute exagéré ses fureurs ; mais la ruine totale de l'Afrique, l'anéantissement en quelque sorte de la population d'une si vaste contrée, sont des faits sur lesquels les événements subséquents ne peuvent laisser aucun doute.

Boniface, éclairé sur les menées d'Aetius, effrayé du crime qu'il avait commis, fit de vains efforts pour porter remède à tant de maux ; il était trop tard. Vaincu dans un grand combat par Genséric, il concentra toutes les troupes romaines dans les trois villes de Carthage, Hippone et Cirtha ; tout le reste de l'Afrique fut la proie des Vandales. C'était dans Hippone que Boniface s'était enfermé, auprès de son ami saint Augustin, qui mourut lui-même pendant le siège de cette ville, le 28 août 430. Quelques secours venus en même temps de l'Italie et de l'Orient mirent. Boniface en état de tenir de nouveau la campagne. Il s'avança à la rencontre de Genséric, mais il fut vaincu, et réduit à évacuer Hippone ; alors il se retira en Italie, où peu après il mourut des suites d'une blessure reçue dans un combat contre Aetius.

Entre la prise d'Hippone et la réduction finale de l'Afrique, huit ans s'écoulèrent, pendant lesquels Genséric parut plus occupé de verser le sang de ses proches que celui de ses ennemis. La race des rois vandales ne. pouvait échapper au sort commun à tous les rois barbares : son frère Gondéric avait laissé une femme et des fils qui paraissaient avoir plus de droits que lui au trône ; il fit égorger les fils, il fit précipiter leur mère dans une rivière d'Afrique, et il eut quelque temps à combattre avant d'avoir supprimé et fait périr tous leurs partisans. Placidie le croyait toujours occupé de parer ou de prévenir le poignard des assassins : elle se reposait sur un traité fait avec lui, tandis que Genséric préparait ses forces pour la surprise de Carthage. Cette grande ville, la Rome du monde africain, comme un contemporain l'appelle, fut ouverte au Vandale le 9 octobre 439. La cruauté qui avait souillé le triomphe de Genséric, sur les six provinces d'Afrique, ne fut pas moins éclatante dans la prise de la capitale. Après que le sang eut coulé en abondance, toutes les propriétés furent pillées ; les maisons mêmes, et toutes les campagnes rapprochées de la ville, furent partagées entre les vainqueurs ; et Genséric ne pardonna à aucun Carthaginois, à aucun Romain, le crime de conserver quelque fortune.

La perte de l'Afrique était peut-être alors la plus grande calamité qui pût frapper l'empire d'Occident ; c'était la seule province dont la défense n'eût jusqu'alors coûté aucune peine, la seule d'où l'on tirât de l'argent, des armes et des soldats, sans y en renvoyer jamais. L'Afrique, en même temps, était le grenier de Rome et de l'Italie. Les distributions gratuites de blé au peuple de Rome, de Milan, de Ravenne avaient fait renoncer, dans toute la péninsule, à la culture des champs, dont les produits ne pouvaient plus payer les dépenses, justement parce que le gouvernement percevait en nature dans toutes les plaines de l'Afrique une partie de la récolte destinée à nourrir le peuple de l'Italie. La cessation de ce tribut annuel, au lieu de ranimer l'agriculture, causa une famine cruelle et une nouvelle diminution de la population. La part qu'avait eue Aetius à la perte de l'Afrique, par une perfidie qui venait d'être dévoilée, devait inspirer à Placidie une grande aversion pour ce général ; mais un danger plus effrayant encore qu'aucun de ceux qui eussent menacé l'Europe, un danger qui enveloppait la totalité de la population, l'existence de toutes les villes, de toutes les fortunes, de tous les progrès de la civilisation, de toutes les vies, ne permettait point d'écarter le seul général qui pût inspirer de la confiance aux troupes, ou réunir en un seul faisceau les forces des Romains et des barbares. Attila s'approchait.

Attila, le fléau de Dieu, comme il se plaisait à se faire appeler, lui-même, était fils de Mundzuk et neveu de Rugilas, auquel il succéda en 433 sur le trône des Huns. Cette inondation des peuples tartares, qui avaient poussé devant eux les Alains, les Goths, et peut-être tous les peuples germaniques sur les frontières de l'empire romain, s'était quelque temps arrêtée d'elle-même. Parvenus dans l'ancienne Dacie et la moderne Hongrie, les Huns avaient quelque temps joui des richesses du pays qu'ils avaient enlevé aux Goths et à leurs voisins immédiats. Au moment où ils avaient suspendu leurs conquêtes, ils s'étaient partagés entre divers chefs, qui portaient tous le titre de rois, et qui agissaient tous d'une manière indépendante les uns des autres. Rugilas lui-même avait plusieurs frères qui avaient tour à tour fait la guerre aux Grecs, aux Sarmates et aux Germains leurs voisins. Attila aussi avait un frère nommé Bléda, qui partageait avec lui le trône ; mais il montra, en le poignardant, que les mœurs royales des Scythes étaient les mêmes que celles des Germains. Il se trouva seul alors à la tête de cette puissante nation de bergers qui ne voulaient souffrir chez les autres peuples ni civilisation ni demeures fixes j et il recommença à faire trembler l'univers. Attila profita de la terreur que son oncle Rugilas avait inspirée aux Grecs pour imposer à Théodose II, à Margus, le traité le plus honteux que jamais monarque ait signé. Tous ceux entre les malheureux sujets d'Attila ou des rois qu'il avait vaincus, qui avaient cherché un asile sur les terres de l'empire, furent livrés à leurs maîtres furieux par l'ambassadeur grec, et ils furent mis en croix sous ses yeux ; tous les Romains qui s'étaient échappés de ses fers lui furent de même rendus, à moins qu'ils ne pussent se racheter par une rançon de douze pièces d'or ; l'empire de Constantinople s'engagea à payer un tribut annuel de sept cents livres d'or à l'empire de Scythie, et à ces conditions Attila voulut bien permettre à Théodose de régner encore, pendant qu'il achèverait la conquête du Nord.

Cette conquête fut la plus étendue que des armées eussent encore accomplies dans le cours d'un seul règne. Attila soumit à son empire toute la Scythie et toute la Germanie. Il paraît que son autorité était reconnue du voisinage de la Chine jusqu'à la mer Atlantique. On ne connaît point cependant le détail de ses expéditions guerrières, non plus que les victoires obtenues par ses lieutenants. Lorsqu'il monta sur le trône, il n'était déjà plus dans toute la vigueur de l'âge, et il se distinguait entre ses compatriotes bien plus par les combinaisons de la politique que par la valeur personnelle ou l'activité. Chez une moitié de ses sujets, les Tartares, il avait excité un enthousiasme superstitieux', en faisant croire qu'il avait retrouvé l'épée du dieu de la guerre, qui était en même temps son emblème, et qui, fixée au sommet d'un immense bûcher, recevait les hommages religieux des Scythes. Il fallait un autre langage et d'autres artifices pour dominer les Germains ; mais il n'est pas très difficile à un conquérant barbare d'obtenir la soumission volontaire des nations guerrières et sauvages auxquelles il offre de partager ses conquêtes, et auxquelles il ne demande ni de changer des lois qu'il ne connaît point et auxquelles il ne s'intéresse pas, ni de payer des tributs que leur pauvreté ne saurait acquitter. C'est les inviter à une fête que de leur proposer seulement de suivre son étendard à la guerre.

Ce fut sans doute pour cette raison qu'Attila, en peu d'années et avec peu de difficulté, réussit à se faire reconnaître comme roi des rois, par ces mêmes nations qui avaient foulé aux pieds l'empire des Romains. Il était roi des rois en effet, car tous les chefs des nations, qui, dans le commandement, avaient appris l'art de l'obéissance, formaient sa cour. On y voyait trois frères de la race des Amales, tous rois des Ostrogoths ; Ardaric, roi des Gépides, son principal confident ; un roi des Francs, mérovingien ; des rois bourguignons, thuringiens, rugiens, hérules, qui commandaient à cette partie de leur nation qui était demeurée dans ses foyers tandis que l'autre avait passé le Rhin un demi-siècle auparavant. Les noms d'une foule d'autres peuples, qui habitaient les vastes contrées de la Tartarie, de la Russie et de là Sarmatie, ne sont pas même parvenus jusqu'à nous.

Après ces victoires, sans monuments pour la postérité, Attila tourna de nouveau ses armes vers les contrées du Midi ; il prétendit que le traité qu'il avait conclu à Margus avec l'empire d'Orient avait été violé par les Grecs, et ébranlant à la fois l'immense multitude de guerriers qui suivaient ses bannières, il passa le Danube sur tous les points à la fois, depuis la Haute-Pannonie jusqu'à là mer Noire. Il s'avança sur toute là largeur de la presqu'île Illyrique, détruisant tout sur son passage (de 441 à 446). Soixante-dix villes furent rasées par son armée ; les villages, les maisons, les récoltes, tout fut incendié, et ceux des malheureux habitans qui ne furent pas égorgés furent emmenés en captivité au-delà du Danube. Les Grecs furent défaits dans trois batailles rangées, et l'armée des Huns arriva jusqu'en vue des murs de Constantinople, qui avaient été récemment ébranlés par un tremblement de terre, et dont, cinquante-huit tours avaient été renversées.

L'empire d'Orient ne succomba pas cependant à cette calamité ; une partie de ses provinces était à l'abri des invasions ; Théodose II s'armait de patience pour les souffrances des autres, il faisait relever les murs de sa capitale, et, dans l'enceinte de son palais, il s'apercevait à peine de la guerre. Cependant des négociateurs furent envoyés, les uns après les autres, au camp d'Attila ; à force d'humiliations, à force d'argent, distribué parmi les ministres, les Grecs l'engagèrent à se retirer au-delà du Danube ; leurs ambassadeurs l'y suivirent ; ils traversèrent, pour se rendre à son camp, les villes de Mœsie, où il ne restait plus d'habitans, plus d'édifices privés, et où des masures, des charbons et des cadavres indiquaient seuls la place où étaient autrefois les rues ; ils y découvrirent cependant, parmi les ruines des églises, quelques malades, quelques blessés, qui n'avaient pu se traîner plus loin, et qui y soutenaient encore leur misérable existence. Ce ne fut pas sans répandre des larmes que les ambassadeurs accordèrent quelques aumônes aux malheureux qui sortirent des décombres de Naissus, autrefois l'un des grands arsenaux de l'empire. Ils traversèrent le Danube dans des canots creusés dans un seul arbre ; car les arts de la civilisation avaient déjà disparu, et la terre, comme ses habitans, était retournée à son état sauvage. A la cour d'Attila, dans un village inconnu de la Hongrie, les ambassadeurs de l'Orient trouvèrent parmi la foule/des barbares et celle des rois vaincus des ambassadeurs de l'Occident, qui venaient de leur : côté apaiser le terrible monarque et s'efforcer de maintenir la paix. Et ce qui semble étrange, ce qui fait un contraste auquel on ne s'accoutume point, c'était pour les plus mesquins de tous les intérêts, pour quelque vaisselle d'or de l'église de Sirmium, qu'Attila prétendait lui avoir été soustraite, lors de la conquête de cette ville, qu'Aetius ou Valentinien III envoyaient de Rome un ambassadeur, et que le monde était menacé de voir la discorde s'allumer entre la Tartarie et l'Europe. L'un des ambassadeurs de Théodose II était chargé d'une mission secrète par son maître, pour corrompre Edécon, le principal ministre d'Attila, et l'engager à assassiner ce redoutable conquérant. Le monarque scythe était au fait de cette trahison ; et quoiqu'il manifestât son indignation par quelques accès de colère, et plus encore en témoignant le plus profond mépris pour le nom romain, cependant il respecta, dans ces traîtres eux-mêmes, les droits des ambassadeurs, et il laissa Théodose II en paix.

A peu près à l'époque où Théodose II mourut (28 juin 450), et où les Grecs, par une déférence inouïe pour le sang de leurs maîtres, accordèrent la couronne à sa sœur Pulchérie, et à l'époux qu'on la laissait maîtresse de choisir — ce fût le vieux sénateur Marcian —, Attila s'avança des bords du Danube à ceux du Rhin, pour envahir la Gaule, à la tête des nations germaniques. Au confluent du Rhin avec le Necker, il rencontra une partie des Francs qui s'étaient soumis à son empire ; avec eux, il passa le fleuve, il prit et brûla la ville de Metz, et en massacra tous les habitans ; il ruina de même celle de Tongres, et, traversant le pays jusqu'à la Loire, il vint mettre le siège devant Orléans.

Le patrice Aetius, qui gouvernait l'Occident au nom de Valentinien III, avait établi sa réputation dans les Gaules par quelques victoires sur les Francs, sur les Bourguignons et sur les Visigoths. Il avait à peine quelques soldats romains sous ses ordres ; mais il avait cultivé soigneusement l'amitié des Scythes et des Alains, du sang desquels il tirait son origine. Il en avait engagé des troupes nombreuses, comme auxiliaires au service de l'empire ; il avait eu soin de se concilier la faveur d'Attila lui-même, auquel il avait confié son fils, peut-être, comme otage, peut-être pour le faire élever loin des dangers de la cour impériale. Cependant il n'hésita pas à entreprendre contre lui la défense de la Gaule. Les anciens habitans, les Romains, étaient sans force pour résister à un tel ennemi ; mais les barbares d'origine germanique, qui s'étaient établis dans la Gaule, ne pouvaient voir sans terreur une invasion tartare qui changerait en désert le pays où ils commençaient à goûter les douceurs de la vie. Aetius visita successivement les rois des Francs, des Bourguignons, des Visigoths, qui pouvaient lui donner une puissante assistance ; il s'adressa de même à des peuples plus petits qui erraient sans obstacle dans les Gaules, et il les engagea à se ranger volontairement sous ses drapeaux. Des Tayfales en Poitou, des Saxons à Bayeux, des Bréons dans la Rhétie, des Alains à Orléans et à Valence, des Sarmates dispersés dans toutes les provinces, lui promirent leur assistance. D'autres barbares, qui n'étaient point demeurés en corps de nation, s'étaient engagés dans les troupes mercenaires des lètes et des fédérés. Les Armoriques enfin fournirent aussi des soldats, et ce fut par ce rassemblement de troupes de toutes armes et de tout langage qu'Aetius forma l'armée de l'empire.

Mais la supériorité de l'art militaire, la puissance de la tactique demeurèrent toujours à l'empire romain, jusque dans sa dernière décadence. Quand un vrai général pouvait rassembler des soldats et leur inspirer du courage,, le nombre de ses ennemis ne lui donnait pas d'inquiétude. On assurait qu'Attila avait envahi les Gaules avec cinq cent mille hommes ; quelle que fût la force réelle de son armée, la multitude même de ses guerriers affamés était pour lui un obstacle ; elle était un avantage pour Aetius. Le roi des barbares voulut en vain profiter des plus vastes plaines des Gaules, pour déployer tous ses bataillons. Il recula des environs d'Orléans, jusqu'au voisinage de Châlons en Champagne. Aetius le suivit. Un monticule, qui dominait un peu le reste de la plaine, parut aux deux généraux d'une importance décisive, et ils se le disputèrent avec acharnement. Enfin Thorismond, fils aîné du roi des Visigoths, en demeura maître. Jornandès assure que le petit ruisseau qui coulait au bas du monticule fut tellement gonflé de sang qu'il inonda ses bords comme un torrent. Théodoric, roi des Visigoths, fut tué dès le commencement de la bataille, et demeura enseveli sous des monceaux de morts. Son fils Thorismond et Aetius se trouvèrent, l'un et l'autre, séparés du gros de leur armée, et exposés à demeurer prisonniers des Huns ; mais, pendant ce temps, Attila, effrayé de la perte immense qu'il avait faite, s'enferma dans une enceinte de ses chars scythes, qu'il opposa comme une fortification aux assaillant. Là nuit survint avant qu'on pût reconnaître à qui la victoire était demeurée : ce ne fut que le lendemain que l'immobilité d'Attila laissa voir qu'il se regardait comme vaincu. Si l'on peut prêter foi à un historien presque contemporain, cent soixante-deux mille hommes restèrent sur le champ de bataille.

Cette victoire, la dernière qui orna les fastes de l'empire romain, si elle ne le sauva pas de sa ruine, nous a sauvés, nous, de la barbarie tartare ou de la civilisation russe. Si l'empire d'Attila s'était maintenu, s'il s'était étendu sur la Gaule et sur les régions tempérées de l'Europe, peut-être la nature du pays aurait-elle fait renoncer les Huns à la vie pastorale ; c'est ainsi que les Mogols y ont renoncé dans l'Inde, et les Mantcheoux à la Chine ; mais les vices de la nation, l'empreinte de la servitude serait néanmoins demeurée, comme elle est demeurée en Russie, comme elle est demeurée partout où le Tartare a régné, et les peuples qui aujourd'hui portent la lumière sur le globe seraient à peine en état de recevoir celle qui leur viendrait peut-être d'ailleurs.

L'on est frappé d'étonnement et d'admiration en voyant la plus formidable puissance qu'ait redouté le monde venir se briser contre les dernières ruines de l'antique civilisation. L'empire romain s'écroulait si rapidement qu'on comprend à peine qu'il se trouvât encore des prétendants au trône, lorsqu'il n'était entouré que de dangers et de honte ; mais l'empire d'Attila fut renversé avant celui de Théodose. Aetius n'avait en garde de troubler la retraite du conquérant scythe, encore formidable après sa défaite ; il devait s'attendre à ce qu'Attila cherchât à se venger, à ce qu'il envahît de nouveau l'empire ; et en effet, dans la campagne suivante (452), Attila, débouchant de la Pannonie, passa les Alpes Juliennes, et vint mettre le siège devant Aquilée. L'étendue des ravages de son armée, la certitude de ne trouver aucune merci devant le sauvage, engagèrent les peuples de l'Italie à élever un illustre monument de la terreur qu'il inspirait, monument qui s'est conservé jusqu'à notre âge. Tous les habitants de cette riche partie de la plaine d'Italie située à l'embouchure des grandes rivières, et qu'on nominait Vénétie, se réfugièrent sur les bas-fonds, sur les îles à moitié inondées qui embarrassent les bouches de l'Adige, du Pô, de la Brenta et du Tagliamento. Ils s'y mirent à l'abri sous des cabanes de feuillages ; ils y transportèrent une petite partie de leurs richesses ; bientôt ils s'y donnèrent des habitations plus commodes, et plusieurs petites villes semblèrent sortir du milieu des eaux. C'est ainsi que commença Venise, et cette orgueilleuse république s'appelait à bon. droit la fille aînée de l'empire romain, puisque, fondée, par les Romains, tandis que l'empire était encore debout, et toujours indépendante dès cette époque, elle n'avait, jusqu'à nos jours, jamais été violée par les armes d'un conquérant étranger.

Aquilée ne fut prise qu'après un long siège ; mais tout le reste des villes de la Haute-Italie, Milan, Pavie, Vérone, et peut-être Turin, de même que Como, au pied des Alpes de l'Helvétie et de la Gaule, ouvrirent leurs portes au conquérant. Toutefois, les maladies, suite naturelle de l'intempérance, du pillage et des vices d'une armée barbare, vengèrent alors, comme elles vengeront peut-être encore, les Italiens ; et Attila commençait à sentir le besoin de reconduire ses compagnons d'armes dans un climat moins pernicieux pour les hommes du Nord, lorsque les ambassadeurs de Valentinien et du sénat de Rome vinrent lui demander la paix. Ils étaient accompagnés par le pape Léon Ier ; la figure imposante de ce vieillard, son assurance, et le respect qu'il inspirait au peuple, frappèrent d'un sentiment de crainte jusqu'au roi païen, qui se disait lui-même prophète. Attila accorda la paix à l'empire, et une crainte religieuse eut peut-être quelque part à sa modération.

L'année suivante (453), Attila mourut en Dacie, dans l'ivresse d'un festin, et son empire s'écroula avec lui. Ardaric, son favori, établit la monarchie des Gépides dans la Dacie, entre les monts Carpathes et le Pont-Euxin, dans le lieu même qu'Attila avait regardé comme le siège de sa puissance. Les Ostrogoths s'emparèrent de la Pannonie, entre Vienne et Sirmium, et Irnak, le plus jeune fils d'Attila, se retira avec les Huns dans la petite Tartarie, où les restes de ce peuple furent asservis peu d'années après par les Igours, sortis des plaines de la Sibérie.