HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE V. — Valentinien et Théodose. - Invasion de l'Europe orientale par les Goths. - 364-395.

 

 

CHAQUE révolution nouvelle qu'éprouvait l'empire le faisait descendre d'un pas dans l'abîme qui devait bientôt l'engloutir. Les efforts imprudents de Julien pour rétablir une religion déjà frappée de mort, pour affaiblir celle qu'il attaquait par une sourde persécution et un système d'injustices, excitèrent contre lui, chez ses sujets chrétiens, le plus violent ressentiment, et exposèrent son nom aux accusations, aux injures qui, jusqu'à ce jour, ont noirci sa mémoire. Quand son successeur Jovien, qui ne régna pas assez longtemps pour conduire jusqu'à Constantinople l'armée qu'il ramenait des bords du Tigre, déclara qu'il professait le christianisme, il écarta en même temps du commandement un grand nombre de vaillants officiers, d'habiles administrateurs, que Julien avait avancés en raison de leur zèle pour le paganisme ; et dès lors, presque jusqu'à la chute de l'empire, une secte hostile, qui se regardait comme injustement dépouillée de ses anciens honneurs, invoqua sans cesse la vengeance des dieux contre les chefs du gouvernement, se réjouit des calamités publiques, et les attira peut-être par ses intrigues, quoiqu'elle s'y trouvât elle-même enveloppée. La foi des païens, qui n'était point attachée à un corps complet de doctrine, qui n'était point soutenue par des corporations de prêtres, qui n'avait point la ferveur de la nouveauté, ne se manifesta presque jamais par des révoltes, et n'affronta que rarement le martyre ; mais les païens occupaient encore le premier rang dans les lettres : les orateurs, ceux qu'on nommait ou philosophes ou sophistes, les historiens appartenaient presque tous à leur religion ; elle demeurait toujours en possession des écoles les plus illustres, surtout de celles d'Athènes et d'Alexandrie ; la majorité du sénat lui était attachée à Rome, et dans les rangs inférieurs du peuple, dans les campagnes surtout, elle se conserva plusieurs siècles encore ; mais là on la signala bientôt par le nom de magie, nom par lequel on se hâte toujours de désigner une religion déchue, persécutée et obligée de se cacher. Si les païens désiraient que leur culte fût vengé sur leurs concitoyens et sur eux-mêmes, ils purent obtenir cette triste consolation dans les trente-deux ans dont nous allons parcourir l'histoire, ceux qui s'écoulèrent de la mort de Julien à celle du grand Théodose (363-395). Cette période, durant laquelle l'empire eut cependant des chefs distingués, fut marquée par de sanglantes calamités ; le talent, le génie même des empereurs ne pouvaient déjà plus sauver le monde civilisé des attaques de ses ennemis, ou de celles plus redoutables de ses propres vices. La vigueur déployée pour la défense de l'Occident par Valentinien, de 364 à 375, l'imprudence de Valens, qui ouvrit aux nations gothiques l'intérieur de l'empire, et les désastres qui en résultèrent, de 375 à 379, la politique enfin du grand Théodose, qui, de 379 à 395, réussit à désarmer des ennemis qu'il ne pouvait vaincre, seront successivement l'objet de nos réflexions.

Moins de huit mois après son élection, Jovien était mort, le 17 février 364, dans une petite ville de la Galatie. Au bout d'un intervalle de dix jours, l'armée qu'il ramenait de Perse lui avait, dans une assemblée solennelle tenue à Nice en Bithynie, donné pour successeur le comte Valentinien, fils d'un capitaine né dans un petit village de Pannonie, que sa valeur et sa force de corps avaient élevé à un des premiers rangs de l'armée. Valentinien, qui s'était distingué dans les Gaules, ne savait d'autre langue que le latin ; il ne connaissait d'autre science que l'art militaire ; et après avoir manifesté dans une condition subordonnée de l'indépendance de caractère, il crut conserver les mêmes vertus, en se montrant à la tête du gouvernement ferme, inflexible, prompt dans ses jugements et souvent cruel ; oubliant que, pour résister à la puissance, il faut du courage, que, pour écraser la faiblesse, il suffit de la brutalité. Malgré sa rudesse sauvage et la violence de ses emportements, l'empire romain retrouva en lui un chef habile, au moment où il en avait le plus besoin. Malheureusement l'étendue de cet empire demandait au moins deux modérateurs ; l'armée le sentit et le demanda : Si vous songez à la patrie, lui dit un vaillant officier, choisissez un collègue entre ses enfants ; si vous ne songez qu'à vous-même, vous avez un frère. Valentinien ne s'irrita pas ; mais il choisit son frère. Valens, qu'il s'associa, était d'un caractère faible, timide et cruel, comme le sont presque toujours les lâches. Valentinien, né dans l'Occident, qui ne parlait que la langue de l'Occident, qui en aimait les mœurs et le climat, s'en réserva le commandement ; il céda à Valens son frère une partie de l'Illyrie sur le Bas-Danube, et tout l'Orient ; il établit par les lois une tolérance universelle, et il ne se prononça point entre les sectes qui se partageaient le christianisme. Valens adopta les opinions ariennes, et persécuta les orthodoxes.

Les finances exigeaient une réforme que les deux empereurs n'étaient point en état d'entreprendre : il leur fallait de l'argent, et ils ne savaient où trouver les sources dès longtemps taries de la prospérité publique. Trois impositions directes également ruineuses pesaient sur les citoyens : les indictions, ou l'impôt territorial, calculé sur le tiers du revenu, et souvent doublé ou triplé par les superindictions que les besoins des provinces forçaient d'exiger ; la capitation, qui s'élevait quelquefois jusqu'à une valeur équivalente à 3oo francs par tête ; et les corvées, ou travaux considérables et gratuits, imposés pour le service des terres et le transport des denrées appartenant au fisc. Ces impôts avaient tellement ruiné les propriétaires qu'on les voyait de tous côtés abandonner des terres qui ne leur rendaient. plus de quoi payer les charges. De très grandes provinces, dans l'intérieur, étaient désertes ; les enrôlements devenaient tous les jours plus difficiles ; les magistrats des curies ou municipalités, rendus responsables pour leur ville, et de l'impôt et de la levée des soldats, cherchaient par mille subterfuges à se dérober à l'honneur de la magistrature ; tel d'entre eux s'enfuyait sur les terres de quelque sénateur puissant, se cachait parmi ses esclaves, se soumettait volontairement à des notes d'infamie, dans l'espérance qu'elles le rendraient incapable d'occuper des charges aussi ruineuses, mais toujours inutilement : on les ramenait par force de leur honteuse retraite, pour les revêtir des marques de ces dignités si redoutables. Puis, quand quelque désordre excitait le ressentiment de Valentinien, c'était avec des mouvements de fureur qu'il leur en demandait compte ; on l'entendit un jour ordonner aux licteurs de lui apporter la tête de trois magistrats par ville dans toute une province. Que Votre Clémence veuille bien ordonner, lui dit alors le préfet Florentius, ce que nous devrons faire si, dans une ville, il n'y a pas trois magistrats, et l'ordre fut révoqué. Quoique l'empereur fût chrétien, le peuple et les moines inscrivaient presque toujours au rôle des martyrs ceux dont il faisait ainsi répandre le sang dans sa brutale colère. Pendant toute la durée du régné de Constantin et de ses enfants, la souffrance intérieure avait été en croissant ; Julien n'y avait pu apporter qu'un remède temporaire, et seulement dans un petit nombre de provinces ; enfin sa fatale expédition de Syrie, en ruinant la meilleure armée de l'empire, augmentait les besoins de l'Etat et forçait à recourir à des expédients toujours plus désastreux.

Pendant les douze années que Valentinien régna sur l'Occident (364-375), il racheta ses cruautés par plusieurs éclatantes victoires. Il repoussa les Allemands de la Gaule et de la Rhétie, qu'ils avaient envahie et dévastée ; il les poursuivit dans leur propre pays, et les y vainquit encore ; il les mit enfin aux prises avec les Bourguignons, auxquels il persuada de venir venger jusque sur les bords du Rhin une querelle qu'ils avaient avec les Allemands pour quelques salines.

Valentinien avait entrepris lui-même la défense des Gaules, et il résidait le plus habituellement à Trêves, alors capitale de cette grande préfecture ; mais, dans le même temps, des invasions non moins redoutables avaient dévasté les autres provinces de l'Occident. Les différentes tribus des Scots, les ancêtres de ces mêmes highlanders écossais encore si sauvages en 1745, quand ils envahirent l'Angleterre, s'avancèrent tout au travers de l'île de Bretagne. Les Scots y exercèrent des cruautés si effroyables qu'on crut alors et que saint. Jérôme a écrit qu'ils se nourrissaient de chair humaine. Londres même se vit menacée par leur approche, et l'île entière, qui, comme toutes les parties de l'empire, avait perdu toute vertu militaire, ne pouvait leur opposer aucune résistance. Théodose, officier espagnol, père du grand homme de ce nom qu'on vit depuis associé à l'empire, fut chargé par Valentinien de la défense de la Bretagne ; il força les Scots (367-370) à se retirer, mais sans avoir pu les amener à livrer bataille. A peine avait-il délivré les Bretons de ces farouches ennemis, lorsque Valentinien lui confia la conduite d'une guerre non moins difficile contre les Maures, qu'une oppression intolérable avait poussés à la révolte. Ceux-ci avaient trouvé dans Firmus, un de leurs princes, tributaires de Rome, un chef habile et expérimenté. Théodose le poursuivit sans se décourager (373) dans les plaines brûlantes de la Gétulie et les vallées de l'Atlas ; il ne lui donna point de relâche, et après, l'avoir vaincu dans plusieurs combats, il le réduisit, pour dernière ressource, à se donner lui-même la mort. Mais Théodose éprouva le sort fréquemment réservé aux grands hommes sous les tyrans de Rome ; il écrivit à l'empereur que la révolte des Maures était l'ouvrage du préfet Romanus, qui, par une tyrannie insupportable, les avait réduits au désespoir ; il demanda son rappel pour le salut de la province. Se plaindre, c'est mettre en doute la vertu ou la sagesse d'un despote ; l'empereur ressentit cette offense : il fit trancher la tête, à Carthage, à son vertueux général, et il récompensa Romanus de ses crimes.

Dans le même temps, Valens régnait sur les Grecs, dont il n'entendait pas la langue (de 364 à 378). Sur sa frontière orientale, il' était menacé par les Perses, et sur la septentrionale par les Goths. Il est vrai qu'observant avec plus de timidité encore que de scrupule la paix honteuse que Jovien avait conclue avec les premiers, il s'efforçait de satisfaire Sapor, auquel les places frontières avaient été livrées. Mais une des conditions déshonorantes de ce traité imposé aux Romains était l'abandon du roi d'Arménie et de son voisin le roi d'Ibérie : tous deux furent attaqués par Sapor. Le premier, trompé par une négociation artificieuse, et attiré à un festin, fut chargé de chaînes d'argent et ensuite massacré ; le second fut réduit à s'enfuir. L'Arménie et l'Ibérie furent soumises à la Perse ; cependant, comme le peuple de ces contrées était chrétien, il demeurait, en dépit de la conquête, fidèle aux intérêts de Rome. Un fils du roi d'Arménie, nommé Para, trouvait toujours les sujets de son père prêts à prendre les armes en sa faveur ; les fréquentes révoltes des Arméniens troublèrent les frontières de la Perse, et occupèrent les armes de Sapor dans sa vieillesse. Para aurait même probablement fini par triompher, et par affermir l'indépendance de l'Arménie, si l'empereur Valens, d'après une politique qu'on ne saurait expliquer, ne l'avait pas fait assassiner, en 374, au milieu d'un festin que lui donnait un de ses généraux.

L'empire des Goths s'étendait le long du Danube et de la mer Noire, et trente ans s'étaient écoulés sans qu'ils eussent envahi les frontières de l'empire romain. Durant cette période, cependant, ils s'étaient accrus en grandeur et en puissance. Le vieillard Hermanric, le plus illustre chef de la race des Amales, régnait sur toute la nation. Son pouvoir s'était étendu des Ostrogoths sur les Visigoths, puis sur les Gépides. Il avait poussé ses conquêtes jusqu'aux côtes de la mer Baltique : les Æsthoniens et les Russes ou Roxolans étaient au nombre de ses sujets, aussi bien que les Hénèdes des plaines de la Pologne, et les Hérules des Palus Méotides. Au commencement du règne de Valens, une tentative de Procopius, parent éloigné de Julien, pour se faire couronner à Constantinople, attira au midi du Danube les Goths, ses alliés ; mais ils furent repoussés dans trois campagnes (367-369), et la paix fut rétablie sur cette frontière. Malgré le voisinage formidable des Goths et des Persans, malgré la lâcheté et l'incapacité de Valens, l'Orient était demeuré en paix, sous la protection du nom seul de Valentinien, dont toutes les nations barbares connaissaient les talents militaires, la promptitude et la sévérité. Mais cet empereur si redouté et de ses ennemis et de ses sujets, comme il portait la guerre contre les Quades dans la Pannonie, et qu'il donnait audience à leurs ambassadeurs, qui venaient en suppliants lui demander la paix, se livra contre eux à un si violent abcès de colère, qu'une veine éclata dans sa poitrine, et qu'il mourut en leur présence, le 17 novembre 375, étouffé dans son sang, qu'il vomissait à gros bouillons. Ses deux fils, Gratien, à peine entré dans l'adolescence, et Valentinien II, encore dans l'enfance, se partagèrent l'Occident, tandis qu'à là tête de l'empire demeura, en Orient, ce même Valens qu'on avait jugé incapable d'occuper la seconde place.

 

Jamais l'empire cependant n'avait eu plus besoin d'un chef habile et vigoureux. La nation des Huns tout entière i abandonnant aux Sienpi ses anciens pâturages, dans le voisinage de la Chine, avait traversé, par une marche de plus de treize cents lieues, tout le nord de l'Asie. Elle s'était accrue de toutes les hordes vaincues, qu'elle entraînait sur son passage, et s'était jetée sur le pays des Alains. Elle les défit sur les bords du Tanaïs, dans une grande bataille ; alors elle accueillit dans son sein une partie de la nation vaincue, avec laquelle elle continua de s'avancer vers l'Occident ; tandis que d'autres Alains, trop fiers pour renoncer à leur indépendance, se retirèrent, les uns dans la Germanie, d'où nous les verrons dans la suite passer dans les Gaules ; les autres, dans les montagnes du Caucase, où jusqu'à ce jour ils conservent leur ancien nom.

Les Goths, limitrophes des Alains, avaient alors enrichi par leurs travaux les fertiles plaines qui s'étendent au nord du Danube et de la mer Noire. Déjà plus civilisés que les autres peuples d'origine germanique, ils commençaient à faire des progrès rapides dans les sciences sociales. Ils s'attachaient à l'agriculture, ils cultivaient les arts, ils perfectionnaient leur langage, ils rassemblaient les traditions ou chantées, ou peut-être inscrites en lettres runiques, qui conservaient la mémoire de leurs migrations et de leurs anciens exploits ; ils entretenaient avec la Grèce un commerce utile, à l'aide duquel le christianisme commençait à s'introduire parmi eux ; et en adoptant des connaissances plus relevées et des mœurs plus douces, ils n'avaient encore rien perdu ni de leur amour pour la liberté ni de leur bravoure. Tout à coup ils furent confondus par l'apparition des Huns, par l'arrivée imprévue de cette nation sauvage qui, au moment qu'elle eut passé le Borysthène ou Dniéper, commença à brûler leurs villages et leurs moissons, et à massacrer sans merci les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, tout ce que le cavalier scythe pouvait atteindre. La langue des Huns n'était entendue de personne, et les Goths doutaient même si ses sons aigus et discordants étaient un langage humain. Leur nom n'avait jamais été prononcé en Europe ; bientôt la superstition septentrionale expliqua l'apparition subite de ces myriades de guerriers, en attribuant leur naissance aux esprits infernaux, seuls époux, disait-on, qu'eussent mérité de trouver des femmes du rebut de l'Europe, accusées de magie, et qu'on avait chassées dans les déserts.

La difformité des Huns accréditait cette généalogie diabolique. Ils mettaient en fuite, dit Jornandès, l'historien, des Goths, par la terreur qu'inspirait leur visage ceux que leur bravoure n'aurait pu vaincre. La couleur livide de leur peau avait quelque chose d'effrayant. Ce n'était pas un visage, mais une masse de chair difforme, où deux points noirs et louches tenaient la place des yeux. Leur cruauté, s'exerçant sur leurs propres enfants, avait martyrisé leurs joues avec le fer avant qu'ils eussent goûté le lait de leur mère : aussi aucun duvet ne couvrait leur menton dans l'adolescence, aucune barbe ne donnait de la dignité à leur vieillesse. Le corps ne semblait pas moins hideux que le visage. On ne les prenait point pour des hommes, dit Ammien Marcellin, mais pour des bêtes relevées sur leurs pieds de derrière, comme en dérision de notre espèce.

Le grand Hermanric, dont le royaume s'étendait de la Baltique à la mer Noire, n'aurait pas abandonné aux Huns le sceptre sans combat ; mais à cette époque même, il fut assassiné par un ennemi domestique. Les nations qu'il avait subjuguées se préparèrent de toutes parts à la rébellion ; les Ostrogoths, après une courte hésitation, rompirent leur alliance avec les Visigoths, et ces derniers, comme un troupeau effrayé, se rassemblant de tout leur vaste royaume sur la rive du Danube, renoncèrent à combattre les êtres surhumains qui les poursuivaient. Ils tendirent aux Romains, sur l'autre rive, des mains suppliantes ; ils demandèrent que pour les dérober à la boucherie dont ils étaient menacés, on leur permît de chercher un refuge dans ces déserts de la Mœsie et de la Thrace dont l'empire ne tirait plus aucun parti ; ils promirent qu'ils les remettraient en culture, qu'ils en paieraient les impôts, et qu'ils les défendraient de leurs armes. Valens, qui depuis cinq ans avait fixé sa résidence à Antioche, apprit avec surprise qu'un empire égal au sien en étendue, supérieur en vaillance, et qui lui avait inspiré une si longue terreur, s'était tout à coup écroulé dans la poussière, et que tous ses plus redoutables ennemis demandaient à devenir ses sujets.

L'humanité ordonnait peut-être d'accorder aux Goths leur demande, la politique pouvait le conseiller aussi ; mais des passions plus basses déterminèrent l'empereur, ses conseillers, et les subalternes chargés de l'exécution de ses ordres. Leur cupidité sordide rendit bientôt odieuse l'hospitalité qu'ils offrirent aux Goths. L'empereur y avait mis deux conditions, l'une qu'ils déposassent leurs armes, l'autre qu'ils donnassent leurs enfants en otages. Les officiers chargés de recevoir le dépôt des armes se laissèrent séduire par des présents, et fermèrent lés yeux sur la non-exécution de cet ordre : toutefois, lorsque le transport, non d'une armée, mais d'une nation, fut effectué ; lorsque, en 376, deux cents mille guerriers, sans compter les femmes et les enfants, eurent passé le Danube, qui au nord de la Mœsie a plus d'un mille de largeur, les ministres impériaux essayèrent de profiter d'une famine, ou réelle ou artificielle, pour dépouiller de tout l'or qu'ils avaient apporté ces guerriers auxquels ils avaient laissé du fer. Toutes les choses nécessaires à la vie ne leur furent offertes en vente, par le monopole, qu'à un prix exorbitant. Jamais l'avarice ne fut plus aveugle, jamais un gouvernement insensé ne prépara mieux sa propre ruine.

Tant que la nourriture la plus malsaine et la plus vile put être achetée avec de l'argent, avec des effets, avec des esclaves, les Goths consentirent à se dépouiller ; la crainte de mettre leurs otages en danger soutint leur longanimité jusqu'au dernier terme ; ils vendirent même jusqu'aux enfants qui leur étaient restés, et qu'ils ne pouvaient plus nourrir, pour acheter la subsistance de quelques jours. Mais lorsque, la défiance des : Romains s'accroissant avec leurs injures, des mesures furent prises pour, disperser les. Goths dans tout l'empire, et des troupes rassemblées pour les écraser s'ils essayaient de résister, ceux-ci resserrèrent au contraire les liens qui les unissaient entre eux ; leur chef Fritigern, auparavant désigné par le titre de juge, commença à exercer les fonctions d'un roi, et une querelle ayant éclaté à Marcianople, capitale de la Basse-Mœsie, entre cette, nation opprimée et leurs oppresseurs, le général de Valens, Lupicinus fut défait, son armée mise en fuite, et les hôtes opprimés des Romains se trouvèrent les maîtres de la Mœsie.

Un premier succès assurait presque tous ceux qui devaient venir ensuite. A cette nouvelle, les Ostrogoths, qui avaient maintenu leur indépendance contre les Huns, passèrent le Danube à main armée, et vinrent se réunir aux Visigoths ; longtemps avant l'apparition des Huns on avait vu un grand nombre de jeunes Goths s'engager au service des Romains, comme dans une carrière honorable et lucrative ; ils levèrent en même temps l'étendard de la révolte, pour se réunir à leurs compatriotes. Mais les plus dangereux des auxiliaires des barbares furent les esclaves, qui échappèrent, de toutes parts à leurs maîtres cruels, ceux surtout qui se dérobèrent aux travaux des mines du mont Rhodope pour venir demander vengeance aux étrangers, et leur communiquer leur connaissance du pays et leurs secrètes intelligences. Cependant la guerre se maintint deux ans avec des succès variés. La discipline romaine, l'avantage d'avoir des arsenaux, des magasins, des places fortes, compensait en faveur des généraux de Valens la bravoure des Goths et les talents de Fritigern. Mais l'orgueil de l'empereur d'Orient demandait une victoire gagnée sous ses auspices. Il marcha lui-même contre les Goths, avec la plus brillante armée ; il ne voulut point attendre Gratien, qui de l'Occident s'avançait à son aide, et sa défaite à Adrianople, le 9 août 378, après laquelle il périt dans les flammes d'une cabane où il avait cherché un refuge, laissa l'empire sans défenseurs.

Les forces de l'Orient furent presque anéanties par la terrible bataille d'Adrianople. Plus de soixante mille soldats romains périrent dans le combat ou dans la poursuite, et les temps étaient bien changés depuis ceux où une perte semblable aurait pu être aisément réparée par de nouvelles levées. Cependant, même après cet effroyable massacre, les murs d'Adrianople opposèrent encore aux. barbares une insistance insurmontable ; la valeur peut suppléer à l'art de la guerre en rase campagne ; mais les peuples civilisés retrouvent tous les avantages de la science militaire dans l'attaque et la défense des places. Fritigern s'éloigna des murs d'Adrianople en déclarant que ses compatriotes étaient en paix avec les pierres. Ces pierres s'offraient rarement à eux ; les Romains avaient négligé les fortifications de presque toutes les cités provinciales. Pour les défendre, il aurait fallu accorder des armes aux bourgeois, les accoutumer à la guerre, mettre à leur portée des moyens de résistance dont ils auraient pu faire- usage dans une révolte ou une guerre civile. Les empires ne tardent guère à périr quand les gouvernans craignent plus les gouvernés que les ennemis, et cette crainte est presque toujours le signe des injures par lesquelles ils ont mérité le ressentiment des peuples. Les Goths, laissant Adrianople en arrière, s'avancèrent, en ravageant tout autour d'eux, jusqu'au pied des murs de Constantinople ; puis, après quelques vaines escarmouches, ils retournèrent au couchant, en traversant la Macédoine, l'Épire et la Dalmatie. Du Danube jusqu'à l'Adriatique, le fer et la flamme marquèrent partout leurs progrès.

Pendant que les provinces d'Europe de l'empire grec succombaient à ces calamités, les provinces d'Asie en tiraient une effroyable vengeance. Nous avons dit que les Goths, en passant le Danube, avaient été forcés de donner leurs enfants en otage ; que ceux qui n'avaient point alors été retenus en gage avaient été depuis achetés à vil prix, de leur pères affamés ; que le danger de ces enfants avait seul retenu, pendant longtemps, les bras de ces barbares, qui, même en les vendant, les dérobaient à la famine. Lorsqu'ils perdirent patience, lorsque tout l'Orient retentit du bruit de leurs exploits, leurs enfants, avec une audace qui devançait leurs forces, quoique désarmés, quoique dispersés dans toutes les villes d'Asie, célébrèrent le triomphe de leurs pères ; ils répétèrent les chants nationaux, ils affectèrent de ne plus parler que le langage de leur pays, ils se promirent de participer bientôt aux mêmes victoires, d'aller bientôt rejoindre les phalanges de leur nation. Les habitans de l'Orient, par ressentiment ou par crainte, prévirent des dangers dans ces démonstrations imprudentes, ils craignirent le soulèvement de tous ces jeunes gens. Julius, maître général des soldats du Levant, les dénonça, comme des conspirateurs, au sénat de Constantinople, et demanda ses ordres ; car, depuis la mort de Valens, l'empire était encore sans chef. Le sénat emprunta sans pudeur à l'antique constitution de la république ses institutions arbitraires, tandis qu'il n'en avait conservé aucune des formes protectrices ; il autorisa Julius à pourvoir à ce que la république n'éprouvât point de dommage — Caveant consules ne quid detrimenti R. P. capiat — ; les jeunes Goths furent invités, par des promesses trompeuses, à se réunir dans la capitale de chaque province. A peine furent-ils assemblés au Forum que des gardes en occupèrent toutes les avenues, que des archers parurent sur les toits de toutes les maisons ; et à un signal donné, le même jour, à la même heure, dans toutes les villes d'Asie, toute cette brillante jeunesse désarmée fut assaillie par une volée de traits, puis égorgée sans miséricorde.

Un grand acte de cruauté est presque toujours un signe de lâcheté, non de courage. Ces Orientaux qui, par le massacre de tant de milliers de jeunes gens, semblaient avoir voulu rendre impossible une réconciliation avec leurs pères, n'osèrent jamais les rencontrer en rase campagne. La même terreur que les Goths avaient si récemment éprouvée devant les Huns, les Grecs l'éprouvaient devant les Goths. Bien plus, les deux nations scythe et germanique s'étaient unies pour le dommage de l'empire romain. Les Huns, parvenus en Dacie, s'y étaient arrêtés, et y avaient fixé leurs tentes. Le capitaine qui les avait conduits jusque là était mort ; des discordes civiles éclatèrent entre leurs hordes, et ce ne fut plus comme poursuivant une guerre nationale, mais comme cherchant des aventures personnelles, que plusieurs divisions de Huns et d'Alains passèrent le Danube, contractèrent alliance avec Fritigern ; et secondèrent la valeur ferme et mesurée des Goths par l'impétuosité de leur cavalerie légère.

Aucun général, dans le Levant, ne songeait à profiter de l'anarchie pour sa propre ambition, aucune armée n'offrait la pourpre à son chef, chacun redoutait la responsabilité du commandement dans une crise si terrible, tous les yeux se tournaient vers la cour de Trêves ; c'était de là seulement qu'on attendait des secours. Mais Gratien, fils aîné de Valentinien, et empereur d'Occident, n'avait encore que dix-neuf ans. Il avait, il est vrai, acquis déjà quelque gloire dans les armes ; il la devait surtout aux conseils d'un Franc ambitieux, nommé Mellobaudes, l'un des rois de ce peuple guerrier, qui n'avait point dédaigné le titre de comte des domestiques de la cour impériale ; ce chef, réunissant son crédit sur ses compatriotes aux arts et aux intrigues des courtisans, était devenu l'arbitre de l'Occident. Gratien marchait vers l'Illyrie, avec son armée, lorsqu'il apprit la défaite d'Adrianople et la mort de Valens, qui, pour garder seul la gloire de la victoire, n'avait pas voulu l'attendre. Hors d'état de faire tête à l'orage, il recula jusqu'à Sirmium. La nouvelle d'une invasion des Allemands dans les Gaules le rappelait à la défense de ses foyers : le danger se montrait partout à la fois ; l'empire avait besoin d'un nouveau chef et d'un chef vaillant. Gratien eut la générosité de le choisir parmi ses ennemis, et d'après le sentiment seul du mérite. L'Espagnol Théodose, général de son père, qui avait vaincu successivement les Ecossais, puis les Maures, et qui avait ensuite été envoyé à l'échafaud par une injuste sentence, au commencement du règne de Gratien, avait laissé un fils âgé de trente-trois ans, de même nom que lui, qui s'était distingué dans le commandement de la Mœsie, mais qui vivait alors dans la retraite et la disgrâce, sur ses terres en Espagne ; ce fut lui que Gratien choisit avec une noble confiance, lui qu'il présenta aux armées, le 19 janvier 379, et qu'il déclara son collègue et empereur d'Orient.

 

La tâche imposée au grand Théodose était infiniment difficile : le Danube abandonné avait ouvert l'entrée de l'empire, non pas aux Goths seulement, mais à toutes les nations de la Germanie et de la Scythie. Elles parcouraient d'une extrémité jusqu'à l'autre' l'immense presqu'île Illyrique sans rencontrer de résistance, mais sans se lasser dans leur fureur. Le sang des jeunes Goths répandu en Asie était vengé chaque jour avec usure sur ce qui restait de Mésiens, de Thraces, de Dalmates et de Grecs ; c'est pendant les quatre ans de cette guerre d'extermination que les Goths acquirent surtout cette funeste célébrité attachée à leur nom, qui les fait regarder encore aujourd'hui comme les destructeurs de toute civilisation. Théodose, munissant les villes fortifiées, renouvelant les garnisons, aguerrissant ses soldats par de petits combats, toutes les fois qu'il se sentait assuré de l'avantage, attendait pour profiter des circonstances, cherchait, par des intrigues, a diviser ses ennemis, et surtout s'empressait de désavouer la rapacité des ministres de Valens où la cruauté de Julius ; il protestait en toute occasion de son affection, de son estime pour la nation des Goths, et il parvint enfin à leur persuader que son amitié était sincère. Il fut heureux de se trouver alors en paix sur sa frontière d'Asie, heureux que Sapor II, dans sa vieillesse, ou que son successeur Artaxerces II, ne songeassent point à attaquer l'empire romain ; car il aurait infailliblement succombé.

Les victoires mêmes des Goths, leur orgueil, leur intempérance, finirent par causer leur affaiblissement. Fritigern, qui, dans les moments les plus difficiles, les avait dirigés avec tant d'habileté, était mort ; la jalousie entre les tribus indépendants se réveilla ; elles refusèrent d'obéir à un chef commun ; les peuples scythes, les Huns, les Alains, qui avaient participé au pillage de l'empire, se séparèrent de nouveau des peuples germaniques : ils reprochaient aux Goths d'avoir fui devant eux, et les Goths sentaient renaître leur répugnance pour ces sauvages. Théodose profita avec habileté de ces semences de discorde ; il attira successivement à son service plusieurs chefs de mécontents ; il convainquit bientôt les barbares qu'ils trouveraient plus de richesses, plus de jouissances à la solde de l'empereur qu'ils n'en pourraient conquérir par l'épée dans des provinces dévastées avec tant de rage ; il eut soin de témoigner tant d'égards, tant de support à ceux qu'il avait reçus sous ses étendards, que l'exemple devint contagieux ; ce fut par une suite de traités avec autant de chefs indépendants que la nation gothique fut engagée à poser les armes : le dernier de ces traités fut conclu le 3 octobre 382, et il rendit la paix à l'empire d'Orient, six ans après que les Goths eurent traversé le Danube.

Cependant cette nation formidable se trouvait désormais établie dans l'enceinte de l'empire d'Orient. Les vastes régions qu'elle avait ravagées lui furent abandonnées, si ce n'est en toute souveraineté, du moins à des conditions qui blessaient peu son indépendance. Les Goths, dans le sein de l'empire, n'eurent pas de roi ; leurs chefs héréditaires se contentèrent du nom de juges ; mais leur pouvoir fut ce qu'il était auparavant ; ils demeurèrent les commandants militaires et les présidents des assemblées populaires qui jugeaient et administraient la nation. Les Goths reconnurent d'une manière vague la souveraineté de l'empereur romain ; mais ils ne se soumirent ni à ses lois, ni à ses magistrats, ni à ses impôts. Ils s'engagèrent à maintenir quarante mille hommes au service de Théodose, tout en demeurant en corps d'armée, en n'obéissant qu'aux chefs qu'ils s'étaient choisis eux-mêmes, en ne se confondant point avec les soldats romains, et en se distinguant d'eux par le titre de fédérés. Ils reprirent, dans la Mœsie et dans tous les pays situés à la droite du Danube, les travaux de l'agriculture, qu'ils avaient été forcés d'abandonner dans la Dacie. Ils se partagèrent les terres désertes ; par leur mélange avec les anciens habitans, ils acquirent des connaissances nouvelles, ils poursuivirent les progrès qu'ils avaient déjà faits dans la civilisation. Ce fut alors probablement que leur apôtre, l'évêque Ulphilas, qui avait traduit dans leur langue les évangiles, inventa pour eux l'alphabet mœsogothique, qui porto le nom de leur nouvelle demeure. Occupant la frontière entre les deux empires et les deux langues, ils empruntèrent pour cet alphabet même quelque chose au latin comme au grec. En même temps qu'ils agissaient en maîtres dans ces provinces, leurs chefs se présentaient comme candidats pour tous les emplois à la cour de Constantinople ; du commandement des armées ils passaient à celui des provinces, et le grand Théodose se vit contraint à décorer plus d'un Goth du consulat ; car chaque année les deux empereurs s'entendaient encore pour élire ces anciens magistrats de la république, demeurés sans fonctions, mais dont les noms désignaient l'année dans les fastes consulaires.

Ainsi l'empire subsistait toujours ; mais dans son sein les barbares possédaient déjà et la puissance des armes et celle des magistratures ; ils étaient déjà établis en corps de nation dans l'enceinte des frontières. Théodose donnait le consulat à des. Goths, et son collègue Gratien à des Francs ; il le donna entre autres à Mérobaudes, l'un des rois de cette nation belliqueuse. Celle-ci avait contracté avec l'empire une utile alliance ; elle composait presque seule les armées de l'Occident, et elle dirigeait sans partage les conseils de la cour. Vers cette époque cependant le jeune Gratien, qui avait obtenu de bonne heure une réputation brillante, et qui avait délivré les Gaules d'une invasion redoutable par une grande victoire remportée sur les Allemands, près de Colmar, au mois de mai 378, commençait à perdre sa popularité et l'appui de ses alliés germaniques. Passionné pour la chasse, il admirait l'habileté supérieure des archers de la Scythie. Il appela à sa solde un corps considérable de ces Alains, qui avaient été obligés d'abandonner aux Huns les bords du Volga ; il les établit sur la Seine ; il les associa à ses plaisirs et à ses exercices ; il en forma la garde, de sa personne, il revêtit même leur habit. Les Romains, et les Francs leurs confédérés, ressentirent également cette préférence comme une insulte. Les légions de la Bretagne se révoltèrent, et décorèrent de la pourpre le sénateur Maximus ; celles de la Gaule abandonnèrent Gratien, et ce jeune empereur, réduit à fuir, fut tué à Lyon le 25 août 383. Théodose, alors occupé d'une nouvelle agression des Ostrogoths et des Gruthunges, qu'il vainquit, et Valentinien II, qui, encore enfant, était censé régner sur l'Italie et l'Afrique, furent tous deux contraints à reconnaître dans Maximus (383-387) le collègue que le choix des soldats leur avait donné.

Le règne de Théodose n'est connu que fort imparfaitement. Les historiens contemporains pour cette période manquent également à l'Orient et à l'Occident. Cependant cet empereur a été présenté sous le titre de grand à l'admiration de la postérité, et il paraît avoir mérité ce titre : d'abord par ses talents militaires, qui furent toujours pour les rois le moyen le plus sûr d'atteindre à une gloire vulgaire ; ensuite, par une grande prudence dans le gouvernement difficile d'un Etat ébranlé, par une générosité qui se manifesta d'une manière brillante dans quelques occasions, et par des vertus domestiques, un amour de ses proches, une pureté dans ses mœurs, une douceur dans ses relations sociales, toujours rares dans un rang élevé, plus rares encore sur le trône de Constantinople. Cependant ce ne furent ni ses victoires, ni ses talents, ni ses vertus, qui lui procurèrent le titre de grand, ou qui excitèrent le zèle avec lequel son nom a été célébré d'âge en âge ; ce fut surtout la protection qu'il accorda à l'église orthodoxe, protection qui la fit triompher des hérétiques et des païens, mais qui, selon l'esprit du siècle, fut entachée de la plus odieuse intolérance.

Lorsque Théodose parvint au trône de l'Orient, l'arianisme, protégé par Valens, y était triomphant, surtout à Constantinople. Le patriarche était arien, la plus grande partie du clergé et des moines, et la grande masse du peuple, étaient attachés à la même persuasion. Théodose, élevé dans des opinions contraires, évita de s'engager dans les subtiles disputes des Grecs, ou d'examiner lui-même les diverses confessions de foi et leurs preuves ; il crut plus prudent de faire choix de deux symboles vivants, deux prélats, qu'il déclara, par son premier édit religieux (380), être les trésors de la vraie doctrine, savoir : Damase, évêque de Rome, et Pierre, évêque d'Alexandrie. Ceux dont la foi était conforme à celle de ces deux luminaires de l'Eglise, furent déclarés seuls orthodoxes, seuls catholiques, et durent demeurer seuls en possession de toutes les églises, de toutes les fondations ecclésiastiques et de toutes les richesses léguées au clergé. Tous les autres furent repoussés, punis, par quinze édits successifs, de peines toujours plus sévères, privés de l'exercice de tous les droits civils, puis du droit de tester, bientôt de leur propre domicile, et chassés en. exil ; enfin, contre de certaines hérésies, contre celle entre autres des quartodecimans qui célébraient la pâque le même jour que les juifs, au lieu delà célébrer un dimanche avec les autres chrétiens ; la peine de mort fut prononcée. En même temps une magistrature nouvelle, celle des inquisiteurs de la foi, fut instituée par Théodose, pour épier et punir les opinions secrètes de ses sujets.

Par un sentiment d'équité, les magistrats et les prélats ne demandaient point encore compte aux païens de leurs pensées, avec la même rigueur qu'aux hérétiques ; ils semblaient reconnaître en eux les droits d'une longue possession et la puissance des habitudes. Plusieurs des premiers sénateurs de Rome, des premiers orateurs et des premiers philosophes, professaient encore publiquement la religion antique. Théodose n'attacha point de punition à la manifestation de ces sentiments ; il prohiba seulement l'acte le plus essentiel de l'ancien. culte ; il déclara qu'un sacrifice aux dieux était un crime de lèse-majesté, et qu'en conséquence il était punissable de mort.

L'Eglise, si récemment échappée aux persécutions des païens, demandait avec un zèle déplorable à exercer la persécution à son tour. Trois hommes pendant le règne de Théodose, s'élèvent dans les rangs du clergé y au-dessus de tous leurs rivaux, par leurs talents, la force de leur caractère, et par leurs vertus ; ce sont : saint Grégoire de Nazianze., pendant un temps patriarche de Constantinople, saint Ambroise, archevêque de Milan, et saint Martin, archevêque de Tours : tous trois contribuèrent puissamment aux persécutions. Saint Grégoire, introduit par des soldats dans ; la cathédrale de Constantinople, malgré l'opposition de tout le troupeau qui lui était confié, prêta sa main à l'expulsion de tout le clergé arien, qu'il dépouillait et qu'il remplaçait. Lorsqu'il eut lui-même abdiqué ce siège élevé, il exhorta dans ses lettres son successeur Nectarius à ne point se relâcher dans son zèle contre les hérétiques. A Milan, saint Ambroise ne voulut pas même accorder le bénéfice de la tolérance à son propre empereur Valentinien II, qui était alors élevé par sa mère Justine, gouvernante de l'Italie et de l'Afrique, dans les opinions ariennes ; Ambroise refusa à l'empereur, à sa mère et aux soldats goths qui formaient sa garde, l'usage d'une seule église. Il rassembla le peuple dans les basiliques (386), pour y faire la garde contre les soldats. Cette résistance populaire fit inventer alors le chant ambrosien, ou le chant perpétuel des psaumes, qui se prolongeons la nuit comme le jour, et qui était destiné à tenir éveillée la multitude dans la défense des saints lieux. Saint Martin, enfin, qu'on peut regarder comme le grand apôtre des Gaules, entreprit, à la tête : d'une troupe de gens armés (389), la destruction des idoles et de leurs sanctuaires dans le voisinage de Tours. Les paysans lui résistaient quelquefois, mais ils payaient bientôt cette résistance de leur vie. Cependant lorsqu'une instruction judiciaire fut entreprise à cette occasion, les saints déclarèrent et les juges prononcèrent que le sang des païens n'avait été versé par aucun des soldats que saint Martin conduisait à l'attaque de leurs temples : c'étaient les diables et les anges qui avaient combattu dans ces lieux divers, et les idolâtres avaient été tués en partageant la défaite des agents infernaux auxquels ils s'étaient associés.

L'influence de la religion fut exercée sur Théodose d'une manière plus digne délie et plus Consolante pour ceux qui observent ses effets, dans la pénitence qui lui fut imposée par saint Ambroise, après un grand crime. Théodose était sujet aux emportements les plus violents, et cette douceur de mœurs dont on le loue disparaissait dès que la colère troublait sa raison. Deux fois il fut provoqué par les séditions de deux des plus grandes villes de ses Etats. Antioche, capitale de la Syrie et de tout le Levant, et l'une des plus florissantes cités de l'empire, se souleva, le 26 février 387, contre un édit qui établissait des taxes nouvelles ; le peuple y traîna dans la boue les statues de l'empereur. La ville fut bientôt forcée à rentrer dans le devoir ; mais elle dut attendre vingt-quatre jours avant de connaître quelle punition lui infligerait Théodose, qui était alors à Constantinople. Ses premiers ordres furent cruels ; un grand nombre de sénateurs devaient perdre la tête, beaucoup de riches devaient perdre leurs propriétés, toutes les distributions de pain devaient être supprimées au peuple, et la capitale de l'Orient devait renoncer à tous ses privilèges pour être réduite au rang d'un village. Cependant les magistrats furent lents à exécuter ces ordres ; ils intercédèrent eux-mêmes auprès de Théodose, et au bout d'un assez long délai, celui-ci accorda une grâce plénière. Le sort de Thessalonique fut plus cruel : cette puissante ville, capitale de toute la province Illyrienne, se souleva à l'occasion des futiles jeux du cirque pour obtenir la mise en liberté d'un cocher habile qui avait été arrêté (390). Le commandant de la ville, Botheric, fut tué avec plusieurs de ses officiers en cherchant à apaiser la sédition, et son corps fut traité avec indignité par la populace. Théodose, qui était alors à Milan auprès de Valentinien II, donna l'ordre aussitôt que sept mille têtes, d'autres disent quinze mille, fussent abattues à Thessalonique, en punition de cette sédition. Les habitants furent invités au cirque, comme si l'on devait y célébrer de nouveaux jeux ; ils y attendaient le signal pour le départ des chars ; tout a coup les soldats s'élancent sur eux ; ils frappent sans miséricorde, sans distinction d'innocent ou de coupable, d'hommes, de femmes ou d'enfants. L'horrible boucherie dura trois heures, et le tribut de têtes exigé par l'empereur fut réuni.

Cependant lorsque saint Ambroise reçut, à Milan, la nouvelle de ce massacre, il en témoigna la plus vive douleur ; il écrivit à Théodose de s'abstenir de se montrer à une église où il ne pourrait paraître que souillé de sang innocent. Théodose, n'ayant pas tenu compte de cet avertissement, fut arrêté par saint Ambroise à la tête de son clergé, sur le portique par lequel il voulait entrer dans le temple, Ce roi qui plaisait à Dieu, dit Théodose, David, fut bien plus coupable que moi ; car au meurtre il avait joint l'adultère. — Si vous avez imité David dans le crime, répondit l'archevêque, imitez-le dans la pénitence. En effet, l'empereur se soumit au châtiment de l'église, il déposa les ornements impériaux, il confessa ses péchés avec larmes, dans la basilique, en présence du peuple, et seulement après huit mois de pénitence il fut réconcilié à l'église.

Théodose ne régna point sur l'Occident ; son séjour à Milan fut la conséquence de l'assistance généreuse qu'il avait donnée à son collègue Valentinien II, attaqué par surprise et chassé d'Italie, en 387, par Maximus, empereur des Gaules. Maximus, défait sur les bords de la Save en juin 588, eut la tête tranchée par l'ordre de Théodose, qui céda en même temps à Valentinien II, dont il avait fait son beau-frère, la Gaule et tout le reste de l'Occident. Le règne nouveau de ce jeune prince ne fut pas long. Il avait transporté sa résidence à Vienne, sur le Rhône ; il y fut assassiné, le 15 mai 392, par l'ordre d'Arbogastes, général des Francs, qui longtemps avait été plus maître que lui dans sa propre cour. Ce ne fut qu'au bout de deux ans que Théodose put rentrer en Occident pour venger son collègue ; il vainquit au pied des Alpes Juliennes (6 septembre 394) le grammairien Eugène, dont Arbogastes avait fait un fantôme d'empereur ; et après cette victoire, son nom seul fut proclamé dans tout l'empire romain. Mais le terme fatal de sa vie approchait. Atteint d'une hydropisie qui paraît avoir été la conséquence de son intempérance, il ne survécut que quatre mois à sa victoire, et il mourut à Milan le 17 janvier 395, âgé de cinquante ans ; laissant le monde romain exposé à toutes les calamités que ses talents et son courage avaient eu peine à suspendre.