HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — Les trois premiers siècles de l'empire romain.

 

 

NOUS avons cherché dans le précédent chapitre à faire comprendre quel était l'état, quelle était la condition interne de l'empire romain au commencement du IVe siècle ; mais pour l'intelligence des événements qui vinrent ensuite, il est nécessaire aussi de rappeler brièvement à la mémoire de nos lecteurs par quels degrés, par quelle suite de révolutions, l'empire était parvenu au point de décadence dont nous nous sommes efforcé de donner une idée. Dans les proportions assignées à cet ouvrage, un seul chapitre doit nous suffire pour embrasser trois siècles et demi de l'existence du monde civilisé, trois siècles et demi riches en grands événements et en grands personnages, dont plusieurs peut-être occupent déjà puissamment l'imagination de ceux qui nous lisent. Il ne peut point être question, dans un tableau de la dissolution de la société antique, de raconter la longue décadence de l'empire qui précéda le règne de Constantin, ou la grande invasion des barbares sous Gallien, que nous prenons pour point de départ ; mais peut-être en marquant fortement les époques de cette longue histoire, en classant les événements et les princes qui les dirigèrent, en réveillant ainsi des souvenirs qui, pour chacun de nos lecteurs, se rattachent à des études antérieures, pourrons-nous réussir à leur faire embrasser d'un seul coup d'œil ces temps que nous devons laisser derrière nous, et qui réagissent cependant sur ceux que nous parcourrons ensemble.

Le pouvoir d'un seul avait été définitivement établi sur le monde romain, par la victoire qu'Octave, depuis connu sous le nom d'Auguste, remporta sur Marc-Antoine, auprès d'Actium, le 2 septembre 723 de Rome, ou trente ans avant la naissance de Jésus-Christ. Constantin-le-Grand, avec lequel nous commencerons un récit plus suivi, fut revêtu de la pourpre dans les Gaules l'an 306 de Jésus-Christ ; mais il ne fut point reconnu par tout l'empire avant l'année 325, ou 353 ans après la bataille d'Actium. Pendant ce long espace de temps, l'affaissement, l'épuisement de l'empire romain, ne cessèrent de faire des progrès. Cet empire, qui avait menacé la terre de la réduire tout entière sous le joug, qui avait réuni la civilisation à l'étendue, la richesse à la vertu militaire, les talents à la force, marcha constamment vers sa décadence ; mais ses pas furent inégaux, ses infirmités ne furent point toujours les mêmes, et les calamités qui le menaçaient changèrent d'aspect. Il souffrit tour à tour de l'organisation trop forte du pouvoir et de sa dissolution, il porta même la peine de ses ; prospérités. Sans suivre l'histoire des tyrannies intérieures ou des guerres étrangères, essayons d'indiquer ce changement de caractère dans la suite des événements.

Ces trois siècles et demi peuvent se diviser en quatre périodes, dont chacune eut ses vices particuliers, sa faiblesse propre ; dont chacune contribua, d'une manière différente, au grand œuvré de destruction qui s'accomplissait. Nous les distinguerons d'après les noms ou le caractère des chefs de l'empire, puisque tout le pouvoir de Rome était alors livré aux mains de ses chefs, et qu'ils représentaient seuls la république romaine, quoique le nom de celle-ci fût toujours, invoqué. La première période est le règne de la famille. Julia, depuis l'an 30 avant Jésus-Christ jusqu'à l'an 68 après sa nativité ; la seconde est le/règne de la famille Flavia, qui, par elle-même, puis par Une adoption simulée, se maintint de l'an 69 à l'an 192 ; la troisième est celle des soldats parvenus, qui s'arrachèrent tour à tour l'empire de l'an 192 à l'an 284 ; la quatrième est celle des collègues, qui partagèrent la souveraineté sans partager l'unité de l'Etat de l'an 284 à l'an 323.

La famille Julia était celle du dictateur César ; son nom fut transmis, par adoption, hors de la ligne directe, mais toujours entre des parents, aux cinq premiers chefs du monde romain. Auguste, qui régna depuis l'an 30 avant Jésus-Christ jusqu'à l'an 14 de notre ère ; Tibère (de 14 à 37), Caligula (37-41), Claude (41-54), Néron (54-68). Leurs noms seuls, à la réserve du premier, sur lequel certains jugements se partagent encore, rappellent tout ce qu'il y a de honteux, tout ce qu'il y a de perfide, tout ce qu'il y a d'atroce dans l'abus du pouvoir absolu. Jamais le monde n'avait été étonné par plus de crimes ; jamais une plus funeste atteinte n'avait été pointée aux vertus, aux principes, que les hommes avaient eu jusqu'alors en vénération. La nature offensée sembla refuser à ces monstres le pouvoir de perpétuer leur espèce ; aucun d'eux ne laissa d'enfants ; cependant l'ordre de la succession entre eux fut légitime, selon le sens qu'on attribue aujourd'hui à ce mot. Le premier chef de cette, maison avait été investi du pouvoir suprême, par les seuls dépositaires de l'autorité nationale, par le sénat et le peuple romain. Après lui, la transmission de la souveraineté fut toujours régulière, conforme aux lois de l'hérédité, reconnue par tous les corps de l'Etat, et elle ne fut disputée par aucun autre prétendant. Le fils, d'adoption, remplaçant à tous égards le fils naturel, était admis sans trouble, sans hésitation, à la place de son père.

Pendant cette période de quatre-vingt-dix-huit ans, les limites de l'empire romain demeurèrent presque invariables, avec la seule exception de la conquête de la Grande-Bretagne, sous le règne de Claude. La gloire militaire avait élevé le dictateur et renversé la république ; l'attachement des soldats aux souvenirs du héros qu'ils avaient suivi dans les combats avait fondé la souveraineté de sa famille ; mais Auguste et Tibère, héritiers de la plus grande puissance militaire que le monde ait connue, se défiaient d'elle en la caressant. Ils devaient tout leur pou1voir à l'armée, ils craignaient d'autant plus de lui devoir aussi leur ruine ; ils avaient besoin des passions égoïstes, non des passions généreuses de cette armée ; ils craignaient l'enthousiasme vertueux qui se développe aisément dans les grandes réunions d'hommes ; ils étaient ménagers avec les légions et d'héroïsme et de victoires, et ils ne voulaient pas leur présenter des chefs dont les soldats aimassent mieux l'exemple ou la voix que la paie et les récompenses des empereurs. Auguste et Tibère ne voulurent point tenter ce que la république aurait accompli, ce que Charlemagne exécuta, avec bien moins de moyens qu'eux, de conquérir et de civiliser la Germanie ; ils crurent en avoir assez fait de couvrir leur empire par une bonne frontière militaire, contre des voisins qui regardaient la guerre en quelque sorte comme une vertu, et ils laissèrent à leurs successeurs le danger de repousser des invasions.

A cette époque, la force militaire de l'empire romain consistait en trente légions : chacune, au grand complet, en y comprenant ses auxiliaires levés parmi les alliés de Rome, était alors forte de douze mille cinq cents hommes. Parmi eux on comptait six mille hommes, de cette excellente infanterie de ligne, si pesamment armée et si maniable en même temps, qui avait accompli la conquête du monde ; un corps de cavalerie romaine de sept cent vingt-six chevaux lui était attaché ; le reste, composé de troupes auxiliaires, portait les armures usitées dans les différents pays qui les avaient fournies. Les légions, en temps de paix, n'habitaient point les villes ou les forteresses ; elles occupaient des camps retranchés sur les principales frontières, où les travaux civils ne se mêlaient jamais au grand métier militaire, où les exercices imposés au légionnaire pour fortifier son corps et entretenir sa vigueur avaient toujours la guerre pour objet, et où une sévère discipline était toujours maintenue avec la même rigueur. Trois de ces légions étaient placées en Bretagne, derrière le mur des Calédoniens ; cinq en Gaule, sur le Rhin ; onze sur le Danube, depuis sa source dans la Rhétie jusqu'à son embouchure dans la mer Noire ; six en Syrie, et deux en Cappadoce, pour la défense de la frontière de Perse. Les provinces toutes pacifiques d'Egypte, d'Afrique et d'Espagne n'avaient qu'une seule légion chacune. L'Italie et la ville de Rome, dont les mouvements auraient pu compromettre la sûreté de l'empereur, étaient contenues dans le devoir et la crainte, par un corps de vingt mille soldats distingués entre toute l'armée par une plus haute paie, par toute la faveur de l'empereur et par son indulgence pour leur licence. On les nommait les prétoriens ; ils étaient campés aux portes de Rome, et ils ne s'éloignaient jamais du prétoire ou de la résidence de l'empereur. L'ensemble des légions formait une armée de trois cent soixante-quinze mille hommes ; avec les prétoriens, la totalité de l'établissement militaire de l'empire, dans sa plus grande puissance, n'arrivait pas à quatre cent mille hommes.

Le gouvernement de la maison Julia fut une période désastreuse pour Rome, pour les sénateurs, pour les hommes opulents, pour tous ceux qui avaient quel que élévation dans l'âme, quelque ambition, quelque souvenir de la gloire de leurs pères ; désastreuse encore pour toutes les anciennes vertus, pour tous les nobles sentiments, qui furent étouffés. Mais les provinces, rarement visitées par les empereurs, jamais envahies par les barbares, goûtèrent les avantages de la paix, d'un immense commerce, de communications faciles et sûres, de lois en général égales et justes. Dans ces temps, dont on n'a conservé que des souvenirs honteux, la population des provinces récemment acquises, de la Gaule par exemple, et de l'Espagne, qui avait été presque détruite ou réduite en esclavage au moment de la conquête, se recruta et s'augmenta rapidement. Ce fut alors et dans la période suivante que la plupart de ces opulentes cités qui ornaient les provinces furent bâties ou agrandies, que les arts de Rome et de la Grèce furent portés par le commerce jusqu'aux extrémités de l'empire, et les monuments qui nous étonnent aujourd'hui, qui illustrent des lieux dont aucun grand événement n'avait consacré le souvenir, les ponts, les aqueducs, les cirques, les théâtres, furent entrepris ou élevés. Les sujets de Rome s'efforçaient de s'étourdir sur l'avenir, d'oublier des crimes qui ne les atteignaient pas, de se détacher d'une patrie dont les chefs les faisaient rougir, d'écarter leurs, enfants d'une carrière publique où ils ne trouveraient que des dangers, et en même temps de jouir des avantages que leur. offraient les arts, la richesse et le repos.

Les sentiments républicains étaient encore entretenus chez tous ceux que l'opinion publique honorait de son estime ; on les retrouve avec toute leur vivacité dans le poète Lucain, dans l'historien Tacite, dans le jurisconsulte Antistius Labeo. Le nom de république, qui avait été conservé, les lois, les usages de l'ancienne Rome, dont plusieurs subsistaient encore, ne permettaient de parler des temps, passés qu'avec respect. Cependant, durant une période d'un siècle, pendant laquelle quatre hommes exécrables occupèrent le trône, et parmi eux un imbécile et deux fous, il lie s'engagea pas une lutte sérieuse pour le recouvrement de la liberté ; il n'y eut pas une révolte, pas une guerre civile. C'est que l'amour de la liberté était confiné dans la haute aristocratie. Les sénateurs savaient mourir avec assez de courage pour se dérober à l'infamie ; mais ils ne savaient pas ou ne pouvaient pas résister : le peuple romain, nourri presque uniquement des largesses de l'empereur, sans cessé distrait ou enivré par des spectacles au des fêtes, regardait comme un spectacle de plus la chute successive des têtes de ces grands qu'il avait craints ou enviés ; le peuple des provinces, étranger à la liberté antique ; n'apercevait pas la différence -entre la république et l'empire ; l'armée confondant la fidélité au drapeau avec le devoir des citoyens, et l'obéissance avec le patriotisme, n'hésita pas un instant dans son dévouement à la famille des Jules. L'excès de la démence et des fureurs de Néron entraînèrent enfin sa chute ; cependant son pouvoir était alors même si solidement établi que ce fut l'attachement des soldats à la famille éteinte des Jules qui alluma la première guerre civile. Ils ne voulurent ni de la république ni de l'empereur nommé par le sénat. Aucune loi, aucune coutume ne pouvant désigner le nouveau souverain, le pouvoir suprême dut être offert comme une proie au plus fort ou au plus habile ; chaque armée voulut revêtir son chef de la pourpre ; Galba, Othon, Vitellius, Vespasien et des prétendants moins heureux combattirent pour la souveraineté ; mais les habitudes de subordination étaient encore si fortes qu'après cet orage, qui dura à peine dix-huit mois, tout rentra dans l'ordre accoutumé, et que le sénat, les provinces, les armées, obéirent au vainqueur Vespasien comme ils avaient obéi aux Jules.

 

Nous avons désigné la seconde période de l'empire par le nom de la famille Flavia, c'était celle de Vespasien. Les neuf empereurs qui furent successivement revêtus de la pourpre dans cet : espace de cent vingt-trois ans, n'appartenaient point tous cependant à la famille Flavia, même par les rites de l'adoption, qui, pour les Romains, étaient devenus une seconde nature. Mais le respect du monde romain pour les Vertus de Flavius Vespasien les engagea tous à prendre son nom, et la plupart montrèrent par leurs hautes qualités qu'ils étaient dignes de cette affiliation.

Vespasien avait été revêtu de la pourpre à Alexandrie le 1er juillet 69 ; il mourut en 79. Ses deux fils régnèrent l'un après l'autre, Titus (79-81), Domitien de 81 à 96. Celui-ci ayant été assassiné, le vieux Nerva. fut élevé à sa place par le sénat (96-98) ; il adopta Trajan (98-117) ; celui-ci adopta Adrien (117-138) ; Adrien adopta Antonin-le-Pieux (138-161) ; celui-ci : adopta Marc-Aurèle (161-180) ; et Commode succéda à son père Marc-Aurèle (180-192). Aucune autre période dans l'histoire ne présente une semblable succession de bons et de grands hommes sur le trône. Deux monstres, Domitien et Commode, l'interrompent et la terminent : tous deux, corrompus par une éducation reçue au pied du trône, succédèrent à leur vertueux père. Cette même succession naturelle donna un seul homme de bien au trône du monde, Titus, qu'on nomma les délices du genre humain, mais qu'un règne de deux ans seulement avait à peine éprouvé suffisamment. Tous les autres furent appelés au trône par une élection glorieuse, sanctionnée par les rites de. l'adoption, pour laquelle le prince consultait la voix de l'opinion publique, et transmettait volontairement son sceptre au plus digne.

L'histoire garde un silence presque absolu sur cette longue période/ Au-dehors, les entreprises des Romains se bornèrent à quelques guerres contre les Parthes, qui ne changèrent pas d'une manière durable les frontières des deux empires ; aux guerres de Trajan, au-delà du Danube, de l'an 102 à 107, dans lesquelles il conquit la Dacie, aujourd'hui Valachie et Transylvanie ; et aux guerres de Marc-Aurèle contre les Quades et les Marcomans, qui avaient réussi à former une confédération de toute la Germanie pour attaquer l'empire romain. Les colonnes Trajane et Antonine, encore debout dans Rome, et couvertes de bas-reliefs, sont les monuments de ces deux expéditions glorieuses. Au-dedans, les historiens concentrant toute leur attention sur le palais impérial, n'avaient à raconter que les vertus des monarques et le bonheur de leurs sujets.

Ce bonheur, fruit d'une paix universelle, d'une protection, d'une sûreté égale accordée à tous, fut grand sans doute, et il a été souvent célébré. Il fut marqué par un lustre nouveau dans la littérature, qu'on ne saurait pourtant comparer à celui du temps qu'on a nommé l'âge d'Auguste, quoique tout l'éclat de celui-ci soit dû à des hommes formés pendant les derniers temps de la république. On vit en même temps surtout sous le règne d'Adrien, un beau développement des arts, et sous celui des Antonins, un grand zèle pour la philosophie. Dans ces cent vingt-trois ans cependant, l'histoire signale très peu de vertus publiques, très peu de caractères distingués.

Ce fut alors surtout que les villes des provinces arrivèrent au plus haut degré d'opulence, et qu'elles se décorèrent par les monuments les plus remarquables. Adrien aimait lui-même les arts et toutes les jouissances de la vie ; il voyagea presque sans interruption dans toutes les provinces de son vaste empire ; il excita l'émulation entre les diverses grandes villes, ou entre leurs plus riches, citoyens, et il porta jusqu'aux dernières extrémités de la domination romaine le luxe et les décorations, qu'on avait d'abord réservées aux cités illustres qui semblaient le dépôt de la civilisation du monde.

Mais ce fut aussi pendant cette même période que la paix et la prospérité favorisèrent l'accroissement colossal de quelques fortunes, de ces latifondia ou vastes domaines, qui, selon Pline l'ancien, perdaient l'Italie et l'empire. Un seul propriétaire acquérait successivement des provinces, qui avaient fourni à la république l'occasion de décerner plus d'un triomphe à ses généraux ; tandis qu'il amassait des richesses si disproportionnées avec les besoins d'un homme, il faisait disparaître de tout le terrain qu'il envahissait, la classe nombreuse, respectable, et jusqu'alors heureuse dans sa médiocrité, des citoyens indépendants. Là où tant de milliers de citoyens libres s'étaient montrés autrefois, toujours prêts à défendre le champ qu'ils cultivaient de leurs mains, on ne voyait plus que des esclaves, et encore ceux-ci diminuaient-ils rapidement en nombre, parce que leur travail était trop coûteux, et que le propriétaire trouvait mieux son compte à consacrer les terres au pâturage. Les fertiles campagnes de l'Italie cessèrent, de nourrir ses habitans ; l'approvisionnement de Rome dépendait des flottes qui lui apportaient les blés de la Sicile, de l'Egypte et de l'Afrique ; de la capitale jusqu'aux extrémités des provinces, la dépopulation suivit l'excès de l'opulence. Aussi, ce fut déjà au milieu de cette prospérité universelle, lorsqu'aucun barbare n'avait encore franchi les frontières de l'empire, qu'on commença à éprouver la difficulté de recruter les légions. Dans la guerre contre les Quades et les Marcomans, précédée par une si longue paix, Marc-Aurèle fut réduit à enrôler les esclaves et les voleurs de Rome. Les provinces frontières, celles qui étaient le plus exposées aux attaques des barbares, celles qui souffraient de la présence et des vexations militaires des légions, n'éprouvaient point au même degré que les provinces plus opulentes et plus tranquilles de l'intérieur, ce rapide déclin de la population et de la vertu guerrière. Les levées de soldats ne se faisaient plus à Rome, elles se faisaient presque exclusivement dans la Gaule septentrionale et sur toute la rive droite du Danube. Cette longue frontière illyrique, en particulier, conserva, pendant plus de deux siècles, la réputation de fournir seule à l'empire plus de soldats que tout le reste de ses provinces. Ces frontières avaient peu tenté la cupidité des sénateurs romains ; aucun d'eux ne se souciait d'avoir son patrimoine dans une province toujours vexée par ses défenseurs et souvent menacée par l'ennemi. Les héritages que les sénateurs ne voulaient point acheter, demeuraient à leurs anciens propriétaires. Là se maintenait par conséquent, par le travail de ses propres champs, une population nombreuse, libre, vigoureuse et hardie. Elle fournit longtemps les armées de soldats, bientôt elle leur donna aussi des chefs. L'histoire qui, dans toute cette période, met rarement en évidence aucun particulier, a cependant célébré les vertus, et plus encore la munificence, d'un sujet des Antonins, Hérodes Atticus, consul en l'année 143. Il vécut presque toujours à Athènes, dans une retraite philosophique. Plusieurs des monuments dont il décora à ses frais les villes autour desquelles s'étendaient ses immenses possessions, sont encore en partie debout ; ils nous donneront une idée, non seulement de la libéralité, mais aussi de l'opulence d'un Romain de ce siècle, d'autant plus que chaque province comptait quelque citoyen qui marchait sur les traces d'Hérodes. Celui-ci fut nommé par Adrien à la préfecture des villes libres d'Asie. Il obtint de cet empereur trois millions de drachmes (deux millions et demi de francs) pour fabriquer un aqueduc à la ville de Troie ; mais pour le rendre plus magnifique, il doubla cette somme de son propre patrimoine. A Athènes, où il présida aux jeux publics, il bâtit un stade de marbre blanc de six cents pieds de longueur, et assez vaste pour contenir l'assemblée entière du peuple. Peu après, ayant perdu sa femme Regilla, il consacra à sa mémoire un théâtre qui n'avait point d'égal dans toute l'étendue de l'empire, et où il n'employa d'autre bois que le cèdre odoriférant, qu'il fit sculpter avec recherche. L'Odéon d'Athènes, bâti du temps de Périclès, était tombé en ruines ; Hérodes Atticus le releva à ses frais dans toute son antique magnificence De même la Grèce lui dut la restauration du temple de Neptune à l'isthme de Corinthe, la construction d'un théâtre à Corinthe, d'un stade à Delphes, d'un bain aux Thermopyles, d'un aqueduc à Canossa en Italie. Beaucoup d'autres villes de l'Epire, de la Thessalie, de l'Eubée, de la Béotie, du Péloponnèse, furent ornées à leur tour par ses libéralités. Gardons-nous de refuser un juste tribut d'éloges à ce grand citoyen ; mais plaignons le pays où de telles fortunes s'élèvent ; car là un seul homme opulent, avec des milliers d'esclaves, doit avoir remplacé des millions d'hommes libres, heureux et vertueux.

 

La tyrannie de Commode, le dernier des Flavii, ses vices et ses abominations furent enfin punis par l'assassinat domestique qui en délivra l'Univers ; mais avec sa mort, le 31 décembre 192, commence la troisième période et la plus calamiteuse, celle que j'ai désignée par les noms des parvenus, ou des soldats usurpateurs de l'empire. Elle dura quatre-vingt-douze ans (192-284), et pendant cet espace de temps, trente-deux empereurs et vingt-sept prétendants à l'empire, se précipitèrent tour à tour du trône par une constante guerre civile. C'est durant ce temps qu'on vit les prétoriens mettre la souveraineté du monde comme à l'enchère ; qu'on vit les légions de l'Orient et de l'Occident se disputer le fatal honneur de décorer de là pourpre des chefs qui bientôt après périssaient assassinés ; qu'on vit des hommes tirés des derniers rangs de la société, des hommes que le génie n'avait point marqués de son cachet, qu'aucune éducation n'avait façonnés, élevés par le brutal caprice de leurs camarades au-dessus de tout ce que le monde avait respecté. Tel fut le Maure Macrinus, qui en 217 succéda à Caracalla, qu'il avait fait assassiner, tel fut le Goth Maximinus, distingué seulement par sa taille gigantesque, son ignorance, sa force et sa brutalité, qui, après avoir fait assassiner Alexandre Sévère, lui succéda en 235 : tel fut enfin l'Arabe Philippe, élevé parmi les voleurs, dont il avait suivi la profession, et parvenu au trône en 244 par l'assassinat de Gordien.

Lorsqu'un monarque absolu est renversé du trône par une conséquence de sa tyrannie, et qu'avec lui toute sa famille est éteinte, il ne reste ni loi, ni sentiment national, qui puisse régler la transmission du pouvoir ; aucune autorité n'est d'avance considérée comme légitime, ou ne peut devenir telle : la force seule décide, et ce que la force a élevé la force peut le renverser. Le despotisme donne donc un caractère plus défiant et plus cruel aux guerres civiles et à ceux qui les dirigent ; puisqu'il ne laisse subsister aucun sentiment de devoir qui puisse servir de garantie à eux-mêmes ou à leurs ennemis. Quatre-vingt-douze années de guerres civiles presque continuelles enseignèrent à l'Univers sur quels faibles fondements la vertu des Antonins avait fait reposer la félicité de l'empire. Le peuple demeura constamment étranger à ces guerres civiles ; la souveraineté avait passé aux légions, et elles en disposaient seules ; tandis que les villes, indifférentes entre les prétendants à l'empire, n'ayant point de garnisons, point de fortifications ; point de milices armées, attendaient la décision des légions, et ne songeaient pas à se défendre. Elles ne furent pas pour cela à l'abri de la férocité ou de la cupidité des combattants ; ceux-ci désiraient avoir d'autres ennemis à vaincre que des soldats ; ils désir aient des pillages, et le moindre signe de faveur accordé par une cité à un prétendant à l'empire, lorsque celui-ci avait été vaincu, donnait lieu à des exécutions militaires, souvent à la vente de tous les citoyens comme esclaves.

Les soldats eux-mêmes se lassèrent quelquefois de leur propre tyrannie. Ils n'av aient aucun sentiment romain, aucun souvenir de la liberté ou de la république, aucun respect pour le sénat ou pour les lois ; leur seule idée d'ordre légitime était l'hérédité du pouvoir. Mais pendant cette période désastreuse, tous leurs retours au principe de l'hérédité furent calamiteux. L'empire lui dut la férocité de Caracalla, fils de Septime Sévère (211-217), la souillure d'Héliogabale, son neveu (218-222), et l'incapacité de Gallien, fils de Valérien (253-268). Le nom de ce dernier, Gallien, signale l'époque honteuse où Rome qui jusqu'alors avait fait trembler les barbares, commença à son tour à trembler devant eux. Les légions affaiblies et réduites à moins de six mille hommes, avaient été retirées des frontières, et opposées les unes aux autres dans des combats sans cesse renaissants ; leur discipline était anéantie, leurs chefs ne méritaient plus et n'obtenaient plus de confiance. Après une défaite, on cherchait en vain à recruter l'armée ; au moment d'une attaque on pouvait à peine la déterminer à marcher. Les barbares, témoins de cette anarchie et de ces combats, ne voyant plus sur les frontières ces camps redoutables des légions qu'ils étaient accoutumés à respecter, les franchirent toutes à la fois, comme s'ils s'étaient entendus des extrémités de la Calédonie jusqu'à celles de la Perse. Les Francs, confédération nouvelle des peuples germains, qui s'était établie près des bouches du Rhin, ravagèrent de 253 à 268, toute la Gaule, l'Espagne et une partie de l'Afrique. Les Allemands, autre confédération nouvelle établie sur le haut Rhin, traversèrent la Rhétie, et s'avancèrent jusqu'à Ravenne en pillant l'Italie. Les Goths, après avoir chassé les Romains de la Dacie, pillèrent la Mœsie, massacrèrent cent mille habitans à Philippopolis en Thrace, s'étendirent ensuite sur les côtes de la mer Noire, se hasardèrent sur cette mer inconnue dans les vaisseaux qu'ils enlevèrent aux villes maritimes, pillèrent les villes de la Colchide et de l'Asie-Mineure, et pénétrèrent enfin par le Bosphore et l'Hellespont jusque dans la Grèce, qu'ils ravagèrent tout entière. En même temps, les Persans de la dynastie nouvelle des Sassanides menaçaient l'Orient. Sapor avait conquis l'Arménie, l'empereur Valérien, père et collègue de Gallien, marcha lui-même à sa rencontre dans la Mésopotamie ; il fut battu et fait prisonnier en 260 ; le monarque persan ravagea alors la Syrie, la Cilicie et la Cappadoce, et il ne fut arrêté sur les confins de l'Arabie que par le riche sénateur de Palmyre, Odénat, et sa femme, la célèbre Zénobie.

Ce premier désastre universel des armées romaines, cette ignominie et cette faiblesse qui succédaient à tant de grandeur, portèrent à l'empire un coup dont il ne se releva plus. Les barbares, dans leurs invasions, gardaient le souvenir des. longues terreurs et des longs ressentiments que les Romains leur avaient inspirés. Ils avaient encore trop de haine pour montrer aucune pitié à leurs ennemis vaincus. Jusqu'alors ils n'avaient vu des Romains que leurs soldats, mais lorsqu'ils pénétrèrent tout à coup au milieu de ces villes si peuplées, tour à tour ils craignirent de s'y voir écraser par une multitude si supérieure à la leur, ou bien lorsqu'ils reconnurent sa lâcheté elle leur inspira le plus profond mépris : leur cruauté se proportionnait à ces deux sentiments, et ils songeaient plutôt à détruire qu'à vaincre. La population, qui avait d'abord diminué par les suites de l'opulence, diminua alors par celles de la détresse : l'espèce humaine semblait disparaître sous l'épée du barbare ; tantôt il égorgeait tous les habitans d'une ville, tantôt il les réduisait tous en esclavage et les envoyait vendre à une immense distance de leur patrie ; et après ces grands désastres de nouvelles craintes, une nouvelle oppression, de nouveaux malheurs, ne permettaient point à la population de se rétablir. Au sein de l'empire, il commença à se former de vastes déserts, et les empereurs les plus sages et les plus vertueux songèrent dès lors à y appeler de nouvelles colonies.

L'élection des soldats cependant, qui avait mis l'empire dans un danger si imminent, lui donna enfin des défenseurs. Cette redoutable démocratie armée n'avait consulté que sa cupidité, son inconstance ou ses caprices, en décorant de la pourpre ses indignes favoris, tant qu'il ne s'était agi pour elle que de partager les dépouilles de l'Etat ; mais quand elle se sentit menacée elle-même, quand elle vit son existence compromise avec celle de l'empire, elle eut du moins le sentiment de l'espèce de mérite qui pouvait la sauver. Ce n'était pas sans de grands talents pour la guerre qu'on pouvait gagner l'estime des soldats romains, même dans leur décadence. Quand ils voulurent de grands hommes ils surent les trouver, et pour tenir tète aux barbares, ils firent enfin d'honorables choix.

Ce furent les soldats qui élevèrent au trône Claudius II (268-270), qui remporta sur les Goths une grande victoire, et en délivra pour un temps l'empire ; Aurélien (270-275), qui rétablit l'unité du pouvoir, et détruisit tous les prétendants à la couronne entre lesquels se partageaient l'armée et lès provinces ; qui soumit l'Orient, et emmena captive cette Zénobie qui avait porté la civilisation grecque à Palmyre, et accoutumé les Arabes à triompher des Romains et des Persans. Les soldats choisirent encore Tacite, qui dans un règne de six mois (275) eut le temps de faire remarquer ses vertus ; Probus (276-282), qui battit successivement presque tous les peuples germaniques, et qui délivra de leur présence la Gaule et les provinces du Danube ; Dioclétien enfin, qui mit un terme en 284 à cette longue période d'anarchie. Tous ces grands capitaines prouvèrent assez que la valeur n'était pas éteinte, que les talents militaires étaient encore communs, et que les soldats, quand ils voulaient réellement sauver l'Etat, n'étaient pas de mauvais juges des qualités nécessaires à la république.

Mais tant d'invasions et de guerres civiles, tant de souffrances, de désordres et de crimes, avaient réduit l'empire à une langueur mortelle dont il ne se releva plus. Les besoins du fisc s'étaient accrus avec les dangers de l'Etat ; les provinces, dans leur misère, devaient doubler des contributions déjà trop pesantes pour elles dans leur opulence : les survivants devaient payer pour les morts ; aussi le découragement qui portait les agriculteurs à s'enfuir et abandonner leurs terres devint-il toujours plus fréquent, et l'étendue des déserts s'accrut-elle d'une manière effrayante. Le victorieux, le sage Probus, fut réduit à appeler dans ses provinces, pour les repeupler, les ennemis qu'il avait vaincus, et à recruter ses légions avec des captifs. Il chercha du moins à les dépayser : il transporta une colonie de Vandales en Angleterre, des Gépides sur les bords du Rhin, des Francs sur ceux du Danube, d'autres Francs dans l'Asie-Mineure et des Bastarnes dans la Thrace ; mais quoiqu'il eût eu soin de mettre chaque nation barbare à une immense distance de ses foyers, presque toutes dédaignèrent bientôt ces jouissances de la civilisation auxquelles il les appelait, ces propriétés qu'il leur avait distribuées ; elles se révoltèrent, pillèrent les provinciaux désarmés au milieu desquels elles se trouvaient, traversèrent l'empire dans tous les sens, et regagnèrent enfin leurs anciennes demeures. La plus audacieuse de ces rébellions fut celle des Francs transportés dans le Pont. Ils saisirent des vaisseaux dans une ville des bords de la mer Noire ; ils descendirent l'Hellespont, pillèrent la Grèce et la Sicile, rassortirent de la Méditerranée par le détroit de Cadix, et après avoir exercé leurs ravages sur les côtes d'Espagne et des Gaules, ils vinrent enfin, en 277, débarquer dans la Frise, chez leurs compatriotes.

Le même Probus avait demandé aux Germains de lui fournir chaque année seize mille recrues, qu'il incorporait dans les différentes légions, en s'efforçant, disait-il, de faire que le Romain sentît l'aide du barbare, mais qu'il ne la vît pas. Cependant une assistance honteuse ne peut pas être longtemps dissimulée ; le Romain vit que le barbare le remplaçait dans les camps, et il posa son bouclier avec joie. Par un honteux décret, Gallien avait interdit aux sénateurs de servir dans les armées, et aucun d'eux, ni sous son règne, ni sous celui de ses successeurs, ne réclama contre cette dégradante exclusion, quoiqu'elle leur ôtât en même temps toute part à l'administration de la république, et toute chance de s'élever au trône. Dès lors le premier rang de la société cessa d'être respecté des autres et de lui-même ; il ne chercha plus qu'à s'étourdir sur les maux de l'État dans les plaisirs et lé vice ; le luxe et la mollesse s'accrurent avec le malheur des temps, et ceux que le sort menaçait peut-être des souffrances les plus aiguës, ne songèrent à s'y préparer que par les plus honteux plaisirs.

 

Nous arrivons enfin à la quatrième période que nous avons indiquée dans l'histoire de l'empire, celle des collègues qui se partagèrent la souveraineté, de l'an 284 à l'an 323. Elle est plus courte que les précédentes, et nous en parlerons aussi plus brièvement, parce qu'une partie de cette même période devra de nouveau appeler plus tard notre attention.

Dioclétien, qui fut proclamé empereur par l'armée de Perse, le 17 septembre 284, était un soldat illyrien, dont les parents avaient été esclaves, et qui peut-être fut esclave lui-même dans sa jeunesse. Cet homme, qui par ses seules forces avait parcouru toute l'étendue des distances sociales, depuis le rang le plus abject jusqu'au plus élevé, prouva au monde qu'il était plus distingué encore par la vigueur de son génie, la prudence de ses conseils, son empire sur ses propres passions et sur l'esprit des autres que par sa bravoure. Il sentit que l'empire vieilli et chancelant sur ses bases, avait besoin d'une forme nouvelle, et d'une nouvelle constitution. Ni sa naissance servile, ni ses souvenirs, ni les exemples qu'il voyait autour de lui, n'étaient faits pour lui inspirer beaucoup d'estime pour les hommes. Il en attendit peu de chose, et ne parut pas même comprendre cette liberté qui avait inspiré aux Romains tant d'héroïsme. Tous les souvenirs de la république étaient souillés, il n'essaya point d'en profiter ; il ne voyait que le danger des invasions des barbares, il ne songea qu'aux moyens de résistance, et il organisa un gouvernement militaire, fort, prompt et énergique. Mais il jugea en même temps que le chef de ce gouvernement couvrait d'autant pi us de danger qu'il était plus isolé, plus séparé de tous les autres hommes, et que la communauté d'intérêts, l'association, était la base de toute garantie. Il se donna des collègues, pour se préparer des défenseurs dans le danger, des vengeurs s'il venait à succomber, et il fonda le despotisme sur cet équilibre même qui est l'essence des gouvernements libres.

Dans ce but il traça cette division de l'empire, que nous avons déjà exposée, en quatre grandes préfectures, la Gaule, l'Illyrie, l'Italie et le Levant, et il en donna l'administration à quatre collègues ; deux Augustes, plus spécialement chargés des préfectures les plus paisibles, les plus riches et les plus civilisées, l'Italie et le Levant, et deux Césars, appelés à défendre la Gaule et l'Illyrie. Il offrit aux deux Césars, comme terme certain de leur ambition, la succession des deux Augustes, auxquels ils furent liés par les rites de l'adoption. Toutes les armées se trouvant ainsi attachées à son système, et commandées par un de ses collègues, il n'eut plus à craindre qu'aucune se rebellât. Il donna aux : troupes une organisation nouvelle, et des noms nouveaux ; il raffermit leur discipline ; il céda cependant quelque chose à la corruption des temps, en allégeant leur armure et en augmentant la proportion de la cavalerie et de l'infanterie légère contre l'infanterie de ligne ; avec ces nouvelles armées, il repoussa partout les barbares en dehors des frontières, et il fit respecter l'empire. Dioclétien prit pour lui le gouvernement de l'Orient, et il établit sa cour non point à Antioche, quoique ce fût la capitale de la préfecture, mais à Nicomédie, sur la Propontide, presque vis-à-vis du lieu où Constantinople fut ensuite bâtie ; il y affecta un faste oriental qui ne s'accordait ni avec ses habitudes de soldat, ni avec la force de son génie. Il céda l'Italie à l'Auguste Maximien, paysan illyrien comme lui, et son ancien compagnon d'armes, qu'il chargea d'humilier le sénat et la ville de Rome ; le César Galérius fut chargé de l'Illyrie et le César Constance Chlore de la Gaule.

Le despotisme accoutume à regarder toute résistance comme une offense, ou comme une révolte dangereuse ; aussi il rend cruel et sanguinaire. L'éducation soldatesque de Dioclétien et de ses collègues, le rang d'où ils étaient sortis, l'habitude de voir couler le sang, augmentèrent encore cette férocité. Le gouvernement des Collègues fut souillé par de nombreuses exécutions : cependant le caractère de ces violences n'était point le même que celui des crimes des premiers Césars : on voyait dans Tibère et ses successeurs cette cruauté qui presque toujours est unie à la lâcheté et à la mollesse ; dans Dioclétien et ses collègues, cette férocité que les classes inférieures du peuple portent dans l'abus du pouvoir. Maximien et Galérius, que Dioclétien s'était associés, avaient conservé toutes leurs habitudes de paysans brutaux et illettrés ; Sévérus et Maximums, qui leur furent ensuite adjoints, étaient sortis de la même classe. Le seul Constance Chlore appartenait à une famille plus distinguée, et il manifesta en effet des sentiments plus humains.

Cette indignation que toute résistance, que toute indépendance d'esprit cause aux despotes, eut plus de part que la superstition à la sévère persécution que Dioclétien et ses collègues exercèrent contre les chrétiens. La religion nouvelle s'était étendue en silence, et avait fait des progrès considérables dans tout l'empire romain, sans exciter l'attention du gouvernement, ou celle des historiens romains ; ceux-ci, durant les trois premiers siècles de l'Eglise, semblent n'avoir pas même remarqué son existence. Les chrétiens n'avaient eu aucune part aux révolutions, aucune influence publique ; les philosophes ne s'étaient point encore donné la peine de s'engager dans des controverses avec des sectaires demeurés obscurs ; les prêtres des anciens dieux s'irritaient sans doute de voir leurs autels méprisés, leur culte abandonné par une classe d'hommes qui devenait tous les jours plus nombreuse ; mais ces prêtres ne formaient point un corps dans l'État ; ceux de chaque divinité croyaient d'ailleurs avoir des intérêts séparés, ils avaient peu de crédit et peu de moyens de nuire ; aussi les premières persécutions, comme on les a appelées, n'étaient-elles guère que des violences accidentelles qui s'étendaient sur peu de victimes, et qui n'avaient que peu de durée. Mais lorsque des soldats brutaux et impatiens de toute résistance eurent été revêtus de la pourpre, et lorsque l'ordre eut été assez universellement rétabli pour qu'ils s'aperçussent de tout ce qui dépassait le niveau du despotisme, ils s'indignèrent de l'existence d'une religion nouvelle, parce qu'elle rompait l'uniformité de l'obéissance ; elle leur parut une indiscipline bien plus qu'une impiété, et ils poursuivirent dans les chrétiens, non les ennemis des dieux, mais les rebelles à leurs propres ordres. Plus ils étaient absolus, et plus ils s'emportèrent contre cette puissance nouvelle de l'âme insensible aux douleurs, triomphante dans les supplices, qui sans opposer de résistance s'élevait au-dessus de leur pouvoir. La lutte entre un despotisme forcené et l'héroïsme de la conviction, entre les bourreaux et les confesseurs avides du martyre, fut à jamais mémorable. Elle se prolongea avec peu d'interruption jusqu'à la fin de la quatrième période, ou jusqu'à la réunion de tout l'empire sous Constantin.

Dioclétien, comme pour s'assurer que le système qu'il avait conçu pour le gouvernement de l'empire serait exécuté après lui, voulut être en quelque sorte témoin de sa propre succession. Dans son despotisme à quatre têtes, il avait compté sur ce qu'il trouvait en lui-même, l'ascendant d'un génie supérieur sur des hommes d'une trempe médiocre. Tant qu'il garda la pourpre il fut le vrai, le seul chef de la monarchie. Lorsqu'il résolut de se retirer de la scène du monde, et d'appeler aux places d'Augustes les deux Césars, Galère et Constance Chlore, il eut assez d'ascendant sur son collègue Maximien, qui cependant n'était point dégoûté des grandeurs, pour l'engager à déposer la pourpre à Milan, le 1er mai 305, en même temps que Dioclétien la déposait à Nicomédie. Celui-ci, avec une force d'âme que la puissance souveraine n'avait point affaiblie, sut se renfermer neuf ans, sans regrets, dans la condition privée, et trouver dans les soins de son jardin à Salona, un repos d'esprit et un contentement qu'il n'avait jamais connus comme empereur. Mais dès sa retraite, le partage du pouvoir souverain amena sa ruine. Les consuls, au temps de la république, avaient pu se partager sans jalousie le gouvernement des armées, parce qu'au-dessus d'eux s'élevait le pouvoir national, du sénat et du peuple. De même, les collègues dé Dioclétien avaient toujours senti en lui seul la majesté de l'antique Rome. Dès qu'ils ne virent plus rien au-dessus d'eux, ils ne songèrent qu'à leur grandeur personnelle ; et le reste de la quatrième période, comme nous le verrons dans le règne de Constantin, ne fut plus qu'une scène de désordres et de guerres civiles.