HISTOIRE DE LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN

ET DU DECLIN DE LA CIVILISATION, DE L'AN 250 A L'AN 1000

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — Introduction. - Grandeur et faiblesse de l'empire romain.

 

 

ENTRE les études destinées à élever l'âme ou à éclairer l'esprit, il y en a bien peu qu'on puisse mettre au-dessus de celle de l'histoire, lorsque l'on considère celle-ci, non plus comme une vaine nomenclature de faits, de personnages et de dates, mais comme une partie essentielle du grand système des sciences politiques et morales ; comme le recueil de toutes les expériences qui tendent à éclaircir la théorie du bien public.

C'est une conséquence nécessaire de la faiblesse de l'homme, de son impuissance pour résister par ses seules forces à toutes les douleurs, à tous les dangers dont il est sans cesse entouré, que son besoin d'association : il s'unit avec ses semblables pour obtenir d'eux et leur offrir en retour un secours mutuel ; il cherche en eux une garantie contre les infirmités de l'enfance, de la vieillesse et des maladies ; il leur demande de repousser en commun les forces ennemies de la nature, de protéger en commun les efforts que chacun fera pour son propre bien-être, de garantir sa paix, la propriété qu'il a créée, le repos qu'il s'est assuré, et l'usage qu'il fait de ce repos, pour le développement de son être moral. Deux buts bien distincts se présentent à lui aussitôt qu'il peut réfléchir : d'abord son contentement avec les facultés dont il se sent doué, ensuite. le perfectionnement de ces facultés mêmes, ou son progrès vers un état supérieur. Il ne demande pas seulement à être heureux, il demande à se rendre digne de goûter un bonheur d'une nature plus relevée. Le bonheur et la vertu sont donc le double but, d'abord de tous les efforts individuels de l'homme, ensuite de tous ses efforts combinés. Il cherche dans sa famille, dans sa condition, dans sa patrie, les moyens de faire ce double progrès ; aucune association ne répond complètement à ses vœux, si elle ne facilite l'un et l'autre.

La théorie de ces associations, cette théorie d'une bienfaisance universelle, est ce qu'on a quelquefois désigné par le nom de science sociale, quelquefois par celui de sciences politiques et morales. Quand on la considère dans son ensemble, la science sociale embrasse tout ce que les associations humaines peuvent faire pour l'avantage général et pour le développement moral de l'homme : quand on la considère dans ses ramifications, on trouve qu'on doit ranger au nombre des sciences politiques et morales la politique constitutive, la législation, la science administrative, l'économie politique, la science de la guerre ou de la défense nationale, la science de l'éducation, la science enfin la plus intime de toutes, celle de l'instruction morale de l'homme fait ou la religion. A toutes ces sciences en partie spéculatives, l'histoire s'unit sans cesse, comme en formant la partie expérimentale ; elle est le registre commun des expériences de toutes ces sciences.

Nous savons que le nom seul de politique rappelle des souvenirs souvent amers, souvent douloureux, et que bien des gens ne considèrent point sans une espèce d'effroi l'étude d'une science qui leur est plus signalée par les haines qu'elle a excitées que par le bien qu'elle a pu produire. Avant de prononcer cependant notre aversion pour les sciences politiques, souvenons-nous que ce serait mépriser le bonheur, les lumières, et les vertus des hommes. Il s'agit, d'une part, de trouver comment la sagesse de quelques uns peut le mieux être employée à l'avancement de tous, comment les vertus peuvent être le mieux honorées, comment les vices peuvent être le plus découragés, comment les crimes peuvent être le mieux prévenus, comment, dans leur punition même, le plus grand bien social pourra être obtenu avec la plus grande économie de maux. Il s'agit, d'autre part, de connaitre comment se forment et se distribuent les richesses, comment le bien-être physique que ces richesses procurent peut s'étendre sur le plus grand nombre possible d'hommes, comment il peut contribuer le plus à leurs jouissances : il s'agit donc aussi de l'aisance commune, de l'aisance domestique, du bonheur de l'intérieur des familles ; Après avoir porté ses regards sur tout ce que la politique embrasse, qui oserait dire qu'il la déteste ? qui oserait dire qu'il la méprise ?

Mais cette science si importante dans son but, cette science si intimement liée avec tout ce qu'il y a de plus noble dans la destination de l'homme, est-elle aussi certaine qu'elle est relevée par son objet ? conduit-elle à ce but vers lequel elle prétend diriger nos efforts ? Ses principes sont-ils désormais établis de manière à ne pouvoir plus être ébranlés ? Il faut en convenir : il n'en est point ainsi. La science sociale s'est partagée entre un grand nombre de branches, dont chacune suffit amplement pour occuper la vie de l'homme le plus studieux. Mais il n'est aucune de ces branches où des sectes rivales ne se soient élevées, et où elles ne s'attaquent sur les principes mêmes de tous leurs enseignements. Dans la politique spéculative, les libéraux et les serviles disputent sur les bases fondamentales de toute association. Dans la législation, les écoles de droit n'ont pas moins montré d'opposition l'une à l'égard de l'autre ; les unes considèrent toujours ce qui a été, les autres ce qui doit être ; et dans les pays qui ont adopté le droit latin comme dans ceux qui prennent la coutume pour base de leur législation, ces deux systèmes sont hostiles l'un pour l'autre. Dans l'économie politique une doctrine contradictoire est professée avec un même degré de chaleur, sur les bases mêmes de la science ; et l'on en est encore à se demander si les progrès de la production, si ceux de la population, sont toujours un bien, ou s'ils sont quelquefois un mal. Dans la théorie de l'éducation, on dispute sur tous les moyens de répandre les lumières ; on dispute sur l'avantage des lumières elles-mêmes, et il se trouve encore des gens qui recommandent l'ignorance comme gardienne de la vertu du peuple et de son bonheur. La plus relevée des sciences sociales, la plus bienfaisante, la plus consolante quand elle arrive à son but, la religion, est aussi la plus controversée r des sectes hostiles changent trop souvent un lien d'amour en une amie pour le combat. Jamais plus que dans ce siècle, peut-être, on n'invoqua les principes sur toutes les parties des sciences sociales ; jamais les principes ne furent plus difficiles à déterminer ; jamais il ne fut plus impossible d'en présenter un seul qui eût obtenu l'assentiment universel.

Il n'en est point de même des autres parties de nos connaissances. Les faits physiques, les premiers principes qui en découlent, sont bien universellement reconnus et constatés. Dans les sciences naturelles on marche d'évidence en évidence ; si quelquefois on révoque en doute une théorie qui avait été longtemps adoptée pour expliquer des faits reconnus, la plus grande partie de ces faits n'en demeure pas moins à l'abri de toute dénégation. Dans les sciences sociales, au contraire, ce sont bien moins sur les formes du raisonnement que nous entretenons des doutes que sur les faits eux-mêmes d'où nous prétendons tirer des conclusions ; parmi ces faits il n'y en a presque aucun de suffisamment établi pour servir de base à un principe. C'est que dans les sciences physiques, les faits sont des essais scientifiques, circonscrits par le but qu'on veut atteindre ; tandis que dans les sciences politiques et morales, les faits sont les actions indépendantes des hommes.

Ce doute cruel qui s'attache à toutes les parties des sciences politiques et morales doit-il cependant nous faire perdre courage ? Parce que la vérité n'est pas démontrée devons-nous renoncer à la chercher ? devons-nous abandonner l'espérance de la trouver jamais ? Nous le voudrions que nous ne le pourrions pas ; ces mêmes sciences sont tellement usuelles que nous ne pouvons faire un pas dans la vie sans invoquer leur aide. Quand nous renoncerions à la recherche de la vérité, nous ne suspendrions pas pour cela toutes nos actions ; cependant puisque chacune réagit sur nos semblables, chacune doit être réglée par les grandes lois de l'association humaine, par ces sciences politiques et morales elles-mêmes que quelques uns affectent de mépriser.

Lorsque d'anciens astronomes avaient placé la terre au centre de l'univers, et qu'ils faisaient lever le soleil et tourner le firmament autour d'elle, leur erreur ne pouvait s'étendre que sur des sphères de carton, et les globes célestes n'étaient point dérangés dans leur cours glorieux par Ptolomée ou par Ticho-Brahé. Galilée lui-même, lorsque le saint-office l'eut forcé à abjurer sa sublime théorie, ne put s'empêcher de dire : Eppùr si muove (elle tourne cependant). En effet, l'inquisition ne pouvait pas arrêter l'orbite de la terre, comme elle arrêtait l'essor de l'entendement humain. Mais toute étude des sciences politiques et morales serait interdite, que leur pratique ne pourrait pas être suspendue un seul instant. Il y a, des peuples qui n'ont jamais voulu réfléchir sur la théorie du gouvernement des hommes : ont-ils cru pour cela pouvoir se passer de gouvernements ? Non ; ils ont adopté au hasard quelqu'un des systèmes qu'ils n'auraient dû choisir qu'après de mûres réflexions. Les hommes à Maroc tout comme à Athènes, à Venise tout comme à Ury, à Constantinople comme à Londres, auraient voulu que leurs gouvernements leur facilitassent la route du bonheur et de la vertu. Tous ont le même but, et tous agissent : faut-il donc qu'ils agissent sans regarder ce but ? faut-il qu'ils marchent sans savoir s'ils, avanceront où s'ils reculeront ? On ne saurait proposer à aucun souverain, à aucun conseil, aucune mesure politique, militaire, administrative, financière, religieuse, qui ne doive faire du bien ou du mal aux hommes, qui ne doive en conséquence être jugée d'après les sciences, sociales : faudra-t-il que toutes ces déterminations de tous les jours soient prises en aveugle ? Bien plus, préférer ce qu'on a, demeurer où l'on est, c'est tout aussi bien choisir que si l'on faisait le contraire, que si l'on abandonnait lé certain pour l'incertain, ou la réalité pour l'ombre : faudra-t-il donc toujours choisir sans connaître ?

Les sciences sociales sont obscures, cherchons à les éclaircir ; elles sont incertaines, cherchons à les fixer ; elles sont spéculatives, cherchons à les établir sur l'expérience. C'est notre devoir comme hommes, c'est la base de toute notre conduite, c'est le principe du bien ou du mal que nous pouvons faire : l'indifférence sur de telles questions serait coupable.

Pour porter les recherches sur les sciences sociales aussi loin qu'elles peuvent atteindre, il faut sans doute les diviser ; il faut que toute la force d'un esprit spéculatif s'attache à une seule branche, pour pousser aussi avant que la faiblesse humaine peut le permettre et la connaissance des détails et l'enchaînement des principes. L'homme qui voudra faire avancer la science particulière qu'il professe devra se contenter d'être ou publiciste, ou jurisconsulte, ou économiste, ou moraliste, ou instituteur. Mais puisque tous les hommes sont soumis à l'action des sciences sociales, puisque tous influent à leur tour sur leurs semblables, puisque tous jugent et seront jugés, il importe que tous arrivent aux résultats généraux. Il importe que tous conçoivent les conséquences des institutions et des actions humaines : ces conséquences ils les trouveront dans l'histoire.

L'histoire est le dépôt général des expériences de toutes les sciences sociales. Non moins sans doute que la physique, que la chimie, que l'agriculture, que la médecine, la haute politique est expérimentale, la législation, l'économie politique, les finances, la guerre, l'éducation, la religion, le sont aussi. L'expérience seule peut nous apprendre jusqu'à quel point ce qui a été inventé pour servir la société humaine, pour la réunir, la défendre, l'instruire, élever la dignité morale de l'homme, ou augmenter ses jouissances, a atteint son but ou a produit un effet contraire.

Mais, à la différence des sciences naturelles, nous attendons les expériences dans les sciences sociales ; au lieu de les faire, nous les prenons telles qu'elles nous sont données par les siècles passés ; nous ne sommes point les maîtres de les choisir ou de les diriger ; car, pour une expérience manquée, il y va de la vertu et du bonheur de nos égaux et de nos semblables ; et non pas de quelques hommes seulement, mais de quelques milliers ou de quelques millions d'hommes. On ne connaît qu'un seul exemple d'un projet pour faire avancer les sciences politiques par des expériences qui auraient eu pour but, non l'intérêt des gouvernés, mais l'instruction des gouvernans. Vers l'an 260 de Jésus-Christ, l'empereur Gallien, l'un de ceux qui, dans la longue suite des césars, contribua le plus peut-être à perdre l'empire romain par son indolence et sa légèreté, se figura cependant qu'il était philosophe, et.il trouva en foule des courtisans pour le confirmer dans la haute opinion qu'il s'était formée de son aptitude et de son amour pour la science. Il résolut de choisir, dans l'empire romain, des cités expérimentales, qu'il soumettrait aux différents régimes inventés par les philosophes, pour le plus grand bien de tous. Le philosophe Plotinus devait être chargé d'organiser dans l'une d'elles la république de Platon. Cependant les barbares s'avançaient, le nonchalant Gallien ne leur opposait nulle part de résistance ; ils dévastaient successivement toutes les contrées où les cités expérimentales devaient être établies, et ce rêve d'un empereur ne fut jamais exécuté.

Aucun homme n'a sans doute le droit de mettre ainsi la nature humaine en expérience ; cependant un empereur romain pouvait être à peu près sûr que la théorie quelconque d'un philosophe serait meilleure que la pratique de ses préfets du prétoire ou de ses gouverneurs, et nous pouvons regretter que la singulière expérience de Gallien ait été abandonnée. Mais, pour tout autre qu'un empereur romain, l'étude expérimentale des sciences sociales ne peut se faire que dans le passé. Là, les résultats de toutes les institutions se montrent à nous, mais compliqués, embarrassés les uns dans les autres ; ni les causes ni les effets ne se présentent distinctement à notre vue. Le plus souvent un long espace de temps les sépare ; le plus souvent il faut chercher plusieurs générations en arrière, l'origine de ces opinions, de ces passions, de ces faiblesses, dont les conséquences se manifestent après des siècles. Souvent aussi ces causes antiques ont été mal observées, et plusieurs sont entourées de ténèbres qu'il est absolument impossible de percer. Mais ce qui rend surtout la science confuse et incertaine, c'est que plusieurs causes concourent toujours à produire chaque effet ; qu'il faut même bien souvent chercher dans une autre branche des sciences politiques l'origine d'un phénomène qui se présente à nous dans celle qui nous occupe. Ainsi, l'on admire la tactique des Romains ; peut-être n'est-ce pas à elle, mais à l'éducation de leur enfance, qu'il faut demander compte de leurs succès à la guerre. On veut adopter le jury des Anglais : peut-être demeurera-t-il sans équité ou sans indépendance, s'il n'est pas appuyé par les opinions religieuses du peuple qui l'a institué. On parle de la fidélité des Autrichiens envers leur gouvernement ; peut-être n'est-ce pas le gouvernement qu'ils aiment, mais les lois économiques qui les régissent.

Qu'on ne s'étonne donc pas si les sciences sociales sont peu avancées, si leurs principes sont incertains, si elles ne présentent pas une question qui né soit controversée. Ce sont des sciences de faits, et il n'y a pas un des faits sur lesquels elles reposent que quelqu'un ne soit prêt à nier : ce sont des sciences d'observation, et combien peu d'observations bien faites a-t-on recueillies pour elles ! Qu'on s'étonne plutôt que dans cet état de doute et d'incertitude les hommes se haïssent, les hommes s'insultent pour ce qu'ils entendent si peu. Il n'y a peut-être pas une dénomination de secte politique, philosophique ou religieuse, qui, pendant un temps, n'ait été convertie en injure ; il n'y a pas une des opinions contradictoires qui ont été entretenues, sur des sujets si difficiles, si compliqués, par des hommes qui ne se proposaient que le bien de leurs semblables, qu'on n'ait frappée à son tour d'anathème, comme si elle ne pouvait appartenir qu'à un malhonnête homme. Pauvres apprentis que nous sommes dans la théorie de l'homme social ! comment osons-nous prononcer que, pour adopter tel principe, il faut un cœur corrompu, quand nous ne pouvons pas même démontrer qu'il recèle une erreur de l'esprit ? Etudions, et seulement alors nous sentirons toute notre ignorance ; étudions, et en apprenant à connaître les difficultés, nous apprendrons à concevoir aussi comment elles ont pu faire naître les systèmes les plus opposés. L'histoire, si nous l'approfondissons, nous laissera des doutes peut-être encore sur la manière dont nous devons nous conduire, ou participer à la conduite de la société dont nous sommes membres ; mais elle ne nous en laissera aucun sur l'indulgence que nous devons aux opinions des autres hommes. Quand là science est si compliquée, quand la vérité est si obscure et si éloignée de nous, quand chaque progrès dans le travail soumet à notre examen une difficulté nouvelle, fait lever de nouvelles questions, non encore résolues, quand nous ne sommes pas sûrs de nous-mêmes, comment porter un jugement sur ceux qui diffèrent de nous ?

 

La partie de l'histoire dont nous nous proposons de tracer ici rapidement le tableau non pour établir un système, non pour ébranler ou affermir des principes, des opinions, des institutions, mais pour demander loyalement au temps passé compte de ce qui a existé et des causes qui l'ont fait exister, cette partie est riche en instructions, plus, il est vrai, qu'en glorieux exemples. Dans les deux premiers siècles de l'ère chrétienne, le monde connu était réuni sous une monarchie presque universelle ; il semblait devoir recueillir tous les fruits de la plus haute civilisation à laquelle l'antiquité soit parvenue. C'est à cette époque que, fixant sur lui nos regards, nous chercherons à signaler les germes de destruction qu'il contenait déjà en lui. Nous tracerons ensuite rapidement le tableau de la grande lutte des barbares contre les Romains, et nous montrerons l'empire d'Occident succombant sous leurs attaques. Les barbares s'efforcèrent alors de reconstituer ce qu'ils avaient détruit, les Francs mérovingiens, les Sarrasins, les Francs carlovingiens et les Saxons s'essayèrent, chacun à leur tour, à relever une monarchie universelle ; leurs efforts mêmes contribuèrent à dissoudre toujours plus l'ancien ordre social, et accablèrent la civilisation sous ses ruines. L'empire de Dagobert, celui des khalifes, celui de Charlemagne et celui d'Othon-le-Grand tombèrent avant la fin du Xe siècle. Ces grands bouleversements détruisirent enfin la tendance qu'avait conservée le genre humain à se reconstituer en une seule monarchie. A la fin du Xe siècle ; la société humaine était revenue à ses premiers éléments, à l'association des citoyens dans les bourgs et les villes. Nous nous arrêterons à l'an mille, sur la poussière des anciens empires : c'est l'époque où recommencent réellement toutes les histoires modernes.

Ce temps de barbarie et de destruction que nous nous proposons de parcourir est en général peu connu ; la plupart des lecteurs s'empressent d'en détourner leurs regards.

D'ailleurs il n'a produit, dans toute sa durée, aucun historien digne d'être placé en première ligne. La confusion des faits, notre ignorance invincible sur un grand nombre de détails, sur plusieurs périodes tout entières, sur plusieurs des causes qui ont produit les plus grandes révolutions ; le manque de philosophie, souvent de jugement de ceux qui nous ont raconté les événements ; le grand nombre de crimes dont cette époque est souillée, et l'excès de misère auquel l'espèce humaine fut réduite, nuisent sans doute essentiellement à l'intérêt que cette histoire aurait pu exciter. Ces motifs ne doivent cependant pas nous empêcher de chercher à la mieux connaître.

La période, en effet, que nous nous proposons de parcourir est bien plus rapprochée de nous que celles que nous avons coutume d'étudier avec le plus d'ardeur. Elle est plus près, non pas seulement dans l'ordre des dates, mais aussi dans celui des intérêts. Nous sommes les enfants de ces hommes que nous allons chercher à connaître. Nous ne sommes pas ceux des Grecs ou des Romains ; Avec eux ont commencé les langues que nous parlons, les droits auxquels nous avons été soumis ou que nous reconnaissons encore ; plusieurs des lois qui nous régissent ; les opinions, les préjugés plus puissants que les lois, auxquels nous obéissons et auxquels obéiront peut-être encore nos neveux. Les peuples que nous allons passer en revue professaient, pour la plupart, comme nous, la religion chrétienne ; mais à cet égard la différence est bien plus frappante que le rapport. Les siècles qui se sont écoulés du IVe au Xe sont ceux où l'église a le plus éprouvé les funestes effets de l'ignorance, de la barbarie croissante, et de l'ambition mondaine ; il faut à peine leur demander quelques germes de la religion épurée que nous professons aujourd'hui. La direction donnée à l'éducation de la jeunesse, l'étude d'une langue alors mourante, aujourd'hui morte, et des chefs-d'œuvre qu'elle recélait, datent de la même époque, aussi bien que l'institution de plusieurs universités, de plusieurs écoles, qui conservent à l'Europe l'esprit des siècles passés. Enfin, c'est alors que des débris du grand empire romain se formèrent tous les Etats modernes, dont plusieurs subsistent encore. C'est à la naissance des peuples auxquels nos divers intérêts nous lient, que nous allons assister.

La chute de cet empire romain dans l'Occident est le premier spectacle qui se présentera à nous, et ce n'est pas pour nous le moins riche en leçons. Les peuples, arrivés au même degré de civilisation, s'aperçoivent qu'il existe entre eux une certaine parenté. La vie de l'homme privé au temps de Constantin, au temps de Théodose, ressemble plus à la nôtre que celle de nos barbares ancêtres dans la Germanie, ou que celle de ces vertueux et austères citoyens des républiques de la Grèce et de l'Italie, dont nous admirons les chefs-d'œuvre, mais dont nous comprenons mal les mœurs. Ce n'est qu'après avoir bien conçu le rapport et la différence entre l'organisation de l'empire et celle de l'Europe moderne que nous oserons préjuger si les calamités qui l'écrasèrent peuvent nous atteindre.

Le nom seul de l'empire romain réveille pour nous toutes les idées de grandeur, de puissance et de magnificence. Par une confusion bien naturelle à notre esprit, nous rapprochons des temps éloignés et souvent dissemblables, pour réunir sur lu une auréole de gloire. La république romaine avait produit des hommes dont la grandeur morale ne fut peut-être jamais surpassée sur la terre. Ils avaient transmis, si ce n'est leurs vertus, du moins leurs noms à leurs descendants ; et jusqu'à la fin de l'empire, ceux qui, dans l'oppression et la bassesse, se disaient toujours citoyens romains, semblaient aussi toujours vivre au milieu de leurs ombres et de leurs souvenirs. Les lois avaient changé d'esprit, mais le progrès avait été lent, et à peine aperçu du vulgaire. Les mœurs n'étaient plus les mêmes, mais le souvenir des mœurs anciennes vivait toujours. La littérature s'était conservée avec la langue, et elle établissait une communauté d'opinions, d'émotions, de préjugés, entre les Romains du temps de Claudien et les Romains du temps de Virgile. Les magistratures, enfin, avaient, pour la plupart, conservé les mêmes noms et les mêmes décorations, quoique leur pouvoir se fût évanoui, et le peuple de Rome se rangeait encore devant les licteurs qui précédaient le consul revêtu de pourpre, neuf cents ans après l'institution du consulat.

Depuis le temps d'Auguste à celui de Constantin, le monde romain conserva à peu près les mêmes frontières. Le dieu Terme, pas plus qu'au temps de la république, n'avait point appris à reculer. Cette règle ne souffrit qu'une seule grande exception. La Dacie, conquête de Trajan au nord du Danube, et en dehors des frontières naturelles de l'empire, fut abandonnée après un siècle et demi de possession. Mais la guerre, que les Romains du Ier siècle portaient toujours en dehors de leurs frontières, était, au IVe, presque toujours reportée par les barbares dans l'enceinte romaine. Les empereurs ne pouvaient plus défendre des provinces qu'ils prétendaient toujours dominer, et souvent ils voyaient sans regrets de vaillants ennemis devenir leurs hôtes et occuper les déserts de leur empire.

Cette fixité des limites de l'empire romain tenait surtout à ce que, dans le temps de sa plus grande puissance, il avait volontairement borné ses conquêtes au point où il avait trouvé la meilleure frontière militaire à défendre. Les grands fleuves, qui n'arrêtent guère les armées des peuples civilisés, forment en général une barrière suffisante contre les incursions des barbares ; et de grands fleuves, la mer, des montagnes et des déserts, donnaient en effet des frontières naturelles à cet immense empire.

Par un calcul assez vague, on a estimé que l'empire romain avait six cents lieues d'étendue du nord au midi, plus de mille du levant au couchant, et qu'il couvrait cent quatre-vingt mille lieues carrées de superficie. Mais les nombres ne donnent jamais qu'une idée abstraite et difficile à saisir ; nous comprendrons mieux ce que représente cette immense étendue, au centre des pays les plus riches et les plus fertiles de la terre, en suivant la ligne des frontières romaines. Au nord, l'empire était borné par le mur des Calédoniens, le Rhin, Je Danube et la mer Noire. Le mur des Calédoniens, qui coupait l'Ecosse dans sa partie la plus étroite, laissait aux Romains les plaines de ce royaume et toute l'Angleterre. Le Rhin et le Danube, dont les sources sont rapprochées, et qui coulent, l'un au couchant, l'autre au levant, séparaient l'Europe barbare de l'Europe civilisée. Le Rhin couvrait la Gaule, qui comprenait alors l'Helvétie et la Belgique. Le Danube couvrait les deux grandes presqu'îles italique et illyrienne ; il partageait des pays, dont les uns sont aujourd'hui regardés comme allemands, d'autres comme slaves. Les Romains possédaient sur sa rive droite la Rhétie, le Norique, la Pannonie et la Mœsie, qui répondent à peu près à la Souabe, la Bavière, partie de l'Autriche et de la Hongrie, et la Bulgarie. Le court espace entre les sources du Danube et le Rhin au-dessus de Bâle, était fermé par une chaîne de fortifications ; la mer Noire venait ensuite, et couvrait l'Asie-Mineure. Sur ses bords septentrionaux et orientaux, quelques colonies grecques conservaient une indépendance douteuse sous la protection de l'empire. Un prince grec régnait à Caffa sur le Bosphore Cimmérien ; des colonies grecques dans le pays des Lases et la Colchide étaient tour à tour sujettes ou tributaires. Les Romains possédaient tout le rivage méridional de la mer Noire, des bouches du Danube à Trébizonde.

Au levant, l'empire était borné par les montagnes de l'Arménie, une partie du cours de l'Euphrate et les déserts de l'Arabie. Une des plus hautes chaînes de montagnes du globe, le Caucase, qui règne de la mer Noire à la mer Caspienne, et qui, d'une part, communique au Thibet, et de l'autre aux montagnes du centre de l'Asie-Mineure, séparait les Scythes de la Haute-Asie d'avec les Persans et d'avec les Romains. La partie la plus sauvage de ces montagnes appartenait aux Ibériens, qui maintinrent leur indépendance ; la plus susceptible de culture était habitée par les Arméniens, qui subirent tour à tour le joug des Romains, des Parthes et des Perses, mais qui demeurèrent toujours tributaires des uns ou des autres, et non sujets. Le Tigre et l'Euphrate, qui sortent des montagnes d'Arménie pour se jeter dans le golfe Persique, traversaient les plaines de la Mésopotamie. Sur toute cette partie de la ligne orientale, jusqu'aux déserts de sable qui, plus au midi, séparent les rives de l'Euphrate des riches collines de la Syrie, la frontière de l'empire n'avait point été tracée des mains de la nature : aussi les deux grandes monarchies des Romains et des Parthes, ou des Persans leurs successeurs, s'enlevèrent-elles tour à tour plusieurs provinces de l'Arménie ou de la Mésopotamie. Les déserts arabes couvraient la Syrie sur une étendue de deux cents lieues, et la mer Rouge couvrait l'Egypte.

Au midi les déserts de la Libye et du Zahara, au couchant l'océan Atlantique, servaient en même temps de bornes à l'empire romain et au monde habitable.

 

Après avoir fait le tour des frontières, nous donnerons encore un moment d'attention à l'énumération des provinces dont l'empire était composé. Vers l'an 292, Dioclétien l'avait divisé en quatre préfectures prétoriales, dans l'intention de pourvoir mieux à sa défense en lui donnant en même temps quatre chefs. Ces préfectures étaient les Gaules, l'Illyrique, l'Italie et l'Orient. Le préfet des Gaules établissait sa résidence à Trêves ; il avait sous ses ordres les trois vicaires des Gaules, d'Espagne et de Bretagne. Dans les Gaules on distinguait, d'après l'ancien langage des habitans, la Narbonnaise, l'Aquitaine, la Celtique, la Belgique et la Germanique. L'Espagne se partageait en trois provinces : la Lusitanie, la Bétique et la Tarragonaise. La Bretagne enfin comprenait toute l'île jusqu'aux Friths de Dumbarton et d'Edimburg.

La préfecture illyrique se formait de cet immense triangle dont le Danube est la base, et dont les deux côtés sont marqués par la mer Adriatique, la mer Egée et le Pont-Euxin. Il comprend aujourd'hui à peu près tout l'empire d'Autriche et toute la Turquie d'Europe. Il se partageait alors entre les provinces de Rhétie. Norique et Pannonie, Dalmatie, Mœsie, Thrace, Macédoine et Grèce. Le préfet résidait ou à Sirmium, non loin de Belgrade et du Danube ou à Thessalonique.

La préfecture italienne comprenait, outre cette province d'où étaient sortis les conquérants du monde, toute l'Afrique, à partir des frontières occidentales de l'Egypte jusqu'à l'empire actuel de Maroc. Ses provinces portaient lès noms de Libye, Afrique, Numidie, Mauritanie Césarienne et Mauritanie Tingitane. Rome et Milan furent tour à tour la résidence du préfet d'Italie ; mais Carthage était la capitale de toutes les provinces africaines ; elle égalait Rome en population comme en magnificence ; et dans le temps de sa prospérité, les provinces africaines surpassaient trois fois la France en étendue.

La préfecture d'Orient, bornée par la mer Noire, le royaume des Perses et le désert, était encore la plus étendue, la plus riche et la plus peuplée : elle contenait les provinces d'Asie-Mineure, Bithynie et Pont, Cilicie, Syrie, Phénicie et Palestine, Egypte enfin, avec une partie de la Colchide, de l'Arménie, de la Mésopotamie et de l'Arabie. La résidence du préfet était à Antioche ; mais plusieurs autres capitales, et surtout Alexandrie d'Egypte, égalaient presque cette ville en population et en richesse.

L'imagination demeure confondue par cette numération des provinces romaines, par leur comparaison avec l'étendue des empires actuels ; et l'étonnement redouble lorsqu'on songe aux grandes cités qui ornaient chacune des provinces. Ces cités, dont plusieurs égalaient, surpassaient même nos plus grandes capitales, en population comme en richesses ; ces cités, telles qu'Antioche, Alexandrie, Carthage, étaient si puissantes qu'une nation tout entière semblait s'y être enfermée. Dans la province seule des Gaules on comptait cent quinze villes distinguées par le titre de cités : les ruines de quelques unes sont encore debout, et elles l'emportent en magnificence sur tout ce que les villes modernes déploient de grandeur.

L'aspect de ces ruines nous inspire aujourd'hui un sentiment d'admiration, lors même que nous les rencontrons dans des provinces où aucun souvenir glorieux ne s'attache à elles. Nous allons voir à Nîmes, avec émotion, avec respect, la maison carrée, les arènes, le pont du Gard. Nous visitons de même les monuments d'Arles, de Narbonne ; que trouvons-nous là cependant, excepté des modèles pour les arts ? Aucun grand souvenir historique ne s'y attache : ces nobles bâtiments furent élevés dans un temps où Rome avait perdu, avec sa liberté, ses vertus et sa gloire. Quand on arrive à fixer l'époque de leur fabrication, on la trouve liée au règne de ces empereurs dont l'histoire a transmis les noms à l'exécration des siècles à venir.

Ces monuments, cependant, même dans les provinces les plus éloignées, même dans les cités les plus obscures, portent l'ancien cachet romain, un cachet de grandeur et de magnificence. Les habitudes, les impressions morales, se conservent quelquefois dans les arts, après même qu'elles se sont effacées de l'âme des artistes. L'architecte romain, même dans la dernière période de la décadence de l'empire, voyait toujours debout d'anciens témoins des siècles passés qui le maintenaient dans la bonne voie, et il croyait ne pouvoir travailler que pour l'éternité. Il imprimait toujours à ses ouvrages ce même caractère de puissance et de durée qui leur assure l'admiration, de préférence à tout ce qu'on a fait depuis. Cette imposante architecture romaine a, dans sa force et sa grandeur, quelque chose qui rappelle celle de la Haute-Egypte. Elle en diffère cependant par son but : les Egyptiens ne s'occupèrent que des dieux ; les Romains, même durant leur esclavage, s'occupèrent surtout du peuple ; tous leurs monuments sont destinés à la jouissance de tous. Du. temps de la république, c'était à l'utilité commune qu'on songeait surtout à pourvoir, par des aqueducs, par des grands chemins ; du temps des empereurs on songea davantage aux plaisirs de tous, et on bâtit des cirques et des théâtres. Dans les temples eux-mêmes, on dirait que l'architecte égyptien ne s'est occupé que de la présence du Dieu, le Romain que de l'adoration du peuple.

Au milieu de tant de magnificence, l'empire, dont nous verrons bientôt la chute, était atteint, au IVe siècle, d'une faiblesse incurable. Le Nord versa sur lui des flots de guerriers : des extrémités de la Scandinavie jusqu'aux frontières de la Chine, des nations toujours nouvelles arrivaient, se pressaient, se renversaient, et marquaient leur passage par de sanglants débris. Les calamités éprouvées par l'espèce humaine à cette époque, passent, pour l'étendue des ravages, pour le nombre des victimes, pour l'intensité des souffrances, tout ce qu'aucun autre siècle peut présenter de malheurs à notre imagination effrayée. On n'ose calculer les millions et les millions d'hommes qui périrent avant de compléter la chute de l'empire romain. Cependant ce ne furent pas les barbares qui causèrent sa ruine ; dès longtemps il était rongé par une plaie intérieure. Plusieurs causes, sans doute, contribuèrent à détruire, chez les sujets des césars, le patriotisme, les vertus militaires, l'opulence des provinces et les moyens de résistance ; mais nous nous attacherons surtout. aujourd'hui à faire connaître celles qui provenaient de l'état de la population, puisque c'est sur le peuple que doit reposer tout système de défense nationale.

Ce sentiment si pur, si élevé, cette vertu publique qui s'exalte quelquefois au plus haut degré d'héroïsme, et qui rend le citoyen capable des plus glorieux sacrifices, le patriotisme qui avait fait longtemps la gloire et la puissance de Rome, n'avait plus d'aliments dans l'empire de l'univers. Un édit de Caracalla (211-217) avait rendu communs à tous les habitans de l'empire les titres et les devoirs, bien plus encore que les prérogatives de citoyen romain. Ainsi le Gaulois et le Breton se disaient compatriotes du Maure et du Syrien, le Grec de l'Égyptien et de l'Espagnol ; mais plus un faisceau semblable grossit, plus le lien qui l'unit se relâche. Quelle gloire, quelle distinction pourrait être attachée à une prérogative devenue si commune ? Quels souvenirs pouvaient être éveillés par le nom de patrie, ce nom qui n'était plus rendu cher par aucune image locale, par aucune association d'idées, par aucune participation à tout ce qui avait illustré le corps social ?

Ainsi les souvenirs, les sentiments nationaux, étaient abolis dans l'empire de Rome. Ils se trouvaient faiblement remplacés par deux distinctions à établir entre les habitans : celle du langage, et celle des conditions.

Le langage est le plus puissant de tous les symboles pour faire sentir aux nations leur unité ; il s'associe à toutes les impressions de l'âme ; il prête ses couleurs à tous les sentiments et à toutes les pensées ; il ne peut plus se séparer dans notre mémoire de tout ce qui nous a fait aimer la vie, de tout ce qui nous a fait connaître le bonheur : en nous révélant un compatriote au milieu des peuples étrangers, il fait palpiter notre cœur par toutes les émotions de la patrie. Mais loin d'être un principe d'union entre les citoyens romains, le langage servit à les séparer. Une grande division entre le grec et le latin opposa bientôt les empires d'Orient et d'Occident. Ces deux langues, qui avaient déjà brillé de tout leur éclat littéraire, avaient été adoptées par le gouvernement, par tous les gens riches, par tous ceux qui prétendaient à une éducation soignée, et par la plupart des citoyens des villes. Le latin était parlé dans la préfecture des Gaules, l'Afrique, l'Italie, et une moitié de la préfecture Illyrique, le long du Danube ; le grec était parlé dans toute la partie méridionale de la préfecture Illyrique, et dans toute la préfecture de l'Orient.

Mais la grande masse des habitans des campagnes, là où les campagnes n'étaient pas uniquement cultivées par des esclaves apportés de loin, avait conservé sa langue provinciale. Ainsi le celte était toujours parlé dans l'Armorique et l'île de Bretagne, l'illyrien dans la plus grande partie de l'Illyrique, le syrien, le cophte, l'arménien, dans les provinces d'où ces langues, avaient pris leur nom. Là où le peuple était plus asservi et plus opprimé, il faisait plus d'efforts pour apprendre la langue de ses maîtres ; ceux-ci devaient au contraire faire les avances, dans les provinces où le peuple était plus nombreux. Cependant il y avait dans tout l'empire un déplacement continuel des hommes, à cause de l'immense commerce des esclaves, du service militaire, et de la poursuite des emplois civils : aussi chaque province présentait dans les rangs inférieurs du peuple les plus bizarres mélanges de patois et de dialectes divers. Ainsi dans les Gaules, vers la fin du Ve siècle, nous savons qu'on parlait saxon à Bayeux, tartare dans le district de Tifauge en Poitou, gaélique à Vannes, alain à Orléans, franc à Tournai, et goth à Tours. Et chaque siècle présentait une combinaison nouvelle.

Mais c'est surtout dans l'état des personnes qu'il faut chercher les causes de l'extrême faiblesse de l'empire romain. Nous pouvons distinguer dans l'empire six classes d'habitans : nous trouvons d'abord des familles sénatoriales, propriétaires d'immenses territoires et d'immenses richesses, qui avaient successivement envahi dans les campagnes les héritages de tous les petits propriétaires ; puis des habitans des grandes villes, mélange d'artisans et d'affranchis, qui vivaient du luxe des riches, qui participaient à leur corruption, et qui se faisaient redouter du gouvernement par des séditions, jamais de l'ennemi par du courage ; des habitans de petites villes, appauvris, méprisés et opprimés ; des colons et des esclaves dans les campagnes ; des bagaudes enfin dans les bois, qui pour se dérober à l'oppression s'étaient voués au brigandage.

La partie plus relevée de la nation peut communiquer au gouvernement la sagesse et la vertu si elle-même est sage et vertueuse ; mais elle ne lui donnera point la force, car la force vient toujours d'en bas ; elle procède toujours de la grande masse. Or, dans l'empire romain, cette masse si variée dans sa langue, ses mœurs, sa religion, ses habitudes, si sauvage au milieu de la civilisation, si opprimée et si abrutie, était à peine aperçue de ceux qui. vivaient de ses sueurs ; elle est à peine mentionnée par les historiens ; elle languit dans la misère, elle dépérit, elle disparut presque dans quelques provinces, sans qu'on ait daigné nous en avertir ; et ce n'est que par une suite de comparaisons qu'on parvient à connaître sa destinée.

Dans l'état actuel de l'Europe, la classe des paysans, de ceux qui vivent du travail manuel de l'agriculture, forme environ les quatre cinquièmes de la population, l'Angleterre seule exceptée. Nous devrions supposer que dans l'empire romain les paysans étaient proportionnellement plus nombreux encore, puisque le commerce et les métiers y avaient pris moins de développement que chez nous. Mais en quelque nombre qu'ils fussent, ils ne faisaient point partie de la nation, ils étaient regardés comme à peine supérieurs aux animaux domestiques dont ils partageaient les travaux. On aurait redouté de leur entendre prononcer le nom de patrie, redouté de développer leurs qualités morales, et surtout leur courage, qu'ils auraient pu tourner contre leurs oppresseurs. Tous les paysans étaient rigoureusement désarmés, et ils ne pouvaient jamais contribuer à la défense de la patrie, ou opposer aucune résistance à aucun ennemi.

La population rurale dans tout l'empire romain était divisée en deux classes : les colons libres et les esclaves, qui différaient bien plus de nom que par des droits réels. Les premiers cultivaient la terre moyennant des redevances fixes, payables le plus souvent en nature ; mais comme une distance prodigieuse les séparait de leurs maîtres, qu'ils relevaient immédiatement de quelque esclave favori ou de quelque affranchi, que leurs plaintes n'étaient point écoutées, et que les lois ne leur donnaient aucune garantie, leur condition était devenue toujours plus dure, les redevances qu'on exigeait d'eux toujours plus ruineuses ; et si dans l'accablement de leur misère ils prenaient le parti de s'enfuir, abandonnant leur champ, leur maison, leur famille, s'ils allaient demander un refuge à quelque autre propriétaire, les constitutions des empereurs avaient établi des procédures sommaires, par lesquelles on pouvait les réclamer et les saisir partout où on les trouverait. Tel était le sort des cultivateurs libres.

Les esclaves, de nouveau, formaient deux classes, ceux qui étaient nés sur la propriété du maître, et qui, n'ayant par conséquent point d'autre domicile, point d'autre patrie, inspiraient un peu plus de confiance ; et ceux qu'on avait achetés. Les premiers vivaient dans ides corps de ferme ou dans des cases bâties tout autour, sous les yeux de leur commandeur, à peu près comme les nègres des colonies ; toutefois, les mauvais traitements, l'avarice de leurs supérieurs, la misère, le désespoir, diminuaient sans cesse leur nombre, aussi un commerce très actif s'occupait dans tout l'empire romain de recruter sans cesse leurs, ateliers par dès captifs faits à la guerre. Les victoires des armées romaines, souvent aussi celles des barbares, en combattant les uns contre les autres souvent encore les punitions infligées par les empereurs ou leurs lieutenants, à des villes y à des provinces qui s'étaient révoltées, et dont tous les habitants étaient vendus sous la lancé du préteur, fournissaient cette seconde classe aux marchands d'esclaves, aux dépens de tout ce qu'il y avait de plus précieux ; dans la population, Ces misérables travaillaient presque constamment avec des chaînes aux pieds ; on les excédait de fatigue, pour dompter ainsi leur vigueur et leur ressentiment-, puis on les enfermait chaque nuit dans des ergastules souterrains. La souffrance effroyable d'une si grande partie de la population, sa haine envenimée contre ceux qui l'opprimaient, avaient multiplié les révoltes d'esclaves, les complots, les assassinats et les empoisonnements. En vain une loi sanguinaire faisait mettre à mort tous les esclaves d'un maître assassiné, la vengeance et le désespoir n'en multipliaient pas moins les crimes. Ceux qui s'étaient déjà vengés, ceux qui n'avaient pu le faire, mais sur qui planaient des soupçons, s'enfuyaient dans les bois, et ne vivaient plus que de brigandage. Dans la Gaule et l'Espagne, on les nommait Bagaudes, dans l'Asie-Mineure, on les confondait avec les Isauriens, dans l'Afrique, avec les Gétules, qui faisaient le même métier. Leur nombre était si considérable que leurs attaques prenaient souvent le caractère d'une guerre civile plutôt que des désordres d'une bande de voleurs. Tels sont aussi aujourd'hui les marrons dans les colonies. Ils aggravaient, par leurs attaques, la condition de ceux qui tout récemment encore étaient leurs compagnons d'infortune : des districts, des provinces entiers, étaient successivement abandonnés par les cultivateurs, et les bois et les bruyères succédaient aux anciennes moissons.

Le riche sénateur réparait quelquefois ses pertes ; ou obtenait les secours de l'autorité pour défendre son bien ; mais le petit propriétaire qui cultivait lui-même son champ ne pouvait échapper à tant de désordres et de violences ; sa vie comme toute sa fortune étaient chaque jour en danger. Il se hâtait donc de se défaire de son patrimoine à tout prix j toutes les fois qu'un de ses opulents voisins voulait l'acheter ; souvent aussi il l'abandonnait sans compensation ; souvent il était exproprié par les prétentions du fisc et le poids accablant dès charges publiques : aussi toute cette classe de cultivateurs libres qui, plus qu'une autre, connaît l'amour de la patrie, qui peut défendre le sol, et qui doit fournir les meilleurs soldats, disparut bientôt entièrement. Le nombre des propriétaires diminua à tel point qu'un homme opulent, un homme de famille sénatoriale, avait le plus souvent dix lieues à faire avant de rencontrer un égal ou un voisin : aussi quelques uns d'entre eux, propriétaires de provinces entières, étaient déjà considérés comme de petits souverains.

Au milieu de cette désolation générale, l'existence des grandes villes est un phénomène qui n'est pas facile a comprendre ; mais il se représenté aujourd'hui même en Barbarie, en Turquie, dans tout le Levant, partout où le despotisme accable l'homme isolé, et où l'on ne peut se dérober à ses outrages qu'en se perdant dans la foule. Ces grandes villes étaient elles-mêmes peuplées, en très grande partie, d'artisans soumis à un régime assez sévère, d'affranchis et d'esclaves ; mais elles contenaient aussi un nombre, beaucoup plus grand que de nos jours, d'hommes qui, se contentant du plus absolu nécessaire, passaient leur vie dans l'oisiveté. Toute cette population était également désarmée, également étrangère à la patrie, également timide devant l'ennemi et incapable de se défendre ; mais comme elle était rassemblée, le pouvoir lui montrait quelque respect. Dans toutes les villes du premier ordre, il y avait des distributions gratuites de vivres, tout comme il y avait dans le cirque et dans les théâtres des courses de char, des jeux et des spectacles gratuits. La légèreté, l'amour du plaisir, l'oubli de l'avenir, qui ont toujours caractérisé la populace dés grandes villes, suivirent les Romains provinciaux au travers des dernières calamités de leur empire ; et Trêves, capitale de la préfecture des Gaules, ne fut pas la seule ville qui fut surprise et pillée par les barbares ; tandis que ses citoyens, la tête couronnée de guirlandes, applaudissaient avec : fureur aux jeux du cirque.

Tel était l'intérieur de l'empire au commencement du IVe siècle ; telle était la population qui devait résister à l'invasion universelle des barbares. Ceux-ci, bien souvent, ne laissaient aux citoyens que le choix de mourir armés ou de mourir en lâches. Et les descendants de ces superbes Romains, les héritiers de tant de gloire acquise autrefois, par tant de vertus, avaient été tellement affaiblis, tellement avilis par les lois et l'ordre social auquel ils avaient été soumis, que quand l'alternative leur fut offerte ils préférèrent toujours la mort des lâches.