LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XX

 

 

LES PIRATES CRÉTOIS - EXPÉDITIONS D’ANTONIUS ET DE METELLUS

Les Crétois avaient exercé de tout temps la piraterie. Le célèbre Minos seul avait pu les contenir en les constituant, jusqu’à un certain point, en un corps de nation, et en leur donnant l’empire de la mer. Il leur convenait alors de réprimer les brigandages des Cariens et des Lélèges, mais aussitôt après la mort de Minos, l’absence de tout grand intérêt national et les guerres civiles les avaient de nouveau jetés en aventuriers sur les mers. Les Crétois firent cause commune avec les Ciliciens et tous les corsaires qui infestaient la mer Intérieure. La Crète devint ainsi une seconde pépinière de pirates[1].

Aucun peuple n’a été aussi maltraité par les historiens que le peuple crétois : aucun n’a laissé une aussi triste réputation. Les Athéniens, condamnés jadis à payer le tribut au Minotaure, fiers du triomphe de leur héros Thésée, ont surtout contribué à faire ce mauvais renom aux Crétois, qui ont toujours été décriés et couverts d’outrages sur le théâtre d’Athènes. Plutarque fait remarquer, à ce sujet, combien il est dangereux de s’attirer la haine d’une ville qui sait parler[2].

Polybe, parlant des Crétois de son temps, dit que l’argent est en si grande estime auprès d’eux qu’il leur parait non seulement nécessaire mais glorieux d’en posséder ; l’avarice et l’amour de l’or étaient si bien établis dans leurs mœurs que seuls dans l’univers les Crétois ne trouvaient nul gain illégitime[3].

Diodore de Sicile rapporte un trait qui les peint admirablement : Pendant la guerre Sociale, un Crétois vint trouver le consul Julius (César) et s’offrit comme traître : Si par mon aide, dit-il, tu l’emportes sur les ennemis, quelle récompense me donneras-tu en retour ?Je te ferai citoyen de Rome, répondit César, et tu seras en faveur auprès de moi. A ces mots, le Crétois éclata de rire, et reprit : Un droit politique est chez les Crétois une niaiserie titrée, nous ne visons qu’au gain, nous ne tirons nos flèches, nous ne travaillons sur terre et sur mer que pour de l’argent. Aussi je ne viens ici que pour de l’argent. Quant aux droits politiques, accordez-les à ceux qui se les disputent et qui achètent ces fariboles au prix de leur sang. Le consul se mit à rire, à son tour, et dit à cet homme : Eh bien, si nous réussissons dans notre entreprise, je te donnerai mille drachmes (environ 9.500 fr.) en récompense[4].

On trouve dans Polybe[5] des traits analogues concernant les Crétois. Cet historien dit encore qu’il est impossible de trouver des mœurs privées plus corrompues que celles des Crétois, et par suite, des actes publics plus injustes. Le nom de Crétois était devenu synonyme de menteur ; il était passé en proverbe qu’il est permis de crétiser avec un Crétois (πρός xρητά xρητΐζέιν). Enfin, il n’est pas jusqu’à saint Paul qui ne citera, en l’approuvant, la sentence du poète local Épiménide : Un d’entre eux de cette île dont ils se font un prophète a dit d’eux : les Crétois sont toujours menteurs, ce sont de méchantes bêtes qui n’aiment qu’à manger et à ne rien faire[6]. »

La traite des mercenaires, extirpée du Péloponnèse, se faisait en grand en Crète. Une flotte de corsaires crétois ravagea de fond en comble l’île de Siphnos, qui avait été autrefois un refuge de bandits et de scélérats. Rhodes usait ses dernières forces contre les pirates de la Crète sans arriver à les détruire. Des secours furent demandés aux Romains.

Le Sénat donna mission au préteur Marcus Antonius, père du triumvir, de nettoyer toutes les mers et toutes les plages infestées par les pirates et leurs alliés du Pont. Dans les eaux de la Campanie, la flotte d’Antonius captura quelques brigantins et cingla vers la Crète. Antonius avait une si ferme assurance de la victoire qu’il portait sur sa flotte plus de chaînes que d’armes. Il fut bientôt puni de sa folle témérité. Les amiraux crétois, Lasthénès et Panarès, lui enlevèrent la plus grande partie de ses vaisseaux ; ils attachèrent et pendirent les corps des prisonniers romains aux antennes et aux cordages, et, déployant toutes leurs voiles, ils regagnèrent, comme en triomphe, les ports de la Crète (74 av. J.-C.)[7]. Cette victoire valut aux Crétois une paix honorable ; malheureusement elle était conclue par le préteur sans l’aveu du Sénat et du peuple, et Rome n’avait pas l’habitude de traiter quand elle était vaincue. Elle ne pouvait accepter la honte de l’entreprise téméraire de Marcus Antonius. Les Crétois le comprirent et résolurent de conjurer le danger. Ils envoyèrent en députation, à Rome, les citoyens les plus distingués. Ceux-ci visitèrent tous les sénateurs individuellement dans leurs maisons, et certainement essayèrent de les corrompre. Le Sénat rendit un décret par lequel les Crétois étaient absous de toutes les accusations et reconnus amis et alliés de Rome. Mais Lentulus Spinther fit en sorte que ce décret ne reçut pas son exécution. Les ambassadeurs retournèrent dans leur pays. Il fut encore souvent question des Crétois dans le Sénat, car on savait qu’ils faisaient alliance avec les pirates. Ce fut même ce qui détermina le Sénat à publier un décret ordonnant aux Crétois d’envoyer à Rome tous leurs bâtiments, jusqu’aux embarcations à quatre rames, de remettre en otage trois cents habitants des plus distingués, de livrer Lasthénès et Panarès, vainqueurs d’Antonius, et de payer, comme une dette publique, quatre mille talents d’argent (22 millions). Les Crétois, informés de la teneur du décret, se réunirent en conseil. Les plus sages furent d’avis qu’il fallait se soumettre à tous les ordres du Sénat, mais Lasthénès et ses partisans craignirent d’Atre envoyés à Rome et d’y être punis ; ils excitèrent donc le peuple à défendre son antique indépendance[8].

Le Sénat romain résolut alors d’en finir avec la Crète. Le proconsul Quintus Metellus fut chargé de la guerre (69 av. J.-C.). Il débarqua avec trois légions près de Cydonie, où Lasthénès et Panarès l’attendaient à la téta de 24.000 hommes, légers à la course, endurcis au maniement des armes et aux fatigues de la guerre, habiles surtout à se servir de l’arc[9]. On combattit en rase campagne, et, après une chaude mêlée, les Romains demeurèrent maîtres du champ de bataille, mais les villes crétoises fermèrent leurs portes. Metellus dut les assiéger les unes après les autres. Panarès rendit Cydonie contre promesse de libre sortie. Lasthénès, qui était à Cnosse, voyant la ville sur le point de succomber, détruisit ses trésors et se réfugia dans d’autres lieux fortifiés tels que Lyctos et Éleuthera. Metellus fut implacable pour les vaincus. Les assiégés se tuaient plutôt que de se rendre à lui. Pour se venger de tant de cruautés, les Crétois imaginèrent d’enlever à Metellus l’honneur de subjuguer l’île en appelant Pompée pour lui faire leur soumission. C’était au moment où ce général venait d’être investi du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée. Les Crétois députèrent vers lui pour le supplier de venir dans leur Ile, qui faisait partie de son gouvernement. Pompée accueillit leur requête et écrivit à Metellus pour lui défendre de continuer la guerre. Il manda aussi aux villes de ne plus recevoir les ordres de Metellus, et envoya, pour commander dans l’île, Lucius Octavius, un de ses lieutenants. Sentant sa conquête lui échapper, Metellus poursuivit la guerre avec une nouvelle vigueur. B redoubla de cruauté et n’épargna même plus ceux qui s’étaient soumis à lui. Octavius prit alors ouvertement parti pour les Crétois. Arrivé dans l’île sans armée, il s’en forma une de tous les aventuriers et pirates qui se présentèrent, mais il ne put tenir campagne contre Metellus qui acheva la soumission de l’île et obtint les honneurs du triomphe avec le surnom de Créticus. Plutarque rapporte que la conduite de Pompée le rendit non moins ridicule qu’odieux. Pompée, dit-il, prêter son nom à des pirates, à des scélérats, et par rivalité, par jalousie contre Metellus, les couvrir de sa réputation comme d’une sauvegarde ! Pompée combattait, dans cette circonstance, pour sauver les ennemis communs du genre humain, afin de priver un général d’un triomphe mérité par mille fatigues. Quant à Octavius, il fut renvoyé par Metellus, après avoir été, au milieu môme du camp, accablé de reproches et de sarcasmes[10] (66 av. J.-C.).

 

 

 



[1] Plutarque, Vie de Pompée.

[2] Plutarque, Vie de Thésée.

[3] Polybe, VI, 46.

[4] Excerpt. Vatican., p. 118-120.

[5] VIII, 18 et suiv. ; XXIII, 15 ; IV, 8.

[6] Épître à Tite, I, 12.

[7] Florus, III, 8.

[8] Diodore de Sicile, Excerpt. de Legat., p. 631, 632.

[9] Velleius Paterculus, Hist. rom., XXXIV.

[10] Florus, Hist. rom. ; Plutarque, Vie de Pompée ; Appien, De reb. sicul. et reliq. insul. Excerpt. ; XXX, De Légat.