LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE XVI

 

 

I - LES ÉTOLIENS ET LES KLEPHTES

Rome avait détruit par les expéditions dont je viens de parler la piraterie dans l’Adriatique septentrionale, mais dans les eaux de la Grèce et de la Mauritanie, les corsaires ne sentent point directement son bras et se livrent librement au pillage et à la dévastation.

Parmi les peuples de la Grèce, les Étoliens avaient seuls gardé des mœurs sauvages et des habitudes de brigandage. Ils faisaient de fréquentes incursions, et pirataient sur terre comme sur mer. C’étaient des bêtes féroces plutôt que des hommes, dit Polybe (IV, 1), sans distinction pour personne, rien n’était exempt de leurs hostilités. Cependant, tant qu’Antigone vécut, la crainte qu’ils avaient des Macédoniens les retint. Mais dès qu’il fut mort, ne laissant pour successeur qu’un enfant, ils levèrent le masque et ne cherchèrent plus que quelque prétexte spécieux pour se jeter sur le Péloponnèse. Un certain Dorimaque, Étolien, fut envoyé (222 avant J.-C.) à Phigalée, ville du Péloponnèse, située sur les frontières de la Messénie et placée sous la dépendance de la république étolienne, pour examiner ce qui se passait dans la contrée. C’était un jeune homme audacieux et avide du bien d’autrui. Il établit à Phigalée le siège de ses brigandages. Il réunit autour de lui une quantité de pirates, de Klephtes ou brigands, et leur permit de butiner dans les environs et d’enlever les troupeaux des Messéniens bien que ceux-ci fussent amis et alliés de l’Etolie. Ces Klephtes n’exercèrent d’abord leurs pillages qu’aux extrémités de la province, mais leur audace ne s’en tint point là, ils entrèrent dans le pays, attaquèrent les habitations pendant la nuit et les forcèrent. Les Messéniens adressèrent des plaintes à Dorimaque, mais celui-ci qui partageait le butin, n’eut aucun égard à leurs réclamations. Il fit plus, il se rendit à Messène et répondit par des railleries, des insultes et des menaces à ceux qui avaient été maltraités par les siens. Une nuit même qu’il était encore à Messène, les brigands pillèrent les abords de la ville, égorgèrent ceux qui leur résistaient, chargèrent les autres de chaînes et emmenèrent tous les bestiaux. Jusque-là les Éphores avaient supporté les pillages des Klephtes et la présence de leur chef, mais enfin se voyant encore insultés, ils donnèrent l’ordre à Dorimaque de comparaître devant l’assemblée des magistrats. Sciron, homme de mérite et de considération, était alors Éphore à Messène ; son avis fut de ne pas laisser Dorimaque sortir de la ville qu’il n’eût rendu tout ce qui avait été pris aux Messéniens, et qu’il n’eût livré à la vindicte publique les auteurs de tant de meurtres commis. Tout le conseil trouvant cet avis fort juste, Dorimaque se mit en colère et dit que l’on n’était guère habile si l’on s’imaginait insulter sa personne ; que ce n’était pas lui, mais la république étolienne que l’on atteignait, que cette indignité allait attirer sur les Messéniens une tempête épouvantable et qu’un tel attentat ne resterait pas impuni. Il se trouvait à cette époque, à Messène, un certain Barbytas, dévoué à Dorimaque et qui avait la voix et le reste du corps si semblables à lui, que s’il eût eu sa coiffure et ses vêtements, on l’aurait pris pour lui-même, et Dorimaque savait bien cela. Celui-ci donc s’échauffant et traitant avec hauteur les Messéniens, Sciron ne put se contenir : Tu crois donc, Barbytas, lui dit-il d’un ton de colère, que nous nous soucions fort de toi et de tes menaces ! Ce mot ferma la bouche à Dorimaque qui partit pour l’Étolie où il fit déclarer la guerre aux Messéniens.

Les pirates se mirent aussitôt à la mer, et, dans leur audace, ils capturèrent un vaisseau macédonien qu’ils vendirent, cargaison et équipage, dans file de Cythère. Montés sur les vaisseaux des Céphalléniens, ils ravagèrent les côtes de l’Épire, firent des tentatives sur Tyrée, ville de l’Arcananie, envoyèrent des partis dans le Péloponnèse et prirent, au milieu des terres des Mégapolitains, la forteresse de Clarion dont ils se servirent pour y vendre à l’encan leur butin et y garder celui qu’ils faisaient. D’un autre côté, une troupe de Klephtes, sous la conduite de Dorimaque, pilla les Achéens en se rendant à Phigalée d’où elle se jeta sur la Messénie. Les Achéens résolurent alors de secourir les Messéniens et appelèrent à leur aide les Macédoniens. Comme on le voit, ce furent les brigands Étoliens qui donnèrent naissance à la grande guerre qui éclata alors en Grèce et qui est restée célèbre dans l’histoire par les actions d’Aratus et de Philippe, roi de Macédoine.

Pendant le cours de cette lutte entre les Grecs, une alliance fut conclue entre Philippe et Annibal d’une part, et entre les Étoliens et Rome d’autre part. Les Romains intervinrent ainsi dans les affaires de la Grèce. Après différents combats, Philippe fut complètement vaincu à Cynocéphales (196 avant J.-C.). Les Étoliens contribuèrent puissamment à la victoire, mais ils eurent l’insolence de se l’attribuer tout entière. Flamininus, déjà mécontent de leur rapacité, les dédaigna et affecta, en toute occasion, d’humilier leur orgueil. Ces Etoliens inspiraient du dégoût aux Romains ; quand on leur demandait de renoncer à leur coutume sauvage de pillage, ils répondaient : Nous ôterions plutôt l’Étolie de l’Étolie que d’empêcher nos guerriers d’enlever les dépouilles des dépouilles[1].

L’histoire nous apprend que les Étoliens, après avoir rompu avec les Romains, devinrent leurs ennemis acharnés et s’allièrent contre eux avec Antiochus le Quand, qu’ils entraînèrent dans leur ruine (198 avant J.-C.).

 

II - CONQUÊTE DES ÎLES BALÉARES

Rome avait purgé la mer Adriatique, mais à l’occident, la piraterie s’exerçait en pleine liberté et s’était installée comme en un dangereux repaire dans les îles Baléares.

Ces îles étaient d’une grande fertilité ; les habitants passaient pour des gens pacifiques, mais la présence parmi eux de quelques scélérats qui avaient fait alliance avec les pirates de la mer intérieure suffit pour les compromettre tous. Ils avaient acquis, en repoussant les fréquentes agressions auxquelles les exposaient leurs richesses, la réputation de frondeurs les plus adroits qu’il y ait au monde. Leur supériorité dans le maniement de la fronde remontait à l’époque où les Phéniciens et les Carthaginois occupèrent ces îles. Ils marchaient nus au combat, ne gardant qu’un bouclier passé dans leur bras gauche, tandis que leur main droite brandissait une javeline durcie au feu et quelquefois armée d’une petite pointe de fer. Ils portaient en outre, ceintes autour de la tête, trois frondes faites de mélancranis[2], de crin ou de boyau, une longue pour atteindre l’ennemi de loin, une courte pour le frapper de près, et une moyenne pour l’attaquer quand il était placé à une distance médiocre. Dès l’enfance on les exerçait à manier la fronde, et, à cet effet, les parents ne donnaient à leurs enfants le pain dont ils avaient besoin qu’après que ceux-ci avec leurs frondes l’avaient atteint comme une cible.

A l’époque des désastres de Carthage, les insulaires des Baléares profitèrent de leur indépendance pour infester la mer de leur piraterie forcenée. Montés sur de frêles bateaux, ces hommes farouches et sauvages étaient devenus, par leurs attaques soudaines, la terreur de ceux qui naviguaient près de leurs îles. Le Sénat résolut de mettre fin à leurs brigandages et envoya contre eux Metellus.

Dès qu’ils aperçurent la flotte romaine qui, de la haute mer, cinglait vers eux, les insulaires la regardèrent comme une proie et poussèrent l’audace jusqu’à l’assaillir. Metellus connaissant leur adresse, fit tendre des peaux au-dessus du pont de chaque navire pour abriter ses hommes. Cette précaution garantit les Romains d’une grêle de pierres. Quand on en vint à combattre da près, et que les insulaires eurent fait l’expérience des éperons et des javelots romains, ils poussèrent un grand cri et s’enfuirent vers leurs rivages. Metellus les poursuivit jusque dans les montagnes et les détruisit. Il peupla les îles de trois mille colons. Dès lors un commerce actif et prospère se fit avec l’Espagne. Ces îles fertiles, bien situées et douées d’un climat agréable, furent une heureuse acquisition pour Rome, une escale précieuse pour elle lorsque ses navires se rendaient en Espagne. Metellus reçut, en l’honneur de son expédition, le surnom de Baléarique (123 av. J.-C.)[3].

Vers la même époque les Romains achevèrent de consolider leur domination dans le bassin occidental de la Méditerranée en fondant, après des luttes incessantes, des établissements florissants dans l’île d’Elbe, riche en minerais, dans la Corse et dans la Sardaigne, couvertes de forêts. Cependant un grand nombre de montagnards de ces îles sauvages conservèrent leur indépendance et passèrent toujours aux yeux des Romains pour des brigands[4].

 

 

 



[1] Polybe, XVII, 3.

[2] Le schœnus mucronatus, suivant Sprengel ; mais plus vraisemblablement, suivant Fraas, les schœnus nigricans.

[3] Strabon, III, V ; — Florus, III, IX, Bellum Balearicum.

[4] Tacite, Annales, II, 85.