LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE X

 

 

I - DE L’EMPIRE DE LA MER EXERCÉ PAR ATHÈNES.

La guerre du Péloponnèse fit perdre à Athènes, l’empire de la mer. Il me reste à le bien caractériser. On pourrait croire qu’au siècle de Périclès, à l’époque du complet épanouissement de la civilisation hellénique, la piraterie n’existait plus, mais il n’en était rien. Si, en dehors des preuves que j’ai données, on ouvre Xénophon, on est frappé du tableau qu’il fait de la république athénienne : Le grand avantage que la ville d’Athènes a sur ses rivales, c’est d’être maîtresse de la mer, ce qui lui permet de pouvoir ravager les campagnes de peuples plus puissants. Les maîtres de la mer, en effet, sont libres d’aborder sur des côtes où il n’y ait que peu ou point d’ennemis, sauf à se rembarquer et à prendre le large si l’ennemi paraît : ces sortes de descentes sont moins périlleuses que les irruptions de terre. Les rois de la mer peuvent s’éloigner de leurs rivages autant qu’il leur plat, mais ceux qui dominent sur terre peuvent à peine perdre de vue leurs possessions. Outre qu’une armée de terre est lente dans sa marche, elle ne peut avoir des provisions pour longtemps ; d’ailleurs il lui faut traverser un pays ami ou s’ouvrir un passage les armes à la main. Dans une expédition maritime, au contraire, est-on supérieur en forces, on débarque, plus faible, on côtoie les rivages, jusqu’à ce qu’on arrive chez un peuple ami ou incapable de résister. Partout les souverains de la mer peuvent aborder et causer du dommage aux habitants[1]. Après avoir fait cet éloge de la piraterie exercée par un état puissant, Xénophon ajoute qu’un seul avantage manque aux Athéniens : Si avec leur supériorité sur mer, ils demeuraient dans une île, ils pourraient quand ils voudraient, faire des courses sans crainte de représailles, du moins tant qu’ils posséderaient l’empire maritime ; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l’ennemi dans l’enceinte de leurs murs, au lieu que les cultivateurs et les riches sont bien plus exposés à la merci des ennemis[2].

Ainsi, comme on le voit par cette importante citation prise dans les œuvres d’un philosophe politique, l’empire de la mer dans l’antiquité consistait, pour Athènes même, la ville civilisée par excellence, à exercer la piraterie et à faire des courses sans crainte de représailles. Il n’y a pas lieu de s’étonner de ces mœurs publiques ; le droit des gens n’existait pas, la loi du plus fort, comme je l’ai déjà dit, était la seule du genre humain. L’affaire de Mélos en est une preuve éclatante : ancienne colonie lacédémonienne, Mélos refusa de reconnaître la suprématie d’Athènes. Nicias y fit une descente, au début de la guerre du Péloponnèse, et ravagea l’île sans pouvoir prendre la place. En 416, les Athéniens y renvoyèrent une flotte de trente-huit galères et une armée de trois mille hommes. Avant d’entamer les hostilités, une conférence eut lieu entre les généraux Athéniens et les Méliens. On la trouve entièrement rapportée dans Thucydide : Pour donner le meilleur tour possible à notre négociation, disent les Athéniens, partons d’un principe dont nous soyons vraiment convaincus les uns et les autres, d’un principe que nous u connaissons bien, pour l’employer avec des gens qui le connaissent aussi bien que nous ; c’est que les affaires se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s’y soumettre, mais que ceux qui l’emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir et que c’est au faible à céder. Nous croyons d’après l’opinion reçue, disent-ils plus loin, que les dieux, et nous savons bien clairement que les »hommes, par la nécessité de la nature, dominent partout où ils ont la force. Ce n’est pas une loi que nous ayons faite, ce n’est pas nous qui les premiers nous la sommes appliquée dans l’usage, nous en profitons et la transmettons aux temps à venir : nous sommes bien sûrs que vous, et qui que ce fût, avec la puissance dont nous jouissons, vous tiendriez la même conduite[3]. La théorie de la force primant le droit, dit à ce propos Duruy, a été rarement exprimée d’une manière aussi nette[4]. Nous la transmettons aux âges à venir, proclamaient les Athéniens, et, en effet, cette triste théorie s’est perpétuée à travers les âges, et nous en avons été nous-mêmes les victimes ! Après ces pourparlers inutiles, le siège commença ; les Méliens furent obligés de se rendre à discrétion. On délibéra dans Athènes sur leur sort, et l’assemblée du peuple, réalisant les effroyables théories émises dans la conférence, condamna tous les Méliens à mort. Ce fut Alcibiade qui fit passer cet horrible décret. Tous les habitants de Mélos furent massacrés, à l’exception des femmes et des enfants qui furent traînés en esclavage dans l’Attique.

 

II - ORGANISATION DE LA MARRIE ATHÉNIENNE

Les Athéniens furent, parmi les peuples de la Grèce, celui qui eut la plus puissante organisation maritime. De toutes leurs charges, la plus onéreuse était celle de la marine. Les galères furent d’abord armées par les plus riches particuliers. Il parut ensuite une loi qui, conformément au nombre des tribus, partageait en dix classes, de cent vingt citoyens chacune, tous ceux qui possédaient des terres, des fabriques, de l’argent placé dans le commerce. Comme ils tenaient entre leurs mains presque toutes les richesses de l’Attique, on les obligeait à entretenir et à augmenter au besoin les forces navales de l’État. Quand un armement était ordonné, chacune des dix tribus faisait lever dans son district autant de talents qu’il y avait de galères à équiper, et les exigeait d’un pareil nombre de compagnies, composées quelquefois de seize de ses contribuables. Les sommes perçues étaient distribuées aux triérarques, capitaines de vaisseau. On en nommait deux pour chaque galère, et leur pouvoir durait une année Συντριηραρχοί. Ils s’arrangeaient entre eux pour faire le service ; la plupart du temps chacun d’eux servait six mois. Ils recevaient de l’État le navire, les agrès et la solde de l’équipage, et ils fournissaient tout le reste. La loi, dont nous ne connaissons pas les termes, disait comment les comptes seraient réglés entre le triérarque entrant et le triérarque sortant, au moment de la reprise du service.

Cette organisation était défectueuse en ce qu’elle rendait l’exécution très lente, en ce que l’inégalité des fortunes n’était pas prise en considération, car les plus riches ne contribuaient quelquefois que dans une infime proportion à l’armement d’une galère. Démosthène fit passer un décret qui rendit la perception de l’impôt plus facile et plus conforme à l’équité : tout citoyen dont la fortune était de dix talents (48.395 fr.) devait au besoin fournir à l’État une galère ; il en fournissait deux s’il avait vingt talents ; mais, quelque considérable que fût sa fortune, on n’exigeait de lui que trois galères et une chaloupe. Les citoyens qui avaient moins de dix talents se réunissaient pour contribuer d’une galère.

L’équipage d’une galère se composait de trois éléments : 1° les rameurs, ναόται, pour la solde desquels l’État remettait des fonds aux hiérarques ; 2° les matelots, ύπηρέται, qui étaient au choix et à la charge des triérarques ; 3° enfin, les soldats de marine, έπιβάται. D’après les calculs faits par Bœckh sur de nombreux textes épigraphiques, une galère athénienne était montée par environ 170 rameurs, 66 en moyenne sur chaque banc[5]. Les apostoles, Αποστολεϊς, veillaient à ce que la flotte fût promptement armée ; ils pouvaient faire mettre en prison les triérarques qui ne s’acquittaient pas à temps de leurs obligations. Quand une expédition maritime était ordonnée, le peuple d’Athènes insérait ordinairement clans son décret la promesse d’une couronne pour celui des triérarques qui aurait le premier amené sa galère au pied du môle. Les commandants des galères qui cherchaient à se distinguer de leurs rivaux ne négligeaient rien pour avoir les bâtiments les plus légers et les mieux ornés et les meilleurs équipages ; ils augmentaient quelquefois à leurs dépens la paye des matelots. Cette émulation, excitée par l’espoir des honneurs et des récompenses, était très avantageuse dans un État dont la moindre guerre épuisait le trésor.

Souvent aussi les flottes répandaient la désolation sur les côtes ennemies, et, revenant chargées de butin, rapportaient plus qu’elles n’avaient coûté. Lorsqu’elles pouvaient s’emparer du détroit de l’Hellespont[6], elles exigeaient de tous les vaisseaux qui faisaient le commerce du Pont-Euxin le dixième des marchandises qu’ils portaient, et cette contribution forcée servait à indemniser en partie la République des dépenses qu’elle avait faites[7].

 

 

 



[1] Xénophon, République d’Athènes.

[2] Xénophon, République d’Athènes.

[3] Thucydide, V, 85.

[4] Histoire grecque.

[5] Bœckh, Attisches Seewesen, p. 120.

[6] Xénophon, Helléniques, I.

[7] Voir au sujet de l’organisation de la marine athénienne : Plaidoyers civils de Démosthène, Apollodore contre Polyclès et pour la couronne triérarchique ; — Thucydide, VI, 31 ; — Barthélemy, Voyage d’Anacharsis, chap. LVI.