LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE VIII

 

 

LE MONDE ORIENTAL À L’ÉPOQUE DES GUERRES MÉDIQUES.

Les historiens grecs ont attribue à la seule ambition des monarques de l’Orient l’origine de leurs invasions en Asie-Mineure et en Grèce, mais l’étude de l’état social des populations dans ces antiques époques, la recherche des causes véritables, le plus souvent multiples et diverses, dont les événements procèdent, l’analyse des mœurs, des intérêts, matériels, du tempérament et du génie propres à chaque race démontrent bien vite que le problème est plus complexe, et que l’ambition seule n’a pas été l’unique mobile de ces invasions.

Un rapide coup d’œil sur l’histoire orientale est nécessaire pour saisir le véritable caractère de la lutte mémorable qui eut lien entre une grande nation à son déclin et une autre nation à l’aurore de ses destinées. La piraterie a joué un grand rôle à cette époque ; inhérente à la condition sociale des populations maritimes, elle apparaît dans les migrations comme un moyen de se procurer les choses nécessaires à la vie, dans les rivalités entre les peuples, dans les guerres et dans les conquêtes, comme le principe même de ces événements. Ce fut peut-être la piraterie ionienne et athénienne plus encore que l’ambition de Darius qui décida ce monarque à envahir la Grèce.

J’ai dit que les Sidoniens et les Phéniciens avaient pratiqué la piraterie dans le sens le plus absolu de ce mot ; il en fut de même chez la plupart des races du monde antique qui semblent s’être toutes donné rendez-vous en Asie-Mineure. Au début de l’histoire, on y trouve les Méoniens, les Tyrséniens, les Troyens, les Lyciens, établis en tribus sur les cotes. Quelques-unes de ces peuplades, attirées par les profits de la piraterie, finirent par quitter le pays pour chercher fortune au loin. C’est l’époque des grandes migrations maritimes des peuples de l’Asie-Mineure.

Sous le roi Atys, fils de Manès, une famine cruelle désola toute la Lydie. Le peuple la supporta d’abord courageusement, mais ensuite comme elle persistait, il chercha des adoucissements ; chacun s’ingénia d’une manière ou d’autre. Ce fut alors que les Lydiens inventèrent les dés, les osselets et tous autres jeux de cette sorte. Voici comment ils les employèrent contra la famine : de deux journées, ils en passaient une tout entière à jouer, afin de ne point songer à prendre de nourriture ; pendant l’autre, ils suspendaient les jeux et mangeaient. Grâce à cet expédient, dix-huit années s’écoulèrent ; cependant le mal loin de cesser s’aggrava. Alors le roi fit du peuple deux parts, puis il tira au sort laquelle resterait, laquelle quitterait la contrée, se déclarant le chef de ceux qui demeureraient, et plaçant à la tète de ceux qui émigreraient son fils, nommé Tyrsénos. Ces derniers se rendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, y mirent tout ce que requérait une longue navigation et voguèrent à la recherche d’une terre qui pût les nourrir. Ils côtoyèrent nombre de peuples ; finalement ils abordèrent en Ombrie (Italie), où ils bâtirent des villes. Ils changèrent leur nom de Lydiens pour prendre celui du fils de leur roi, et depuis lors, ils s’appelèrent Tyrséniens[1]. L’émigration dont parle Hérodote est exacte ; la découverte des monuments Tyrséniens ou Tyrrhéniens, en est une preuve évidente, mais cette émigration ne se fit pas en une seule fois, ni dans la seule direction de l’Italie. Elle se prolongea pendant près de deux siècles, du temps de Séti Ier au temps de Ramsès III, et porta sur les régions les plus diverses. On trouve, en effet, les Pélasges tyrrhéniens à Imbros, à Lemnos, à Samothrace, dans les îles de la Propontide, à Cythère, et dans la Laconie. Vers la fin du règne de Séti Ier (19e dynastie), les Shardanes et les Tyrséniens débarquèrent sur la côte d’Afrique et s’allièrent aux Libyens. Comme ils ne vivaient que de brigandages, Ramsès II (Sésostris), fils de Séti Ier, les attaqua, les battit, et les survivants retournèrent en Asie-Mineure, emportant un tel souvenir de leur défaite que l’Égypte fut à l’abri de leurs incursions pendant près d’un siècle. Sous le règne de Ménéphtah (Phéron d’Hérodote), successeur du grand Ramsès Méïamoun (Sésostris), les Tyrséniens et les Shardanes, grossis des Lyciens, des Achéens et des Shakalash, débarquèrent de nouveau sur la côte de Libye et furent encore battus[2]. Sous Ramsès III (20e dynastie), les Tyrséniens, les Danaens, les Teucriens, les Lyciens et les Philisti, tentèrent une autre expédition contre le Delta. Les uns montés sur des navires devaient attaquer les côtes ; les autres devaient traverser la Syrie entière et assaillir les forteresses de l’isthme. Deux grands combats, l’un sur terre et l’autre sur mer, furent livrés à la fois sous les murs d’un château fort appelé la Tour de Ramsès III, près de Péluse. Ramsès fut vainqueur. Nous avons un magnifique récit de la bataille : Les embouchures du fleuve étaient comme une mer puissante de galères, de vaisseaux, de navires de toute sorte, garnis de la proue à la poupe de vaillants bras armés. Les soldats d’infanterie, toute l’élite de l’armée d’Égypte, étaient là comme des lions rugissants sur la montagne ; les gens de chars, choisis parmi les plus rapides des héros, étaient guidés par de nombreux officiers, sûrs d’eux-mêmes. Les chevaux frémissaient de tous leurs membres et ballaient de fouler aux pieds les nations. Pour moi, dit Ramsès, j’étais comme Month le Belliqueux : je me dressai devant eux, et ils virent l’effort de mes mains. Moi, le roi Ramsès, j’ai agi comme un héros qui connaît sa valeur et qui étend son bras sur son peuple au jour de la mêlée. Ceux qui ont violé mes frontières ne moissonneront plus sur la terre, le temps de leur âme est mesuré pour l’éternité.... Ceux qui étaient sur le rivage, je les fis tomber étendus au bord de l’eau, massacrés comme des charniers ; (je chavirai) leurs vaisseaux, leurs biens tombèrent dans les flots[3]. Cette grande victoire fut décisive ; on ne vit plus les Shardanes, les Tyrséniens, les Lyciens, débarquer en masse sur les côtes d’Afrique. Le courant de l’émigration asiatique, tourné contre la vallée du Nil, pendant cent cinquante ans au moins, reprit sa route vers l’ouest et arriva en Italie à la suite des colonies phéniciennes. Les Tyrséniens prirent terre au nord de l’embouchure du Tibre ; les Shardanes occupèrent la grande île qui fut plus tard appelée Sardaigne. Il ne resta bientôt plus en Asie et en Égypte que le souvenir de leurs déprédations et le récit légendaire qui les avait conduits des côtes de l’archipel aux côtes de la Méditerranée occidentale[4]. Dans la mer Égée, les Sidoniens, au temps des Juges, virent leur colonisation arrêtée par l’envahissement des Grecs ; chassés de la Crète et des Cyclades, ils ne gardèrent plus que certains postes importants tels que Rhodes, Mélos, Thasos, Cythère, au débouché des grandes voies maritimes. Ils étendirent au loin le cercle de leur navigation ; de Grèce et d’Italie ils passèrent en Sicile ; puis à Malte et en Afrique. Kambé s’éleva sur l’emplacement où fut plus tard Carthage, et Utique non loin de là[5].

L’Égypte qui s’était si vaillamment défendue contre les envahisseurs venus par mer, ne put résister aux Assyriens qui en firent la conquête sous la dynastie des Sargonides, en l’an 672 avant J.-C. Sémiramis (1916-1874) avait créé la marine assyrienne. Quelques auteurs lui attribuent l’invention des galères et rapportent qu’elle en fit construire trois mille, armées d’éperons de cuivre, à la tète desquelles Plie entreprit de soumettre les Indes. Les Assyriens exerçaient la suzeraineté sur la Phénicie d’où ils tiraient une quantité considérable d’ouvriers habiles et d’excellents marins qu’ils transportaient sur le golfe Persique qui baignait leur empire au sud. Tyr devenue la reine de la mer essaya bien de conquérir son indépendance, mais elle succomba sous les coups de Nabuchodonosor II, en 572. La ruine entière de la monarchie assyrienne suivit de près celle de Tyr, et sur les débris de ce vaste empire se fondèrent en Asie antérieure trois grands États : la Perse et la Médie, la Chaldée et enfin la Lydie.

La Lydie touchait aux nations indigènes de l’Asie-Mineure et aux colonies grecques. Elle jeta un grand éclat sous le règne du célèbre Crésus (568-554 avant J.-C.). Ce prince avait réuni à ses États les côtes de l’Asie-Mineure où se trouvaient les marins les plus renommés, les Cariens et les Ioniens. Les aventureuses expéditions de ces peuples qui avaient déjà sillonné toute la Méditerranée, lui avaient inspiré l’idée de se créer une marine pour étendre ses conquêtes sur les îles. Tout était préparé pour la construction des navires, quand Bias de Priène, suivant les uns, ou Pittacus de Mytilène, selon d’autres, vint à Sardes. Crésus lui demanda ce qu’il y avait de nouveau en Grèce ; le philosophe lui répondit que les Hellènes des îles réunissaient une cavalerie nombreuse pour envahir la Lydie.Plut aux dieux, s’écria Crésus, que les Grecs, inhabiles dans l’art équestre, vinssent attaquer la cavalerie lydienne ! la guerre serait bientôt terminée. — C’est, répartit le philosophe, comme si les Lydiens, inexpérimentés dans la marine, attaquaient les Grecs par mer. Le roi, éclairé par cette réponse, abandonna ses constructions navales et contracta avec les Ioniens ces îles des liens d’hospitalité[6]. Ce fut alors que brillèrent en Lydie les Grecs Thalès de Milet, Bias de Priène, Cléobule, Solon, Ésope, qui tous vécurent dans l’intimité de Crésus. Ce prince opulent et généreux consacra des offrandes somptueuses dans les différents temples de l’Hellade, dans celui d’Apollon Branchides, près de Milet, dans ceux d’Artémis à Éphèse et de Zeus Ismênios à Thèbes de Béotie, dans le sanctuaire d’Apollon Delphien et dans celui du héros Amphiaraos[7]. On sait comment Crésus succomba sous les coups de Cyrus, le puissant monarque persan. La prise de Sardes fut un événement terrible pour le peuple grec. Sous la domination pacifique de Crésus, il s’était fait une fusion entre les différentes races ; les haines de peuple à peuple s’étaient assoupies. L’émigration devant la conquête persane fut générale ; elle se répandit en Grèce, dans les îles et jusque dans les Gaules.

Cyrus n’employa que des armées de terre. Xénophon, qui a écrit la vie de ce conquérant, dit bien qu’il se mit sur mer pour se rendre mettre de Chypre et de l’Égypte, mais il n’entre point dans le détail de ces expéditions. Le défaut de forces navales mit des bornes à la puissance de ce roi qui fut souvent bravé par les insulaires grecs et ne put châtier les habitants des villes maritimes, parce que, à l’approche de ses troupes, ils s’enfuyaient sur leurs vaisseaux. C’est ce que firent les Phocéens, les premiers d’entre les Grecs d’Ionie qui se soient adonnés à la navigation de long cours et qui aient construit des vaisseaux à cinquante rames pour parcourir l’Adriatique, la mer Tyrrhénienne et les côtes de l’Ibérie. Cyrus avait chargé son lieutenant Harpagus de soumettre l’Ionie et d’assiéger Phocée, la principale ville de la contrée. Les Phocéens, se voyant près de tomber au pouvoir des Perses, demandèrent un jour pour délibérer. L’ayant obtenu, ils l’employèrent à embarquer leurs femmes, leurs enfants, leurs meubles, les images de leurs dieux, et firent voile pour l’île de Chio. Lorsque les Perses entrèrent dans la ville, ils la trouvèrent complètement déserte. Les Phocéens, n’ayant pu s’entendre avec les habitants de Chio, résolurent de se retirer dans l’île de Cyrnos (Corse), où depuis vingt ans ils avaient bâti une ville nommée Alalia. Avant de partir ils firent une descente à Phocée, surprirent garnison des Perses et l’égorgèrent. Ensuite, s’étant rembarqués, ils jetèrent une masse de fer dans la mer et jurèrent solennellement de ne retourner dans leur patrie que lorsque cette masse de fer reparaîtrait et flotterait sur l’eau. Mais, au moment où la flotte mettait à la voile pour Cyrnos, plus de la moitié des citoyens, attendris par l’aspect des lieux et le souvenir de leurs anciens foyers, entraînés de nouveau par l’amour de la patrie, violèrent leurs serments, retournèrent en arrière et rentrèrent à Phocée. Les autres arrivèrent à Alalia, y vécurent pendant cinq années, mais s’étant mis à exercer la piraterie dans le voisinage et à piller toutes les côtes, les Tyrrhéniens et les Carthaginois se réunirent contre eux et leur opposèrent soixante vaisseaux. Les Phocéens, de leur côté, formèrent les équipages de leurs navires au nombre de soixante, et rencontrèrent leurs adversaires dans la mer de Sardaigne. La bataille s’engagea, et les Phocéens remportèrent une victoire cadméenne[8], selon le mot d’Hérodote, car, quarante de leurs vaisseaux furent détruits et les vingt autres mis hors de service, leurs éperons étant mutilés. Les Phocéens qui tombèrent entre les mai as des Carthaginois furent massacrés sans pitié. Les autres s’embarquèrent de nouveau avec leurs familles et abordèrent à Rhegium ; de là, s’étant rendus en Oenotrie, ils fondèrent la ville d’Hyéla[9]. Strabon complète le récit d’Hérodote en nous apprenant que les Phocéens continuant leurs pérégrinations vinrent sur les cotes méridionales de la Gaule et fondèrent Massalia (Marseille)[10].

Les habitants de Téos se dérobèrent par le même moyen à la fureur d’Harpagos, et s’enfuirent en Thrace où ils bâtirent la ville d’Abdère. Les Cauniens, les Cariens, les Lyciens et les Cnidiens furent soumis par le lieutenant de Cyrus.

Le règne de Cambyse (530-522 avant J.-C.) pesa sur les Grecs de l’Asie-Mineure par une demande incessante de recrues pour ses expéditions contre les rois d’Assyrie et d’Égypte. Les contingents tirés de Samos et de la Carie étaient surtout d’un grand avantage pour Cambyse qui trouvait dans ces populations autant de matelots habiles que d’intrépides soldats. C’est à leur tète qu’il vainquit Psamétik III, près de Péluse, s’empara de l’Égypte et fit une expédition en Éthiopie. Il voulut avec sa flotte faire la guerre aux Carthaginois, mais les Phéniciens refusèrent de combattre contre une de leurs colonies qu’ils s’étaient obligés par serment de protéger et de défendre. Ce refus sauva Carthage. Tout l’ancien monde oriental se trouva pour la première fois réuni sous un même sceptre.

Le successeur de Cambyse, Darius fils d’Hystape, favorisa la marine. On sait que sur ses ordres le Carien Scylax, qui avait fait dans sa jeunesse différentes excursions dans la Méditerranée, descendit l’Indus, déboucha dans la mer Érythrée, et arriva, après trente mois, dans un port du golfe Arabique, d’où sept cents ans auparavant, étaient partis les Phéniciens qui, sous Néko, avaient fait le tour de l’Afrique[11]. Ce voyage est resté célèbre dans les annales de la géographie. C’est aussi grâce à sa flotte puissante que Darius put établir, roi à Samos, Syloson[12], frère du célèbre Polycrate.

Hérodote raconte longuement[13] comment Darius fut amené à concevoir la conquête de la Grèce ; la fuite du médecin Démocédès qui trompa Darius pour revoir Crotone, sa patrie, et le désir d’Atossa, femme du monarque, d’avoir parmi ses esclaves des Lacédémoniennes, des Corinthiennes et des Athéniennes, ne sont, comme l’a très bien fait remarquer Duruy[14], que de puérils incidents. Le fait certain c’est que Darius chargea Démocédès et plusieurs personnages considérables parmi les Perses, de parcourir toutes les côtes de la Grèce. Démocédès et ses compagnons partirent pour Sidon où ils équipèrent deux trirèmes et un vaisseau marchand plein d’objets précieux, ce qui prouve bien que cette mission n’était pas envoyée dans un but hostile. Ils firent voile pour la Grèce, ne s’écartèrent point des côtes qu’ils observèrent et décrivirent, comme Scylax l’avait fait en Asie. Ils en avaient vu la plus grande partie et les lieux les plus renommés, quand ils abordèrent à Tarente, en Italie. Aristophilide, roi des Tarentins, d’intelligence avec Démocédès, enleva les gouvernails des navires et retint les Perses à titre d’espions. Démocédès se retira à Crotone, et Aristophilide qui n’avait plus de prétexte pour garder les Perses, les renvoya avec un seul vaisseau. Ceux-ci, brûlant du juste désir de se venger, allèrent à Crotone dans le dessein d’enlever le traître Démocédès. Les Crotoniates s’y opposèrent, maltraitèrent les Perses qui furent jetés ensuite avec leur vaisseau en Iapygie où ils tombèrent en esclavage. Gillus, un exilé tarentin, les délivra et les ramena en Perse où ils rendirent compte à Darius de la perfidie de Démocédès et des Grecs.

Darius jugea les Grecs indignes de sa vengeance. Il méditait du reste une grande entreprise contre les bordes menaçantes de la Scythie. En effet, après des préparatifs immenses, il franchit le Bosphore avec 800.000 hommes, soumit la côte orientale de la Thrace et passa le Danube sur un pont de bateaux construit par les Ioniens. Pendant qu’il pénétrait victorieusement au cœur même de la Russie, les Scythes engagèrent les Ioniens, commis à la garde du pont, à le rompre et à reconquérir leur liberté. Miltiade, tyran de Chersonèse, voulait qu’on suivit le conseil ; Histiée de Milet s’y opposa, et son avis prévalut. Darius, revenu sain et sauf, rentra en Asie, après avoir laissé une partie de son armée qui soumit les tribus turbulentes de la Thrace et força le roi de Macédoine à se reconnaître tributaire[15].

L’expédition de Scythie, malgré l’opinion d’un grand nombre d’historiens, fut bien conçue et bien menée. Les Perses y gagnèrent la Thrace et surtout le respect des Scythes qui ne franchirent plus désormais les frontières de l’Empire. Darius fit peut-être reculer de plusieurs siècles les invasions des Barbares.

Une paix profonde régna pendant quelques années après cette grande expédition. La révolte d’Ionie vint la troubler pour toujours et commencer la lutte entre la Grèce et la Perse. Les Athéniens, séduits par les discours de l’ambitieux Aristagoras de Milet, qui avait fomenté cette révolte, envoyèrent vingt navires pour seconder les Ioniens. Ces vaisseaux furent, de l’aveu même d’Hérodote[16], l’origine des malheurs des Grecs et des Perses. Cinq trirèmes d’Érétrie se joignirent à la flotte des Athéniens. Les alliés entrèrent dans les eaux d’Éphèse, débarquèrent, et, après avoir remonté le Caïstre, surprirent Sardes, la pillèrent et la réduisirent en cendres. Après cet exploit de pirates, les Athéniens remontèrent sur leurs vaisseaux et retournèrent en Grèce, laissant leurs alliés se tirer comme ils pourraient du mauvais cas où ils s’étaient mis. Lorsque Darius apprit la destruction de Sardes, il lança une flèche vers le ciel, en conjurant Dieu de lui donner les moyens de se venger des Athéniens, et commanda à l’un de ses serviteurs de lui répéter chaque soir, à l’heure de son souper : Maître, souvenez-vous des Athéniens. Les Ioniens soutinrent la lutte et entraînèrent dans leur mouvement toutes les villes de l’Hellespont et de la Propontide avec Chalcédoine et Byzance, les Cariens et l’île de Chypre, peuples qui aspiraient à l’indépendance pour reprendre leurs anciennes habitudes de piraterie. Histiée de Milet, qui avait sauvé Darius pendant l’expédition de Scythie se révolta aussi à cause de sa parenté avec Aristagoras. Les Mityliniens lui donnèrent huit vaisseaux avec lesquels il s’installa à Byzance, faisant le métier de corsaire, capturant tous les navires qui ne voulaient pas lui obéir, pillant et dévastant les contrées voisines. Pris par les Perses dans une descente sur les côtes d’Asie, il fut mis en croix. Darius oubliant la révolte d’Histiée, réprimanda ses généraux d’avoir fait périr un homme qui lui avait été si utile quelques années auparavant.

Les Ioniens, rassemblés au Panionium, décidèrent qu’on n’opposerait point d’armée aux Perses qui allaient attaquer Milet, mais qu’on réunirait toute la flotte à Lada[17]. Peu de temps après, l’escadre confédérée se trouva réunie. Chio fournit 100 vaisseaux, Lesbos 70, Samos 60, Milet 80, d’autres villes 43, en tout 353 trirèmes. Les Perses en avaient 600, mais, malgré la supériorité du nombre, ils n’osaient attaquer. Denys le Phocéen, qui se trouvait dans la flotte grecque avec ses vaisseaux, fit comprendre aux alliés qu’une discipline rigoureuse et une grande habitude des manœuvres leur assurerait le succès, et, pendant sept jours, il dressa les matelots à manier la rame, à faire toutes les évolutions et tous les exercices nécessaires soit pour l’attaque soit pour la défense. Mais, au bout de ce temps, les Ioniens efféminés se lassèrent, refusèrent d’obéir, descendirent à terre et y dressèrent des tentes. La trahison se glissa bientôt parmi eux ; les Phéniciens à la tète de la flotte persane surprirent les Ioniens ; les Samiens et les Lesbiens firent défection, et la flotte grecque fut battue malgré le courage héroïque des marins de Chio, et malgré la valeur de Denys qui prit trois galères ennemies. Voyant ruinées les affaires de la confédération, Denys fit voile audacieusement vers la Phénicie, coula des vaisseaux de transport, s’empara de richesses considérables et gagna la Sicile. Il passa le reste de sa vie dans ces parages, exerçant la piraterie, jamais contre les Grecs, mais contre les Phéniciens, les Tyrrhéniens et les Carthaginois[18].

Les Perses surent profiter de la victoire ; leur flotte soumit l’Ionie, Chio, Lesbos, Ténédos et les peuples de l’Hellespont. Darius tourna alors ses armes contre les Athéniens et donna le commandement da sa flotte à son gendre, Mardonius. Pendant que cette flotte longeait les rives de la Macédoine, elle fut assaillie par une tempête furieuse qui jeta à la côte et brisa trois cents vaisseaux. Ce désastre ne découragea pas Darius qui voulait tirer des Athéniens une vengeance éclatante. Il mit en mer 600 trirèmes sur lesquelles il embarqua 200.000 fantassins et 10.000 cavaliers. Cette flotte sous les ordres de Datis et d’Artapherne se rendit en Ionie. De là, elle ne vogua pas droit vers l’Hellespont et la Thrace en côtoyant le continent, mais elle partit de Samos et prit par la mer Ionienne à travers les 41es, afin d’éviter le mont Athos. Au sortir de cette mer, les Perses ravagèrent Naxos et les îles voisines, firent une descente dans l’Eubée, à Érétrie, et se dirigèrent enfin vers l’Attique, où ils débarquèrent leurs nombreuses troupes dans la plaine de Marathon.

J’ai cru devoir pousser jusqu’à ce point la recherche de l’origine des guerres Médiques, ne trouvant pas le sujet étranger à la piraterie que j’ai toujours entendue dans un sens large et conforme aux données de l’histoire. On peut voir par le récit que j’ai présenté que ce n’est pas l’ambition seule des Perses qui leur fit rêver la conquête de la Grèce. Dans ces antiques époques, les Grecs étaient loin d’être dans ce magnifique épanouissement de civilisation que l’on a toujours, et peut-être un peu trop, devant les yeux, aussitôt que l’on évoque quelques souvenirs de leur histoire. La Grèce était un pays pauvre, ainsi que toutes les régions de l’Europe occidentale, à l’exception de quelques rares colonies ; cette proie ne devait que fort peu tenter la cupidité des opulents monarques de l’Orient. Les peuples de l’Asie étaient bien plus avancés que les Grecs dans la civilisation ; ils étaient au sommet de l’échelle du progrès lorsque la Grèce n’avait pas encore seulement mis le pied sur les premiers degrés. Cela est si vrai que ce furent ceux que les Grecs appelaient des barbares qui les initièrent aux études scientifiques et au culte des beaux-arts. J’ai rapporté, en effet, ce que les rois d’Égypte, et Crésus, roi de Lydie, firent pour les Grecs.

Les Grecs étaient en pleine discorde lorsqu’ils reçurent l’ambassade du grand roi. Athènes et Égine se livraient une guerre acharnée ; une haine féroce existait entre les Doriens et les Ioniens ; dans les îles et sur le continent, c’étaient autant de petites républiques qui se disputaient la prépondérance, et qui toutes exerçaient, l’aide d’une petite flotte, la piraterie dans leurs parages, pillant, dévastant, brûlant de tous côtés. Les naufragés eux-mêmes n’étaient pas à l’abri de la rapacité des peuplades maritimes de la Grèce ; ce ne fut que bien plus tard que, grâce aux progrès de l’humanité, un naufragé put invoquer une sorte de droit inviolable en s’écriant, comme dans Euripide :

Ναυxγος ήxω ξενος, άσύλητον γενος.

Je suis un naufragé, ne me dépouillez pas[19].

Autant, si ce n’est plus peut-être, qu’à l’époque de la guerre romaine contre les pirates, les côtes et la mer étaient infestées de corsaires ; la raison en est que, dans ces temps, on ne connaissait aucun droit public ; la loi du plus fort était la seule du genre humain. Des actes de piraterie et de brigandage de la part des Grecs contre les Perses, et entre autres, l’expédition des Athéniens contre Sardes, furent surtout la cause principale de l’invasion de la Grèce. Ce ne fut qu’avec la marche de la civilisation que la piraterie générale de peuple à peuple fit place aux guerres régulières. La lutte entre la Grèce et la Perse, à partir du jour où l’armée de Darius envahit la Grèce, appartient à cette catégorie, et, à ce titre, elle ne peut rentrer dans notre sujet.

 

 

 



[1] Hérodote, I, 94.

[2] Papyrus Anastasi, II, p. IV, l. 4 ; pl. V, l. 4, Cf. de Rougé ; — Maspero, Hist. anc., p. 263.

[3] Greene, Fouilles de Thèbes, 1856, Cf. de Rougé, Athenæum Français, 1855 ; Chabas, Études sur l’antiquité historique, p. 250-288 ; Maspero, Hist. anc., p. 283-264.

[4] Maspero, Hist. anc., p. 266.

[5] Movers, Die Phœnizier, t. II.

[6] Hérodote, I, 27.

[7] Hérodote, I, 46, 50.

[8] Aussi funeste aux vainqueurs qu’aux vaincus. Allusion au combat d’Étéocle et de Polynice, descendants de Cadmus, qui périrent tous deux.

[9] Hérodote, I, 163-167.

[10] Strabon, IV, 179.

[11] Hérodote, IV, 44.

[12] Hérodote, III, 140-149.

[13] Hérodote, III, 132-138.

[14] Histoire grecque.

[15] Hérodote, IV.

[16] Hérodote, V, 97 et suiv.

[17] Îlot devant Milet.

[18] Hérodote, VI, 7-17.

[19] Euripide, Hélène, V, 449.