LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE VI

 

 

L’ÎLE DE SAMOS. - LE TYRAN POLYCRATE. - LE MARCHAND COLÆOS

Le type le plus achevé de prince-pirate que nous offre la race grecque est sans contredit celui de Polycrate, tyran de Samos.

Les Samiens, d’origine carienne et phénicienne, s’étaient adonnés à la navigation et avaient hérité des goûts de piraterie de la nation carienne. Ils apportaient un grand soin à l’entretien de leur flotte. Ils furent les premiers parmi les Grecs qui se rendirent redoutables sur mer. Sans cesse en guerre avec leurs voisins, les Samiens menaient une véritable existence de pirates, et dans les relations extérieures, comme sur la place publique, leur seule règle de conduite était la force et le caprice. Ils s’emparèrent un jour d’un présent que le roi d’Égypte, Amasis, destinait aux Lacédémoniens. C’était un magnifique corselet de lin, orné de figures diverses tissues d’or et de coton, chacun des fils de cet ouvrage le rendait digne d’admiration, et enfin, quoique léger, il ne contenait pas moins de trois cent soixante fils, tous visibles[1]. Ils ravirent aussi un cratère que les Lacédémoniens offraient à Crésus en retour d’un riche présent qu’ils avaient reçu de ce prince. Périandre, le célèbre et puissant tyran de Corinthe, n’avait pas été moins outragé. Voulant se venter des Corcyréens qui avaient fait férir son fils Lvcophron, il avait envoyé au roi de Lydie, Alyatte, trois cents enfants des principaux citoyens de Corcyre pour en faire des eunuques. Les Corinthiens qui les conduisaient, ayant relâché à Samos, les Samiens, instruits du dessein de Périandre, entraînèrent les jeunes garçons dans le temple de Diane, leur firent embrasser l’autel et ne permirent pas qu’on les arrachât d’un lieu sacré. Comme les Corinthiens ne voulaient point accorder de vivres à ces malheureux, les Samiens instituèrent une fête religieuse pendant laquelle ils apportèrent au temple des gâteaux de miel et de sésame dont les Corcyréens se nourrirent. On ne cessa qu’au départ des Corinthiens qui, finalement abandonnèrent leurs prisonniers que les Samiens ramenèrent ensuite dans leur patrie[2].

Les Samiens s’appliqui1rent à la navigation et fondèrent un établissement à Oasis, à sept journées de Thèbes, dans la haute Égypte[3]. Ce fut grâce à des pirates sauriens, cariens et ioniens que le roi Psamétik Ier, fils de Nécho, fut rétabli sur le trône d’Égypte doit l’en avaient chassé les onze rois, ses collègues. Lors de son exil, il avait fait consulter, dans la ville de Buto, l’oracle de Latone qui lui avait répondu que la vengeance viendrait quand apparaîtraient les hommes d’airain. Peu de temps après, une tempête entraîna en Égypte des Ioniens des îles et des côtes de l’Asie qui avaient mis à la voile pour exercer la piraterie. Ils débarquèrent couverts d’armes d’airain et un Égyptien qui n’avait jamais vu d’hommes armés de cette manière courut annoncer à Psamétik que des hommes d’airain venant de la mer, pillaient les campagnes. Celui-ci comprenant que l’oracle s’accomplissait, fit bon accueil à ces étrangers, et, par de magnifiques promesses, les décida à se joindre à lui. Avec leurs secours, il redevint maître de l’Égypte et donna en récompense, à ses auxiliaires, des terres un peu au-dessous de Bubaste. Ce furent les premiers Grecs qui s’établirent en Égypte[4]. Des colons milésiens, encouragés par cet exemple, vinrent aborder avec trente navires à l’entrée de la bouche bolbitine et y fondèrent un comptoir fortifié qu’ils nommèrent le camp des Milésiens[5]. Le roi leur confia des enfants du pays pour apprendre la langue grecque et servir d’interprètes[6]. L’histoire ne dit pas si les Grecs confièrent à leurs hôtes des enfants pour apprendre la langue égyptienne ; mais le fait en lui-même est peu probable, le Grec, comme on le sait, ayant toujours montré peu de goût pour les langues étrangères[7]. Les Grecs furent frappés d’étonnement à la vue de la civilisation égyptienne, si grande encore et si imposante dans sa décadence ; ils voulurent rattacher aux dieux de l’Égypte l’origine de leurs dieux, à ses races royales la généalogie de leurs familles héroïques. Mille légendes se formèrent dans les marines du Delta, sur le roi Danaos et sur son exil en Grèce, après une révolte contre son frère Armaïs[8], sur les migrations de Cécrops et sur l’identité d’Athéna[9] avec la Neit de Saïs, sur la lutte d’Hercule, avec le tyran Busiris, sur le séjour d’Hélène et de Ménélas à la cour de Protée[10]. L’Égypte devint une école où les grands hommes de la Grèce, Solon, Pythagore, Eudoxe, Platon, allèrent étudier les principes de la sagesse et de la science. Au contraire, l’Égyptien ne rendit au Grec que méfiance et mépris. Le Grec encore pirate, brigand et voleur, fut pour l’Égyptien de vieille race un être impur à côté duquel on ne pouvait vivre sans se souiller. Hérodote dit que pas un homme, pas une femme d’Égypte ne voudraient baiser un Grec sur la bouche, ni faire usage de son couteau, de ses broches, de sa marmite, ni manger de la chair d’un bœuf pur découpé avec le couteau d’un Grec[11].

Telle était en Égypte la réputation des Grecs ; les Ioniens, les Samiens surtout avaient contribué à attirer sur le nom grec le mépris d’une race civilisée.

A l’intérieur, l’île de Samos était déchirée par des dissensions qui se terminèrent, après de longues secousses par l’établissement de la tyrannie. C’est ce qui arriva au temps de Polycrate, l’un des hommes les plus fameux de l’antiquité et la plus grande illustration de Samos après Pythagore.

Polycrate reçut de la nature de grands talents, et de son père, Éacès, de grandes richesses. Ce dernier avait usurpé le pouvoir souverain, et son fils résolut de s’en revêtir à son tour. Il y parvint avec l’appui de ses deux frères et partagea avec eux le pouvoir pendant quelque temps. Mais il ne tarda pas à les condamner l’un à mort et l’autre à l’exil[12]. Employer pour retenir le peuple dans la soumission, tantôt la voie des fêtes et des spectacles[13], tantôt celle de la violence et de la cruauté[14], le distraire du sentiment de ses maux en le conduisant à des conquêtes brillantes, de celui de ses forces en l’assujettissant à des travaux pénibles[15], s’emparer des ressources de l’État, s’entourer de satellites et d’un corps de troupes étrangères, se renfermer au besoin dans une forte citadelle, savoir tromper les hommes et se jouer des serments les plus sacres : tels furent les principes qui dirigèrent Polycrate après son élévation[16].

Polycrate était aussi parfait pirate que tyran accompli. Il se créa une marine redoutable. Il fit construire des vaisseaux plus larges et plus profonds, et changea la forme de la proue de manière à les rendre plus légers[17] ; les navires bâtis sur ce modèle retinrent le nom de Samènes (Σαμαίνα). Bientôt Polycrate eut à sa disposition cent galères à cinquante rames, ses archers étaient au nombre de mille. A la tête de ces forces, il ne croyait avoir personne à ménager, il pillait partout, ne distinguant personne : Car, disait-il, je serai plus agréable à un ami si je lui restitue quelque chose que si je ne lui enlève rien du tout[18]. Il s’empara de beaucoup d’îles et de plusieurs villes du continent. Dans une de ses expéditions, comme les Lesbiens, avec toutes leurs forces, portaient secours aux Milésiens, il les vainquit dans un combat naval et les fit prisonniers. Ces Lesbiens, durant leur captivité, creusèrent les fosses autour des remparts de Samos[19]. Polycrate prêta de nombreux vaisseaux à Cambyse, roi de Perse, lorsque, contre tout droit, ce prince envahit l’Égypte. Plus tard il envoya pour briller le temple de Jupiter Ammon cinquante mille hommes qui tous périrent par la tempête.

Hérodote, dans le troisième livre de son histoire, nous a laissé un récit intéressant du règne de Polycrate, de ses relations avec Amasis, roi d’Égypte, de l’épisode de son anneau, et enfin de sa mort déplorable à la suite de la trahison d’Orétès, satrape de Lydie, qui le fit mettre en croix (1re année de la 64e Olympiade ; 524 avant J.-C.)[20].

Mercure, dieu actif du commerce et du vol, eut un temple fameux chez les Samiens, dès une époque très reculée. Léogoras, un des plus anciens rois-pirates de Samos, au retour de son exil de dix années à Ancra, sur les côtes de Carie, en face de Samos, le lui avait élevé, et, en mémoire des pillages et de la piraterie qui avaient été sa seule ressource, il fut admis que pendant les fêtes et les jours consacrés, on se volerait réciproquement. Ce Mercure était surnommé Joyeux, (Χαριδότης)[21].

Samos a fourni un type de prince-pirate, elle en a un second, celui de marchand-aventurier. Un négociant samien, nommé Colæos, voulut faire voile vers l’Égypte au moment ou venaient de commencer, sous les relations de ce pays avec la Grèce. Des vents de l’est le jetèrent vers file de Platée, en Libye, et de là l’emportèrent dans l’Océan, à travers le détroit de Gadès. Hérodote, en racontant ce fait ajoute avec intention que Colæos fut conduit par une main divine. Il aborda (en 612 ou 611 avant J.-C.) à Tartessus, la Tarsis des Phéniciens et des prophètes hébreux, et révéla à ses compatriotes la splendeur de ce grand établissement tyrien, situé en Ibérie, à l’embouchure du fleuve Bœtis (le Guadalquivir). Les profits de Colæos, au retour de ce voyage aventureux, furent si considérables que la dîme de son gain s’élevant à six talents (à peu près 32,00 fr.), il fit fabriquer un vase d’airain, en forme de cratère argolique, orné de têtes de griffons et soutenu par trois grandes statues d’airain de sept coudées, que l’on voyait dans le temple de Junon, la grande déesse samienne[22]. Ce ne fut pas seulement l’importance des bénéfices imprévus qui en résultèrent pour la ville ibérienne de Tartessus, mais aussi la découverte d’espaces inconnus, l’accès dans un monde nouveau qu’on ne faisait qu’entrevoir à travers les nuages de la fable, qui donnèrent du retentissement et de l’éclat à cet événement, partout où, dans la Méditerranée, la langue grecque était entendue. On voyait pour la première fois, au delà des colonnes d’Hercule, à l’extrémité occidentale de la terre, sur le chemin de l’Élysée et des Hespérides, ces eaux primitives et sombres mare tenebrosum qui entouraient la terre, et d’où l’on voulait encore à cette époque, faire descendre tous les fleuves[23].

Dans toutes les îles helléniques la piraterie fut exercée comme à Samos. Un retrouvera la plupart des Cyclades et des Sporades dans l’histoire de la piraterie. Pendant des sicles les corsaires se sont embusqués dans les petits ports, dans les criques, dont les rivages de ces îles abondent, pour tomber sur les navires marchands, comme les bêtes fauves sortent de leurs antres sauvages pour attaquer les troupeaux et les pasteurs.

 

 

 



[1] Hérodote, III, 47.

[2] Hérodote, III, 48 ; Diogène Laërte, I, VII, 2.

[3] Hérodote, II, 26.

[4] Hérodote, II, 152-154.

[5] Strabon, I, XVII, 1.

[6] Hérodote, II, 134.

[7] Letronne, Mémoire sur la civilisation égyptienne depuis l’arrivée des Grecs sous Psamétik jusqu’à la conquête d’Alexandre, dans les Mélanges d’érudition et de critique historique, p. 164-169.

[8] Manéthon, p. 138, 195-198.

[9] Diodore, I, 14 ; Euctathe, In Dionys., p. 56 ; Suidas, In Prométh.

[10] Diodore, II, 112-121. — Cf. Odyssée, IV, 82, sqq. ; Clément d’Alex., Strom., p. 326 a ; Maspero, Hist. anc., p. 492.

[11] Hérodote, II, 51.

[12] Polyani, Stratagementa, I, 23 ; Hérodote, III, 39.

[13] Athénée, II, 10.

[14] Diodore, I, 95.

[15] Aristote, De Républ., V, II.

[16] Barthélemy, Anacharsis, LXXIV.

[17] Plutarque, Périclès ; Hésychius, Σαμιαxός τροπος.

[18] Hérodote, III, 39.

[19] Hérodote, III. 39.

[20] Hérodote, III, 40 et suiv., 120-126.

[21] Plutarque, Quæst. gr., 55 ; Pausanias, VII, 4.

[22] Hérodote, IV, 152.

[23] A. de Humboldt, Cosmos, II, 2, p. 1