LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE V

 

 

LES PIRATES GRECS

Les premiers Grecs, dit Montesquieu[1], étaient tous pirates. Rien n’est plus exact. La situation physique de la Grèce, sa configuration, se prêtaient admirablement à la piraterie : Placée au centre de l’ancien continent, baignée de trois côtés par la mer, bordée de rivages découpés par des golfes profonds, abondants en havres abrités[2], riche en bois, en promontoires, en caps, environnée d’îles, elle constituait un véritable empire de pirates. Nulle part la nature, si ce n’est dans les mers de Chine, n’était plus favorable à l’exercice de la piraterie. Les côtes, au tracé si capricieux, cachaient mille embuscades ; poursuivait-on les pirates, ils fuyaient autour des îles, échappant à leurs adversaires comme dans un dédale sans fin.

Nous avons vu que les héros grecs de l’époque fabuleuse exerçaient tous la piraterie. Si nous rentrons dans l’histoire avec Hérodote, Hésiode, Thucydide, nous allons constater que la mer était couverte de malfaiteurs. Les habitants de la Grèce et des îles de la mer Égée ne regardaient pas la navigation comme un lien propre à unir les peuples par le commerce, mais comme un moyen de s’enrichir par le pillage. Le métier de corsaire était une profession nullement déshonorante, il donnait beaucoup de gloire, de réputation, de richesse et de puissance à ceux qui l’exerçaient avec audace, intelligence et courage.

Anciennement, dit le grand historien de la guerre du Péloponnèse, ceux des Hellènes ou des barbares qui étaient répandus sur les côtes, ou qui habitaient les îles, surent à peine communiquer par mer, qu’ils se livraient à la piraterie, sous le commandement d’hommes puissants, autant pour leur propre intérêt, que pour procurer de la nourriture aux faibles. Ils attaquaient de petites républiques non fortifiées de murs et dont les citoyens étaient dispersés par bourgades ; les saccageaient, et de là tiraient presque tout ce qui était nécessaire à la vie. Cette profession, loin d’avilir, conduisait plutôt à la gloire. C’est ce dont nous offrent encore aujourd’hui la preuve et des peuples continentaux chez qui c’est un honneur de l’exercer, en se conformant à certaines lois, et les anciens poètes, qui, dans leurs œuvre, font demander aux navigateurs qui se rencontrent s’ils ne sont pas des pirates ; ce qui suppose que ceux qu’on interroge ne désavouent par leur profession, et que ceux qui questionnent ne prétendent pas insulter même par terre, on se pillait les uns les autres... De cette antique piraterie est resté chez ces peuples continentaux l’usage d’être toujours armés... Les cités fondées plus récemment à l’époque d’une navigation plus libre, se voyant plus riches, s’établirent sur les rivages mêmes, s’environnèrent de murs, et interceptèrent les isthmes, autant pour l’avantage du commerce que pour se fortifier contre les voisins. Mais comme la piraterie fut longtemps en vigueur, les anciennes cités, tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer, car les pirates se pillaient entre eux, n’épargnant pas ceux qui, sans être marins ou pirates, habitaient les côtes. Jusqu’à ce jour, ces anciennes cités ont conservé, reculées dans les terres, leur habitation primitive. Les insulaires surtout se livraient à la piraterie[3].

Tel est l’incomparable tableau que Thucydide nous a légué des commencements de la race hellénique, tableau aussi vrai au point de vue historique qu’en tous points conforme à une profonde connaissance de la condition primitive de la société humaine et des différentes phases du développement de la civilisation.

Minos, roi de Crète, comme il a été dit plus haut, assembla le premier toutes ses forces maritimes, battit les corsaires, purgea les mers voisines, imposa un tribut à Athènes, et fit renaître la tranquillité en déportant les pirates, en fondant des colonies et en dictant aux peuples qu’il avait soumis un code qu’il prétendait émané des dieux et qu’il avait, par leur commandement, gravé sur des tables de bronze. Après la guerre de Troie, les Grecs, au dire de Thucydide (I, 13), songèrent encore plus qu’auparavant à s’enrichir. Ils prirent du goût pour la navigation, construisirent des flottes et envoyèrent des colonies dans une grande partie des îles, en Sicile et en Italie. Dès le sixième siècle avant Jésus-Christ, Corinthe était devenue la ville la plus commerçante et la plus riche de la Grèce. Sa position lui valut ce haut degré de prospérité. Séparée de deux mers par l’isthme que Pindare compare à un pont destiné à lier le midi et le nord de la Grèce, Corinthe avait deux ports : celui de Léchée, sur la mer de Crissa (golfe de Lépante), relie à la ville par une double muraille, longue d’environ douze stades (une demi-lieue), c’était là qu’abordaient les navigateurs de la Sicile, de l’Italie et de l’Ouest ; et le port de Cenchrée, éloigné de soixante-dix stades (trois lieues), sur la mer Saronique (golfe d’Egine), où venaient mouiller les vaisseaux des peuples des îles de la mer des côtes de l’Asie-Mineure et de la Phénicie. Toutes les marchandises étaient transportées à Corinthe d’où elles étaient embarquées sur d’autres bâtiments, mais dans la suite, on inventa des machines pour traîner les navires tout chargés d’une mer à l’autre. Corinthe était le comptoir principal et surtout le lieu de transit du commerce de l’Orient et de l’Occident. Elle recevait en entrepôt le papyrus et les voiles des vaisseaux des manufactures d’Égypte, l’ivoire de la Libye, les cuirs de Cyrène, les verreries, les métaux de la Phénicie, les tapis de Carthage, le blé et les fromages de Syracuse, les vins de l’Italie et des îles, les poires et les pommes de l’Eubée, des esclaves de la Phrygie et de la Thessalie. Elle créa une puissante marine pour protéger son commerce et couvrit la mer de ses vaisseaux. Les Corinthiens se rendirent habiles dans l’architecture navale, ils furent les premiers qui changèrent la forme des vaisseaux, qui auparavant n’avaient qu’un rang de cinquante rameurs, et ils en construisirent à trois ordres de rames qui furent appelés trirèmes[4]. Aussi Eusèbe cite-t-il, dans sa chronique, les Corinthiens parmi les peuples qui eurent l’empire de la mer, c’est-à-dire, qui furent assez forts pour éloigner les pirates et attirer les marchands dans leurs ports. Corinthe envoya des colonies à Syracuse et à Corcyre (Corfou), (l’an 753 avant J.-C.) à Apollonie, à Anactorium, à Leucade et à Ambracie, entre 660 et 663. Les démêles entre Corinthe et Corcyre furent l’origine de la guerre du Péloponnèse. Corinthe reprochait à Corcyre d’être un repaire de bandits. La lutte s’engagea à l’occasion de la colonie d’Épidamne[5] que les Corinthiens prétendaient posséder, et le premier combat naval entre les Grecs dont l’histoire fasse mention a été livré entre ces deux peuples[6]. Corcyre devint plus tard une fidèle alliée de Rome dont elle implora le secours contre les incursions des pirates illyriens qui avaient alors pour reine la célèbre et cruelle Teuta.

 

 

 



[1] Esprit des lois, XXI, 7.

[2] Grèce, par Pouqueville.

[3] Thucydide, I, 5, 6, 7, 8. — Traduction J. B. Gail.

[4] Thucydide, I, 13.

[5] Sur la côte d’Illyrie.

[6] Thucydide, I, 24 et suiv.