LA PIRATERIE DANS L’ANTIQUITÉ

 

CHAPITRE IV

 

 

PREMIÈRE RÉPRESSION DE LA PIRATERIE. - L’ÎLE DE CRÈTE. - MINOS. - RHODES.

Si les Phéniciens furent les premiers pirates, ils furent aussi les premiers, avec les progrès de la civilisation, qui prirent des mesures de protection contre la piraterie. Ce n’est pas l’histoire même de ce peuple qui nous en fournira la preuve, car ses documents nationaux ont péri en totalité. De ses entreprises, de ses voyages, de son système colonial, de ses lois, il ne nous reste rien que des lambeaux dispersés çà et là dans les livres juifs et dans les auteurs grecs.

Une antique colonie phénicienne, celle de l’île de Crète, reflet de la métropole, eut de bonne heure, grâce à sa situation heureuse, une prééminence maritime célèbre. La mer était l’élément naturel des Crétois. Tout les y appelait. La position de leur île, une grande étendue de côtes, des ports nombreux, de vastes forets, tout ce qui excite aux entreprises navales et développe chez un peuple le génie maritime se réunissait pour tourner vers la nier l’activité et l’ambition de ces insulaires. La nature, dit Aristote[1], semble avoir place file de Crue dans la position la plus favorable pour tenir l’empire de la Grèce. Elle domine sur la mer et sur une grande étendue de pays maritimes, que les Grecs ont choisis de préférence pour y former des établissements. D’un côté, elle est pris du Péloponnèse ; de l’autre, elle touche à l’Asie par le voisinage de Triope et de l’île de Rhodes. Cette heureuse position valut à Minos l’empire de la mer. Cette grande puissance maritime est attestée par de nombreux, témoignages, et présente tous les caractères d’un fait historique. De tous les souverains dont nous avons entendu parler, dit Thucydide, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était maître de la plus grande partie de la mer qu’on appelle maintenant hellénique ; il dominait sur les Cyclades, et forma des établissements dans la plupart de ces îles[2]. Il fut le premier législateur de la mer (XIVe siècle avant J.-C.). A cette époque, les Pélasges, les Cariens, les Lélèges, les habitants des côtes de la Grèce, de l’Attique surtout, exerçaient en grand la piraterie et menaçaient de bouleverser la société et d’étouffer la civilisation naissante par leurs courses et leurs brigandages. Minos réunit toutes ses forces maritimes à celles de son frère Rhadamanthe, établi dans les îles de la mer Égée, fit aux pirates une guerre d’extermination et rétablit la sécurité sur la mer. La punition des habitants de l’attique fut surtout terrible ; Minos leur imposa un tribut annuel de sept jeunes garçons et de sept jeunes filles, qui étaient renfermés dans le fameux labyrinthe. Thésée eut la gloire d’affranchir sa patrie de ce tribut odieux[3].

Pour prévenir le retour des désordres occasionnés par les pirates, Minos proposa aux Grecs un Code maritime qui reçut la sanction générale. Plutarque et Diodore de Sicile font connaître, d’après Clitodémus, le plus ancien historien de l’Attique, la teneur de la principale disposition de ce Code : Les Grecs défendent de mettre en mer aucune barque montée par plus de cinq hommes ; on n’en excepte que le capitaine du navire Argo, auquel on donne pour expresse mission de courir les mers pour les délivrer des brigands et des corsaires. Le souvenir de l’ère de justice et de sécurité que l’archipel dut à Minos et à Rhadamanthe s’est conservé dans la légende qui les représente juges aux enfers.

Après le règne glorieux de Minos, la puissance maritime de la Crète déclina. La mer redevint le théâtre de crimes et de brigandages. J’ai montré Ulysse faisant le portrait d’un aventurier de cette époque. L’art de naviguer était imparfait ; il tuait difficile, sinon impossible, de rassembler sur une faible embarcation, chargée de denrées et de marchandises, des armes et des engins de guerre pour repousser les attaques des forbans qui infestaient les eaux voisines du rivage. Les marchands ne connaissaient alors qu’un seul moyen de défense que Cicéron appelle όμοπλοία[4]. C’est ce que nous désignons sous le nom de voyages de conserve, quand plusieurs navires se réunissent pour voyager ensemble et s’assurer mutuellement contre les périls communs de la navigation. Pour se mettre à l’abri des écumeurs de mer, les navigateurs n’employaient que des navires à carène plate ; le soir venu, ils atterrissaient et halaient le bâtiment sur le rivage.

Après les Crétois, les Rhodiens se signalèrent par leur puissance maritime dans toute l’antiquité. Strabon dit qu’ils étaient parvenus à anéantir dans leur voisinage les déprédations des pirates[5]. Les lois maritimes des Rhodiens eurent une grande célébrité, et j’aurai l’occasion d’en parler dans le cours de l’histoire de la piraterie. Rhodes, d’abord appelée Ophiussa, Île aux serpents, servait, par son heureuse position à l’angle de l’Asie-Mineure, de relâche aux vaisseaux qui allaient d’Égypte en Grèce ou de Grèce en Égypte[6]. Mettant à profit cet avantage, les Rhodiens se livrèrent au commerce maritime avec une infatigable ardeur et un succès qui leur fit une splendide opulence. Ils paraissaient avec assurance sur toutes les mers, sur toutes les côtes, et fondaient de nombreuses colonies parmi lesquelles on doit compter Parthenope (Naples) et Salapia en Italie, Agrigente et Géla en Sicile, Rhodes (Rosas) en Espagne. Rien n’était comparable à la légèreté de leurs vaisseaux, à la discipline qu’on y observait, à l’habileté des commandants et des pilotes[7]. Strabon assure qu’ils avaient entrepris de longs voyages pour protéger les navigateurs et fondé des colonies jusqu’au pied des Pyrénées[8].

 

 

 



[1] Aristote, Politique, II, 8.

[2] Thucydide, I, 4 ; Hérodote, III, 22 ; Louis Lacroix, Les îles de la Grèce (Crète).

[3] Plutarque, Vie de Thésée.

[4] Liv. XVI, Épîtres à Atticus.

[5] Strabon, XVI.

[6] Diodore de Sicile, V.

[7] Tite-Live, XXXVII, 30.

[8] Strabon, III, 4, § 6 ; XIV, 2, § 6.