L'ABBÉ DUBOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

Soins de Dubois pour son diocèse — Il tombe malade. — Majorité du Roi et lit de justice. — Dubois est confirmé par Louis XV dans la charge de Premier Ministre. — Travaux du Cardinal. — II réorganise l'administration. — Il s'attache à favoriser le commerce et s'occupe de la réformation des mœurs. — Les princes légitimes sont rétablis dans lents anciens droits. — Dubois poursuit les malversations dans les finances publiques. — Estime du clergé pour Dubois. — Le Cardinal est nommé Président de l'assemblée du clergé. — Maladie et mort du Premier Ministre. — Ses funérailles. — Rectification des erreurs commises par l'appréciation de la fortune du Cardinal. — Causes de l'impopularité de Dubois. — Son caractère et ses mœurs injustement diffamés.

 

Malgré l'attention que réclamaient les affaires de l'État, le cardinal Dubois trouvait encore le moyen de s'occuper de son diocèse. Empêché de résider au milieu de son troupeau, comme il estimait que c'était le devoir d'un évêque, il avait fait nommer le Père Quinquet, Théatin, évêque in partibus, et l'avait délégué au siège de Cambrai, pour le suppléer dans les fonctions actives de l'épiscopat. Il ne se crut point dispensé, par cette délégation, de la sollicitude pastorale qui appartient aux évêques. Il avait obtenu du Saint-Père, au mois de juillet de l'année précédente, un indult pour conférer tous les mois de l'année, sa vie durant, les bénéfices de sa métropolitaine, qui suivait le concordat du corps germanique ; il mit une grande conscience à l'exercice de ce droit. Il donna des mandements et des instructions où le savoir s'allie aux plus nobles sentiments de la religion et de la piété. Enfin comprenant l'aumône au nombre de ses devoirs les plus essentiels, il répandit de nombreux bienfaits sur son diocèse.

Peut-être, avec le temps, Dubois serait-il parvenu à effacer les préventions et les haines qui s'étaient déclarées contre lui. Mais épuisé par la fatigue de son ministère, ses jours étaient comptés. Pris d'un accès de fièvre le là janvier, il voulut, malgré l'avis du Régent, assister ce jour-là au conseil de Régence. Il y fut atteint d'une défaillance qui obligea de le ramener à son hôtel.

On ne put le déterminer à suspendre ses travaux, et le Régent daigna se rendre chez lui pour travailler. Depuis ce jour ses forces allèrent en s'affaiblissant : le reste de sa vie n'est plus qu'une agonie, durant laquelle sa haute intelligence veille encore.

Le 15 février, le Roi accomplit sa treizième année. Le lendemain, le duc d'Orléans se conformant aux usages de la Monarchie, le déclara majeur, et lui remit la Régence. La majorité du Roi n'amena aucun changement dans le ministère. On conserva dans les actes publics la formule qui annonçait que le Roi agissait sur l'avis, non plus du Régent, mais de son oncle le duc d'Orléans. Le parti de la vieille cour qui s'était flatté d'un changement à la fin de la minorité, fut trompé dans son attente. Villeroi ne fut pas même rappelé, et son orgueil souffrit amèrement de voir qu'il n'était pas aussi nécessaire qu'il l'imaginait.

Le 22, le Roi tint un lit de justice au Parlement. Le cardinal Dubois n'y assista point ; il savait qu'il devait être confirmé dans ses fonctions, avec un agrandissement du titre, et que le duc d'Orléans ferait à ce sujet l'éloge de ses services. Sa Majesté déclara devant l'assemblée, que suivant les lois, elle entendait prendre le gouvernement. Le Régent se félicita de remettre aux mains de Sa Majesté le royaume aussi tranquille qu'il l'avait reçu à la mort du feu Roi, et plus assuré d'un repos durable. 11 rappela les efforts qu'il avait faits, pour réparer le désordre des finances causé par les longues guerres du règne précédent, et, exprimant le regret de n'avoir pu réussir entièrement dans cette tâche, il ajouta qu'il avait la ferme confiance que le Roi achèverait ce qu'il avait entrepris. Il attribua au zèle et à la capacité du cardinal Dubois les heureux résultats qu'il signalait au Roi, et demanda en sa faveur, la confirmation de la charge de Premier Ministre. Sa Majesté en signa immédiatement le brevet, qui est conçu dans les termes les plus élogieux. En voici le préambule.

Louis, etc.

A notre très-cher et bien-aimé cousin, le cardinal Dubois, salut.

Le témoignage authentique que notre très-cher et bien-aimé oncle, le duc d'Orléans, nous a rendu de votre capacité, de votre probité et de votre zèle pour notre service, dont il était plus particulièrement instruit que personne et dont il pouvait juger plus sûrement, nous a déterminé à vous établir notre conseiller en tous nos conseils et Premier Ministre de notre État, par nos lettres du 22 du mois d'août de l'année dernière 1722. Nous n'avons pas été trompé dans l'espérance que nous avions conçue et vous avez répondu à tout ce que demandait une si importante place. L'État où nous trouvons notre royaume à notre majorité, et l'ordre que nous voyons heureusement se confirmer dans toutes les parties du ministère sont les effets de l'application que vous avez donnée à faire exécuter les intentions du duc d'Orléans notre oncle qui, en jetant le fondement d'une administration solide, a voulu assurer le repos et la félicité de nos peuples. L'expérience du passé ne nous permet pas de douter de l'avenir, et voulant vous donner de nouvelles marques de notre satisfaction, nous avons jugé à propos de confirmer le choix que nous avons ci-devant fait. A ces causes, etc.

 

Après la collation de ces lettres, le garde des Sceaux d'Armenonville, exposa les actes de la Régence et donna de grands éloges à l'administration du duc d'Orléans. Le Parlement voulut ensuite présenter sa justification, par la bouche du Premier Président de Mesme, et essayer de prouver que dans le désaccord de cette compagnie avec le Régent, la raison et le droit étaient pour le Parlement. Il fit plus, il revendiqua hautement les droits qu'il prétendait lui avoir été retirés. Cette protestation fut en quelque sorte le manifeste de la guerre parlementaire, dont les hostilités éclatèrent sous le ministère du duc de Bourbon, continuèrent sous la longue administration du cardinal Fleury, et qui eut pour dénouement l'exil du Parlement en 1753 et la création de la chambre Royale.

Dubois se sentit plus libre dans ses allures, dès qu'il eut la sanction immédiate du Roi pour couvrir ses actes. Jusque-là il avait dû compter avec un pouvoir transitoire, qui imposait une responsabilité au Régent. Désormais il allait gouverner avec la plénitude de l'autorité royale, et l'assurance qu'il en recevait lui donna le courage et la force d'entreprendre des améliorations et des réformes indispensables.

Il débuta dans cette voie, par l'établissement d'un nouveau Conseil des finances, où il fit entrer des hommes capables et instruits dans cette matière. Il cassa le Conseil de la marine qui n'avait aucune utilité véritable. Le département de la Guerre reçut des accroissements ; il eut les attributions résignées par le duc de Chartres, un moment colonel général de l'infanterie, ainsi que les droits qui appartenaient à la charge de colonel général de la cavalerie exercée par le duc d'Évreux.

En même temps qu'il s'attachait à perfectionner les ressorts de l'administration, Dubois recherchait tout ce qui pouvait favoriser l'agriculture, l'industrie, le commerce. Depuis la chute de Law, la compagnie des Indes débarrassée de la multitude d'opérations dans lesquelles elle était d'abord enchevêtrée, bornée maintenant au seul commerce qui faisait son objet, s'était promptement relevée sur les décombres du système. La ville et le port de Lorient lui avaient été concédés, pour recevoir ses comptoirs, ses magasins, ses bâtiments. Le Roi, pour acquitter les sommes qu'il lui devait, lui donna les revenus de la Ferme des tabacs et du domaine d'Occident. Dubois fondait sur la prospérité de cette compagnie de grandes espérances, pour l'accroissement de la marine et du commerce ; il favorisa de tout son pouvoir l'essor de cette utile institution. Il concourut à sa réorganisation, et mérita de la reconnaissance des actionnaires d'être élu Président de la compagnie.

Le commerce général était déchu ; il résolut de le ramener à l'état florissant où Colbert l'avait laissé. Il ordonna un dénombrement des manufactures du royaume et une enquête sur la situation des industries. Les voies de communication sont le véhicule du commerce ; les chemins avaient été négligés depuis longtemps ; il fit donner à son frère Joseph Dubois la charge de directeur général des Ponts et Chaussées, qui avait été tenue par M. de Beringhen, et imprima à cette branche de travaux publics, une activité nouvelle. On ne peut omettre de rappeler que la France lui a été redevable des belles plantations d'arbres qui faisaient l'ornement des anciennes grandes routes.

Les mœurs publiques étaient corrompues. De la galanterie du siècle de Louis XIV, elles en étaient venues, par la satiété, à la dépravation qui en est le dernier terme. On a vu avec quelle sévérité le Cardinal poursuivait, jusque dans les rangs de la Cour, les effets de cette corruption. L'imprimerie devenue une institutrice des passions et des vices, répandait journellement, dans le public, une foule de mauvais livres. Dubois fit donner à la librairie un règlement qui apporta d'excellentes dispositions pour la répression de cet abus. Il fut défendu d'imprimer et de débiter aucun écrit, sans la permission du garde des Sceaux, et, pour les feuilles volantes, sans l'autorisation des magistrats de police. L'extrême surveillance qu'il apporta dans l'exécution de cette ordonnance commença la fortune des imprimeries hollandaises, qui continuèrent pendant tout le dix-huitième siècle à inonder la France d'écrits scandaleux et subversifs de l'ordre public.

Un des premiers actes de ce pouvoir nouveau que Dubois venait de recevoir des mains du Roi fut dicté par une pensée de réparation et de réconciliation. Le Cardinal, on s'en souvient, avait été l'instigateur des mesures qui avaient frappé les princes légitimés ; sacrifice douloureux, mais nécessaire au repos de l'État, aux droits de son maître, et peut-être aussi à la morale, qui répugnait aux honneurs rendus à des princes nés de l'adultère. Mais l'État était tranquille, le duc d'Orléans n'avait plus à redouter les brigues du duc du Maine, l'exemple était donné par l'humiliation publique infligée à la lignée quasi-royale de Madame de Montespan : Dès lors il eût été cruel de condamner le sang de Louis XIV à céder à la noblesse des pairs. Dubois, qui se déterminait difficilement à une sévérité nécessaire, détestait les rigueurs inutiles : le 27 avril, il fit rendre aux princes légitimés, par une déclaration royale, les droits de princes du sang, sauf l'hérédité, et les rétablit ainsi au-dessus des ducs qui avaient applaudi à leur abaissement.

Attentif à polir les mœurs, il se montra sévère à tout ce qui pouvait en entretenir la rudesse. Le duel s'était enté sur les mœurs comme une coutume honorable. Il était difficile de le déraciner ; il protégeait une des passions les plus chères au cœur des Français, le point d'honneur, qui élève si haut le caractère national. La législation draconienne du règne précédent était restée sans force contre le duel : Dubois renouvela les rigueurs des édits de Louis XIV, et combattit par des peines sévères un usage réprouvé par la religion, l'humanité et le sentiment même de la justice, au nom de laquelle ce préjugé s'est établi.

Dans l'état de démoralisation où les esprits étaient plongés, les fonctions avaient perdu la dignité et l'intégrité, qui sont les attributs les plus essentiels de la puissance publique. Dubois déclara une guerre implacable aux prévaricateurs et aux concussionnaires. Les opérations du visa avaient été une source d'exactions ; des commis infidèles avaient accordé le contrôle moyennant finance, ou s'étaient réservé d'énormes quantités d'actions et de billets de Banque. Dubois institua à l'Arsenal une chambre de justice, pour la poursuite de ces concussionnaires. Des dilapidations monstrueuses dans les fonds de la guerre avaient frustré les troupes du prêt, les condamnaient à des retards qui compromettaient la subordination. Le Cardinal fit arrêter le trésorier de l'extraordinaire, de La Jonchère, auteur de ces rapines, et retira à Leblanc le département de la guerre, comme complice de ces brigandages. Leblanc, d'abord exilé, se trouva impliqué dans la procédure qui se suivit contre La Jonchère ; il fut arrêté et mis à la Bastille. Son procès, terminé sous le ministère du duc de Bourbon, fut soutenu par les gens du Roi avec moins de vigueur qu'il n'avait été commencé : Leblanc en sortit innocenté[1].

La fraude et le pillage étaient pratiqués effrontément, à tous les degrés de la hiérarchie administrative. Le Cardinal s'appliqua sans relâche à rechercher les fripons et à ramener l'honnêteté dans les fonctions publiques. Cette réforme, qu'il poursuivait avec un zèle courageux, il n'eut pas le temps de l'accomplir, et les abus qu'il ne put extirper reparurent sous le ministère vénal du duc de Bourbon ; mais il en avait assez fait pour s'attirer la haine de tous les coquins dont il fut l'effroi, et cette terreur qu'il inspira ne contribua pas peu à grossir le nombre de ses ennemis.

Il est assez curieux de mettre en regard de cette opposition passionnée qui se dressait contre Dubois l'opinion individuelle du Clergé. Les prélats mêmes dont il avait le plus contrarié les sentiments par son accommodement, et qui étaient les moins disposés à lui être favorables, se plaisaient à reconnaître la fermeté et la justice qu'il apportait dans son ministère. L'évêque de Bayeux — François-Armand de Lorraine — appelant fougueux, connu par ses démêlés avec les Jésuites, et qui donna, en faveur de l'appel, deux mandements fameux, fut dénoncé pour ce fait à l'assemblée provinciale de son diocèse. Il écrivit au cardinal Dubois, le 6 août, pour se disculper et lui demander à être entendu : Comme ce n'est point une grâce, disait l'évêque, que je demande, mais une justice, j'espère que vous me la ferez rendre, car je sais que vous l'aimez.

L'évêque de Montpellier — Charles-Joachim Colbert —, l'un des quatre évêques qui avaient formé l'appel de 1717, engagé dans une lutte très-vive avec son clergé, et que le Régent exila dans un domaine de son Archevêché, écrivait en juin, à un de ses amis, du lieu de son exil : Il paraît que la santé du Premier Ministre devient fort mauvaise. J'en suis fâché et lui en souhaite une meilleure et de plus longue durée. Ce n'est pas à cause du bien qu'il m'a fait, je n'ai pas connaissance qu'il m'en ait fait aucun, mais à cause qu'il n'a pas fait à l'Église tout le mal qu'il pouvait lui faire — allusion à l'accommodement —, et qu'il me semble qu'il n'y a rien de bon à gagner au changement.

Ces jugements, empruntés à l'opinion de deux évêques qui ont marqué par l'extrême violence de leur opposition à l'accommodement, montrent quels étaient les sentiments du clergé de France sur le cardinal Dubois, qu'un parti puissant s'efforçait de décrier dans ses mœurs, dans son caractère et dans les actes de sa vie publique.

Dubois reçut au mois de mai une preuve plus éclatante des dispositions bienveillantes du corps ecclésiastique. Le 25 de ce mois s'ouvrit à Paris l'assemblée du clergé ; c'était la première fois que les députés de l'ordre se réunissaient depuis la mort de Louis XIV[2].

La querelle qui divisait alors l'Église de France faisait appréhender cette réunion : on devait craindre que les opinions opposées se trouvant en présence, il n'en survint de nouveaux troubles. Dubois n'ignorait pas que la portion remuante du clergé se proposait de profiter de la circonstance pour emporter, par un coup de main, l'accommodement, sans toutes les conditions exprimées par le Pape.

Il dut redoubler de soins, afin d'éviter un embrasement général. Ses efforts tendirent à porter à la députation des ecclésiastiques modérés, et il éloigna de Paris les évêques qui n'étaient pas députés de leurs provinces. Le clergé lui sut gré de sa sollicitude ; et pour lui en témoigner sa reconnaissance, lui déféra la présidence de ses séances. Dubois, vivement touché de cet honneur, se rendit à l'assemblée et prit possession des fonctions qui lui était dévolues, par le discours suivant :

Messieurs,

J'ai attendu avec impatience le jour où je pourrais marquer à cette auguste assemblée la vive reconnaissance que je sens de la grâce que vous m'avez faite. Vous avez bien voulu m'associer au clergé de France, et je sais à combien de mérites et à quelle gloire vous m'associez, mais j'ose dire que ce qui est glorieux pour moi l'est aussi pour vous-mêmes. Vous auriez pu craindre un ministre qui, quoique honoré du sacerdoce, eût pu être disposé, dans quelques occasions, à le sacrifier à l'Empire. Le penchant n'est que trop grand à croire les intérêts de l'un plus importants et plus pressants que ceux de l'autre. Mais votre zèle pour l'État ne vous a pas permis une crainte qui pouvait paraître légitime et en m'admettant dans l'intérieur de vos délibérations, vous prouvez de la manière la plus authentique la droiture et la sincérité de vos intentions pour le service du Roi.

Je sens, de mon côté à quoi m'engage cette confiance. Il faut qu'un ministre, à qui le clergé fait l'honneur de ne le redouter pas s'en rende digne en redoublant ses soins pour les avantages du clergé. Tout ce que peut l'autorité du ministre, je le dois à vos intérêts. Ainsi, loin que les devoirs dont j'étais chargé, ajoutés à ceux que vous m'imposez de nouveau viennent jamais à se combattre, la place que j'occupe dans l'État me fournira les moyens de satisfaire à celle que vous me donnez dans l'Église.

Je suis sûr, Messieurs, et je vous outragerais par le moindre doute, que vous ne me donnerez à porter au Roi, dans le cours de cette assemblée, que d'anciennes ou plutôt d'éternelles preuves de l'attachement des Églises du Royaume pour leur protecteur, que des gages nouveaux et certains du dévouement du clergé à la couronne, et de sa tendresse respectueuse pour la personne de Sa Majesté, tandis que je ne vous porterai que les précieuses assurances de l'attachement du Roi à la religion, que les maximes dont il est instruit et pénétré sur le respect dû au sanctuaire, que ses sentiments en faveur de la plus illustre portion de l'Église universelle, que des témoignages de la préférence qu'il lui donne au-dessus de tous les autres objets de son affection. de n'aurai rien, ni de part ni d'autre à dissimuler, ni à affaiblir, ni b. exagérer. Je ne dois m'étudier qu'à être précis et à transmettre si fidèlement les sentiments du Roi et du clergé, qu'il ne reste aucun doute sur ce que le souverain doit attendre du zèle et de la fidélité de ses sujets et sur ce que le clergé peut espérer de la religion, de la prudence et de l'affection du Roi.

 

Ce fut la seule fois que le Cardinal occupa le fauteuil de la présidence. Le dépérissement de ses forces l'empêcha de prendre part aux travaux des députés. Il n'en suivit pas moins, dans son cabinet, les opérations de l'assemblée avec beaucoup d'attention et influa sur ses délibérations, par l'archevêque d'Aix — de Vintimille —, qui lui succéda à la présidence et s'inspirait de ses intentions et de ses conseils. Épuisé par les fatigues, miné par les souffrances, Dubois ne devait pas voir la fin de cette réunion pour laquelle il venait de consumer ses forces et qui lui avait décerné une si grande distinction, dernier honneur de sa carrière publique.

Au milieu des inquiétudes qu'une si grande assiduité au travail donnait pour ses jours, Dubois seul mesurant le ressort et l'étendue de ses facultés, se faisait illusion sur son état. Jamais son intelligence n'avait été plus vive, plus sereine ; mais on pouvait comparer les lueurs de cet esprit si actif aux dernières clartés d'un flambeau qui s'éteint.

Il y eut à la fin d'avril une revue de la maison du Roi. Le cardinal de Rohan proposa au Premier Ministre de monter à cheval pour assister à cette cérémonie. Dubois passa devant le front des troupes dans son habit de cardinal, accompagné du cardinal de Rohan, du maréchal de Berwick et du comte de Breteuil qui venait de remplacer Leblanc à la guerre. Il paya chèrement la confiance qui l'aveuglait sur ses forces. Au retour de cette cavalcade, il ressentit une légère blessure dans le fondement ; il la crut sans conséquence et la négligea. Il s'y forma rapidement un abcès qui gagna insensiblement le col de la vessie. Lorsque le Cardinal voulut remédier au mal, il fut trop tard.

Au mois de juin, la cour alla résider à Meudon. Dubois suivit le Roi qui, voulant lui accorder une marque particulière de sa considération, lui assigna les appartements du grand Dauphin. Ses amis espéraient qu'en le confinant dans la retraite, ils l'éloigneraient des affaires et le forceraient à donner des soins à sa santé. Il fut impossible de réfréner l'ardeur qu'il apportait dans ses devoirs. Soutenu par l'énergie morale, il dominait son abattement physique. Il présuma trop de ses forces, et périt victime de cette vigueur de tête, qui lui faisait vaincre sa faiblesse.

Le dimanche 8 août, l'état du malade devint intolérable. Maréchal, médecin du roi, proposa une opération ; le Cardinal n'y voulut point consentir. La fièvre se déclara ; Dubois estimant que l'air de Meudon lui était défavorable, demanda à être ramené à Versailles.

On essaya de le transporter dans un corbillard[3] sur un lit suspendu, mais il fut incapable de supporter le mouvement de la voiture. Le 9, il insista de nouveau, pour qu'on le reconduisit à l'hôtel de la Surintendance. On manda une litière du Roi ; le Cardinal mourant, accompagné des aumôniers de la cour, des médecins de service et de La Peyronie, premier chirurgien de Sa Majesté, fut porté à bras à sa demeure.

Aussitôt que Dubois fut arrivé à son hôtel, le duc d'Orléans se rendit près de lui, et le conjura avec les larmes dans les yeux de se soumettre à l'opération. Le Cardinal se laissa toucher par cette prière. Jusque-là, il n'avait pas cru que son état fût aussi désespéré, la douleur du duc d'Orléans lui révéla la gravité de son état. On l'engagea à se pourvoir de la confession, avant l'opération. Il répondit qu'il y avait pour les cardinaux un cérémonial qu'il ne connaissait pas, et fit appeler un Récollet, le père Gervais, qui ne le connaissait pas davantage. On courut s'en informer, et cela donna lieu de dire que le cardinal Dubois avait refusé de se confesser.

Quand on fut fixé sur la rubrique, Dubois fit sa confession, et se prépara à mourir saintement. Il se remit ensuite aux mains de La Peyronie, qui pratiqua en trois minutes l'opération. Elle s'exécuta sans accident, et donna l'espoir de conserver la vie au Premier Ministre. Dans l'après midi, le Roi envoya prendre des informations sur l'état du malade. Vers le soir les choses changèrent de face. Un violent orage empira le mal ; la gangrène se déclara et se développa rapidement. A cinq heures, le Cardinal expira dans une horrible torture.

Il y eut peu de larmes répandues près de son lit de mort. Dubois connaissait trop bien la violence des préventions qui existaient contre lui, pour s'être flatté qu'il laisserait des regrets. Le duc d'Orléans fut du petit nombre de ceux qui éprouvaient une douleur véritable de la perte du Cardinal, et ceux qui ont osé rapporter qu'il laissa voir une profonde insensibilité, ont calomnié la bonté naturelle de ce prince. Que cette douleur n'ait pas été longue, la légèreté de son caractère autorise à le croire, mais il avait de trop justes motifs d'aimer Dubois, pour s'être vu séparé sans émotion de l'homme qui l'avait élevé avec soin, et l'avait servi toute sa vie, avec un dévouement si rare.

Le Roi lui-même éprouva un vif chagrin de la perte de son premier ministre. Lorsque le duc d'Orléans vint lui annoncer sa mort, Sa Majesté répondit avec une expression de regret : J'en suis bien fâché.

Cependant, quelque bien averti que fût Dubois de l'état des esprits, il ne pouvait prévoir que l'on refuserait, au rang qu'il avait occupé, aux services qu'il avait rendus, ces honneurs vulgaires que l'on accorda toujours à un homme public, par respect pour ses fonctions.

Le 11, dans la soirée, les restes mortels de Dubois furent transportés à Paris, dans la collégiale de Saint-Honoré, dans cette même église à laquelle il avait été attaché trente ans auparavant, par un bénéfice ecclésiastique. Son corps resta exposé pendant huit jours, et fut inhumé dans l'église le 10. L'assemblée du clergé se fit représenter à la cérémonie par plusieurs évêques. Les seigneurs de la Cour y furent en petit nombre. Parmi les maréchaux de France, deux seulement, d'Estrées et Villars, eurent assez de bienséance pour rendre les derniers honneurs au Premier Ministre.

Ce n'était pas des grands qui l'avaient craint et jalousé, que Dubois devait recevoir des marques de reconnaissance ; mais le peuple lui-même, trop servilement disposé aux impressions et aux opinions qu'on lui suggère, ne montra pas plus de respect pour un ministre qui s'était attaqué à tous les ordres, hors le Tiers, auquel il avait donné la paix, la suppression des impôts ruineux, la rémission des milices et, en dernier lieu, le bienfait de l'instruction gratuite.

Au milieu de ce mépris public des bienséances, les académies dont Dubois avait été membre, l'honorèrent par une conduite différente. Elles firent célébrer un service en sa mémoire, et voulurent au moins faire respecter l'académicien, quand tant de gens insultaient au ministre. L'assemblée du clergé imita cet exemple, et assista, dans l'église des Augustins, à une messe solennelle pour le repos de l'âme du Cardinal.

Il importait, cependant, que la mémoire d'un ministre qui avait servi le Roi avec fidélité ne fût pas avilie. Sa Majesté envoya un ordre au cardinal de Noailles pour ordonner à Notre-Dame un service funèbre, auquel furent invités les cours de Justice et le corps de l'Université. On déploya sur le catafalque le poêle de la Couronne. Le cardinal de Noailles officia, mais il n'y eut point d'oraison funèbre.

Cet éloge, que la crainte arrêtait sur les lèvres des orateurs, devait jaillir de l'inflexible témoignage des intérêts alarmés. A la mort du cardinal Dubois, les actions de la compagnie des Indes éprouvèrent une baisse énorme ; aucune harangue ne pourrait rappeler d'une façon plus saisissante, que Dubois avait été le plus ferme appui de la paix, de l'ordre et du bien public.

L'envie qui s'était acharné sur la vie du ministre ne s'arrêta pas devant sa tombe. Le souvenir des immenses trésors trouvés à la mort de Mazarin, sembla effacé par le calcul imaginaire que l'on fit des richesses du cardinal Dubois. On l'accusa d'avoir pressuré les finances de l'Etat, lui qui les avait défendues contre les concussionnaires, et d'avoir grossi sa fortune par une épargne sordide. Les titres de sa succession répondent à ces calomnies. Dubois légua au duc d'Orléans sa magnifique vaisselle d'argent, dont la plus grande partie du prix était due au banquier Samuel Bernard. Le prince mourut avant d'avoir pris possession de son legs ; mais le duc de Chartres, suivant les intentions de son père et les inspirations de sa délicatesse, passa avec le banquier juif un contrat pour l'acquit des sommes qui lui restaient dues. La belle et nombreuse bibliothèque formée par Dubois, fut en partie vendue en Hollande par ses héritiers, et produisit peu[4] ; le surplus fut donné, à la mort du neveu du Cardinal, au collège de Brives. Le total de toutes les valeurs mobilières ne s'éleva pas à huit cent mille livres, somme énorme sans doute, mais qui n'avait rien de surprenant lorsqu'on songe que le cardinal jouit de plusieurs revenus considérables, outre les appointements attachés à sa charge ; qu'il vécut constamment avec une extrême sobriété et une indifférence profonde pour les jouissances du luxe. Si ces richesses avaient besoin d'être réhabilitées, elles le seraient pleinement, par le noble usage qu'en firent les héritiers du Cardinal, en les léguant à leur ville natale pour la fondation d'œuvres pieuses et de bienfaisance. Telle est la vérité sur les exagérations qui ont été avancées touchant la fortune du cardinal Dubois.

Il ne manqua à Dubois, pour être un ministre populaire, que d'aimer la flatterie et de savoir plier sa haute intelligence à ces brigues sans dignité qui sont la ressource des ambitions médiocres. Qui posséda plus que lui tout ce qui charme et séduit le peuple, l'indépendance de caractère, un esprit vif et frondeur, un grand amour de l'égalité et des tendances plébéiennes, qui ne lui firent jamais oublier la boutique de son grand-père ? Quel ministre usa jamais avec plus de modération et de sagesse d'un pouvoir presque absolu ? Ce n'est pas assez de dire qu'il fit un usage discret de sa puissance, il faut démontrer qu'il l'exerça encore avec humanité.

Les registres de la Bastille sont les véritables annales du despotisme ministériel de ce temps. Nous voyons, par l'irrécusable témoignage de ce document, que l'administration de Dubois fut une des plus douces, et celle qui respecta le plus la liberté individuelle. Ainsi, pour les cinq dernières années de Louis XIV, la moyenne des écrous à cette prison d'État fut de 66. 20, tandis que pour sept années de la Régence — car il convient de défalquer les années exceptionnelles de 1719 à 1720, qui virent éclater une conspiration et une insurrection formidable —, la moyenne ne s'éleva qu'à 43. 85. Et la Régence eut à traverser les cabales du roi d'Espagne, la conspiration de la noblesse, les troubles de la religion et les désordres du système !

Dans des circonstances identiques, Richelieu et Mazarin répandirent des flots de sang. Où sont les victimes immolées au despotisme de Dubois ? Humain et généreux, il répudia la vengeance, même pour les torts ou les injures qui le touchaient. Il écrivait de Londres, le 23 juillet 1718, à un ami : Il faut que je me fasse violence pour parler contre quelqu'un. J'ai eu du plaisir de solliciter et d'obtenir des grâces pour M... depuis qu'il en mal usé avec moi, et je ne me suis résolu à demander qu'il fût rappelé que parce que cela est devenu essentiel pour le service.

Ce n'est pas un esprit vindicatif qui s'exprime avec cette simplicité. Quel homme en place fut plus que Dubois injurié, diffamé par des libelles odieux ? Son dédain pour ces infâmes satires va jusqu'à l'héroïsme. Voltaire, un des détracteurs les plus ardents de Dubois, ressentit sa générosité ; les vers qu'il avait composés contre le ministre n'empêchèrent pas celui-ci de lui faire accorder, en 1722, une pension par le Régent. Une pareille abnégation élève Dubois au-dessus de la calomnie et des calomniateurs.

Ce ne fut pas son administration qui le rendit impopulaire elle fut protectrice, bienfaisante, généreuse et inspirée de l'amour du bien public. Ce qui fit son impopularité, ce fut la calomnie qui déchaîna contre lui la malice et lui aliéna le respect. Le peuple revient quelquefois de ses haines ; il ne revient jamais de ses mépris. Des sommets où la fortune l'avait porté, Dubois vit couler avec un calme stoïque ce débordement d'outrages. Au milieu des passions excitées, il opposa aux calomniateurs la patience et la résignation. Ce n'est pas une âme commune qui peut s'élever d'une si grande hauteur au-dessus de l'injustice.

Il nous a semblé que le moment était venu de juger la vie publique et privée de ce grand homme d'Etat. Les esprits impartiaux qui voudraient connaître son génie et son caractère ne devront pas s'en rapporter aux historiens du dix-huitième siècle, qui se sont inspirés successivement des mêmes préventions et des mêmes erreurs. Ils l'apprécieront plus justement par les actes publics de la Régence.

Après tant de peintures infidèles qu'on a faites du cardinal Dubois, il n'est pas inutile de rendre à cette figure historique ses véritables traits.

Dubois était de petite taille et de complexion délicate, blond et d'un teint légèrement coloré. Ses yeux, petits mais pleins de vivacité, annonçaient une haute intelligence unie à un caractère résolu. Se lèvres exprimaient la malice. Une nature ardente, singulièrement active, perçait dans les brusques mouvements de sa personne ; son esprit vaste réunissait des connaissances nombreuses et étendues.

Il eut toutes les facultés élevées qui font l'homme supérieur, tous les agréments de l'esprit qui font le charme de la société. Il sentait vivement, parlait avec justesse et savait donner à ses jugements le relief d'une pensée vigoureuse. Le génie des affaires s'aidait chez lui de la connaissance approfondie des hommes. Il eut tous les traits de caractère opposés à la dissimulation qu'on lui prête : il était vif, emporté même et franc jusqu'à la rudesse. Ayant appris que le maréchal de Spaar l'accusait à la cour de Stockholm, entre d'autres torts, de manquer de sincérité dans son langage et dans ses écrits, il mandait à ce sujet à M. de Campredon, ministre du roi de Suède : Je prends la liberté de lui contester tout le reste ; je n'emploie les paroles et les écrits que lorsque les effets me manquent, et ces paroles sont toujours sincères, et quoiqu'il avance que tous les ministres qui voient ces choses de près sont de son sentiment, je crois qu'il s'en trouve plus qui me reprochent ma sincérité, qu'il n'y en a qui en doutent. Dubois avait raison, et c'est un reproche qu'on doit lui adresser, de n'avoir pas su toujours modérer sa vivacité naturelle.

Ces traits peuvent faire connaître le caractère général de Dubois. Mais l'histoire et la morale sont également intéressées à ses mœurs.

On veut savoir si Dubois, ministre de la religion, élevé aux premières dignités de l'Église, n'a pas été un sujet de scandale. Le témoignage de la mère du Régent est l'autorité la plus sûre et la plus respectable à opposer aux calomnies qui ont défiguré la vie privée du Cardinal. La Princesse a écrit elle-même la justification de Dubois dans ces lignes qui doivent rester comme un monument historique :

Avec la vertu et le bon esprit que vous avez, vous n'avez guère à vous effrayer de la calomnie, monsieur l'abbé, et avec le temps, tout le monde vous rendra justice aussi bien que moi.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 

 



[1] Le procès fut instruit et jugé par des commissaires de la Chambre de l'Arsenal. Il comprenait plusieurs accusés outre de La Jonchère et Leblanc, savoir le chevalier de Bellisle, petit-fils du surintendant Fourquet, Moreau de Séchelles et Fourré : ce qui répand une grande obscurité sur les laits de l'accusation.

[2] La dernière assemblée tenue commença le 25 mai 1714. Le Régent, peu de temps après avoir pris les rênes de l'État, témoigna le désir de lever les séances de l'assemblée et fut arrêté par le refus des évêques.

[3] Espèce de chariot employé au transport des provisions.

[4] Le catalogue rédigé par le savant Bignon a été imprimé.