L'ABBÉ DUBOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

Conclave pour l'élection du successeur de Clément XI. — Influence que la France y exerce. — Exaltation du cardinal Conti au pontificat. — Dubois est nommé cardinal. — Lettre de Joseph Dubois pour la cérémonie de la remise de la calotte par le Roi. — Haine violente et injuste de madame la Palatine contre le cardinal. — Dubois est revêtu de la charge de surintendant des postes.

 

L'élection du Pape était une affaire importante pour la France ; Dubois y donna toute son attention. A peine reçu par la portion modérée du clergé, l'accommodement fut en danger d'être troublé par les exaltés des deux partis. Clément XI, après l'avoir secrètement approuvé, comme un moyen de trêve, se laissa incliner au conseil des constitutionnaires outrés, et parait jusqu'à sa mort balancer à rompre la paix, en décrétant contre le cardinal de Noailles. Cet état d'incertitude avait ranimé l'opposition, et retardait chaque jour l'exécution de l'accommodement. Beaucoup d'évêques étaient lents à donner leur mandement pour l'acceptation de la bulle ; d'autres tardaient à révoquer leur appel, et au milieu de toutes ces hésitations, la déclaration du Roi sur la constitution était mal observée. Dans cette situation, Dubois pour ne pas perdre le fruit de son application à terminer les troubles de l'Église, travaillait sans relâche à persuader le cardinal de Noailles, à modérer la Sorbonne, à calmer tous les mécontents et se donnait mille peines, sans avancer une paix définitive.

Il était essentiel de se prémunir contre la résistance du nouveau Pape, en accordant le suffrage de la France sur un cardinal d'opinions modérées, et mieux encore, en tirant de lui des engagements qui assureraient ses dispositions futures. Le cardinal Conti était porté par la France ; mais le père Ascanio, chargé des affaires d'Espagne à Rome, et le cardinal Aquaviva insinuaient à la cour de Madrid que l'élévation du cardinal Conti serait l'ouvrage des cours de Vienne et de Portugal. Sur ce rapport, Philippe V se détermina à donner l'exclusion à Conti. Le cardinal de Rohan avisa Dubois de ce qui se passait ; celui-ci fit agir vivement en Espagne, et détrompa Philippe V. Les instructions du cardinal de Rohan étaient fort explicites sur la conduite qu'il avait à tenir. Dubois lui marquait dans une de ses dépêches, que ses vues personnelles devaient céder à la nécessité d'enchaîner les résolutions du nouveau Pape sur l'accommodement fait en France. Il lui écrivait en effet, au sujet de la candidature du cardinal Conti : Quoique les espérances qu'on peut concevoir de l'exaltation d'un cardinal d'un caractère très-distingué soient séduisantes, cependant comme le bien le plus sûr que nous puissions attendre du Pontificat prochain est la conciliation et la fin de l'affaire de la constitution, si avant l'élection vous pouvez avoir des assurances raisonnables que cette contestation sera terminée dés l'entrée du Pontificat, préférez, Monsieur, la paix de l'Église et de l'État à tout autre projet.

Le conclave se trouva réuni avant l'arrivée des cardinaux de Rohan et de Bissy, les seuls cardinaux français qui se rendirent à Rome pour l'élection. Une circonstance remarquable faillit faire réussir les desseins de la cour de France, indépendamment des calculs de Dubois. Dès l'ouverture du conclave, un premier scrutin donna la majorité, moins deux voix, au cardinal Paulucci, secrétaire d'État du Saint-Siège, qui s'était toujours montré bien disposé pour l'accommodement. Ce cardinal était fortement soutenu par la cabale du cardinal Albani, attaché, comme on l'a dit, à la faction de France. L'absence des deux cardinaux français fit manquer l'élection. L'Empereur peu satisfait de cette nomination, mit en mouvement le cardinal Althan et fit donner l'exclusion à Paulucci. Dubois fut très-affligé d'un échec qu'il n'était pas sûr alors de réparer facilement, et qui le fut selon ses souhaits, grâce aux soins et à l'habileté tin cardinal de Rohan. Le 8 mai 1721, le cardinal Conti était élevé à la chaire de Saint-Pierre ; son exaltation fut l'ouvrage de la France. Le nouveau Pape proclamé à l'unanimité, moins deux voix, prit le nom d'Innocent XIII, en souvenir du Pape Innocent III, sorti d'une des branches de sa famille[1]. Outre les mérites de son état, le Pontife se recommandait par les qualités les plus élevées, une capacité rare ; tout faisait présager dans son avènement, un Pontificat ferme et glorieux.

Le cardinal de Rohan n'avait pas eu de peine à tirer du cardinal Conti des assurances conformes aux vues les plus chères de la France ; peu de prélats romains étaient autant que lui versés dans les affaires de la constitution, et aucun ne désirait aussi sincèrement la fin de cette malheureuse querelle. Il fit éclater ses intentions pacifiques, en invitant la congrégation de Saint-Maur de France, très-influente par ses lumières, à donner l'exemple de la soumission, et à favoriser l'accommodement, en y adhérant avec humilité. Dubois se sentant soutenu dans ses efforts par le Saint-Siège, poussa avec vigueur l'accommodement à ses fins, et dirigea vers ce but toute sa constance et son activité.

Ces heureuses dispositions auraient suffi à Dubois, pour lui faire bénir le Pontificat d'Innocent XIII ; une grâce toute personnelle, qui flattait son ambition, devait le lui rendre encore plus cher, et le pénétrer pour le nouveau Pape, d'une vive reconnaissance.

Le cardinal de Rohan était trop bon courtisan pour ne pas chercher à plaire au Régent, et à se rendre agréable à son ministre de prédilection. Son Eminence trouva Innocent XIII porté de lui-même à donner une preuve de sa bienveillance pour le Régent. Le Pape lui témoigna le plus grand désir d'honorer Dubois de la pourpre, mais il ne croyait pas en même temps, pouvoir se départir des intentions manifestées par son prédécesseur, à l'égard du chevalier de Saint-Georges. La grâce que Sa Sainteté sollicitait ne se présentait plus sous le même aspect, et était débarrassée de ses plus grandes difficultés. Dubois n'avait plus à intervenir et pouvait même se dispenser d'agir ; car, ainsi que nous l'avons dit, le Prétendant avait saisi le Régent de sa demande, par l'intermédiaire du maréchal de Villeroi, qui avait été fort dévoué au Roi Jacques II son père. Le maréchal servit en cette occasion les intérêts du chevalier de Saint-Georges avec tout le zèle que pouvait lui inspirer pour sa cause, un attachement singulier à la politique de Louis XIV, et une horreur profonde pour la quadruple alliance. Ses efforts en faveur du Prétendant furent couronnés de succès. Le Régent consentit à rétablir la pension supprimée, et la fixa sur le pied de vingt quatre mille écus romains par an, avec promesse de la porter plus tard à 375.000 livres.

Aussitôt que le Saint-Père fut informé de la bonne grâce avec laquelle le Régent s'était prêté à donner un établissement au Prétendant regardé à la cour de Rome comme un martyr de la foi, il crut ne devoir plus différer de faire éclater les sentiments de reconnaissance dont il était pénétré pour l'appui que la France avait prêté à son exaltation. Dubois fut promu au Cardinalat dans le Consistoire public, tenu le 16 juillet. Le cardinal de Rohan en écrivit la nouvelle au Roi. Son Éminence représenta cette grâce comme une dette payée par Innocent XIII, à l'acquit de son prédécesseur et de l'Église, pour prix des grands services que Dubois avait rendus à l'un et à l'autre, depuis la Régence, et comme un acte gracieux que Sa Sainteté n'aurait pu refuser au Régent en faveur d'un ministre qui gouvernait si bien l'État. Le Pape, dans le bref de notification qu'il adressa à Louis XV, s'exprime sur le compte de Dubois avec les mêmes éloges, et marque la satisfaction qu'il éprouve d'avoir pu distinguer un sujet aussi digne.

Nous trouvons dans deux lettres particulières de Joseph Dubois, frère de l'archevêque de Cambrai, et secrétaire du cabinet du Roi, quelques détails sur cette nomination[2].

Le 25 juillet, Joseph Dubois écrivait à un de ses parents de Brive :

Dans l'instant que j'allais annoncer cette résolution à Mgr l'archevêque — que son fils ne partirait pas pour le Limousin —, il arriva un courrier de Rome qui partait que le Pape l'avait nommé cardinal le 16, par une distinction extraordinaire et avec des éloges infinis. Je demeurai quelque temps fermé avec ce courrier dans un cabinet, attendant que M. l'Archevêque qui travaillait avec M. le Régent, vint. La dépêche ne put lui être rendue qu'environ midi. Il la reçut sans l'ouvrir. Il entendit la messe, mangea un morceau et alla parler à Son Altesse Royale, qui le mena sur-le-champ chez le Roi. Au sortir du Louvre, il entra seul dans une chaise de poste pour se rendre à Saint-Cloud et voir Madame. Au retour il rentra au Palais-Royal, ayant à saluer madame la duchesse d'Orléans ; après quoi il se mit en carrosse pour visiter M. le duc et M. le cardinal de Noailles. Toute cette cérémonie le mena jusqu'à onze heures. Il était près de minuit lorsqu'il put se retirer. Il trouva dans son appartement divers seigneurs qui l'attendaient et qui le retinrent encore longtemps ; tellement que mon fils et moi, qui ne voulions pas nous présenter dans la foule et qui lions étions exprès cantonnés dans sa chambre pour le voir souper, fûmes obligés de veiller jusqu'à une heure après minuit. Nous demeurâmes avec lui pendant son léger repas et pendant le déshabillé, après quoi nous nous allâmes coucher bien tard. Aujourd'hui nous avons eu tant de monde, que la tête m'en tourne. Les gens ne font que se présenter pour dire seulement deux mots, mais comme cela est continuel et sacs fin, nous ne pouvons pas y fournir ; car ils vont d'abord chez M. l'Archevêque et ensuite ils passent chez moi. Nous aurons à essuyer cette fatigue pendant deux ou trois jours nécessairement. Le courrier qui est déjà arrivé, n'a été dépêché que par M. le cardinal de Rohan, qui avait eu la précaution de le faire tenir prêt avant le consistoire, afin de le faire partir immédiatement après la promotion. Le Pape a dû en dépêcher un second de son chef, qui sera chargé de la calotte et qui n'ayant pu partir si tôt que l'autre ne peut arriver que ce soir ; et dans huitaine ou environ il en viendra un troisième, aussi de la part du Pape, avec la barrette, et celui-là sera un camérier de Sa Sainteté ; c'est à dire martre de sa chambre. M. l'Archevêque sera tenu de loger chez lui ce camérier et de faire servir une table de douze couverts pendant quinze jours, dans l'appartement qui lui sera marqué. Je vous informerai de tout ce cérémonial, qui est curieux et du dernier faste. C'est le Roi qui mettra la calotte au nouveau cardinal, mais sans aucune façon particulière. Ce sera aussi Sa Majesté qui lui donnera la barrette ou bonnet carré rouge. Ce point demande une cérémonie particulière. Il y a une troisième façon qui ne se pratique qu'à Rome, quand il arrive que le cardinal a quelque occasion de s'y trouver, mais qui n'est nullement nécessaire : c'est que le pape lui met le chapeau sur la tête, ce qui a la forme d'une fête ou solennité très-distinguée.

Je me suis insensiblement engagé à ce long récit malgré l'accablement où m'a réduit l'affluence des visites. Il n'y a pas, je pense, de personne marquée à la cour qui ne soit venue. Tout le inonde paraît d'autant plus extasié, qu'il y avait dans cette première promotion des concurrents d'un rang à ne laisser rien espérer à mon frère, et c'est dans cette vue que je n'avais point fait de façon de mander à Brive ces jours passés, que je croyais l'affaire du cardinalat manquée, et par conséquent les prétentions de M. l'Archevêque à vau-l'eau. Je ne me flatte pas qu'il ait beaucoup d'amis, bien loin de là ; je suis assuré qu'il n'en a presque point de véritables ; néanmoins c'est le train des hommes, chacun fait des protestations et des soumissions comme s'il était véritablement ravi de l'événement et je ne doute pas que la plupart n'en soient désolés. Une dame m'a échappé ce matin, qu'on disait à Paris qu'il fallait que M. l'Archevêque Mt un diable pour avoir pu monter si haut dans les circonstances du temps, et que s'il lui prenait en gré d'être Roi ou Pape, il le deviendrait. Quoi qu'il en soit, il est vrai que tout plie sous lui et qu'il semble que rien ne lui est impossible. Si vous saviez à qui il a été préféré, vous en seriez surprise. Le Pape avait quatre chapeaux à donner, il en a donné un à son propre frère, qui était, je pense, Archevêque et d'une très-grande considération. La maison des Conti est une des premières et des plus illustres de Rome. Il y a eu plusieurs papes de cette famille-là. Il en a donné un autre au neveu du feu Pape, Dom Alexandre Albani. Ce chapeau ne pouvait pas se refuser, il était acquis selon l'usage ; cela se pratique toujours. On fait indispensablement cardinal, dans la première promotion, un neveu ou un parent proche du dernier Pape. Le troisième chapeau est celui qui nous est venu. Et pour le quatrième, Sa Sainteté n'en veut disposer que lorsqu'il y aura d'autres places vacantes pour une nouvelle promotion, ne voulant pas faire de mécontents parmi es sujets illustres pour lesquels elle est sollicitée.

... Le courrier qui avait ordre de porter la calotte vient d'arriver. On parle de la manière dont M. l'Archevêque a été nommé en termes si magnifiques et si extraordinaires que je n'oserais vous les marquer ici : M. l'abbé Tencin, qui a été conclaviste du cardinal de Eissy, et qui m'honore d'une amitié particulière, m'écrit des choses étonnantes sur ce sujet.

 

Le dimanche, 27 juillet, le Régent conduisit l'Archevêque de Cambrai à l'audience du Roi, où Son Éminence devait prendre la calotte des mains de Sa Majesté. Le duc d'Orléans, en lui présentant Dubois, dit : Sire, j'ai l'honneur de vous présenter M. l'Archevêque de Cambrai, au zèle de qui Votre Majesté doit la tranquillité de son État et la paix de l'Église de France, qui sans lui aurait été désolée par un schisme. Le Pape, pour lui reconnaître de si grands services, vient de le récompenser par un chapeau de cardinal.

Nous transcrirons ici une lettre de Joseph Dubois, où sont consignées quelques circonstances du cérémonial de la remise de la calotte. Le frère du ministre s'exprime ainsi :

... Je vous ai déjà marqué ce qui s'était passé jusqu'à samedi dernier touchant le cardinalat. M. le cardinal de Rohan et M. l'évêque de Sisteron avaient fait leur dépêche et arrêté un courrier prêt avant même le Consistoire où la promotion devait être faite. D'abord que le Pape eut nommé aux trois places qu'il a remplies, on n'attendit pas la fin du Consistoire. On envoya dire au courrier préparé de partir. Cependant le secrétaire d'Etat qui, après la promotion en devait dépêcher un de la part du Pape pour porter la calotte travailla à ses expéditions et fit partir son courrier la nuit suivante. Le premier courrier arriva ici le vendredi, jour de saint Jacques (25 juillet), et le second le samedi assez tard ; pour lors je fermai ma lettre pour le Limosin.

Le dimanche au matin (27 juillet), M. l'Archevêque se rendit chez M. le Régent à dix heures, et une demi-heure après nous partîmes, lui, un gentilhomme et moi, dans le même carrosse pour nous rendre au Louvre. M. le Régent y vint un instant après. Nous fûmes introduits dans la chambre du Roi, où M. l'Archevêque, la calotte de Rome à la main, s'approcha du Roi et la lui présenta. Le Roi la prit et la lui mit à la tête. Il fallut se baisser pour cela. La calotte bien agencée, M. l'Archevêque ôta sa croix d'Archevêque, car les cardinaux n'en portent pas, et avec un petit jeu d'esprit, témoigna à M. l'évêque de Fréjus, qui n'en avait pas une si belle, qu'il lui ferait plaisir de l'accepter, mais comme M. de Fréjus s'en défendait, le Roi se mit de la partie et accommoda l'affaire ; tellement que la belle croix demeura à l'évêque de Fréjus. On parle, on rit et il se passa mille jolies choses pendant une demi-heure. Après quoi le temps de la messe du Roi étant venu, nous accompagnâmes Sa Majesté jusqu'à la chapelle, où l'ayant laissé avec toute sa cour qui était très- nombreuse, nous nous en retournâmes les trois comme nous étions venus, avec cette différence seulement qu'en arrivant au Louvre, jusqu'à la chambre du Roi, c'était un laquais à l'ordinaire qui portait la queue (lu manteau long de M. l'Archevêque ; et que, en nous en retournant, ce fut un gentilhomme qui la porta et qui continuera de la porter partout.

Depuis ce jour-là nous avons eu des visite sans nombre. A la réserve du Roi et de M. le Régent, tout le reste sans exception de princes ni de principaux seigneurs, est venu, tant les dames que les messieurs. Cela est maintenant fini. Nous attendons le camérier du Pape qui doit porter la barrette, et qui demeurera peut-être trois mois au lieu de quinze jours, que je croyais, ce qui nous embarrassera. Je vous manderai le détail de ce cérémonial qui sera plus grand que celui de la calotte, parce que alors le cardinal qui n'a encore que la calotte rouge prendra l'habit entier de cette couleur et cela se fera à la messe du Roi, publiquement.

 

La barrette n'arriva à Paris qu'au mois de septembre : elle fut apportée par l'abbé Ferretti, avec des lettres de Sa Sainteté témoignant du plaisir qu'avait le Saint-Père à resserrer d'avantage, par cette grâce, ses relations amicales avec la cour de France. Dubois reçut, le 14 du même mois, la barrette des mains du Roi. Ses vœux étaient comblés et l'on peut dire que ses rêves ambitieux étaient réalisés, car il ne dépendait plus que de la volonté du Régent qu'ils le fussent, et cette volonté n'était pas douteuse, malgré les influences hostiles qui travaillaient à le détacher de son ministre favori.

Parmi les adversaires influents de Dubois, se trouvait, nous devons le dire, Madame la Palatine, mère du Régent, fort aliénée alors des sentiments qu'elle avait eus autrefois pour le précepteur de son fils. Dubois avait toujours redouté le moment où la Princesse serait instruite de sa participation à un mariage qu'elle détestait. Trop de gens étaient portés à lui nuire, quand il fut en place : Madame ne pouvait manquer d'avoir connaissance d'un fait que Dubois aurait désiré lui laisser ignorer toujours. A cette cause d'éloignement pour celui qu'elle avait autrefois traité avec bienveillance, avec amitié, se joignait le déplaisir que devait éprouver une Princesse hautaine, à voir son fils dominé en quelque sorte par un homme de rien. Ce qui me désole, disait-elle, c'est que mon fils, qui le connaît aussi bien que moi, n'écoute et ne croie que ce petit Diable. Elle conçut envers Dubois devenu principal ministre, une aversion qu'elle cherchait à dissimuler par égard pour son fils. Cette réserve ne la rendait ni moins violente dans sa haine, ni plus ménagée dans ses discours. Madame avouait franchement le motif qui lui faisait détester Dubois. Elle écrivait à la cour de Bavière : Il est quelqu'un que je ne puis aimer, mais à qui je ne voudrais faire aucun mal ; c'est le nouveau cardinal Dubois ; il a empoisonné ma vie entière. Dieu veuille le lui pardonner, mais il se pourrait qu'il en souffrit en ce monde.

Le châtiment le plus sévère pour Dubois était dans la perte même des bonnes grâces de la Princesse, pour laquelle il conserva toujours un dévouement sans bornes. Malgré l'aversion de Madame, il ne laissait passer aucune occasion de lui prouver son zèle. Connaissant l'ardent désir qu'avait Madame de voir le roi Georges d'Angleterre se réconcilier avec le prince de Galles son fils[3], Dubois s'entremit officieusement pour cette réconciliation. Il eut la satisfaction de réussir et se hâta d'en donner la nouvelle à la Princesse qui l'en remercia. Livrée aux seules inspirations de sa bonté naturelle, Madame se laissait facilement gagner par ces marques de prévenance et de respect, mais excitée par son entourage, elle revenait à ses préventions et alors son ressentiment allait jusqu'à l'injustice.

On a vu que lors de sa promotion au cardinalat, Dubois rendit visite à Madame, comme première dame de France. Le Cardinal porta la déférence jusqu'à l'humilité. L'étiquette l'autorisait à prendre le tabouret et à parler à la Princesse la tête couverte ; Dubois après avoir satisfait à cette règle pour la forme, se leva et parla à Madame debout, la tête nue, témoignant par là que sa récente élévation ne lui faisait point oublier le rang qu'il avait occupé dans la maison de la duchesse. Madame fut extrêmement sensible à cette marque de respect ; ce bon mouvement passa vite, et le lendemain elle mandait à sa sœur : L'Archevêque de Cambrai vint hier, et me fit part de son élévation au Cardinalat ; Albéroni a donc maintenant un camarade. Boutade qui ne peut faire aucun tort à la réputation de Dubois, et qui en fait un grand au jugement de Madame, assez aveuglée pour oublier la part que son fils avait eue à cette nomination !

La liberté peu mesurée avec laquelle Madame la Palatine s'exprimait à l'égard d'un ministre de son fils, ne permet pas de croire que la Princesse fût plus réservée sur les affaires générales dont elle traitait volontiers. Madame écrivait tant et sur tant de sujets, que sa correspondance ressemblait aune gazette allemande, rédigée à Paris. Dubois était informé par ses agents, que des particularités assez secrètes de la cour de France étaient connues en Allemagne. Il eut quelque soupçon que Madame, qu'il savait expansive, commettait souvent des indiscrétions dont la portée lui échappait. Il engagea le Régent à représenter à sa mère les inconvénients des épanchements trop libres, et à l'inviter à s'observer davantage ; Madame poussa les hauts cris, se persuadant que Dubois avait voulu la brouiller avec son fils, et s'efforça de le faire croire à tout le monde. Elle se plaignit que Dubois violât le secret des lettres qu'elle confiait à la poste ; ce qui ne pouvait se pratiquer sans la complicité du marquis de Torcy, alors surintendant des postes, et sans l'assentiment du Régent.

Madame dépassa en cette circonstance tout ce qu'une femme peut se permettre dans les plus forts emportements, et se livra à une violence de langage qui fait oublier son rang et son sexe. Elle écrivait à sa sœur : L'abbé Dubois m'a fait dire qu'il ne se mêlait nullement de la poste et qu'elle regardait exclusivement M. de Torcy... Ils ne valent pas mieux l'un que l'autre et ils seraient mieux à la potence qu'à la Cour ; car ils ne valent pas le diable, et ils sont plus faux que le bois du gibet.

Un pareil jugement ne répond guère à l'estime générale qui s'attachait au caractère de M. de Torcy. Il prouve à quel degré de virulence pouvait se porter Madame la Palatine, à l'incitation des plus petites contrariétés.

Cependant, les clameurs de la Princesse firent peu d'impression sur le Régent. Son Altesse Royale donna quelque temps après (15 octobre 1721), au cardinal Dubois, la charge de grand mattre et surintendant des Postes, courriers et relais de France, dont M. de Torcy se démit. Cette charge était alors regardée comme une dépendance du département des Affaires Étrangères.

Par cette nomination et la place de membre du Conseil de conscience que Dubois avait obtenue, le Régent commençait à concentrer dans les mains du Cardinal, des pouvoirs qui devaient lui livrer bientôt le gouvernement du Royaume.

 

 

 



[1] Conti, d'une illustre famille romaine, était né le 15 mai 1655, et avait été fait cardinal le 7 juin 1707. Il avait été nonce à Lisbonne et était resté chargé des intérêts du Portugal, à Rome.

[2] Les notes laissées par M. l'abbé d'Espagnac sur les diverses circonstances relatées par Joseph Dubois étaient nécessairement moins précises. Par ce motif, nous avons préféré faire usage d'un document qui satisfait davantage la curiosité, en publiant l'original. Nous manquerions à un devoir de reconnaissance si nous omettions à cette occasion d'offrir des remercîments publics à Monseigneur l'évêque de Tulle, qui a bien voulu nous communiquer ces lettres autographes, témoignant ainsi de l'intérêt que Sa Grandeur daigne prendre a une œuvre qui concerne une des illustrations historiques de son diocèse.

[3] La conduite scandaleuse de la reine d'Angleterre, épouse de Georges Ier, avait donné sujet au Roi de soupçonner que la naissance du prince de Galles était illégitime, et sur cette présomption, il avait conçu contre son fils une aversion qui était elle-même un scandale. Dubois, en qui le roi Georges avait une grande confiance, fut, avec Lord Stanhope, l'instrument d'une réconciliation que la morale et la politique réclamaient également.