L'ABBÉ DUBOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE NEUVIÈME.

 

 

Motifs qui portent Dubois à solliciter le chapeau de cardinal. — Lafitteau, évêque de Sisteron, est chargé de négocier cette affaire à Rome. — Dubois sonde le ministère anglais au sujet de son projet. — Appui qu'il reçoit du roi Georges. — Le Régent écrit au Pape pour lui demander le chapeau. — Le Pape résiste et fait demander un secours pour le Prétendant d'Angleterre. — Embarras de Dubois. — Le Régent accorde au chevalier de Saint-Georges le secours demandé. — Preuves que cette grâce n'a pas été le prix du chapeau.

 

Il ne fallait pas moins qu'une politique habile, une rare fermeté de caractère et un grand amour du bien public, pour triompher de tant d'embarras qui avaient troublé l'État depuis le commencement de la Régence. Les ennemis eux-mêmes de l'abbé Dubois étaient forcés de reconnaître les services qu'il avait rendus, en comprimant les mauvaises passions qui tendaient à bouleverser l'ordre ; mais l'envie ne pouvait pardonner à un homme de rien de s'être acquis le crédit d'un ministre principal, de gouverner presque d'une manière absolue et de disposer de l'autorité du Régent. Peu de ministres, peu d'hommes marquants furent en butte autant que l'abbé aux traits de la malveillance et de la satire. On composerait plusieurs volumes des diatribes dirigées contre lui et, ce qui est triste, ce qui donnera une idée peu avantageuse de l'esprit de ce temps ; ce fut le moment même où Dubois s'employait le plus efficacement au bien public, que ses détracteurs choisirent pour déchirer sa réputation.

On a vu avec qu'elle sollicitude et qu'elle impartialité il s'était étudié, dès son entrée au ministère, à réconcilier, par un accommodement plein de sagesse, les constitutionnaires et les appelants de la bulle. Ses ennemis ne craignirent pas d'insinuer que sous les apparences d'un zèle hypocrite pour la religion, il aspirait en secret à la pourpre romaine, et qu'il s'efforçait de mériter les faveurs du Saint-Siège par des complaisances accordées en prévarication des devoirs de sa charge. Cette accusation où la dignité de la cour de Rome est impliquée, a été si souvent reproduite, qu'il importe de s'y arrêter, et de démontrer par des témoignages irrécusables, que l'élévation de Dubois à la plus haute dignité de l'Église n'a été le prix d'aucune faiblesse coupable, ni la conséquence d'aucun marché sordide, ainsi que les historiens se sont attachés à le faire croire.

Dans l'état de faiblesse où se trouvait l'autorité Royale, sous un Roi mineur qui ne pouvait avoir de volonté, sous un Régent indolent et voluptueux, pour qui les affaires publiques étaient une fatigue, un ministre habile et hardi, devait être tenté de jouer le rôle de Richelieu ou de Mazarin. Dubois, qui avait des traits nombreux de ces deux ministres, put sans trop de présomption se croire appelé à leur haute position. La confiance entière du Régent lui permettait de s'immiscer dans toutes les parties du gouvernement, d'imprimer à la marche de l'administration, sinon l'action directe de sa volonté, du moins l'influence de ses conseils, d'être, en un mot, un premier ministre irresponsable. Mais il ne se dissimulait pas que cette faveur était passagère, qu'elle pouvait durer, au plus, autant que la Régence, et finirait avec elle. Il préjugeait avec raison, qu'à la majorité du roi, les courtisans chercheraient à s'emparer de l'esprit du Prince, et à remplacer, par une politique nouvelle, celle qu'il avait fait prévaloir contre leur gré.

La perspective de ces changements fit sentir à l'abbé la nécessité d'assurer l'autorité suprême qui pesait aux mains du duc d'Orléans, afin de consolider son œuvre et d'en assurer la continuation. Pour un si vaste dessein, c'était peu que d'avoir des talents supérieurs, il fallait encore imposer par un air de grandeur qui marquât que le pouvoir n'était pas déchu en passant aux mains d'un abbé sans naissance. Sous l'empire de cette ambition, si Dubois tourna ses espérances vers la cour de Rome, il y fut encouragé par un concours de sympathies honorables ; il put sans le moindre scrupule de modestie, rechercher une dignité que les Princes de l'Europe sollicitèrent du Pape en sa faveur.

Ce fut de Rome même que l'abbé reçut les premières ouvertures relativement à sa promotion au cardinalat. Nommé secrétaire d'Etat (septembre 1718), il manda à Paris, au mois de novembre suivant, l'abbé Lafitteau[1], qui faisait alors son noviciat de jésuite à Rome. Le cardinal de la Trémoille, ambassadeur du Roi, avait signalé à Dubois le jeune jésuite, comme un homme de grandes ressources, et qui plaisait beaucoup au Pape par ses saillies gasconnes.

Lafitteau arriva à Paris dans les derniers jours de décembre de la même année. Le ministre, alors en lutte avec la cour de Madrid, avait eu l'idée de réclamer la médiation du Pape, dans le but d'obtenir de Philippe V l'éloignement d'Albéroni, et désirait se servir de Lafitteau pour disposer Sa Sainteté à accorder ce bon office à la France. Mais Clément XI, mécontent des ménagements dont le Régent usait envers les appelants, n'était pas très-porté à lui être agréable. Lafitteau, qui connaissait les sentiments du gouvernement pontifical, s'efforça de persuader à Dubois que le meilleur moyen de rendre le Pape favorable à ses vœux, était de terminer les difficultés de la bulle par un accommodement dont il lui proposait les termes. Il faisait entrevoir à l'abbé, pour activer son zèle, que le Saint-Père serait aisément porté à lui accorder le chapeau de cardinal qu'il avait dessein (le reprendre à l'archevêque de Paris. Nous avons déjà dit avec quelle dignité Dubois rejeta cette proposition.

A près un tel refus, qui semblait une résistance aux vœux du Saint-Père, Dubois ne pouvait donner suite à ses projets. Il retint le père Lafitteau à Paris, et déterminé de travailler résolument à l'accommodement de la bulle, examina avec lui les différents plans de conciliation que le jésuite avait proposés à Rome. Les idées répandues dans ces mémoires révélaient un esprit souple et des connaissances profondes sur la matière, que Dubois fut bien aise de mettre à profit. En retenant Lafitteau, le ministre avait un motif plus sérieux ; il savait que le Pape, impatient de fulminer contre les opposants de France, attendait pour agir le résultat des démarches qu'il avait confiées au jésuite. Dubois gagna du temps et tâcha d'avancer l'accommodement.

Dans cet intervalle, Lafitteau fit connaître au Pape les dispositions de Dubois au sujet de la bulle, et l'intérêt qu'avait la cour de Rome à s'assurer d'un ministre déjà assez puissant pour faire accepter l'accommodement. En même temps, il flattait Dubois, lui promettant de solliciter la reconnaissance du Pape et d'employer tous ses efforts pour obtenir du Saint-Père le chapeau de cardinal, comme une juste récompense de la sollicitude de l'abbé pour la paix de l'Église. De ces relations entre Dubois et Lafitteau était née une confiance réciproque et un attachement dont témoignent l'abandon avec lequel le premier se livra au jésuite, et le dévouement que celui-ci apporta à servir le ministre. Lafitteau retourna à Rome au mois de juillet 1719, avec la promesse de l'évêché de Sisteron.

A ce sujet, on accusa Dubois d'avoir par cette grâce cherché à stimuler le dévouement de son confident pour ses intérêts personnels, mais, outre les raisons d'affection qui avaient dirigé l'abbé, une raison plus forte justifiait cette faveur. Le cardinal de la Trémoille, ambassadeur de France près la cour Pontificale, était depuis longtemps pressé de venir prendre possession du siège de Cambrai, et avait même reçu des lettres du ministre, qui l'autorisaient à revenir ; l'attrait du séjour de Rome lui faisait traîner son retour en longueur. Dès que l'accommodement serait en bonne voie, Dubois projetait de rappeler le cardinal, auquel on reprochait dans ses fonctions des étourderies sans nombre et de lui donner pour successeur Lafitteau, qui joignait à l'intelligence des affaires l'art de conduire les négociations les plus délicates. Pour mettre la position du futur chargé d'affaires au niveau des fonctions qu'il lui destinait, il lui fit accorder l'assurance d'un brevet d'évêque ; voilà la vérité sur cette nomination.

Il pouvait arriver, cependant, qu'en recherchant les bonnes grâces de Rome, le ministre se rendît suspect aux signataires de la quadruple alliance ; son ambition pouvait sembler un moyen d'agrandir l'influence de la France. Dubois se proposa de sonder sur son projet les sentiments des ministres du roi Georges. Il chargea Néricault-Destouches, alors représentant de la France à Londres, de s'ouvrir à Stanhope des motifs qui le portaient à briguer la pourpre romaine ; dans le cas où le ministre anglais accueillerait favorablement cette ouverture, Destouches devait l'inviter à rendre facile à. l'abbé un projet qu'il croyait utile à la solidité de l'alliance avec l'Angleterre.

Stanhope reçut cette communication avec bienveillance, et assura à Destouches que le cabinet anglais était porté à agir près du Régent et près du Pape pour seconder les vues de Dubois. Il écrivit en effet à lord Stairs, ambassadeur d'Angleterre à Paris, et lui prescrivit de faire connaître au duc d'Orléans les intentions du gouvernement du roi Georges, au sujet de l'élévation de Dubois au cardinalat, lui recommandant de conduire l'affaire à l'insu de l'abbé, de manière à ne pas embarrasser sa modestie et sa délicatesse. Le 27 juin 1719, Stanhope adressa au Régent une lettre qui confirmait la communication de lord Stairs. Il lui demandait son assentiment à une démarche que le roi d'Angleterre se proposait de faire près de l'Empereur, dont il voulait avoir l'agrément, afin de donner plus de poids aux sollicitations près la cour de Rome. Le Régent agréa cette démarche et fit remercier Georges, de l'intérêt qu'il daignait prendre à l'élévation d'un ministre qu'il aimait.

Cette réponse ne permettait pas de douter que le duc d'Orléans ne vit avec plaisir la promotion de l'abbé Dubois. Mais elle faisait supposer aussi que le Régent désirait se tenir à l'écart, et qu'avant de rien demander au Pape, il voulait s'assurer que sa demande serait accueillie sans hésitation et sans conditions : le duc d'Orléans était forcé par les circonstances d'en agir avec cette circonspection. Il n'ignorait pas que le Pape était mal disposé pour lui : il venait d'en avoir la preuve par la promotion au cardinalat, de l'archevêque de Reims, de Mailly, promotion faite sans la présentation du Roi et contre le gré même du Régent[2]. Il craignait que le Pape s'autorisât de la grâce qu'il accorderait, pour obtenir des concessions refusées jusque-là par rapport à la Bulle. Georges Ier jugeant que la réserve du gouvernement français pouvait être mal interprétée à Rome, écrivit le 14 novembre suivant au Régent. Dans cette lettre, il exprimait le désir très-vif d'être agréable à l'abbé Dubois, en contribuant à lui faire accorder le chapeau de cardinal, et invitait le duc d'Orléans à se prêter à ce désir en écrivant au Pape : Nous devons, disait le Roi d'Angleterre, cette reconnaissance à la personne dont il s'agit et cette mortification à nos ennemis.

Le duc d'Orléans se rendit facilement aux vœux de Sa Majesté Britannique. Il écrivit au Pape, le 29 novembre 1719, et lui demanda le chapeau pour Dubois, comme une grâce à laquelle il attachait un grand prix.

Cette lettre fut remise à Sa Sainteté, en audience particulière par le cardinal de la Trémoille. En prévision des objections que le Pape aurait pu élever, l'ambassadeur allégua l'accommodement sur la constitution, auquel Dubois travaillait avec ardeur, comme une raison plausible, qui éloignerait tout soupçon de préférence envers la cour de France, et répondrait aux prétentions des autres puissances. Mais déjà Clément XI avait pris un parti sur cette nomination. Vivement pressé par les sollicitations de l'ambassadeur, retenu d'un autre côté par une arrière-pensée, il esquiva une réponse positive, prétextant qu'il devait des chapeaux aux Cours de Vienne et de Madrid, et se contenta de donner l'expectative à Dubois.

Lafitteau de retour à Rome, avait saisi Clément XI de la demande relative au chapeau. Il fit valoir avec adresse les services que le Pape devait attendre d'un ministre de France, devenu Prince Romain. Le Saint-Père était trop avisé pour se contenter d'avantages lointains, lorsqu'il entrevoyait la possibilité d'obtenir des gages immédiats de la France. Dans le cours de ces négociations, Lafitteau avait tiré du Pape une réponse moins évasive que celle qui avait été donnée au cardinal de la Trémoille. Le jésuite écrivit à Dubois, à la date du 27 novembre 1719, c'est-à-dire antérieurement à l'envoi de la lettre da Régent au Pape, et lui fit connaître que le Prétendant d'Angleterre réfugié à Rome où il ne se soutenait que par les secours du Pape, offrait de s'entremettre en sa faveur. La condition était de rétablir la pension que le chevalier de Saint-Georges touchait autrefois, et qui avait été arrêtée depuis la quadruple alliance.

Il est difficile de savoir si cette proposition vint de Lafitteau seul, ou s'il avait pouvoir de faire ces offres de la part du Pape, ou du Prétendant. Quoi qu'il en soit, plus tard, le Saint-Père fit prier Lafitteau de solliciter l'assis. tance du Régent au profit du chevalier de Saint-Georges, qu'il ne pouvait plus soutenir. Le cardinal Gualterio, ancien nonce à Paris, lié d'amitié avec Dubois et que celui ci avait prié de se concerter avec Lafitteau, confirma à l'abbé la proposition faite par le jésuite. Il lui marqua, qu'en accordant ses bons offices au Prétendant, il se rendrait agréable au Pape, et préparerait ainsi, sûrement, les voies au cardinalat.

La situation était embarrassante pour Dubois. La lettre du cardinal Gualterio indiquait assez clairement que Clément XI, sans faire de conditions formelles, désirait un secours pour le chevalier de Saint-Georges. Mais les engagements que l'abbé avait pris pour la France, dans le Traité de la quadruple-alliance, lui rendaient impossible de condescendre au désir du Saint-Père. Dubois écrivit, en conséquence, à Lafitteau le 6 février 1720, qu'il ne pouvait accepter l'offre du Prétendant sans s'exposer à perdre la confiance des grandes puissances et à manquer aux obligations qui liaient le Régent. Néanmoins ne voulant pas que le Pape pût croire qu'on montrait peu d'empressement à une faveur qu'il souhaitait, il le fit assurer qu'avec le temps il ne désespérait pas de réveiller la bonne volonté du Régent à l'égard du Prétendant. De plus, il faisait informer Sa Sainteté que le roi d'Espagne, en envoyant son acceptation du traité d'alliance, avait laissé en quelque sorte le Régent maître d'arbitrer, les clauses supplémentaires du traité de Londres. Dubois donnait à entendre que cette latitude de pouvoir permettrait au duc d'Orléans de rendre des services essentiels à Sa Sainteté. Des prétentions opposaient, en effet, la cour de Rome et Sa Majesté Catholique, relativement à quelques portions de territoire en Italie.

A la vérité, dans cette lettre confidentielle, l'abbé laisse percer ses secrets désirs. Dans la lutte qui s'établit entre ses craintes et ses espérances, entre ses devoirs et son ambition, on voit qu'il n'est pas toujours maître de lui-même, et il se laisse égarer à des subtilités pour couvrir les sentiments qu'il ne peut cacher. Il avait appris que le Saint-Père se proposait d'élever à la dignité de cardinal son neveu Alexandre Albani. Il tâcha de profiter de cette circonstance, pour tourner la difficulté et demanda à Lafitteau s'il ne serait pas possible de reporter sur Albani la nomination que le Pape concédait au Prétendant, de telle sorte que la nomination du plein mouvement du Saint-Père lui fût réservée. Moyennant ce subterfuge et à condition que le désir du Régent soit accueilli, Dubois autorise son mandataire à promettre au chevalier de Saint-Georges un secours actuel de 50.000 écus romains, que le Régent accorderait comme de lui-même et de ses propres fonds. Cette combinaison n'eut pas de succès. Le 4 mars suivant, le Prétendant écrit directement à l'abbé pour lui apprendre qu'il a commencé d'actives démarches près du Saint-Père ; le Prince fait valoir les mérites du ministre comme les véritables motifs de l'intérêt qu'il lui porte.

Malgré ces avances, Dubois ne put se résoudre à accepter ouvertement les offices du chevalier de Saint-Georges. Il regretta l'offre qu'il avait faite d'un secours pécuniaire, qui constituait un engagement capable de le compromettre près des alliés. Dans une dépêche du 14 mars, il mandait à Lafitteau d'examiner si la somme promise étant distribuée dans la famille du Pape au lieu d'être donnée au Prince, la conclusion de l'affaire n'en serait pas rendue plus facile.

On s'est autorisé de ce passage de la dépêche du 14 mars, pour induire que le secours accordé au Prétendant, avait été converti en libéralité qui donnait tous les caractères d'une grâce vénale à la faveur poursuivie avec tant d'ardeur par Dubois. La fausseté de cette allégation est prouvée par les faits.

Au mois d'avril 1720, le chevalier de Chavigny, envoyé de France à Gênes, reçut ordre de Dubois de faire tenir à Lafitteau, sur les fonds de la compagnie des Indes, une somme de 50.000 écus romains. En vue de dérober l'objet de cette remise, il était spécifié dans l'avis que cette somme était destinée à acquitter à la chancellerie Romaine, le prix des bulles de l'archevêché de Cambrai. On verra plus loin, dans une lettre de l'évêque de Sisteron, que cette destination était supposée. Les comptes de la compagnie des Indes et le reçu de Lafitteau font foi que cette somme a été comptée à celui-ci, en plusieurs traites sur Rome. Le montant en fut remis au cardinal Gualterio, qui en disposa suivant les intentions de l'abbé[3].

On a soutenu, pour faire ressortir un fait de corruption à la charge de la cour de Rome, que cette somme n'avait pas été comptée au Prétendant, se fondant sur les lettres publiques du conseil de Régence, qui défendaient expressément à l'évêque de Sisteron d'entretenir aucune relation avec le chevalier de Saint-Georges. Mais une dépêche de Dubois adressée à Lafitteau, à la date du 24 mars, contient un article décisif, quant à la destination des 50.000 écus romains en faveur du roi d'Angleterre. Voici les termes de ce passage :

Vous verrez par un mémoire envoyé à M. le cardinal Gualterio que je n'ai pas borné à tous ces soins l'envie que j'ai de plaire à Sa Sainteté ; et, sur la prière qu'il vous a fait faire de solliciter du secours pour une personne qu'il ne peut soulager, j'ai obtenu pour lui cinquante mille écus Romains, quittes de change, qui nous coûtent ici six mille livres[4], et je vous prie de faire remarquer au Pape ce prompt service.

Une preuve bien plus convaincante de la remise faite au Prétendant, est inscrite dans les registres des Affaires Etrangères, qui constatent en effet que les 50.000 écus romains envoyés à Rome étaient un secours fourni secrètement au chevalier de Saint-Georges, pour lui tenir lieu des arrérages de pension qu'on avait discontinué de lui payer et qu'on lui a payée depuis fort régulièrement, à raison de vingt-quatre mille écus — environ 150.000 livres par an —. A la vérité ce secours lui a été toujours servi en cachette, à cause des engagements extérieurs, pris par le Traité de la quadruple alliance. C'est ce qui explique les détours dont on usa pour dérober à l'attention de l'Angleterre le payement fait par le cardinal Gualterio.

Enfin le témoignage de l'évêque de Sisteron ne laisse aucun doute de l'emploi des cinquante mille écus. Lorsqu'en 1728, cinq ans après la mort de Dubois, la compagnie des Indes réclama de sa succession la somme qu'elle avait fournie à M. de Chavigny, pour faire tenir à M. de Sisteron, elle fonda cette réclamation sur la déclaration même de l'abbé qui avait indiqué comme destination de cette somme le payement des bulles de l'archevêché de Cambrai. Si cet emploi eût été vrai, la compagnie aurait eu raison de revenir sur la succession, mais on lui fit sentir que ces bulles ayant été accordées gratis à Dubois, en sa qualité de ministre, cette déclaration n'était qu'un prétexte pour déguiser le secours envoyé ru Prétendant. On supposa alors que l'argent qui avait passé à Rome pouvait être le prix du chapeau de cardinal. Sur cette conjecture, le contrôleur, M. Desforts, fit arrêter au Trésor Royal le payement des appointements du premier ministre décédé, jusqu'à ce qu'on fût exactement informé de la vérité, tant de la part de l'évêque de Sisteron, à qui la Compagnie des Indes écrivit, que de la part du Bureau des Affaires Étrangères, où l'on fit toutes les recherches nécessaires.

Voici la réponse de M. de Sisteron aux directeurs de la Compagnie, à la date du 23 juillet 1728.

Il est vrai que le cardinal Dubois, pour lors abbé et pourvu de l'archevêché de Cambrai, me fit remettre à Rome cinquante mille écus Romains ; mais il n'est pas également vrai, comme vous paraissez le supposer par votre lettre, que cette somme ait été employée ni dû être employée au payement de ses bulles, car en qualité de ministre des Affaires Étrangères, il devait pleinement compter que je lui en obtiendrais le gratis, et je l'obtins en entier. J'eus l'ordre de remettre les cinquante mille écus romains à un cardinal qui m'a donné sa quittance signée de lui, et que je conserve encore. Quant à la destination de cette somme, comme c'est le secret du Roi, vous jugez bien, Messieurs, que je ne vous le dirai pas, sans un ordre exprès de Sa Majesté.

Si c'était le secret du Roi, comme Monsieur de Sisteron le déclarait nettement dans cette lettre, il n'est pas vrai que les cinquante mille écus aient servi à acquitter une obligation personnelle de l'abbé Dubois. Au surplus, M. Desforts ne se rendit pas d'abord à la lettre de M. l'évêque de Sisteron ; il fit chercher les preuves au Bureau des Affaires Étrangères. On reconnut que cette somme ne serait pas entrée dans les comptes arrêtés entre la compagnie des Indes et le Roi, si elle eût regardé personnellement l'abbé Dubois. Enfin le contrôleur général fit continuer et achever les payements réglés aux héritiers du cardinal Dubois ; ce qu'il n'aurait pas fait s'il fût resté la moindre incertitude sur l'objet de cette dépense[5].

Il est donc hors de discussion que les cinquante mille écus sont un secours que le Roi envoya au Prétendant. Si l'on s'appuyait sur le silence des lettres publiques du conseil de Régence à cet égard, pour dire que Dubois accorda ce secours de sa seule autorité, dans son propre intérêt, et qu'il trahit son ministère en agissant à l'insu du Régent, il suffirait d'opposer des lettres du ministre pour prouver qu'il se conduisit d'après les ordres secrets du Régent, et que le secours avait été obtenu, ainsi que ces lettres le disent expressément, par les sollicitations de l'abbé. Il est évident que si Dubois avait agi sans ordre, il se serait donné garde de laisser des traces de sa prévarication dans les registres de son ministère. Il est bien vrai que profitant de l'avis de l'évêque de Sisteron, du cardinal Gualterio et même de ceux du cardinal Albani, neveu du Pape, qui s'était trouvé mêlé à cette négociation, Dubois fit tout ce qu'il put pour que cette libéralité en faveur du Prétendant déterminât le Saint-Père à accorder le chapeau tant désiré ; il est bien vrai que l'on délibéra même pour savoir si l'on compterait la somme avant que l'affaire ne fût conclue, ainsi que le conseillait le cardinal Albani ; mais l'abbé Dubois n'était pas sûr que l'expédient fût praticable, et il est intéressant de lire la lettre qu'il écrivit, a ce sujet, à Lafitteau, à la date du 17 avril.

Tout porte à croire qu'on n'essaya pas de vaincre l'irrésolution de Clément XI par un moyen aussi peu convenable et que le cardinal Gualterio, grand ami du Prétendant, ne jugea pas à propos de faire dépendre l'assistance envers le chevalier de Saint-Georges, de la détermination du Pape en faveur de Dubois. L'argent fut délivré au Prétendant, par le cardinal, dès qu'il fut arrivé à Rome. La suite de l'affaire prouve que cette gracieuseté même n'influa aucunement sur les volontés du Pape, car Dubois ne fût pas nommé, quoiqu'il pressât beaucoup le Saint-Père d'accorder une prompte conclusion. C'est donc sans raison et très-injustement qu'on a prétendu que les 50.000 écus étaient le prix du chapeau.

Mais si le secours accordé au Prétendant était l'acquittement d'une dette juste, et on a vu qu'il tenait lieu des arrérages de la pension accordée par Louis XIV au chevalier de Saint-Georges ; s'il fut concédé par le Régent, comme le prouve le peu de mystère dont on s'entoura ; — lors même qu'il aurait été sollicité par le Ministre en vue de plaire au Pape, que peut-on reprocher à Dubois ? Il faut reconnaître qu'on aperçoit dans ses dépêches, un grand désir de parvenir au cardinalat et une attention continuelle à profiter de tous les moyens qu'il croyait pouvoir porter le Saint-Père à lui accorder cette dignité ; mais à la Cour on ne regarde pas l'ambition comme un crime. Qui en est exempt près d'un Roi ? Les ministres ont toujours cru qu'il leur était permis, sans se rendre coupables, d'avancer leur fortune. Combien se sont poussés, sans qu'on les accusât de prévariquer, par des complaisances outrées, auprès desquelles les prévenances de Dubois envers le Pape ne sont que des actes de pure courtoisie ! Est-ce parce que dans ses lettres il s'attache avec intention à faire sentir le soulagement que le Pape recevra des cinquante mille écus romains accordés au Prétendant, que la nature de ce don est changée ? Le présent du roi est il moins réel parce que Dubois qui l'a obtenu, représente ce service comme un motif de lui accorder le chapeau demandé par le Régent ?

Le seul article des quatre dépêches que nous avons citées, qui pourrait paraître grave, est contenu dans la lettre du 14 mars, où il est proposé de distribuer à la famille du Pape la somme destinée d'abord au Prétendant. Il ne faut voir dans ce paragraphe qu'un biais imaginé pour effacer la personne du Prétendant. On substituait, pour les apparences, des personnes de la confiance du Pape, des mains desquelles on pouvait faire retourner secrètement l'argent au chevalier de Saint-Georges. C'était un stratagème du même tour que celui qui consistait à reporter sur le neveu du Pape la nomination du Prétendant. Au reste on remarquera que Dubois indique l'expédient comme une idée à examiner, et le payement, fait directement au chevalier de Saint-Georges, prouve qu'il n'eut pas de suite.

 

 

 



[1] Pierre-François Lafitteau, né à Bordeaux en 1685. Il n'avait pas fait ses derniers vœux de jésuite, lorsqu'il fut nommé évêque de Sisteron, en 1719. Mort à son siège le 5 avril 1764.

[2] Le Régent, blessé de ce chou, avait fait signifier à l'archevêque de Reims, par une lettre de cachet, défense de prendre les insignes de la dignité qui venait de lui être accordée, considérant comme nulle une nomination faite au mépris des droits du roi. Cette défense plaçait la cour de Rome et l'archevêque dans une très-fausse position, et fut levée à la sollicitation de l'abbé Dubois, qui craignait qu'une question de simple prérogative ne devint le sujet d'une querelle plus grave. Le Pape regretta, depuis une nomination qui lui avait été arrachée et que le mérite médiocre de l'archevêque de Reims ne pouvait justifier.

[3] Nous avons retrouvé deux reçus du cardinal Gualterio, le premier est ainsi conçu :

J'ai reçu de M. l'évêque de Sisteron, par les mains du frère Aubry, jésuite, une cédule de neuf mille huit cent vingt-six écus romains, cinquante deux baïoques. A Rome, le dernier avril 1720.

Pour 9.826 écus, 22 baïoques.

LE CARDINAL GUALTERIO.

Le second, daté du 2 mai suivant, est de 13.890 écus, 15 baïoques. Ces deux reçus concordent parfaitement, par leur date et le montant des sommes, avec les premières traites touchées par Lafitteau.

[4] Dubois a exagéré beaucoup le prix du change. Il est probable qu'il ignorait alors le prix réel, qui est porté dans le compte fourni plus tard par la Compagnie des Indes à 287.500 livres.

[5] Le neveu de l'abbé Dubois, chanoine de Saint-Honoré, à Paris, écrivait à ce sujet en 1729

Certaines nouvelles que la Compagnie des Indes a reçues touchant les 50.000 écus, semblent diminuer leurs espérances et augmenter les nôtres. Cependant, le contrôleur général ne se trouve pas battu là-dessus, et il fait de nouvelles perquisitions pour voir s'il ne pourrait pas, par quelque endroit, nous trouver redevables de la somme. Nous verrons ce qu'il en sera, mais en attendant, il tient nos deniers en arrêt.

Le résultat de cette enquête fut favorable, ainsi que nous l'avons dit, puisque les sommes dues par le Trésor à la succession de l'abbé Dubois furent intégralement acquittées.