L'ABBÉ DUBOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

Dubois entre dans les ordres sacrés. — Il est nommé à l'archevêché de Cambrai (14 avril 1720). — Mesures énergiques contre les constitutionnaires et les appelants. — Le Pape menace de retrancher de l'Eglise les opposants. — Fermeté de Dubois à l'égard de la Cour de Rome. — Il obtient le rappel du nonce apostolique. — Projet d'accommodement dressé par Massillon. — Dubois le fait revêtir de la signature des évêques. Le Parlement enregistre la déclaration du Roi qui porte que la bulle sera reçue par tout le royaume.

 

Tout le poids des affaires était supporté par trois hommes qui avaient en eux les ressources nécessaires pour asseoir le gouvernement de la Régence sur une base solide : d'Argenson, Law et Dubois. Le premier, sous le titre de chancelier, continuait en réalité les attributions de la police générale qu'il avait précédemment exercées ; Law tenait dans ses mains le sort de la fortune publique, et l'abbé Dubois s'efforçait de reconstituer le principe d'autorité sur le fondement de l'ordre et de l'obéissance. Animés tous trois des mêmes vues pour le bien de l'État, ils réussirent diversement dans leurs efforts. D'Argenson manqua le but pour n'avoir pas su modérer son despotisme ; Law pour n'avoir pu surmonter les faiblesses de son caractère timide ; tandis que Dubois, conciliant et ferme, habile à ménager les intérêts opposés, à tourner les contradictions sans les heurter, inflexible seulement contre l'esprit de révolte, vit s'accomplir heureusement tout ce qu'il entreprit, et sauva la Régence à lui seul.

Cependant l'abbé rencontra devant lui des obstacles qui n'existaient ni pour Law ni pour d'Argenson. L'un favorisé par ses immenses richesses, l'autre par sa naissance, se firent tous deux des amis dans leur place. Dubois n'eut que des ennemis malgré son mérite. La plupart de ceux qui approchaient le Régent avaient connu l'abbé dans une position subalterne et ne pouvaient lui pardonner la tache de son origine plébéienne. Ce préjugé ne le blessait point ; mais en déconsidérant sa personne ce mépris affaiblissait le nerf de son autorité ; de là lui vint l'ambition de s'élever pour s'affermir.

Le cardinal de la Trémoille, archevêque de Cambrai, ambassadeur de France à Rome, mourut dans cette ville le 10 janvier 1720. Depuis quelque temps Dubois aspirait secrètement aux dignités ecclésiastiques, parce qu'elles avaient le privilège de suppléer la naissance. Il sentait, pour l'autorité qu'il exerçait, la nécessité d'imposer à ses ennemis par un caractère qui le mit au-dessus de leurs railleries et de leurs dédains. L'archevêché de Cambrai pouvait lui donner tout d'un coup un titre à cette considération qu'il jugeait nécessaire ; mais il lui répugnait en même temps de s'ouvrir au Régent d'un désir qui avait l'air de marquer de l'orgueil. Ce sentiment fut toujours étranger à Dubois. Le moment n'était pas d'ailleurs favorable ; l'abbé venait d'être gratifié par son maitre de la riche abbaye de Bourgueil, et il devait craindre de faire abus des grâces du Régent. Dans son embarras, il eut recours à lord Stanhope. Son ami Destouches, représentant de France à Londres, fut chargé de prendre l'avis du ministre de Georges Ier. Dans le cas où celui-ci ne désapprouverait pas le projet Destouches devait prier le ministre de s'entremettre en faveur de Dubois prés du Régent. Stanhope accepta la commission de grand cœur et adressa à ce sujet de très-vives sollicitations à Paris.

Les courtisans du Régent, qui avaient des raisons de redouter un ecclésiastique dans un ministère important, tentèrent de contrarier la nomination de Dubois. Ils crurent ébranler la bonne volonté du duc d'Orléans en lui rappelant la réponse de Louis XIV à M. de Torcy, qui le pressait de faire entrer au ministère le cardinal Janson, au retour de son ambassade de Rome : Pas d'ecclésiastiques dans mes conseils, disait le feu roi, et des cardinaux moins encore ; je m'en suis bien trouvé, je ne changerai pas.

D'autres, se proposant le même objet, engageaient le Régent à réserver le siège de Cambrai au jeune chevalier de Saint-Albin, son fils naturel, qu'ils auraient voulu pourvoir de cet archevêché au moyen d'une dispense d'âge. Ces insinuations ne changèrent point les déterminations du duc d'Orléans. Depuis longtemps il destinait son ancien précepteur aux dignités ecclésiastiques et il avait coutume de lui donner, par anticipation, le titre de prélat dans les relations familières.

Le 6 février 1720 le Régent fit demander au Pape, par le chargé d'affaires à Rome, l'indult pour la nomination à l'archevêché de Cambrai[1]. Il est utile de rappeler les termes de la lettre qu'il écrivait à ce sujet, parce qu'ils réfutent tout ce qu' on a osé dire du peu de dispositions que le Régent avait montré à accorder cette dignité ecclésiastique à son ministre : Je vous confirme, disait le duc d'Orléans au Père Lafitteau, et vous pouvez dire au Pape qu'ayant considéré de quelle importance il est, dans cette circonstance, que l'Église de Cambrai soit remplie d'un sujet qui joigne aux autres qualités nécessaires dans cette place, des sentiments qui ne puissent pas être suspects, j'ai pris la résolution de donner à l'abbé Dubois la nomination du Roi à cette Église. Vous connaissez par vous-même quelles sont ses dispositions par rapport à la bulle Unigenitus ; l'application qu'il apporte sous mes ordres à la faire recevoir dans tout le royaume d'une manière solide et convenable à la dignité de l'autorité du Saint-Siège est un bon garant de la conduite qu'il tiendra dans cette importante place.

Ainsi, pendant que les ennemis de Dubois se flattaient d'arrêter une grâce qu'ils craignaient de lui voir conférer, la bienveillance du Régent la lui assurait d'avance. Le 1er février de cette année, l'abbé reçut des lettres démissoires de M. de Limoges, son évêque d'origine, pour la réception des ordres sacrés. Le Régent désirait que l'ordination eût lieu dans la chapelle du Palais-Royal ; mais il fallait une autorisation du cardinal de Noailles. Dubois n'était pas très-porté à la demander. Il voulait recevoir les ordres per saltum ; c'est-à-dire sans les intervalles de règle entre les différents ordres. On lui faisait apercevoir que le Cardinal, observateur rigide des canons de l'Église, aurait peut-être de la peine à se départir des règles et que, s'il faisait des difficultés, cela pourrait, dans les dispositions où étaient les esprits, donner lieu à bien des méchants propos. Massillon, évêque de Clermont, depuis longtemps l'ami de l'abbé Dubois, se chargea d'obtenir le licet de l'archevêque de Paris. Il eût été difficile de faire un choix qui fût plus désagréable au Cardinal. M. de Clermont était un constitutionnaire zélé et l'un des évêques que Dubois mettait en mouvement pour gagner des adhérents à l'accommodement. Le cardinal de Noailles refusa le licet, mais il alla expliquer au Régent les causes de son refus. Il représenta à Son Altesse Royale que l'ordination surprendrait le public, parce que tout le monde croyait l'abbé revêtu depuis longtemps de la prêtrise. Il conseilla d'éviter la publicité et de procéder d'une façon tout à fait privée et même assez secrètement, pour que le public ne fût pas instruit de la précipitation dont on usait. Cette mesure semblait désirable au Cardinal, afin de ne pas nuire à la gravité du saint ministère dans la personne de Dubois. D'après cet avis, l'ordination se fit dans la chapelle de Canteleu, près de Triel, dépendante du vicariat de Pontoise, au diocèse de Rouen, avec l'autorisation de M. de Bezons, archevêque de cette ville. Le samedi 24 février, Dubois reçut les quatre ordres mineurs ; le lendemain, deuxième dimanche de carême, le diaconat, et le dimanche suivant, la prêtrise, des mains de M. de Tressan, évêque de Nantes.

Dans les premiers jours de mars, l'indult arriva de Rome ; le Pape l'avait accordé spécialement pour la nomination de Dubois, et avec les marques d'une condescendance flatteuse pour l'abbé. Cette restriction fâcha le Régent, qui renvoya l'indult à Rome, faisant observer au Pape qu'il semblait convenable que l'autorisation de nommer fût accordée au Roi au moins sa vie durant. Clément XI, mécontent du moyen terme adopté par le gouvernement du Régent à pro. pos de l'affaire de la Bulle, apportait peu d'empressement dans ses rapports avec la cour de France. Après quelques hésitations, le Pape se décida à accorder l'indult dans les termes où il était demandé. Dubois lui-même réclama cette extension de l'indult, au risque de s'aliéner la bonne volonté du Saint-Siège, dont il avait alors besoin, comme on le verra.

L'abbé Dubois fut nommé à l'archevêché de Cambrai le 14 avril 1720. Tout ce que la malice la plus noire peut mettre en œuvre pour perdre la réputation d'un ministre peu aimé, Dubois l'éprouva en cette occasion. Des calomnies atroces, contre lesquelles les amis les plus respectables de l'abbé avaient toujours protesté en lui conservant leur attachement, se répandirent de nouveau. On accusa l'abbé d'être engagé dans le mariage, et, comme on n'en pouvait rapporter la preuve, on imagina une intrigue romanesque pour expliquer comment cette preuve avait été anéantie par M. de Breteuil, intendant de la province de Limoges, en enivrant le curé d'une petite paroisse du Limousin, où le mariage avait été célébré. Nous avons démenti ailleurs le sujet de cette fable, en rapportant que Dubois, parti de sa ville natale à quinze ans et avec la tonsure, n'était jamais revenu dans son pays depuis cette époque.

Au milieu du scandale produit par ces dénonciations calomnieuses, l'honneur de l'épiscopat était intéressé à vérifier des faits aussi graves et à repousser de la prélature un ministre indigne. Dubois s'était fait, parmi les évêques, des adversaires nombreux au sujet de la Bulle ; il y avait par conséquent dans cette opposition des éléments de contradiction qui rendaient impossible une enquête partiale. M. de Gesvres, archevêque de Bourges, promu depuis peu au cardinalat, fut chargé de l'information ordinaire de vie et mœurs ; MM. de Nantes — de Tressan — et de Clermont — Massillon — l'assistèrent comme témoins. Mais telle était la passion qui emportait les ennemis de l'abbé Dubois, que des libelles infâmes furent répandus, dans lesquels on essayait de dénigrer ces prélats, surtout l'évêque de Clermont. Dubois, résigné pour son compte à ces noires méchancetés, ne pouvait se consoler d'avoir enveloppé, dans les effets de la haine qui le poursuivait, un évêque aussi universellement respecté que Massillon. Il écrivait quelque temps après à M. de Tencin, envoyé de France à Rome : Depuis que le pauvre M. de Clermont m'a si généreusement accordé les secours de son ministère, vous ne pouvez vous figurer à combien d'outrages publics et de satires clandestines il est journellement en butte. Dernièrement — la chose est digne de remarque — nous avons reçu l'un et l'autre une pancarte de la même écriture. Par un raffinement de malice diabolique, ce sont précisément des passages des sermons de ce digne prélat que l'on à choisis pour nous donner notre paquet à tous deux, selon les termes de la lettre d'envoi. Dans le paquet donc de M. de Clermont, l'arrogant lui reproche d'être un flatteur à la Cour et de chercher à séduire par les apparences de la vertu[2]. Dans le mien, conformément à la vieille routine, on me reproche de n'être pas fils d'un duc et pair ; ce qu'ils appellent être né dans la boue[3]..... Pour moi, je suis bon cheval de trompette, le bruit ne m'épouvante pas. Ils croient me désoler avec leur éternel refrain de Brive-la-Gaillarde et d'Apothicaire. Je les y enverrai un jour en exil, pour qu'ils puissent y contempler à leur aise la boutique de mon père.

Le dimanche 9 juin, Dubois fut sacré dans la chapelle royale du Val-de-Grâce par le grand aumônier de France, cardinal de Rohan, assisté des évêques de Nantes et de Clermont. A cette occasion il fut déployé une pompe extraordinaire : le Régent et le duc de Chartres, les principaux personnages de la Cour et un grand nombre de prélats assistèrent à la cérémonie. Après le sacre, Dubois réunit à un repas splendide, au Palais-Royal, dans la salle des appartements d'été du Régent, tous les évêques présents à Paris, les maréchaux de Villeroi, Tallard et Berwick, les secrétaires d'État et le ministre de l'Empereur à Paris. Cent gardes suisses portaient les plats ; une magnificence royale marqua tous les détails du dîner. Le Régent avait voulu témoigner par cette considération particulière, qu'il entendait que les plus fiers s'inclinassent devant le ministre qui avait toute sa confiance.

L'élévation de l'abbé ne fut pas moins avantageuse pour l'Église de France que pour l'État ; et dès qu'il fut promu à l'archevêché de Cambrai, Dubois, recommandé par un caractère nouveau, devint l'arbitre de la paix de l'Église, comme il l'avait été de la paix de l'Europe. Jusque-là l'art du Régent avait consisté, pour arriver à pacifier les affaires de la Bulle, à former un tiers parti dont l'opinion ménageait un compromis entre les deux partis extrêmes. On a vu plus haut le peu de sympathie que le Saint-Siège manifestait pour un accommodement qui porterait nécessairement atteinte à l'autorité souveraine de ses actes.

Clément XI songea à faire cesser une opposition qui ébranlait chaque jour la hiérarchie et la discipline. Le 8 septembre 1718, il lança contre le clergé insoumis de France un bref adressé à tous les fidèles, par lequel il menaçait de séparer de l'Église tous ceux qui persisteraient dans leur indocilité. Ces lettres vinrent traverser les démarches du Régent et de l'abbé Dubois pour amener l'union des évêques sur un projet d'explication qui devait faire passer la Bulle. La trêve que le gouvernement de la Régence avait eu tant de peine à obtenir au mois d'octobre 1717 et à maintenir depuis, fut tout à coup rompue. On vit éclater immédiatement le mécontentement des évêques. Dubois écrivit à Rome pour remontrer le tort que l'impatience de la cour romaine venait de faire au plan d'accommodement, et suppliait le Pape de suspendre ses foudres, afin de prévenir un schisme qui s'annonçait par l'opposition des évêques anti-constitutionnaires. Le bref de Sa Sainteté déchaîna le zèle des gallicans. Les appels se renouvelèrent avec un ensemble qui ressemblait à un concert. Les Parlements se mirent de la partie et reçurent les appels. A Paris, le procureur gérai du Parlement se porta appelant comme d'abus des lettres pontificales, et, au mois de janvier 1710, après de nombreux ajournements, la Cour délibéra un arrêt qui les déclarait abusives. L'irritation des constitutionnaires s'accrut par l'intervention des Parlements, et les évêques les plus influents de ce parti poussèrent le Pape à des mesures extrêmes. Pour punir les congrégations qui avaient donné leur adhésion à l'appel, le Saint-Père signifia aux procureurs généraux de ces congrégations à Rome, qu'ils eussent à rétracter l'appel de leurs religieux ou à sortir des États pontificaux.

Dans l'état où étaient les esprits en France, une nouvelle rigueur du Pape pouvait compromettre la paix de l'Église. Dubois supplia le Saint-Père de rester neutre et d'attendre avec confiance le résultat des tempéraments qu'il employait pour pacifier les deux partis. Afin de décider plus sûrement le Pape à se prêter à un plan de conduite dont le succès lui paraissait certain, il crut devoir recourir à une mesure rigoureuse. L'abbé fit déclarer à Sa Sainteté que si un seul Français était expulsé de Rome pour les affaires de la Bulle, un ordre du Roi en ferait sortir sur-le-champ tous les nationaux. Cette contenance ferme donna à réfléchir au Saint-Père, et l'expulsion dont il avait menacé les chefs d'ordres ne fut pas exécutée.

Dubois n'ignorait pas que le Pape était inspiré dans ses résolutions par Bentivoglio, nonce apostolique à Paris, esprit ferme et d'une grande droiture d'intention sans doute, mais prévenu contre le duc d'Orléans et opposé à la Régence. Les pièces saisies chez les agents de Cellamare ne laissèrent pas de doute sur sa participation active dans le complot du ministre d'Espagne. Le Régent lui épargna le chagrin de figurer en public parmi les complices de cette intrigue, mais Bentivoglio n'en fut pas mieux disposé pour la cour de France. L'abbé Dubois, contrarié dans ses vues par le nonce, demanda son rappel et donna des raisons si concluantes que le Saint-Père, après avoir un peu hésité, se décida à accorder cette satisfaction au Régent. Bentivoglio, comblé de présents, quitta Paris au mois de novembre 1710. Ces concessions indiquaient que le Pape avait fait un retour sur lui-même et que Dubois avait su mériter toute sa confiance.

En France, le mécontentement des jansénistes et des gallicans touchait à la révolte. Il fallait déployer contre eux une sévérité que leur indocilité rendait nécessaire. Des lettres de cachet imposèrent silence aux plus mutins. Dubois montra une égale fermeté contre le parti des constitutionnaires, et par son énergie parvint à rétablir l'autorité du Régent.

Au commencement de janvier 1720, il arriva de Rome un projet d'accommodement basé sur des explications de la Bulle rédigées parle cardinal de Trémoille, avec le concours de plusieurs prélats romains. Le plan consistait à faire accepter ces explications par la majorité des prélats français, et à présenter ensuite une déclaration d'obéissance ale Bulle, en se prévalant de l'acceptation des évêques. Dubois avait fort approuvé cette idée, et malgré la difficulté de faire accepter généralement les termes des explications, il ne doutait point qu'il fût possible d'y arriver. Cependant cet acte d'accommodement, qui avait reçu l'approbation du Pape, fut désavoué bientôt après par le Saint-Père. Ce fût encore une espérance déçue. Toutes ces tentatives infructueuses devaient inspirer de sérieuses inquiétudes à ceux qui désiraient sincèrement terminer cette longue querelle. Mais Dubois, qui voyait que le prolongement de la dispute avait conduit bon nombre d'évêques à une extrême lassitude, comprit que le moment était opportun pour faire un dernier effort en faveur de la paix. Il se tourna alors vers l'évêque de Clermont (Massillon) et l'engagea à préparer un projet d'accommodement qui devait concilier les opinions divergentes en modérant ce qu'elles avaient de trop absolu. Quoique cet acte fût de tout point conforme à une saine doctrine et de l'aveu de la plupart des évêques, conçu dans les sentiments les plus équitables, il ne laissa pas de soulever d'immenses difficultés. Il fallut user de précautions infinies pour obtenir l'adhésion des évêques. L'abbé employa à cette tâche difficile son génie patient et son infatigable activité. Il écrivit en particulier à chaque évêque, conféra avec les plus opiniâtres, usa avec tous d'une grande bienveillance et persuada le plus grand nombre. Quatre-vingt-quinze archevêques ou évêques signèrent l'acte d'approbation au mois de mars 1720. Le cardinal de Noailles refusa son adhésion ; il avait été regardé jusque-là comme le chef des opposants et son exemple produisit un soulèvement des jansénistes obstinés. Des protestations contre l'accommodement, des libelles violents furent publiés. On saisit les écrits, et les auteurs furent appréhendés, afin d'intimider les opposants.

Tandis que Dubois travaillait avec ardeur à la pacification, il apprit de Rome que le Pape, cédant aux conseils de quelques cardinaux, s'apprêtait à rompre ses mesures et préparait un décret contre le cardinal de Noailles. Il conféra avec l'archevêque de Paris et l'adjura, au nom de la paix de l'Église, de conjurer l'orage qui se formait à Rome en s'unissant étroitement aux évêques de France. Il lui remontra les conséquences désastreuses qu'un refus prolongé pourrait avoir, s'il arrivait que le décret dont le Pape menaçait fût rendu avant que l'accommodement eût été signé. Le cardinal fut touché, et moyennant quelques modifications dans deux ou trois termes qui semblaient trop absolus, déclara qu'il consentait à donner son acceptation.

Dès que l'adhésion du cardinal de Noailles fut connue, des évêques qui n'avaient pas encore adhéré s'empressèrent de donner leur signature ; d'autres demandèrent des explications nouvelles. A la vérité, l'approbation de l'archevêque de Paris pouvait présenter un sens douteux. Quelques évêques la regardèrent comme relative ; d'autres soutenaient au contraire qu'elle était pure et simple ; enfin, par un étrange abus des mots, quelques-uns essayant d'accorder ces opinions, disaient qu'elle était pure et simple et relative tout ensemble. Ces subtilités caractérisent le fond de cette singulière question. Au point de confusion où quelques esprits raisonneurs avaient conduit la discussion, on aurait pu croire assister à la dispute de sophistes grecs plutôt qu'à un examen de vérités dogmatiques. Tous ceux que le bon sens et la raison pouvaient encore éclairer s'unirent dans une déclaration en faveur de la paix. Les quatre évêques appelants de 1718 restèrent seuls pour protester contre la Bulle et l'accommodement. Dubois s'empressa d'annoncer à la cour de Rome une conclusion aussi inattendue et reçut l'assurance que le Pape s'était montré satisfait de ses efforts, avant même de connaître les termes de l'accommodement, Sa Sainteté, voulant témoigner toute la joie qu'elle éprouvait d'un événement aussi heureux, fit présent d'une médaille d'or au courrier qui lui en apporta la nouvelle.

Il était impossible qu'une affaire aussi compliquée et dont le dénouement avait si souvent trompé tous les calculs se terminât d'une manière aussi simple et aussi prompte. Divers incidents en retardèrent encore l'achèvement. Lorsque tout fut à peu près arrangé du côté des évêques, il fallut s'attaquer au Parlement pour le forcer à se relâcher un peu de ses opinions gallicanes, ainsi que les évêques s'étaient relâchés de leurs opinions jansénistes. Une déclaration du Roi du 4 août 1720 ordonna que la Bulle reçue par les évêques serait observée dans tout le royaume. Les Parlements de province enregistrèrent presque unanimement et sans restriction cette déclaration. Le Parlement de Paris fut moins facile. Il souleva des objections, proposa des modifications et fit des difficultés de toute sorte, jusqu'au jour où il dut enregistrer purement et simplement la déclaration du Roi, en vertu de lettres de jussion (4 décembre 1720).

Cet arrêt du Parlement ne put terminer la querelle. Les tergiversations du cardinal de Noailles en paralysèrent les effets. Jusque-là, la lutte avait eu le caractère d'une guerre, elle ne fut plus qu'une contradiction et le jansénisme un entêtement. Dubois poursuivit jusqu'à sa mort les restes de cette opinion hétérodoxe. Il aurait pu sans inconvénient l'abandonner à son sort. Le discrédit des opposants ut complet, le jour où la majorité des évêques se rangea sous l'autorité du chef de l'Église. Il importait peu que quelques-uns conservassent au fond du cœur un levain janséniste ; c'était beaucoup de les avoir forcés à le renfermer en eux-mêmes, de les avoir désarmés pour le maintien de la paix.

Néanmoins Dubois ne se flattait point que l'accommodement serait reçu à Rome avec de grandes démonstrations de joie. Il écrivait au ministre de France avant la publication de l'acte : Si bon et si agréable que soit à Sa Sainteté cet accommodement, il ne peut jamais être tel que le Pape puisse donner des marques publiques d'approbation.

Quoiqu'il eût désiré une satisfaction plus complète que celle qui résultait d'une sorte de compromis, Clément XI avait un motif très-réel de s'applaudir en secret du service que Dubois venait de lui rendre. Le ministre du Régent avait prévenu dès son origine, un schisme qui se formait lentement mais sûrement au sein du jansénisme et du gallicanisme. On a prétendu que Dubois fut dirigé dans sa conduite par des vues humaines plus que par le sentiment religieux : nous démontrerons à quel point ses ennemis ont défiguré la vérité pour avoir un sujet de l'accuser d'ambition mondaine.

 

 

 



[1] La métropolitaine de Cambrai, située en pays conquis, était restée soumise au Concordat du corps germanique ; il fallait, par conséquent, une autorisation spéciale du Saint-Père pour nommer à ce siège.

[2] Expression tirée d'un passage d'un sermon du Petit Carême, sur la dignité du saint ministère. (1er dimanche de carême, 1re partie.)

[3] Autre expression du Petit Carême. (2e dimanche de carême, 1re partie.)