L'ABBÉ DUBOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Conspiration Cellamare. — Circulaire de l'abbé Dubois aux Ministres étrangers. — Plans des conspirateurs. — Arrestations. — Alberoni renvoie de Madrid l'Ambassadeur de France. — Déclaration de guerre par les alliés.

 

Dubois fit éclater la conspiration juste au moment où il convenait à ses vues. Le délai accordé à l'Espagne pour accéder était passé. M. de Nancré avait quitté la Cour de Philippe V, et le duc de Saint-Aignan, qui avait reçu son audience de congé, n'était resté à Madrid que pour pousser à bout la patience d'Albéroni. Stanhope insistait vivement auprès du Régent pour une déclaration de guerre immédiate ; mais l'abbé ne croyait pas le public en France suffisamment préparé, et différait une rupture dont il redoutait les conséquences. Il fallut pourtant prendre un parti, et ce fut alors qu'il se décida à démasquer la conspiration.

Un avis de Buvat l'avertit que le prince de Cellamare avait confié des dépêches importantes pour Albéroni à l'abbé Porto-Carrero, qui se rendait en Espagne avec le marquis Monteleone et le chevalier Mira.

Dubois expédia à leur poursuite un officier nommé Dumesnil, porteur d'un ordre du Roi contre le chevalier Mira, qui avait quitté Paris sans acquitter entièrement ses dettes. L'émissaire devait s'assurer des papiers du fugitif, et était autorisé à les rechercher, même parmi les effets de ses compagnons de voyage. Il rejoignit les voyageurs à Poitiers, le 5 décembre 1718, et se présenta à eux à la tête d'une compagnie de grenadiers. Tous les papiers en leur possession furent saisis ; dans le nombre, se trouvèrent les dépêches de Cellamare, qui avaient été cachées dans une garniture de selle. Porto-Carrero, arrêté d'une façon si imprévue, ne perdit pas son sang-froid ; il écrivit à Cellamare l'événement en toute hâte, et expédia son domestique à Paris, avant que Dumesnil eût pris aucune mesure pour retenir les voyageurs à Poitiers.

L'ambassadeur espagnol fut prévenu de l'arrestation de son courrier avant Dubois. Il demanda au ministre des Affaires-Étrangères des explications, ainsi que l'ordre de relâcher Porto-Carrero, et de restituer les dépêches. Dubois répondit qu'il n'avait pas été informé, et qu'il attendrait, avant d'expédier les ordres que l'ambassadeur réclamait.

Quelques heures après la visite de Cellamare, un émissaire de Dumesnil apporta au ministre des affaires Étrangères les papiers saisis à Poitiers. L'abbé courut chez le Régent, et fit le dépouillement des pièces, en présence de Son Altesse Royale, et de Leblanc, ministre de la Guerre. Le plan de la conspiration y était expliqué tout au long, et afin qu'il n'y manquât aucun éclaircissement, l'imprudent Cellamare avait eu soin de joindre à ces documents une liste des principaux conspirateurs. Le lendemain, Dubois informa l'ambassadeur espagnol que M. Leblanc avait ordre de lui rendre la correspondance saisie. Cellamare envoya un de ses secrétaires au Ministère de la Guerre ; Leblanc déclara qu'il ne pouvait remettre les papiers qu'à l'ambassadeur seul, à raison de leur importance. Cellamare vint donc en personne chez le ministre, et Dubois, qui l'y attendait, fut présent à l'entrevue. Il avoua au prince que les pièces saisies avaient été lues, et témoigna d'ailleurs à l'ambassadeur les plus grands égards. Après l'audience, Leblanc reconduisit Cellamare à son hôtel ; déjà un détachement de mousquetaires de la maison du Roi avait cerné la demeure de l'ambassadeur et en gardait les issues. Des perquisitions dans l'hôtel ne firent découvrir aucun document nouveau de quelque importance, si ce n'est la correspondance secrète d' Albéroni avec l'ambassadeur, laquelle fut saisie. Cellamare fut mis en état d'arrestation, et sa personne confiée à la garde d'un officier. Enfin, le 13 décembre, il fut renvoyé de Paris sous une bonne escorte, qui ne devait le quitter qu'à son entrée en Espagne.

Dès qu'il se vit découvert, Cellamare chercha à intéresser à sa mésaventure les autres ministres étrangers. Il leur adressa une lettre, où il les invitait à protester contre la violence qui lui était faite personnellement. Il se plaignit avec amertume des mesures extraordinaires dont il était l'objet, et de l'atteinte portée à son caractère public par l'ordre d'arrestation. Je vous invite, ajoutait le ministre espagnol, à rendre au plus tôt compte de ces faits au Roi votre maître, afin qu'un spectacle si étrange, si injuste et si scandaleux ne s'autorise pas dans le monde par un pernicieux silence.

Dubois répliqua à la lettre de Cellamare par une circulaire adressée aux ministres étrangers, le 10 décembre 1718. Elle était ainsi conçue :

Comme tout ce qui se passa hier, Monsieur, à l'égard de M. le prince de Cellamare, excite sans doute l'attention du public, et que le Roi veut faire connaître le motif de ses résolutions, lorsqu'elles peuvent intéresser les puissances ;

Sa Majesté m'a ordonné de vous marquer que ce n'est qu'après que, par un événement inattendu, l'on a trouvé dans un paquet que M. le prince de Cellamare avait confié à une personne qui passait en Espagne des preuves de la propre main de cet ambassadeur de l'abus qu'il faisait du caractère dont il était revêtu pour porter les sujets du Roi à la révolte, le plan de la conspiration qu'il avait formée pour renverser l'ordre et la tranquillité de son royaume, qu'elle s'est portée à prendre la résolution de mettre un des gentilshommes de sa maison auprès de lui, et de l'engager à cacheter de son cachet conjointement avec celui de Son Altesse Royale les papiers de son ambassade, pour empêcher qu'ils ne soient détournés. C'est ce que Sa Majesté m'a prescrit de vous faire savoir, afin que vous veuillez en informer votre Cour, en attendant que ce qui a rapport à cette découverte importante soit mis dans fi son jour. de puis vous assurer en même temps que la nécessité indispensable de pourvoir dans cette occasion à la tranquillité des peuples était le seul motif qui puisse être capable de porter Sa Majesté à s'assurer, par les mesures qu'elle a prises, des trames dangereuses de M. le prince de Cellamare ; que ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'elle s'est portée à prendre cette résolution, quoique accompagnée de tous égards et de toutes les marques de considération possibles à l'égard de l'ambassadeur d'un prince dont l'amitié lui sera toujours chère, et qui est incapable d'entrer dans des desseins aussi pernicieux.

DUBOIS.

 

Les pièces saisies offrent dans leur ensemble les motifs, le plan et l'objet du complot. Une lettre originale de Philippe V, datée du monastère royal de Saint-Laurent, le 3 décembre 1718, et qui devait être remise au Roi Louis XV, contient les plaintes de Sa Majesté Catholique au sujet du traité de Londres, qu'elle prétend avoir été signé contre elle et contre le Roi de France lui-même. Philippe V représente à Sa Majesté Très-Chrétienne que des gens se prévalent de sa minorité pour augmenter leur fortune par la violence et l'injustice, engagent le Régent à se liguer avec l'ennemi le plus redoutable de la France et de l'Espagne, et à faire la guerre dans un moment où les finances sont épuisées, où la gène des particuliers est excessive.

Par une lettre circulaire, destinée aux Parlements, et portant la date du 4 septembre, Philippe V flattait les Cours souveraines ; il leur marquait les causes qui l'empêchaient d'accéder au traité de Londres, et donnait à son refus le prétexte d'un grand amour pour la France. Abandonner la Sicile à l'Archiduc, disait le Roi, c'est absolument la perte du commerce français et de la considération de la France dans la Méditerranée. Philippe V terminait en engageant les Parlements à employer tous leurs soins à obtenir du Roi l'assemblée des États-Généraux.

Un troisième écrit, sous la forme d'un manifeste aux trois ordres de France, devait être distribué dans les provinces. Les griefs du Roi Catholique contre le Traité de Londres y sont exposés comme dans les deux pièces précédentes. Sa Majesté se répand en reproches contre le duc d'Orléans, qu'elle accuse de se prévaloir de l'autorité royale pour se liguer avec les ennemis des deux nations, sans avoir consulté ni la nation française ni les Parlements, et sans avoir donné au Conseil de Régence le temps d'examiner la matière pour en délibérer mûrement. Philippe V l'accuse encore d'opprimer le Roi, d'aspirer à lui succéder, et de faire circuler dans le public des écrits infâmes, qui annonçaient la mort prochaine du Roi.

Ce sentiment d'animosité contre le Régent est exprimé d'une façon plus injurieuse dans une prétendue requête des trois ordres de France, qui devait être présentée au Roi Philippe V ; on y lit : Il semble que le premier soin du duc d'Orléans ait été de se faire honneur de son irréligion ; cette irréligion l'a plongé dans des excès de licence dont les siècles les plus corrompus n'offrent point d'exemple. Les signataires de la requête supplient Philippe, comme oncle du Roi, de convoquer les États-Généraux. Ainsi, le but des conjurés était d'avilir le Régent, et de le faire dépouiller de son autorité par les États de la nation.

C'était le seul point sur lequel on s'accordât unanimement ; sur tout le reste, les sentiments étaient divisés. Les uns auraient voulu que Philippe V fût chargé de la Régence, sauf à la déléguer ; d'autres inclinaient pour le duc du Maine. Mais Albéroni regardait ces deux projets comme impossibles, ou du moins il affectait de le dire à. Cellamare, peut-être afin d'écarter les prétentions du duc du Maine. Les mécontents de France, n'écoutant que leur impatience, étaient pressés de provoquer un soulèvement général, tandis qu'Albéroni, qui sentait qu'un mouvement devait être aidé par des troupes étrangères, et qui voyait les forces de l'Espagne engagées dans la guerre de Sicile, insistait pour que l'on attendit la fin de cette guerre. L'hôtel Cellamare et l'Arsenal, demeure du duc et de la duchesse du Maine, étaient des foyers d'intrigues sans cesse en activité. Dubois avait saisi chez l'ambassadeur les preuves du complot ; il en trouva les principaux complices à l'Arsenal.

On est pris d'un sentiment de pitié en voyant quelles mains dirigeaient la conspiration. Madame', la duchesse du Maine était le grand ressort de l'intrigue. Tous ceux qu'elle employait sous ses ordres étaient moins des conjurés que les instruments serviles de ses volontés ; c'étaient le cardinal de Polignac, le marquis de Pompadour, le comte de Laval, un prêtre du diocèse de Lyon, nommé Louis Brigault, et M. de Malézieu, chancelier de la principauté de Dombes[1]. Au premier bruit de la découverte du complot, la plupart des conjurés prirent la fuite. Brigault fut arrêté à Chartres, et révéla les secrets de la conspiration. Le Régent signala sa générosité en épargnant à un grand nombre de personnes de marque la honte d'un procès public. Le prince de Conti, les cardinaux de Rohan et de Bissy, furent soupçonnés d'avoir trempé dans la cabale. Le duc de Richelieu, commandant à Bayonne, avait fait promettre à Philippe V de lui livrer cette place ; on eut la preuve de sa trahison : il fut enfermé à la Bastille et ensuite relâché sans procédure.

Le Régent aurait voulu étouffer l'affaire afin de n'avoir pas à sévir contre des conspirateurs plus légers que coupables. Il ne fut pas le maitre de régler sa conduite sur ses dispositions généreuses. La duchesse du Maine ne manqua pas de faire tout le bruit que peut une femme dépitée, et qui croit avoir des droits à l'impunité par son rang et sa faiblesse. Tout disposé qu'il était à pardonner à des imprudents, le Régent ne pouvait cependant consentir à se laisser braver publiquement par des audacieux. Le 29 décembre, le duc et la duchesse du Maine furent arrêtés ; le prince fut conduit à la citadelle de Doulens, et la princesse au château de Dijon. Une courte retraite calma les emportements de la duchesse, la disposa à une confession générale de ses fautes et au repentir. Quant au duc du Maine, le Régent ne le craignait pas assez pour le traiter avec rigueur. Il l'eût probablement ménagé davantage, s'il n'eût été obligé de l'associer, pour son honneur, à la disgrâce de sa femme, afin de laisser supposer qu'il avait partagé avec elle le danger d'une folle entreprise. Le cardinal de Polignac fut exilé à son abbaye d'Anchin. M. de Pompadour, enfermé d'abord à la Bastille, fut redevable de son élargissement à la reconnaissance de Dubois, lié à sa famille par le souvenir du bienfait qu'il en avait reçu dans sa jeunesse.

Au moyen de ces grâces qui furent accordées sans bruit, il ne resta bientôt plus à la Bastille, pour répondre de la conspiration, que Brigault et sa servante, un avocat au Parlement, un avocat général au Parlement de Toulouse et son secrétaire, un bénédictin, un colonel de cavalerie, un jacobin, un écuyer de l'envoyé de Toscane, un prêtre, un quincailler et un capitaine des dragons de Flavancourt au service d'Espagne. Albéroni dut concevoir une mince opinion de Cellamare, s'il connut les complices qui devaient l'aider à soulever la France. Toutefois le Régent ne fut pas inflexible à l'égard des conspirateurs incarcérés. Tous recouvrèrent leur liberté, lorsque la paix définitive fut signée avec l'Espagne.

Albéroni put encore reconnaître à un autre signe à quel point il avait été trompé par les rapports de Cellamare. Il y eut en France un cri de réprobation générale contre les trames du gouvernement espagnol. L'indignation publique se manifesta sur la route de Cellamare avec une violence qu'il fallut contenir. Albéroni venait en outre de fournir un autre sujet de rupture. Le 13 décembre, il faisait enlever par des gardes du Roi M. de Saint-Aignan, ambassadeur de France, et l'expulsait de Madrid, sans motif apparent. A la même heure, Cellamare quittait Paris, mais aucune raison ne pouvait encore faire prévoir cette circonstance au cardinal.

Le moment était donc venu pour Dubois de frapper un coup dont il s'était effrayé jusque-là, et de distraire Alberoni des affaires de France en le forçant de s'occuper de l'Espagne. Stanhope ne cessait de presser la déclaration de guerre de la France. L'abbé, en annonçant au cabinet de Londres la découverte de la conspiration, donna l'assurance que la déclaration serait rendue publique dès que M. de Saint-Aignan serait rentré en France. L'ambassadeur fut de retour à Paris le 23 décembre ; Dubois notifia au gouvernement du roi Georges qu'il était prêt à agir, promettant que la déclaration de la France suivrait, à quinze jours d'intervalle, le manifeste du gouvernement anglais.

Enfin, le 28 décembre 1718, l'Angleterre proclama la guerre contre l'Espagne. En France, l'esprit public, préparé à une rupture, vit éclater les hostilités sans émotion. A la faveur de ces dispositions, le Régent publia une déclaration du Roi, du 9 janvier 1719, portant que la paix était rompue avec Philippe V. Dans le préambule de cette déclaration, Dubois exposait les motifs qui avaient conduit la Régence à négocier pour la paix générale ; il retraçait les longues et infructueuses tentatives que la France avait faites près de l'Espagne, pour la déterminer à en.rer dans l'alliance des peuples qui ne voulaient plus de la guerre ; il faisait ressortir la conduite ingrate du gouvernement espagnol, après tant de preuves de condescendance et de modération données par le Régent.

Alberoni, fasciné par son ambition, exclusivement occupé de ses projets, s'exagérait follement la force du parti espagnol en France. Il se figura qu'il dépendait de lui de prévenir par l'astuce, une guerre qu'il avait rendue inévitable. Le 25 décembre 1718, il fit donner par Philippe V une déclaration où Sa Majesté Catholique se plaignait au sujet des préparatifs de guerre que le Régent disposait à la frontière espagnole, et dégageait artificieusement la responsabilité personnelle du Roi mineur. Par une de ces perfidies italiennes qui étaient dans le caractère d'Albéroni ; ce ministre faisait dire au Roi qu'il recevrait à bras ouverts les Français sur la frontière de ses États, comme ses alliés et ses bons amis ; et que les officiers qui déserteraient l'armée du Régent recevraient des emplois dans les troupes de Sa Majesté Catholique. Cette pièce, répandue en France, fut supprimée par arrêt du Parlement le 16 janvier 1719.

Le 27 avril 1719, parut une nouvelle déclaration de Philippe. Sa Majesté Catholique annonçait la résolution qu'elle avait prise de se mettre à la tête de ses troupes, afin de favoriser les intérêts de Sa Majesté Très-Chrétienne et de la nation française, contre les parties signataires du Traité de la Quadruple-Alliance. Le Parlement supprima de même cette déclaration, par un arrêt du 22 mai.

En vain Albéroni essayait encore de cacher ses vues ambitieuses sous les dehors d'une amitié trompeuse pour la France. Dans une lettre adressée le 17 au nom du Roi au maréchal de Berwick, en lui remettant le commandement des troupes qui devaient opérer en Espagne, le Régent a soin de marquer le caractère de la guerre qui allait commencer ; il spécifie que ce n'est pas à Philippe V que la guerre est déclarée, mais au seul ministre de Sa Majesté Catholique, ennemi du repos de l'Europe, et auquel doivent être imputées les résistances du Roi. Au point où Dubois avait si heureusement amené les choses, Albéroni, enveloppé dans les intrigues tramées sous ses ordres, allait être perdu par ses propres artifices. Le ministre du Régent préparait au ministre Espagnol, pour châtiment de son opposition, la honte de succomber dans cette guerre imprudemment provoquée.

 

 

 



[1] Nicolas de Malézieu, mathématicien et poète, membre de l'Académie des sciences et membre de l'Académie française. Il avait été employé dans l'éducation du duc du Maine et avait montré les mathématiques au duc de Bourgogne. Il remplaça d'Aguesseau comme chef des conseils du duc du Maine et fut nommé chancelier de Dombes, emploi qui constituait la première magistrature de cette petite souveraineté. Il était un des hôtes du château de Sceaux et employait son talent poétique aux l'ôtes dont cette demeure fut le théâtre en ce temps-là. Né à Paris en 1650, mort le 4 mars 1727.