L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUINZIÈME.

 

 

Etat des finances. — Fausses mesures prises pour subvenir aux charges du gouvernement. — Banque de Law. — Craintes pour la paix. — Nécessité d'une alliance pour la France. — Dubois tourne les vues du Régent vers l'alliance anglaise. — Ouvertures d'un Traité faites par l'abbé. — Son voyage en Hollande (1716). — Négociations entre Dubois et Stanhope. L'abbé se rend à Hanovre. — Suite des négociations et signature d'une convention spéciale.

 

Malgré l'état satisfaisant en apparence que présentait le royaume au dedans, les esprits sages ne se méprenaient point sur la réalité de la situation.

Louis XIV avait légué à son petit-fils une succession insolvable et l'héritage de ses fautes. Les finances de l'État présentaient un gouffre que l'économie la plus rigoureuse ne pouvait combler de longtemps. A la mort du Roi, les dettes immédiatement exigibles s'élevaient à plus de dix-neuf cent millions de livres, indépendamment des arrérages, appointements et gages. Les recettes du trésor permettaient à peine d'acquitter la dépense journalière de la maison du Roi.

Par un effet des mauvaises mesures qui avaient été la ressource du gouvernement précédent, les affaires particulières n'étaient pas meilleures. La dépréciation des monnaies avait resserré la circulation du numéraire, et cette pénurie affectait d'une manière funeste les relations communes. Les billets de l'État ne s'escomptaient plus qu'a 80 pour cent de perte, et les prêts à intérêts avaient atteint des taux exorbitants. On trouvait à peine à emprunter à 25 et 30 pour cent, même sur dépôt de vaisselle d'argent.

Les nécessités du trésor devenaient chaque jour plus pressantes. Le Régent se trouva réduit à violer toutes les promesses qu'il avait faites. Le mode de la taille facultative était depuis longtemps reconnu mauvais ; sur l'avis du Conseil des Finances, on essaya de lui substituer une imposition proportionnelle, dont l'idée fut mal accueillie. Il fut décidé que les créanciers de l'État seraient immolés sans pitié à la gêne publique ; les rentes et les pensions subirent une réduction de moitié. Un grand nombre de contrats furent résiliés, et les offices créés en d'autres temps par l'esprit fiscal disparurent dans cette réforme.

La spoliation emprunta toutes les formes pour déguiser ses rigueurs arbitraires. Les assurances données au sujet des variations des monnaies ne tardèrent pas à être démenties. Un édit ordonna bientôt après une refonte générale, qui ne fut en réalité qu'une opération de faux monnayage, puisque la valeur monétaire fut élevée sans aucun changement dans l'aloi ou le poids des espèces. Le bénéfice de cette rapine qui devait, de l'avis du Conseil, donner un gain considérable au gouvernement, profita surtout à l'étranger, qui, après avoir soustrait de France de grandes quantités d'anciennes monnaies, fit rentrer cet argent sous la nouvelle effigie, et sur le pied des nouveaux cours[1].

Le même esprit de rapacité appliqua un procédé analogue aux effets publics. Sous prétexte que la masse et la nature de ces effets n'étaient pas bien connues, on imagina un récolement général de ces valeurs, en les soumettant à un visa. Cette vérification fut suivie d'une déclaration qui réduisit des deux tiers environ le nombre des billets d'État. Ainsi toutes les sources de la fortune particulière furent tour à tour troublées ou taries, pour procurer un soulagement fictif au trésor.

Ce système de confiscation, après avoir consommé la ruine des citoyens peu aisés, s'attacha aux richesses des traitants et gens d'affaires du Roi. On emprunta aux temps les plus barbares une législation sanguinaire. Une chambre de justice fut instituée pour la recherche et la répression des malversations commises dans les finances de l'État ; mais le crime n'était qu'un prétexte, destiné à couvrir une monstrueuse extorsion. Cette juridiction exceptionnelle répandit la terreur, excita la pitié, et ses jugements la rendirent odieuse.

Ces mesures brutalement tyranniques étaient le fruit de l'incapacité des hommes préposés à l'administration des finances. Le Régent, qui les avait acceptées avec insouciance, les fit exécuter par nécessité. L'ensemble de toutes ces déprédations ne remédiait aucunement aux besoins du trésor.

Au fort de cette détresse apparut un homme doué d'un esprit aussi entreprenant que hardi, et qui joignait aux idées les plus avantageuses des notions positives sur les lois du crédit et de la circulation du numéraire. Jean Law, Écossais d'origine, avait d'abord rencontré peu de faveur dans les pays où il avait colporté ses projets ; éconduit de partout comme un rêveur, il tenta de séduire le Régent. Au demeurant, il avait des idées justes, et lui fit goûter sans peine le plan d'une banque générale, qui ne pouvait manquer de ranimer le commerce en facilitant la circulation de l'argent.

Ceux qui ont parlé de cette banque n'ont pas toujours fait suffisamment remarquer une condition très-importante de son privilège, qui devait restituer au commerce une garantie dont l'avaient souvent dépouillé l'ignorance et l'arbitraire. Law s'était réservé, par convention expresse, de baser toutes ses transactions sur une valeur monétaire invariable, qui était l'écu de banque placé à l'abri de toute loi rétroactive. L'écu de banque devenait ainsi le véritable étalon des monnaies pour le commerce, et affranchissait les échanges, à l'intérieur et au dehors, des fluctuations désastreuses qui résultaient d'une législation mobile.

Cet avantage, en particulier, frappa le Régent, qui, ayant embrassé avec ardeur le projet de Law, lui concéda le privilège de la banque générale par un édit du 5 mai 1776. Malheureusement, il se laissa séduire bientôt par d'autres chimères, sorties du fertile cerveau de Law, et donna dans les erreurs de ce charlatanisme fameux connu sous le nom de système, dont les malheurs égalèrent la vogue extravagante.

Les difficultés n'étaient pas moins grandes au dehors du royaume. La France avait un intérêt palpable à conserver la paix qu'elle avait chèrement achetée. Mais quelque attention qu'elle apportât dans l'observation des traités, elle pouvait craindre alors que quelque autre puissance ne fût tenue de les rompre, et ne l'obligeât à reprendre les armes, soit pour se défendre elle-même, soit pour maintenir l'équilibre de l'Europe. L'Angleterre, déchirée par les rivalités des Stuarts et de la branche de Hanovre, imputait ses dissensions à la protection accordée secrètement par la France au Prétendant, et laissait voir peu d'attachement pour le traité d'Utrecht. La Cour de Vienne, qui n'avait pris aucun engagement par rapport à ses prétentions sur l'Espagne, conservait toujours une arrière pensée de revendiquer ses droits. La Hollande, quoique les bénéfices des guerres soutenues par elle n'eussent profité qu'à ses alliés, n'était pas découragée des alliances, et pouvait se déclarer contre les traités, séduite par la promesse de quelque avantage. Enfin l'Espagne, dont l'amitié aurait dû être solidement acquise à la France, épiait jalousement ses mouvements, toute prête à profiter des circonstances pour réclamer la Régence au profit de Philippe V ; ou bien, en cas de décès du Roi mineur, la couronne même de France. Albéroni, d'ailleurs, cherchait, par une politique imprudente, à brouiller son Roi avec le Régent.

Tout contribuait donc à inspirer des craintes pour la paix. L'Angleterre provoquait ouvertement à la guerre, et faisait retentir le Parlement de ses menaces contre la France. Le Roi Georges, plus modéré que son peuple, inclinait volontiers vers le duc d'Orléans, et ne désirant rien aussi vivement que l'éloignement du Chevalier de Saint-Georges, employait à ce but son ambassadeur près la Cour de France. Mais le Régent se contentait de répondre à ses insinuations qu'il se renfermerait dans l'exacte observation du Traité d'Utrecht, et refusait de prendre aucun engagement quant aux précautions que le Roi Georges réclamait de lui.

La descente du Prétendant en Écosse (27 janvier 1716) fournit à Georges une nouvelle occasion de faire des représentations. Il se plaignit de la tolérance du gouvernement français envers les réfugiés du parti des Stuarts, et des facilités qu'elle leur donnait pour l'exécution de leurs desseins. Ses plaintes furent, cette fois, d'autant plus vives que le danger fut plus grand ; Georges pénétrait d'ailleurs toutes les complications qui faisaient la faiblesse du Régent. Le Parlement, de son côté, poussait avec violence à la rupture de la paix.

Dans cette circonstance, il parut urgent au Conseil de Régence de demander au gouvernement anglais des explications nettes et catégoriques sur des intentions compromettantes pour la France. L'ambassadeur de France à Londres, M. d'Iberville, fut chargé de remettre à lord Stanhope un Mémoire qui répondait aux soupçons injustes de l'Angleterre sur la participation du gouvernement français dans la dernière expédition du Chevalier de Saint-Georges. En outre, l'ambassadeur avait ordre de proposer au cabinet anglais, comme un moyen d'affermir les dispositions franches et loyales des deux puissances, une alliance entre elles et la Hollande, basée sur la garantie réciproque du Traité d'Utrecht.

Une partie du Conseil de Régence, composée d'hommes imbus des vieux préjugés qui avaient longtemps divisé les deux peuples, voyait avec répugnance cette proposition d'alliance. Ces opposants ne se dissimulaient pas la nécessité d'une alliance pour la France ; mais ils auraient voulu qu'elle fût cimentée par une affinité de sang ou des rapports naturels, et, à ce point de vue, ils préféraient une alliance avec l'Espagne, sans tenir compte des obstacles qui rendaient un rapprochement difficile, et peut-être impossible.

Sans partager entièrement les motifs de cette opposition à l'alliance anglaise, le Régent, en négociant avec l'Angleterre, hésitait encore à conclure. H voyait bien que le sentiment qui s'était manifesté dans le Conseil existait avec non moins de force dans la nation, et que les meilleures intentions, les avantages les plus certains ne sauveraient pas le Traité de l'indignation publique.

L'abbé Dubois vint l'éclairer fort à propos. Ses conseils, en cette occasion, révélèrent la sûreté de son intelligence et la profondeur de ses vues. Il démontra d'abord au Régent l'impossibilité de rencontrer d'autres alliances. Les États de l'Europe s'étaient déjà groupés entre eux, selon la proximité de leurs intérêts. L'Empereur était attaché au Roi Georges, autant par les liens de l'amitié que par ceux de la politique. La Hollande venait de consolider ses rapports avec l'Empire par le traité de la Bavière[2], garanti par l'Angleterre, et ménageait cette dernière puissance, dans l'intérêt de son commerce. Au nord, la Suède, qui avait été pour Louis XIV un moyen de diversion, après avoir reçu longtemps des subsides de la France, n'était pas remise de l'épuisement où l'avaient laissée les entreprises téméraires de Charles XII. La Russie, malgré les victoires de Pierre Ier et les réformes commencées, n'occupait pas encore un rang assez élevé dans l'estime de l'Europe pour qu'elle fût une alliée à rechercher. Restait l'alliance de l'Espagne ; mais si beaucoup de motifs la faisaient souhaiter, on avait peu de raisons de l'espérer. Il n'était pas supposable qu'Alberoni se départit des desseins qu'il méditait, à l'égard des possessions de l'Empereur en Italie, et renonçât tout à coup aux projets de bouleversement sur lesquels il fondait l'espoir de la grandeur de l'Espagne et de sa propre gloire. Au sentiment de Dubois, tout se réduisait à mettre le gouvernement espagnol dans son tort, afin de lui enlever le droit de se plaindre, si la France cessait de s'intéresser au petit-fils de Louis XIV. Il suffisait, en conséquence, d'offrir à Philippe V de s'associer aux efforts du Régent, dans le but de maintenir la paix, sous la garantie du Traité d'Utrecht, dont Sa Majesté Catholique ne voulait pas plus que le Parlement d'Angleterre, pour que d'elle-même l'Espagne s'éloignât de la France.

L'abbé Dubois insista avec chaleur sur les avantages de l'alliance anglaise. Elle était, à ses yeux, le gage de l'accession prochaine des autres puissances ; mais, dans tous les cas, l'influence de l'Angleterre, réduite même à ses propres forces, suffirait pour assurer à la France ou les bienfaits de la paix ou l'alternative d'une guerre moins redoutable. La clause de l'éloignement du Prétendant, que le Roi Georges ne manquerait pas d'introduire dans les conventions, avait son équivalent et sa compensation dans l'engagement qu'il prendrait lui-même de garantir l'ordre de succession en France. L'engagement proposé donnerait, en réalité, à l'article 31 du traité d'Utrecht son entier effet, quant à la séparation absolue des deux couronnes et aux renonciations qui en étaient la suite. Le duc d'Orléans avait raison par là de toutes les prétentions de Philippe V.

Une note de Dubois répond avec force à la critique des motifs qu'il alléguait en faveur de l'alliance. Il y établit que les renonciations faites à Utrecht ne créaient pas un droit nouveau à la couronne de France en faveur du duc d'Orléans, mais, qu'au contraire, elles lui faisaient perdre ceux qu'il avait à la succession d'Espagne. Il conclut que le Régent est pleinement autorisé à ménager ses droits éventuels. Dubois ajoute : Il se trouvera aussi des gens qui nous accuseront de nous être laissé séduire par Georges Ier, empressé d'enlever à son concurrent, le Prétendant, une protection aussi puissante que la France. Cette supposition aurait, je l'avoue, quelque ombre de fondement si ce n'était pas nous qui avions fait les premières ouvertures ; démarches, il faut le dire, auxquelles il n'a d'abord été répondu qu'avec une extrême froideur. Je voudrais bien que Messieurs de Paris ne se figurassent pas que, dans tout ceci, les ministres de Georges ont été les plus fins, et moi, plus niais qu'un oison.

Il était impossible que le Régent ne fût pas persuadé par des arguments aussi bien fondés, et par une logique aussi solide. Il ne s'agissait donc plus que de négocier, selon le plan suggéré par l'abbé Dubois.

D'abord le duc d'Orléans, jaloux de son honneur comme prince, crut devoir faire connaître à la cour de Madrid les motifs qui le portaient à traiter, pour assurer la paix, et à solliciter Philippe V d'entrer dans l'alliance. Les ouvertures faites à Sa Majesté Catholique, au mois d'avril 1716, par M. de Saint-Aignan, ambassadeur de France, furent mal accueillies ; le Roi d'Espagne répondit avec hauteur à ces avances, sans trop dissimuler qu'il entendait maintenir ses droits à la couronne de France, malgré les renonciations. Le duc d'Orléans, voyant le Roi mal conseillé, tenta de lui ouvrir les yeux sur l'objet principal de l'alliance, et de le convaincre des bienfaits qu'il en pouvait retirer pour lui-même. A cet effet, il envoya à Madrid le marquis de Louville. Les instructions du plénipotentiaire s'étendaient à un autre objet, dont le succès devait avoir une grande importance pour le sort des négociations futures. M. de Louville avait été au service du Roi d'Espagne, en qualité de commandant de la compagnie des Mousquetaires de Sa Majesté, et en était personnellement connu. Il devait profiter de la bienveillance présumable du Roi, pour insinuer à Sa Majesté Catholique d'éloigner d'elle Albéroni, en lui remontrant qu'il compromettait la dignité de sa couronne et la sûreté de ses États. Mais telle était l'animosité de la Cour d'Espagne contre le Régent, que M. de Louville, arrivé à Madrid le 24 juillet, reçut de Sa Majesté Catholique l'ordre de repartir pour la France le même jour, sans avoir obtenu d'audience du Roi.

Tandis que Louville se rendait en Espagne, où sa mission devait avoir l'issue qu'on a vu, l'abbé Dubois nouait avec Stanhope, qu'il connaissait particulièrement, les premiers fils des négociations. L'expédition malheureuse du Prétendant était terminée par le retour du Chevalier de Saint-Georges. Le Régent voulut que Dubois profite de ces événements pour se mettre en communication directe avec le ministre favori de Georges Pr. En conséquence, Dubois écrivit, le 12 mai 1716, à lord Stanhope pour le féliciter de l'heureuse conclusion des événements d'Écosse : J'ai été trop instruit, écrivait l'abbé, des anciennes liaisons d'estime et de confiance que vous avez eues avec Monseigneur le duc d'Orléans pour n'être pas charmé du prompt retour du Prétendant, parce que, d'une part, il vous est glorieux, et que, d'autre part, il vous désabuse des bruits qui s'étaient répandus d'une influence secrète de notre Cour pour cette entreprise, et vous fait voir qu'ils n'ont aucun fondement. Il se flatte ensuite que les bons rapports de leurs maîtres n'en seront pas altérés, et qu'au contraire, ils deviendraient plus étroits.

Lord Stanhope répondit le 19 mars à l'abbé Dubois. Il lui marque qu'après avoir été véritablement alarmé par les apparences, il est heureux d'être détrompé par les assurances positives qu'il reçoit, relativement aux bruits d'une participation directe de la France dans les tentatives du parti jacobite. Il proteste du désir sincère qui anime le Roi Georges de maintenir la paix. Vous savez ce qui nous blesse, ajoute Stanhope, et vous êtes les maîtres de faire cesser tous fondements de jalousie. Quand Monseigneur le Régent y aura bien fait attention, je suis persuadé qu'éclairé comme il l'est, il trouvera que c'est une très-mauvaise politique et très-contraire à ses intérêts personnels, que de nous obliger d'être toujours dans un état plus violent que n'est celui d'une guerre ouverte.

Ce passage se rapportait au Prétendant. Le Régent était ainsi informé des conditions que le Roi Georges mettait à un traité avec la France. Le dernier échec des Jacobites venait de montrer le peu de fond qu'il fallait faire sur les forces de ce parti. La faction des Stuarts pouvait aspirer tout au plus à agiter encore son pays, mais devait renoncer à l'espoir de le conquérir à l'autorité de Jacques III. Il s'agissait donc de savoir si la France devait favoriser des agitations stériles, où le sang serait répandu en pure perte, ou bien s'assurer à elle-même une paix nécessaire. Il se pouvait que la cause du Prétendant émût encore les cœurs au souvenir de l'infortune des Stuarts ; ce sentiment, tout respectable qu'il fût, était une considération légère auprès des graves intérêts que le Régent avait à protéger.

Dubois fut d'avis de céder à l'impérieuse nécessité d'abandonner le parti Jacobite à sa fortune. Donnerez-vous au Prétendant, dit l'abbé au duc d'Orléans, une armée et des subsides ? Quel sera le prix de ces sacrifices ? Une guerre où vous trouverez en face de vous tous les anciens ennemis de la France, et à côté de vous une poignée de Jacobites, qui conspirent mieux qu'ils ne se battent. Le feu Roi ne vous a-t-il pas lui-même tracé votre devoir, en abandonnant pour la paix une cause perdue ? Souvenez-vous encore de l'exemple qu'il vous a donné : le jour où ses peuples furent en danger, il retira ses troupes d'Espagne, et ne balança pas à laisser son petit-fils livré au hasard des événements. Le Chevalier de Saint-Georges vous est-il plus proche que le duc d'Anjou ne l'était du feu Roi ? Sa cause a-t-elle plus de chances ? Résignez vous donc, Monseigneur, ou à secourir effectivement le parti jacobite et à vous attirer une guerre meurtrière, ou à renoncer ouvertement à le soutenir, pour n'être pas responsable de ses défaites. Mais de quelque façon que vous agissiez, attendez-vous à être blâmé : les uns vous reprocheront d'avoir abandonné un prince malheureux ; les autres, d'avoir fait passer ses intérêts avant ceux de la France.

Pendant que l'ambassadeur de France à Londres essayait de faire agréer les propositions dont il était chargé, le Régent avait ordonné au ministre de France à La Haye de communiquer les mêmes propositions aux États-généraux. Le gouvernement anglais en fut instruit, et vit dans cette démarche un empressement à conclure qui lui permettait peut-être d'enchérir sur ses premières conditions. Il faut attribuer à ce calcul les hésitations et les retours qui apparurent dès-lors dans le cours des négociations. Le Régent pouvait s'y laisser tromper ; il dut croire que Roi Georges, tout en désirant l'alliance, était dominé par l'opinion de son pays, et qu'il n'osait se mettre en contradiction avec elle.

Un peu après que la proposition de la France eut été présentée aux États généraux, le Régent apprit que le grand pensionnaire de Hollande était fortement influencé par les ministres de l'Empereur et du Roi Georges, dans la vue de faire accéder la République à une alliance particulière. Appréhendant les suites d'une négociation qui se poursuivait sans lui, il fit faire de nouvelles démarches près des États généraux, afin de presser la conclusion de l'accommodement qu'il souhaitait. En retour de ces dispositions amicales, qui flattaient les Hollandais, le duc d'Orléans fut averti par son ministre à La Haye que le traité avec les Provinces-Unies serait signé indépendamment de la participation de l'Angleterre.

Ce résultat, qui était un succès pour le Régent, devait être une contrariété pour le Roi Georges. Celui-ci, craignant que la France ne substituât son influence à l'influence anglaise, dans les conseils de la République, se hâta de faire rédiger un projet qui fut remis au ministre de Hollande à Londres, et à l'ambassadeur anglais à Paris. Ce projet n'était qu'un leurre. Aucune clause n'y rappelait le Traité d'Utrecht dont la confirmation était, pour le duc d'Orléans, le point capital, tandis qu'il stipulait expressément l'abandon absolu du Prétendant, et même la promesse réciproque de refuser asile et retraite aux sujets rebelles des puissances contractantes. Une stipulation toute nouvelle imposait à Sa Majesté Chrétienne l'obligation de raser et de combler l'ancien port de Dunkerque, et de mettre le canal de Mardick en tel état qu'il ne pût jamais recevoir que des bâtiments d'un tirant d'eau au-dessus de dix pieds.

On alléguait comme motif de l'omission du Traité d'Utrecht, que les ministres du Roi Georges étaient effrayés d'avoir à répondre devant le Parlement d'une convention où ce Traité serait sanctionné. Cette excuse, plus ou moins sincère, fit impression sur le Régent, et lui persuada qu'il aurait d'énormes préventions à combattre, des obstacles considérables à surmonter.

Il apprit, peu de temps après, que le Roi Georges se pro posait de se rendre en Hanovre par la Hollande. Lord Stanhope devait accompagner le Roi : c'était une circonstance des plus favorables pour obtenir une explication, que le Régent désirait sans paraître la chercher. Il chargea Dubois de se rendre à La Haye sans caractère public. L'abbé, muni seulement d'une instruction qui l'autorisait à renouveler les assurances données précédemment, au sujet de l'expédition du Prétendant, devait s'attacher à dissiper les doutes que les précédentes protestations n'avaient pu faire évanouir. Dans l'opinion du Régent, Dubois devait tirer parti de cette première ouverture pour amener le ministre du Roi Georges a s'expliquer sur l'objet qu'il importait d'éclairer, c'est-à-dire sur les intentions vraies du Roi au sujet de l'alliance. Le Régent remit à l'abbé la base des conditions, où toutes les clauses du projet de l'Angleterre se trouvaient reproduites sauf deux articles qui avaient été ajoutés : L'un qui garantissait la succession d'Angleterre dans la ligne protestante, el convenait d'une garantie pour le Traité d'Utrecht ; l'autre qui concernait les États généraux de Hollande, auxquels il était accordé, outre les avantages communs, une garantie de leur barrière des Pays-Bas.

Le maréchal d'Uxelles, président du Conseil des Affaires étrangères, se montra fortement opposé à l'envoi de Dubois en Hollande : mais ses objections maladroites ou frivoles pour empêcher le voyage laissaient apercevoir qu'il redoutait moins l'échec que la réussite de cette mission. La suite en donna la preuve.

Dubois partit de Paris le 2 juillet 1716. En arrivant à La Haye, il couvrit son voyage d'un prétexte de curiosité, et en justifia le motif par les apparences. S'occupant activement de rechercher les livres rares, les belles peintures, il fit pendant son séjour des acquisitions précieuses en ouvrages et en tableaux ; pour n'en donner qu'un remarquable exemple, on peut citer les Sept Sacrements du Poussin, qu'il acheta de marchands juifs.

Le 20 juillet, le Roi Georges débarqua à Helvoet-Sluys. Dubois écrivit sur-le-champ à lord Stanhope pour le complimenter, et le pria, sous un prétexte de civilité, de lui ménager un entretien. Le lendemain, 21 juillet, Stanhope reçut l'abbé à La Haye dans la maison de 'Walpole, ministre d'Angleterre. L'entretien, engagé d'abord sur des sujets étrangers à l'affaire principale, fut enfin amené par l'abbé en un point où l'objet de son instruction vint se placer comme incidemment. Ce qui fut dit au sujet du Chevalier de Saint-Georges n'avança pas beaucoup les deux interlocuteurs. Stanhope, après avoir énuméré toutes les circonstances qui avaient dû faire penser que la France était mêlée à l'intrigue du Prétendant, convint que les faits avaient laissé une impression profonde dans l'esprit du Roi, et que cette prévention était le principal obstacle à l'union proposée par le Régent. Tout en ne niant pas que la plus grande partie des allégations de l'abbé, pour justifier la conduite du Régent, ne pût paraître vrai, le diplomate anglais voyait cependant une grande difficulté à le faire entendre au Roi et à ses ministres ; sur ce point, il croyait que le temps et une expérience contraire pouvaient seuls dissiper complètement les soupçons de Sa Majesté Britannique.

L'abbé Dubois saisit avec une grande prestesse les dernières paroles de lord Stanhope. Il fit observer avec raison qu'il y avait un moyen de recourir à l'expérience, c'était la signature du Traité ; que l'empressement témoigné par le Régent pour la conclusion de cet acte le mettait pleinement à l'abri de toute accusation de déloyauté et de perfidie. Il opposa enfin, à la constante volonté du duc d'Orléans, la volonté mobile de l'Angleterre. A chaque pas que l'on faisait dans les négociations, il se produisait, en effet, quelque exigence nouvelle. Le ministre anglais, depuis l'arrivée de Dubois en Hollande, avait ordonné à l'ambassadeur d'Angleterre, à La Haye, de n'entrer dans aucune démarche avant que le Chevalier de Saint-Georges n'eût quitté la France, et ne se fût retiré de l'autre côté des Alpes. Dubois rappela, à ce sujet, la conduite plus noble de Cromwell, qui, traitant avec Louis XIV, s'était contenté de la promesse faite de vive voix d'éloigner Charles II et le duc d'York.

— Si vous désirez connaître, répondit lord Stanhope, le point véritablement difficile dans la négociation de l'alliance que vous nous proposez, je ne vous en ferai pas un mystère. Vous voulez prendre pour base les Traités d'Utrecht : eh bien ! jamais le Roi, mon maître, ne se départira de la résolution qu'il a prise de ne pas conclure avec votre Cour une alliance où les Traités d'Utrecht soient rappelés.

Stanhope donna pour motif de cette répugnance l'attention que le Roi mettait en cela à ne pas choquer la maison d'Autriche, qui avait toujours vu d'un mauvais mil le traité d'Utrecht. A ces mots, Dubois lit mine de se retirer et dit pour mettre fin à la discussion, que devant une déclaration aussi formelle, le Régent n'avait rien à faire qu'à s'en remettre au temps.

Stanhope promit à l'abbé qu'il irait prendre congé de lui dans la soirée. Dubois le reçut au milieu d'un amas de livres et d'objets d'art. Rien, dans l'attitude de l'abbé, ne témoignait qu'il fût affecté par le souvenir de la première entrevue. Il adjura Stanhope de lui déclarer franchement si les explications données touchant la conduit du Régent, dans l'affaire du Chevalier de Saint-Georges, l'avaient personnellement éclairé sur la sincérité du duc d'Orléans. Le ministre protesta d'une grande considération pour les qualités et les talents du Régent ; mais il ne croyait pas que son sentiment personnel fût d'un grand secours pour former l'opinion de Georges. Quelque difficulté qu'il y eût, d'après son avis, à faire partager au Roi la bonne opinion qu'il avait lui-même, et à effacer des préventions conçues, il considérait comme bien plus difficile encore de lui faire agréer un projet d'alliance presque inconciliable avec la susceptibilité des deux nations.

Le Roi Georges, disait encore Stanhope, était convaincu des avantages de l'alliance et la désirait. Il pensait que l'Angleterre n'avait rien à gagner dans une guerre, même heureuse, contre la France, et qu'au contraire les deux puissances étroitement unies ensemble pouvaient pacifier et gouverner l'Europe ; mais ces dispositions étaient paralysées par les défiances. Il promit de travailler à éclairer son maître ; néanmoins, il pensait que des explications loyales du Régent produiraient plus d'effet sur l'esprit du Roi, et engagea l'abbé à conseiller au duc d'Orléans d'entrer en rapport direct avec Georges Ier.

Il y eut, le lendemain, une troisième entrevue de Stanhope et de l'abbé Dubois. On y récapitula tout ce qui avait été dit dans la conférence de la veille. Chacun des deux négociateurs promit d'employer tous ses efforts au rapprochement des deux princes, et par suite à la conclusion de l'alliance.

L'abbé avait tiré d'utiles lumières de la conversation du ministre anglais. Sa sagacité lui avait fait deviner tout ce que Stanhope avait habilement déguisé sous un air de naturel et d'abandon. Il était évident pour lui que le Roi Georges avait envie du Traité autant que le Régent, et qu'il cherchait à assurer à l'Angleterre les plus grands avantages possibles, afin d'ôter au Parlement le moyen d'attaquer l'alliance. Il était persuadé d'ailleurs que le Roi se relâcherait à l'égard du Chevalier de Saint-Georges, et qu'il finirait par accepter la base proposée par le Régent, dès qu'il verrait la ferme résolution de ne rien accorder au-delà.

Dubois partit le lendemain de La Haye, et fut de retour à Paris le 31 juillet. Ayant eu soin d'écrire la relation fidèle de ses conférences avec Stanhope, il en donna connaissance au Régent et au maréchal d'Uxelles. Les archives diplomatiques d'aucun pays n'offrent pas certainement de documents plus curieux. Jamais l'art de la discussion ne fournit à des adversaires des formes plus subtiles, des traits plus déliés, avec un esprit aussi vif et un langage aussi brillant.

Le Régent fut extrêmement satisfait de l'intelligence que l'abbé avait montrée dans l'accomplissement de sa mission, et partagea toutes les vues que Dubois avait rapportées des conférences de La Haye.

Aussitôt qu'il fut bien éclairé sur les sentiments du Roi Georges, le Régent établit les conditions qu'il convenait de lui offrir. Le canal de Mardick était un sujet de jalousie pour les Anglais, et le principal motif de leur irritation contre la France. Lorsque Louis XIV avait ordonné l'établissement de ce port, situé dans le voisinage de Dunkerque, il avait voulu échapper aux conséquences de l'article 9 du Traité, qui l'obligeait à combler le port de cette dernière ville. On pouvait donc considérer les travaux qui se poursuivaient à Mardick comme une infraction à l'esprit de ce Traité. Mais il y avait une autre raison qui engageait le Régent à paraître sacrifier l'établissement de Mardick. Les estimations portaient à 35 millions la dépense nécessaire à l'achèvement de ce port, et, dans la gêne où était le trésor, le gouvernement ne pouvait songer de longtemps à continuer les travaux. En conséquence, la que : fion se réduisait à savoir s'il convenait de maintenir, au prix d'une guerre, un projet jugé presque inexécutable. Le Régent ne balança pas, et se décida à réduire les proportions de Mardick. Il modifia dans ce sens les premières propositions, qui portaient seulement que l'ouverture du canal serait resserrée de façon à ne pouvoir donner passage à des vaisseaux de guerre. Ce fut le seul changement apporté à la base primitivement proposée et remise à Dubois.

Une fois arrêté à ces résolutions, le duc d'Orléans estima qu'il serait dangereux de faire languir les négociations, et décida que Dubois se rendrait à Hanovre. Mais, dans la crainte qu'un voyage aussi précipité ne laissât voir un trop grand empressement, il fut convenu que lord Stanhope serait prévenu par une lettre de l'arrivée du négociateur français.

Le h août, l'abbé écrivit au ministre anglais pour lui annoncer que, contre l'avis du Conseil, il avait obtenu du Régent l'interruption des conférences de l'Ambassadeur de France à La Haye avec les États, et que, dans son extrême désir de convaincre le Roi Georges de la sincérité de ses intentions, Son Altesse Royale avait étendu les concessions relatives au canal de Mardick. Afin de colorer son voyage, Dubois ajoutait : N'ayant pas caché à Monseigneur le Régent qu'on lui avait imputé d'avoir voulu éloigner du Roi la négociation de l'alliance, il a été si piqué de ce reproche qu'il n'a pas mérité, que pour persuader à Sa Majesté Britannique que rien n'est plus contraire à ses intentions, et qu'il sera ravi de ne la devoir qu'à son amitié, il m'a demandé comme une marque d'attachement, quoiqu'il ait tout droit de m'ordonner, de vous porter moi-même sa résolution touchant le canal de Mardick. Comme il ne doute pas qu'elle ne soit au goût du Roi, il veut que je voie en même temps avec vous le reste de ce qui peut regarder le traité, afin qu'il ne soit plus douteux qu'il en veut déférer l'honneur et en avoir l'obligation au Roi, et qu'il ne reste plus qu'à signer à La Haye.

Dubois partit de Paris le 10 août, et arriva à Hanovre le 19 du même mois. Stanhope le reçut avec des marques particulières d'amitié, et voulut qu'il logeât chez lui. L'abbé trouva le ministre du Roi Georges dans les mêmes incertitudes apparentes, et sans aucun parti pris sur les difficultés qu'il avait lui-même signalées. Dubois lui communiqua les dernières résolutions du Régent. Stanhope persista dans la résistance qu'il avait faite d'abord à la confirmation expresse du traité d'Utrecht. Il proposa un projet d'article séparé pour la garantie des successions de France et d'Angleterre, et offrit même d'y ajouter toutes les stipulations qu'il plairait au duc d'Orléans, pour assurer ses droits à la couronne, conformément à la renonciation du Roi d'Espagne. Quoique cette condition changeât l'essence même du traité, Dubois répondit qu'il en référerait au duc d'Orléans, persuadé d'avance que cette clause serait rejetée par le Régent, qui, dans l'impossibilité de tenir la convention secrète, s'exposerait à l'accusation d'avoir négocié pour son avantage personnel. Il n'ignorait pas d'ailleurs l'intention du Régent de convier le Roi d'Espagne à accéder à l'alliance, e ce n'était pas le moyen de la rendre acceptable, que de la lui présenter avec l'annexe d'une condition toute au profit du duc d'Orléans.

A l'égard du Chevalier de Saint-Georges, Stanhope laissa voir des exigences moins absolues, et Dubois augura qu'il serait facile de s'entendre sur cet article.

La proposition relative au canal de Mardick parut à lord Stanhope peu satisfaisante. Il aurait voulu l'abandon entier de ce port. Il rappela à ce sujet que Mazarin, lorsqu'il traita avec Cromwell, ne marchandait point aussi chèrement les avantages qu'il faisait au Protecteur, et lui donna Dunkerque avec toutes ses fortifications. Il concluait de cet exemple que le Régent aurait mauvaise grâce à faire des façons pour l'insignifiant canal de Mardick. Stanhope proposa, sur ce point, d'adopter l'avis des ingénieurs anglais, qui avaient été appelés à s'expliquer sur cette matière devant le Conseil privé du Roi.

Dubois manda au Régent le résultat de cette première conférence, et réclama des instructions supplémentaires, quant à l'article que Stanhope offrait de traiter séparément. Pendant que l'abbé attendait les réponses de Paris, un revirement fit écarter la proposition de l'article séparé. Georges, après en avoir délibéré avec son Conseil, revint à la confirmation du Traité d'Utrecht dans le Traité même d'alliance. Dubois se hâta d'informer le Régent d'un changement aussi important. Il demanda au prince, en même temps, d'envoyer sur le champ à Londres M. d'Iberville et un ingénieur au fait de l'affaire de Mardick, afin de s'entendre avec le ministre anglais, sur les concessions mutuelles qui pouvaient aplanir les difficultés. L'abbé terminait ainsi sa lettre :

Je vous avoue, Monseigneur, que j'ai une impatience incroyable que M. le maréchal d'Uxelles vous porte le traité signé. Vous pourrez alors écouter avec tranquillité les balivernes qui se peuvent dire sur ce que, dans le Traité, il sera fait mention de la succession à la couronne. Que pouvez-vous faire de plus important pour le Roi que d'assurer la paix dans son royaume, et de le lui rendre tranquille et muni de bonnes alliances ? Si on vous impose la condition de garantir la succession de l'Angleterre, et que cela attire nécessairement de faire mention de celle de la France, il faut vous remercier d'avoir fait cette alliance à si bon compte, et votre intérêt n'a aucune part à cette disposition. Mais si ce traité vient à bonne fin, il me parait, par tout ce que j'apprends ici, que le bruit qu'il fera en Europe fera taire celui des bourgeois de Paris, parmi lesquels je compte nos plus merveilleux seigneurs. Je soutiens qu'il est-plus honnête et plus utile que la clause qui regarde la succession soit dans le traité, que si on cherchait à la cacher dans un article secret, qui ne peut pas même l'être, ni en Hollande, où pour quelques pistoles on voit tout ce que l'on veut, ni en Angleterre, où le Parlement fait porter sur le bureau, quand il lui plaît, les papiers les plus secrets.

La confiance que l'abbé Dubois exprime dans cette lettre était fondée bien moins sur les explications obtenues que sur les dispositions qu'il discernait au milieu des variations de Stanhope. Il lui sembla qu'il était temps de faire cesser l'indécision, et de fixer le ministre du Roi Georges à une résolution définitive. L'abbé lui proposa de coucher en écrit les points convenus et de les signer en forme de préliminaires. Stanhope ayant accédé à cette proposition, on arrêta quatre articles, dont voici la substance : 1° Garantie de la succession d'Angleterre ; convention de la garantie des traités d'Utrecht en leur entier ; 2° Obligation de renvoyer le Chevalier de Saint-Georges, sous l'un des trois modes suivants, au gré de Sa Majesté Britannique : ce renvoi devait être effectué immédiatement après la signature du traité avec les États-Généraux, et avant la signature du traité avec l'Angleterre ; ou à la suite d'un acte particulier du ministre anglais, promettant la signature du Roi immédiatement après que le Chevalier de Saint-Georges aurait passé les Alpes ; 3° Refus d'asile aux rebelles de la Grande-Bretagne ; 4° Accommodement au sujet du canal de Mardick, d'après l'avis qui serait arrêté à Londres, avec les envoyés du Régent.

Immédiatement après la réception de la lettre de l'abbé Dubois, le Régent ordonna à M. d'Iberville de se rendre à Londres, accompagné d'un ingénieur, pour régler avec les ministres de Sa Majesté Britannique la convention relative à Mardick. Il recommanda à son envoyé de conserver, des travaux exécutés, le plus qu'il pourrait, et de céder sur le reste, lui enjoignant, en outre, une grande diligence dans le règlement de cette affaire. M. d'Iberville ne perdit pas de temps. Peu de jours après son arrivée, il signa, le 19 septembre, à Hampton-Court, un Mémoire délibéré, où étaient arrêtées toutes les mesures concernant le canal de Mardick.

La convention signée d'après ce Mémoire fut remise au Régent, dans les premiers jours d'octobre, revêtue de l'approbation du Roi. Dubois en reçut une copie en Hanovre, pour servir à la rédaction des conventions. En même temps, le Régent lui transmit l'ordre de se rendre à La Haye, pour y poursuivre la négociation avec les États généraux. Déjà le dur, d'Orléans avait mis Dubois en situation de traiter les affaires du Roi non plus comme un agent obscur, mais comme un ministre revêtu d'un caractère public. Le 16 septembre 1718, l'abbé avait reçu des lettres qui l'accréditaient en qualité d'ambassadeur et plénipotentiaire de Sa Majesté Très-Chrétienne, et lui confirmaient un plein pouvoir pour traiter de la conservation de la paix avec l'Angleterre et les Provinces-Unies.

Avant quitter Hanovre, l'abbé, craignant que l'édifice qu'il avait si péniblement édifié ne fat renversé par un retour de volonté, invita lord Stanhope à signer conjointement une convention spéciale, contenant les articles du Traité dans leur forme définitive. Stanhope se prêta à cette convention, qui fut signée le 9 octobre, sous une dernière clause, portant que le Traité serait conclu à La Haye dès l'arrivée de Dubois.

On put apprécier bientôt à Paris les heureux effets de cette alliance, dont les fondements venaient d'être signés à Hanovre. Dès que la convention préparatoire fut connue, il y eut un cri de surprise dans toute l'Europe. On regardait comme un phénomène dans l'ordre politique l'amitié qui s'était établie entre deux nations aussi anciennement divisées. Les conséquences de ce rapprochement inespéré frappaient tous les esprits : l'union de la France et de l'Angleterre fondait une puissance redoutable, capable, selon l'expression de lord Stanhope, de maintenir la tranquillité de l'Europe, et même de la gouverner. Les craintes de guerre s'évanouirent ; la confiance ramena le calme. Cette révolution était le fruit d'une inspiration du Régent, et l'œuvre du génie de Dubois.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] A la mort de Louis XIV, l'ancien écu de 20 livres n'en représentait plus intrinsèquement que 3, et le louis d'or de 20 liv. seulement 14. Le nouvel édit reporta ces espèces à leur première valeur nominale, de sorte que le gouvernement frustra de toute cette différence les détenteurs de numéraire et ses créanciers.

[2] Ce traité, conclu le 95 novembre 1715, donnait à la Hollande le droit d'entretenir des garnisons de ses troupes dans certaines places des Pays-Bas autrichiens, et la faculté de fortifier ces places.