L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Premier Traité de partage (1698). — Mécontentement de Monsieur. — L'abbé Dubois obtient les bonnes grâces de Chamillart. — Querelle du quiétisme. — Testament et mort du Roi Charles II. — Avènement du duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, à la couronne d'Espagne.

 

Le Traité discuté à Londres fut signé à La Haye, le 11 octobre, entre la France, l'Angleterre et la Hollande. Joseph-Ferdinand-Léopold, prince électoral de Bavière, petit-fils de l'Empereur, y était désigné comme Roi d'Espagne.

Le Dauphin devait avoir le royaume des Deux-Siciles, les places espagnoles de la côte de Toscane, le marquisat de Final et la province de Guipuscoa, en y comprenant Fontarabie, Saint-Sébastien et le Port-du-Passage. L'Empereur eut en partage le duché de Milan, faible dédommagement des sacrifices que le Traité prétendait imposer à son ambition et à son orgueil. La convention de La Haye fit des mécontents. L'Empereur refusa d'abord d'admettre le principe du partage, et s'apprêtait à réclamer. Il comptait sur le Roi de Portugal et le duc de Savoie, pour soutenir au besoin sa revendication, sans songer à l'intérêt qu'avaient ces deux princes à un démembrement de la monarchie espagnole, quelque opposés qu'ils fussent au mode de partage qui venait d'être arrêté.

Mais une résolution inspirée à Charles II par le désir de sauver la dignité de sa couronne força l'Empereur à se résigner. Sa Majesté Catholique, gagnée par la Reine sa femme, qui était elle-même sous l'influence d'une dame allemande, sa favorite, la comtesse de Berlips, institua, par testament, le prince de Bavière héritier universel de la monarchie. En disposant de ses États au profit d'un seul, Charles II se proposait de prévenir un démembrement. Cet acte courageux fut reçu avec approbation par l'assemblée des Cortés. Si le testament n'ôtait pas à l'Empereur le droit de se plaindre, il lui fournissait au moins un sujet de se consoler, par la préférence donnée à un prince de son sang sur la Maison royale de France. Il laissa Louis XIV protester seul contre le choix du prince de Bavière, et dans l'espoir d'amener le Roi à modifier ses dispositions testamentaires selon ses vues, il s'attacha à circonvenir la Reine, et à faire jouer les ressorts de l'intrigue.

Le duc d'Orléans, jaloux de ses droits, fut peu satisfait d'un Traité qui ne contenait aucune disposition en sa faveur. Il s'en plaignit au Roi, et sans affecter un mécontentement hautain, prit le rôle de boudeur. Le duc de Chartres, au contraire, opposait à sa disgrâce son insouciance naturelle, et partageait entre l'étude et les plaisirs un temps qu'il ne pouvait consacrer ni à la guerre ni aux affaires.

Dubois avait repris ses fonctions de secrétaire à son retour de Londres. Le genre de vie suivi par le prince retranchait de cet emploi l'occupation et le travail qui plaisaient à l'abbé.

Son zèle trouva à s'exercer dans les divers détails de l'administration de la maison de Son Altesse Royale. IL en surveillait tous les services, signalait au prince les abus, indiquait les changements qui lui semblaient nécessaires, et s'exposa à se faire des ennemis dans une tâche où il n'était soutenu que par un dévouement désintéressé. Sa participation active aux négociations de Londres avait révélé en lui une aptitude particulière aux affaires, et comme il en avait le goût, il rechercha, avec empressement, les personnes auprès desquelles il pouvait en apprendre la marche.

Chamillart venait de remplacer Pontchartrain au Contrôle général. La fortune, en l'élevant presque subitement de la place de conseiller au Parlement, à une des premières charges de l'État, ne lui donna pas la morgue des parvenus, et ne changea rien à la simplicité de ses mœurs.

Il accueillit l'abbé avec bonté, fut charmé de ses connaissances, de son esprit, et saisit toutes les occasions de lui donner des marques de sa bienveillance.

Dubois, déjà porté près des grands par sa position, se poussa en quelque sorte dans leur intimité par une supériorité qui se faisait facilement accepter, parce qu'elle ne blessait jamais personne. Étranger aux passions et aux intérêts qui s'agitaient dans les cercles où il était reçu, il avait sur ceux qui y vivaient renfermés l'avantage de juger librement et de se prononcer avec justesse. On se plaisait à l'interroger, même quand on n'était pas disposé à sacrifier ses opinions, pour le seul plaisir de le suivre dans les libres allures de son esprit.

Les querelles du quiétisme échauffaient, en ce temps-là, toutes les têtes. Dubois ne pouvait guère s'intéresser à cette chimère. Il avait toujours regretté que Fénelon eût embrassé les fausses idées de Madame Guyon. et avait souvent tenté de le convaincre de son erreur. La cour était infectée de cette espèce d'hérésie qui avait fait rapidement son chemin, sous les auspices de Madame de Maintenon et du duc de Beauvilliers. L'abbé en plaisantait quelquefois avec le gouverneur du duc de Bourgogne, qui ne s'en fâchait pas, quoiqu'il fût des mieux endoctrinés ; il disait des prétendues extases de la prophétesse qu'elles étaient un rêve sans chandelle.

L'enthousiasme, qui s'était déclaré à la cour en faveur des torrents et de l'amour pur, fut partagé par la ville. On discutait partout avec feu sur les doctrines de Madame Guyon ; mais peu de personnes les entendaient, et ce qui est le plus singulier, on se passionnait pour ou contre, comme si on les eût entendues. C'est le sort de toutes les questions théologiques ; elles n'embarrassent jamais que ceux qui en sont les juges naturels. Il y avait, dans les abstractions de Madame Guyon, une erreur subtile, qui devait séduire des âmes tendres ; Fénelon n'y prit pas garde, et donna dans le piège avec des intentions pures. Fasciné par les pieuses rêveries de cette illuminée, il la présenta à Madame de Maintenon, à laquelle elle plut par sa grâce, sa jeunesse et son esprit ; elle séduisit bientôt l'entourage de la favorite, et fit tout de suite des adeptes à sa petite secte.

Dans sa ferveur pour les idées nouvelles, Fénelon donna tous ses soins à la composition d'un livre qui en était l'exposition et l'apologie.

Les évêques n'avaient vu, d'abord, dans les écrits de Madame Guyon, qu'un mysticisme confus, inintelligible pour le commun, et par là peu dangereux ; mais ils s'alarmèrent dès qu'ils apprirent que Fénelon consentait à revêtir ces visions des formes d'une éloquence capable de les faire goûter. Bossuet, un des premiers, dénonça et combattit ces doctrines, qui cachaient une sorte de sensualisme sous des apparences spiritualistes. Il éveilla les scrupules du Roi. Louis XIV redoutant pour son petit-fils, le duc de Bourgogne, la contagion de l'exemple, avait fait bannir Madame Guyon de Saint-Cyr ; et Fénelon, qui venait d'être nommé à l'archevêché de Cambrai, fut envoyé à son siège. Aussitôt après la dispersion du petit troupeau de Madame Guyon, le quiétisme fut oublié, comme l'avait été le Jansénisme dont il avait pris la place. La persécution ranima l'ardeur de la dispute. Madame Guyon s'était engagée à interrompre ses prédications, et n'en continua pas moins à dogmatiser ; un ordre du Roi la conduisit à Vincennes. Mgr de Cambrai eut sa part dans ces rigueurs. Son livre : des Maximes des saints, qui n'était que le développement de la doctrine poursuivie par Bossuet, fut imprimé un peu après sa préconisation, et provoqua de vives critiques. L'évêque de Meaux en fit une réfutation, et le public, partagé entre les opinions des deux prélats, se divisa en deux partis. Le livre de Mgr de Cambrai fut déféré par ordre du Roi à la cour pontificale, qui, après un long examen, prononça la condamnation de l'écrit par un bref du mois de mars 1699. Fénelon se soumit avec humilité aux censures de Rome ; mais cette soumission ne lui rendit ni la confiance du Roi, ni les sympathies que la décision du Pape lui avait aliénées à la cour. Tous ses anciens amis se retirèrent de lui, et il se vit renié de ceux mêmes qui avaient été les disciples les plus zélés de Madame Guyon. Ainsi finit cette affaire du quiétisme, qui ne méritait pas de faire tant de bruit.

Dubois resta étranger à ces querelles, quoiqu'il vécût dans le centre où elles s'agitaient. Mais entraîné vers le monde par ses relations journalières, il sentait que cette vie ne s'accordait point avec l'austérité de la règle ecclésiastique. Son canonicat de la collégiale de Saint-Honoré, bien qu'il fût un titre purement bénéficiaire, le soumettait à quelques obligations, souvent incompatibles avec ses occupations et ses devoirs. Il le résigna cette même année (1699), entre les mains du Pape en faveur de Jean Dubois, son neveu, clerc tonsuré du diocèse de limoges, et ne se réserva, sur le produit de la prébende, qu'une pension de mille livres.

L'année suivante apporta un grand changement dans la position de l'abbé ; mais il est nécessaire de suivre l'ordre des faits, afin de marquer la relation des événements, et faire mieux comprendre les intérêts auxquels il allait prendre part.

Les difficultés nées du Traité de partage se compliquèrent d'un incident tout à fait inattendu, et qui déjoua les prévisions des négociateurs. Le prince Électoral de Bavière, désigné comme successeur à la couronne d'Espagne, mourut au mois de février 1699. Il s'agissait de savoir si cette circonstance infirmait le Traité de 1698 en son entier. ou s'il y avait, seulement, à pourvoir à la vacance occasionnée par la mort du prince de Bavière.

Les signataires de la précédente convention décidèrent de reprendre les négociations sur des bases nouvelles ; à cet effet, des conférences s'ouvrirent au mois de mars 1700. Il en résulta un second partage de la monarchie espagnole, dont les articles modifiaient en quelques points le premier Traité. L'Espagne et les Indes furent assignées à l'archiduc Charles, second fils de l'Empereur ; le Dauphin reçut la Lorraine par augmentation de sa part, primitivement fixée au royaume des Deux-Siciles et à la possession du Guipuscoa. Léopold, duc de Lorraine, devait être investi du Milanais, que l'on reprenait sur l'archiduc Charles.

Ce second Traité ne plut pas à l'Autriche ; Léopold se retourna du côté de Charles II, et, caressant ses vues adroitement, eu irritant son orgueil, il crut qu'il pourrait ressaisir, par un acte de la volonté du vieux Roi, le vaste héritage qu'il convoitait. Le comte de Harrach, son ministre à Madrid, recommença ses menées avec l'aide de la Reine d'Espagne. Mais les temps étaient changés ; Charles II n'éprouvait plus de préférence pour la maison d'Autriche, qu'il avait voulu favoriser par un premier testament. Il eut néanmoins la prudence de dissimuler ses sentiments, et laissa l'Empereur plein de confiance dans le succès de sa cabale.

Le parti autrichien, secondé par la Reine, était secrètement combattu par le cardinal Porto-Carrero, qui penchait pour le choix d'un prince français, et employait son crédit à ce dessein. Le duc d'Harcourt, ambassadeur de France, tendait au même but, et s'efforçait de faire prévaloir les droits naturels du Dauphin. Cette lutte d'ambition faisait présager des destinées orageuses pour l'Espagne.

Quelques hommes influents, touchés des maux que pouvait entraîner la rivalité des deux maisons souveraines, inclinaient pour la nomination d'un prince qui, n'étant pas appelé à régner par l'ordre successif, eût empêché l'Espagne de s'absorber dans un autre État. Ils désignaient le duc de Chartres comme le seul qui réunît au droit d'hérédité toutes les garanties d'indépendance et de grandeur pour la couronne. Ce parti, peu nombreux à la vérité, se composait d'hommes dévoués à leur pays, mais sans influence dans le gouvernement.

Dans l'état d'incertitude où il était placé par la vivacité de ces brigues, Charles II, incapable de se décider entre des compétiteurs qu'il n'aimait point et qu'il craignait également, eut recours aux lumières des jurisconsultes, et aux conseils du Pape, pour choisir un héritier. Tous les avis s'accordèrent sur les droits du Dauphin ; en conséquence, le Roi, par un second testament, en date du 2 octobre 1700, institua unique héritier de sa couronne le duc d'Anjou, petit-fils de Louis XIV, second fils du Dauphin ; et, à son refus, l'archiduc Charles, le second des enfants de l'Empereur Léopold. Ce choix ne pouvait qu'être agréable en Espagne, puisqu'il plaçait sur le trône la branche aînée de Philippe III, et garantissait en même temps à ce pays l'amitié et l'alliance de la France ; mais, par cette raison, il allait raviver les inimitiés de l'Europe contre la maison de Bourbon, dont le prestige se trouverait augmenté par cette grande fortune.

Charles II mourut le 12 novembre. Le conseil de Régence notifia à Louis XIV les clauses qui appelaient le duc d'Anjou à succéder. L'acceptation du testament soulevait une question délicate. On contestait que le Roi eût le droit de se départir du Traité de partage qui contenait une renonciation expresse de sa part, confirmant les renonciations solennelles que Louis XIII et lui-même avaient faites, à leur mariage avec Anne et Marie-Thérèse d'Autriche. L'affaire fut portée au conseil d'État ; les avis ne furent pas uniformes. Il sembla à une fraction du conseil que les engagements antérieurs liaient seulement le Roi et son héritier direct ; que les dispositions testamentaires de Charles II établissaient un droit nouveau, distinct, qui ne contrariait point l'esprit ni la lettre des renonciations, dont l'objet était la séparation des deux couronnes. Un motif non moins décisif devait déterminer Louis XIV à accepter pour son petit-fils l'héritage de Charles II, c'était la clause par laquelle le bénéfice du testament passait à l'archiduc, au refus du duc d'Anjou. Malgré l'hésitation du conseil, le testament fut accepté.

On connaît la guerre longue et ruineuse qui a marqué l'avènement du petit-fils de Louis XIV, sous le nom de Philippe V.