L'ABBÉ DUBOIS

TOME PREMIER

 

INTRODUCTION.

 

 

I

 

Avant d'aborder l'histoire de l'abbé Dubois dans ses détails, nous croyons devoir faire connaître les sources auxquelles nous avons puisé nos renseignements et l'ensemble des circonstances qui ont déterminé notre appréciation.

Léonard de Sahuguet d'Espagnac l'auteur des Mémoires dont nous nous autorisons, est né le 12 mai 1709, d'une famille noble et ancienne, établie depuis Henri IV dans la province du Bas Limousin. Le désir de s'instruire, un goût prononcé pour les lettres, l'amenèrent à Paris. Il obtint, par son mérite personnel et le crédit de sa famille, une place de conseiller de la grand'chambre et de rapporteur des affaires de la cour au Parlement (2 décembre 1737). En 1761, il fut pourvu du bénéfice de l'abbaye de Coulombs, célèbre dans le pays Chartrain.

Frère de M. le baron d'Espagnac compagnon d'armes du maréchal de Saxe, lieutenant général des armées du Roi et gouverneur des Invalides, l'abbé avait le droit de prétendre à la plus brillante fortune. Il borna son ambition aux honneurs de sa charge et de son abbaye, partageant ses loisirs entre les recherches historiques et les œuvres de charité.

Au Parlement, M. d'Espagnac fut honoré comme un magistrat laborieux, érudit et intègre. A l'abbaye de Coulombs, il passa en faisant le bien.

Un penchant tout particulier l'attirait vers les questions économiques et sociales. Il s'appliqua à continuer l'œuvre d'un de ses prédécesseurs dans l'administration de Coulombs, le grand Sully, établit de nouveaux chemins, et fit réparer à grands frais ceux qui existaient déjà. Frappé de l'abandon auquel étaient condamnés les indigents malades dans les campagnes, il fonda, au bourg de Coulombs, un hospice destiné à recevoir les pauvres de la paroisse.

L'abbé d'Espagnac mourut à Paris le 21 juillet 1781, âgé de 72 ans. Son corps fut transféré à Coulombs et inhumé dans l'église de l'abbaye, le 13 mars 1782 ? A la suite de la vente de Coulombs, les dépouilles de l'abbé d'Espagnac furent transportées dans le chœur de l'église paroissiale, en même temps que le corps de Charlotte de France, fille de Charles VII. La même pompe qui réunissait dans la cérémonie funèbre, un simple abbé et une fille de France, le concours immense des populations qui se pressaient à cette cérémonie témoignent des sentiments de vénération que M. d'Espagnac a laissés dans la contrée.

En même temps que l'abbé recommandait son administration par sa sollicitude, ses lumières et ses bienfaits, il voulut donner une preuve de l'intérêt particulier qui l'attachait à ce pays, et consacra ses études à recueillir les souvenirs historiques de la province : Il écrivit l'Histoire des Seigneurs de Nogent-le-Roi et des abbés de Coulombs sous la dynastie des Capétiens.

La publication de cet ouvrage récemment faite par les soins de M. Marre, inspecteur des écoles de l'arrondissement de Dreux, a fourni aux habitants de l'ancien pays chartrain l'occasion de payer un nouveau tribut de reconnaissance à l'abbé d'Espagnac. Dans les huit premiers jours de l'annonce de cette publication, une liste de souscription a réuni 260 signatures. On compte parmi les souscripteurs, des cultivateurs, des vignerons, des charrons, des bergers, des sabotiers, des ouvriers de toutes conditions : manifestation vraiment populaire, non moins honorable pour celui qui en est l'objet, que pour le pays où elle se produit.

Un dernier hommage était réservé à l'œuvre posthume de M. l'abbé de Coulombs ; elle a été admise au concours des antiquités de la Frances sur la présentation de M. Vincent, de l'Institut.

L'ouvrage de M. d'Espagnac dénote une étude approfondie, un esprit également apte à exposer les problèmes économiques, les questions administratives et à juger les événements.

Dans le cadre étroit d'un petit volume, on trouve habilement groupés les hommes et les faits qui ont illustré le pays Nogentin, de 950 à 1761 : grands mouvements des peuples, croisades, épisodes sanglants des guerres de religion et de la féodalité ; calamités publiques, pestes et disettes ; aperçus sur les mœurs, l'agriculture, l'industrie, la valeur des monnaies ; tous ces faits de l'histoire générale sont rattachés avec art à l'histoire particulière d'une modeste abbaye. A côté des actes de la puissance royale de saint Louis, de Philippe-Auguste, de Charles le Mauvais ; à côté des entreprises des Noailles, des Brézé, des Montfort, grands Rois, grands vassaux qui se sont rencontrés sur ce coin de terre, les armes à la main, — M. d'Espagnac se plaît à tracer le tableau intéressant de quelques moines obscurs, qui labouraient pacifiquement des landes incultes, bâtissaient des villages, des asiles pour les pauvres, dirigeaient des écoles pour les enfants et conservaient à l'ombre du cloître, la tradition des études littéraires et les monuments de l'histoire.

Malgré son attachement à l'abbaye de Coulombs, l'abbé d'Espagnac n'oublia pas la province du Bas Limousin. Il écrivit l'histoire de la ville de Brive, à laquelle l'attachaient ses souvenirs de famille. Véritable œuvre de Bénédictin, ce travail reproduit à un degré bien supérieur et dans des proportions plus larges, les qualités d'érudition et de style que nous avons signalées au sujet de l'abbaye de Coulombs.

Le travail sur Brive comprend la matière de plusieurs volumes : une copie déposée par l'abbé à la bibliothèque publique de Brive a disparu depuis quelques années ; mais le manuscrit original est encore religieusement conservé dans les archives de la famille d'Espagnac.

Sur le dernier feuillet on lit :

Ve PARTIE.

Biographie des hommes illustres de la ville de Brive.

Cette cinquième partie est demeurée inachevée. L'auteur n'a eu que le temps de mettre en ordre des notes pour Compléter son ouvrage. Parmi ces notes, nous avons retrouvé les matériaux qui ont servi à composer le livre que nous publions.

 

II

 

Compatriote, presque contemporain du Cardinal Ministre, allié à sa famille, l'abbé d'Espagnac était placé dans des conditions exceptionnelles pour juger ce personnage si mal apprécié, selon Sévelinges. En relation d'amitié avec l'abbé Dubois chanoine de Saint-Honoré, neveu du Cardinal, il avait été à même de recueillir dans les sociétés du temps, dans son pays, dans sa maison, des traditions d'une précieuse authenticité sur le Cardinal. L'indépendance de son ordre et de son caractère le mettaient à l'abri des passions déchaînées contre la mémoire de Dubois. H venait assez tôt pour suivre les traces des souvenirs et recueillir bien des faits que le temps aurait effacés. Une circonstance a autorisé et facilité, encore particulièrement, l'étude de l'abbé d'Espagnac sur l'abbé Dubois.

Un frère de M. d'Espagnac, M. de Sahuguet du Vialard, seigneur de Puymarets, grand sénéchal du Bas Limousin, avait épousé une nièce du Cardinal, fille de Joseph Dubois, conseiller d'Etat, secrétaire de la chambre et du cabinet du Roi, directeur général des ponts et chaussées de France. Une fille naquit de ce mariage ; elle mourut sans enfants. Cette fille, héritière de son oncle l'abbé de Saint-Honoré, avait transmis à la maison d'Espagnac les papiers de la famille Dubois.

M. d'Espagnac écrivant à un de ses amis, disait : Quoique mon âge ne m'ait pas permis de connaître l'abbé Dubois, vous ne pourriez vous adresser à personne qui pût mieux satisfaire votre curiosité. Les anecdotes dont je vais vous faire part ne vous paraîtront pas suspectes. Vous savez que je n'ai rien à attendre de la famille de ce ministre, et vous connaissez mon respect pour la vérité. Je n'avance rien dont je n'aie des preuves.

Après ce préambule, l'abbé commençait sous forme de lettres, suivant la mode du temps, un exposé de la vie et des actes du Cardinal. Écrite d'après les papiers de la famille et étudiée avec soin dans les mémoires, cette biographie devait, selon toute apparence, prendre place dans l'Histoire de la ville de Brive ; elle était le fruit des recherches d'un homme consciencieux, que sa position élevait au-dessus des préjugés étroits, qui disposait de documents authentiques émanant des autorités les plus respectables, les plus incontestées, — documents que lui seul avait pu connaître.

Le caractère honorable de l'abbé d'Espagnac écarte tout soupçon de partialité que pourrait faire concevoir un patriotisme exclusif et l'intérêt de famille.

Quant à nous qui n'avons pas reculé devant la tâche et de réaliser les intentions de M. d'Espagnac, en écrivant l'histoire de l'abbé Dubois, nous avons la conscience de faire acte de justice et de patriotisme. Afin de nous identifier plus intimement à l'esprit de modération qui animait l'auteur des mémoires, nous nous sommes attaché à conserver le plus possible la forme de son récit et le tour naturel du style de ses lettres.

De plus, l'authenticité des faits que nous rapportons est établie par un grand nombre de pièces restées inconnues jusqu'à ce jour et par des traditions précieusement conservées dans le pays. Les pièces que nous publions ne sont pas les seules sur lesquelles nous ayons basé notre jugement ; il nous a été donné d'étudier les travaux exécutés par Dubois ou sous sa direction, pour l'éducation du duc de Chartres. Ces compositions manuscrites représentent la valeur de plus de cinquante volumes. Elles mettent en relief un esprit élevé, les intentions les plus droites, la morale la plus saine. Nous ne renonçons pas à l'espoir de soumettre, un jour, au public, ce nouvel élément d'appréciation.

L'abbé d'Espagnac écrivait vers la fin du règne de Louis XV. A ce moment la lumière commençait à se faire sur la Régence et sur les débuts du règne qui lui avait succédé. Dégagées des préoccupations et des haines du moment, les jugements se produisaient avec maturité ; et déjà, un personnage considérable par son nom, par sa position de magistrat et d'ecclésiastique, ne craignait pas d'opposer la vérité aux exagérations mensongères qui flétrissaient si étrangement depuis un demi-siècle, la réputation d'un Ministre de la France, Prince de l'Église.

Depuis cette époque, historiens, philosophes, hommes d'Etat, ont fouillé les archives et les dépôts publics ; un esprit plus juste a dévoilé bien des mystères ; le grand jour s'est fait de tous côtés. Ce travail du temps a rectifié de fausses impressions, écarté bien des erreurs et fait ressortir bien des calomnies au sujet du cardinal Dubois. Nous ne devons pourtant pas nous faire illusion ; si le temps a disposé certains esprits à entendre la vérité, il en est d'autres au contraire, M. d'Espagnac l'a dit avec raison, pour qui les traditions acceptées ont acquis la force de préjugés invétérés.

Ainsi, d'après une opinion encore répandue, l'abbé Dubois, fils d'un apothicaire de Brive-la-Gaillarde, était un drôle ; Saint-Simon l'a répété sur tous les tons : Il dut son élévation à ses vices : précepteur infâme, il corrompit les mœurs de son élève ; Ministre sans conscience et sans valeur, il abaissa le gouvernement ; traître à son pays, il vendit la France à l'Angleterre ; prince de l'Eglise, il mourut des suites de ses débauches en blasphémant : Voilà les accusations accumulées sur la mémoire du cardinal Dubois : il convient d'examiner ces accusations et de les réfuter.

 

III

 

Les écrivains qui se sont occupés du Cardinal, ont passé légèrement sur les premières armées de sa vie. Saint-Simon et après lui tous les autres historiens ont avancé que Dubois était fils d'un apothicaire, uniquement pour avoir un motif de le rabaisser. Au lieu de lui tenir compte du point de départ qui rend son élévation plus glorieuse, on lui a imputé, comme une injure, l'humilité de son origine.

Le fanatisme ducal de M. de Saint-Simon, expliquerait, quant à lui, cette façon hautaine de juger un personnage historique ; mais comment excuser ceux qui, opposés d'ailleurs aux préjugés de Saint-Simon, qui, loin de partager son fanatisme nobiliaire, n'aiment pas les ducs, ont fait une révolution précisément pour les renverser, et qui n'hésitent pas cependant à reprocher à un ministre d'être sorti de l'officine d'un apothicaire ! Alberoni et tant d'autres ont-ils eu une naissance plus relevée ? En admettant que cette origine pouvait être une tache à la Cour du successeur de Louis XIV, n'aurait-elle pas dû être un titre d'honneur pour ceux qui se vantent d'avoir préparé le règne de l'Egalité ?

Fils d'apothicaire suivant la tradition, ou fils de médecin, ainsi quo l'établissent les pièces réunies par M. d'Espagnac, l'abbé Dubois appartenait à une famille justement considérée à Brive. Par sa mère il était allié à la maison noble de Joyet. Il fut favorisé dans sa jeunesse par des circonstances heureuses qui ont décidé de son avenir. Dubois, au sortir de l'école, dut à son travail, à sa bonne conduite, à l'amitié de ses maîtres, des postes de confiance et des emplois honorables. Nulle part nous ne découvrons la moindre preuve de l'allégation qui le fait passer par les conditions humiliantes de la domesticité, ainsi que Saint-Simon l'a écrit. Sans doute la fortune n'adopta pas d'abord l'écolier venu à Paris pour s'ouvrir une carrière ; mais l'intelligent lauréat, le préparateur des leçons, le maitre d'études — si l'on veut —, accepta sa condition avec résignation et courage, lutta vaillamment, trempa son caractère dans les épreuves du sort, et triompha.

Précepteur agréé par Louis XIV, pour suivre l'éducation d'un Prince du sang, Dubois fut effrayé d'abord de la haute responsabilité de sa mission. Il comprit qu'il devait se faire l'ami de son élève. Introduit soudainement au milieu d'une cour divisée par les intérêts et les affections ; en face de difficultés sans nombre soulevées par la politique, la religion, et des dissentiments de famille, il parvint à force de tact et de prudence, à se maintenir en crédit auprès de chacun et à mériter de tous dos témoignages non équivoques d'estime. Par des prodiges de patience et d'habileté, il surmonta l'inapplication de son élève, et réussit à développer les brillantes facultés d'un prince qui, devenu Régent, se réserva dans les attributions administratives, la direction des sciences et voulait demander au Roi d'être tous jours secrétaire d'Etat de l'Académie.

A cette date de la vie de Dubois se rapportent les inculpations les plus odieuses, les plus mensongères

Est-il vraisemblable que Louis XIV eût consenti à donner pour précepteur à un prince du sang un valet sorti des cuisines d'un collège, perdu de mœurs ? La dignité qui inspirait le grand Roi dans tous ses actes et principalement dans les affaires de sa maison ne permet aucun doute à cet égard.

Serait-il possible que le précepteur du prince, abusant de la confiance de la famille royale, oubliant la sainteté de son ministère, se fit fait le compagnon de débauches de son élève ?

Croire à cette œuvre de corruption serait accuser la famille royale d'un aveuglement ou d'une tolérance bien coupable !

L'austérité de Louis XIV, à cette heure de son règne, avait établi à la cour et autour de ceux qui approchaient du trône, un système de surveillance inquisitorial. Comment le Roi devenu dévot eût-il pu ignorer un scandale qui aurait eu une si grande publicité ?

Il faudrait admettre que le Roi était peu clairvoyant ou mal servi, et que les courtisans, toujours si avides d'afficher leur zèle, n'osaient pas dévoiler au maitre les turpitudes de l'abbé Dubois. La conscience de ces moralistes serait-elle restée muette ? la jalousie aurait certainement parlé. La position du précepteur du duc de Chartres était l'objet de convoitises ardentes et devait exciter bien des amours-propres déçus.

Si nous allons jusqu'à supposer que les dénonciateurs intéressés n'ont pas osé porter la vérité directement jusqu'à Louis XIV, comment dans l'intimité des familiers du Roi ou de Madame de Maintenon, toujours si bien renseignée, Sa Majesté n'aurait-elle pas surpris un secret qui touchait à la dignité de sa maison ?

Mais si Louis XIV a pu ignorer les désordres aux quels Dubois aurait prêté la main, il était une autorité clairvoyante, inquiète d'une extrême susceptibilité sur les devoirs de la morale el de la bienséance, à laquelle il n'eût pas été aussi facile d'en imposer ; c'était madame la princesse Palatine. Qui croira que la dépravation de Dubois eût échappé à une mère ?

C'est le témoignage même de la mère du duc de Chartres que nous invoquons pour détruire une calomnie infâme. Ce témoignage est contenu dans une correspondance que Madame la princesse Palatine entretenait avec le précepteur de son fils. Cette correspondance entièrement inédite et inconnue jusqu'ici, que nous avons eu le bonheur de retrouver dans les documents de M. d'Espagnac, ne se rapporte pas à quelques années seulement ; elle embrasse une période qui comprend l'éducation du duc de Chartres et son service à l'armée : et durant cette longue période, il n'y a eu ni hésitation, ni défaillance dans les sentiments d'estime de la Princesse pour le précepteur de son fils.

Plus tard, la princesse Palatine apprit la participation de Dubois au mariage du duc de Chartres avec Mademoiselle de Blois qu'elle détestait. Dans la suite encore, obéissant à un devoir rigoureux de son ministère, Dubois fut mis dans l'obligation de surveiller les lettres que la princesse écrivait en Allemagne, et par son ordre, plusieurs de ces lettres furent arrêtées à la poste ; enfin, demeuré sourd aux prières, inexorable malgré de puissantes sollicitations, Dubois fit exécuter le comte de Horn, parent de Madame la duchesse d'Orléans. Alors seulement, et sous l'influence de ces circonstances, Madame la Palatine se considéra comme en droit de traiter durement celui qu'elle avait honoré longtemps de sa confiance, on peut dire de son amitié. Les motifs non équivoques de ce changement de procédés ne peuvent que faire ressortir avec netteté, un des côtés saillants du caractère de Dubois, qui, de l'aveu de ses détracteurs, sacrifia toujours ses affections personnelles au devoir, à la raison d'Etat et à la justice.

Du reste, dans ses boutades de mauvaise humeur, Madame accuse Dubois d'être un coquin, de ne pas valoir le diable... d'être plus faux que le bois du gibet... Jamais la princesse n'articula le moindre blâme au sujet des mœurs de celui qu'elle détestait.

Sans doute, la conduite du duc de Chartres n'était rien moins qu'exemplaire. L'histoire a retracé ses déportements et ses débauches. A l'indépendance de sa haute position, il joignait une ardeur extrême pour les plaisirs, qui devait fatalement marquer sa vie et hâter sa fin.

Averti par les premiers écarts de son élève, l'abbé Dubois s'adresse à sa mère, pour demander des conseils ; souvent il désespère, il hésite, il veut se retirer, il s'éloigne. Cette lutte pénible, dépeinte avec tristesse dans les lettres de la princesse Palatine, rétablit complètement les faits à l'honneur de Dubois.

Que pouvait la raison d'un précepteur contre un caractère rebelle aux prières d'une mère, et presque ouvertement en révolte contre la volonté de Louis XIV ?

Les preuves que nous apportons réduisent à leur juste valeur les sarcasmes de Duclos que Lémontey nous représente trempant ses flèches dans le venin de Saint-Simon et les inventions du courtisan de la maison d'Orléans, ce Procope de la Régence, selon Lémontey, égaré par les passions, les haines, les jalousies, à qui tout semble bon, pourvu que ce soit méchant, étrange ou scandaleux. Voltaire n'a pas épargné davantage la mémoire de Dubois, mais aux injures tardives qu'il a écrites contre un ministre mort, on peut opposer les basses flatteries qu'il lui a prodiguées de son vivant.

Nous serions honteux de discuter les diatribes obscènes dirigées contre Dubois, dans quelques livres sans valeur tels que le roman intitulé : Mémoires de Ravannes, et le pamphlet de Mongez, attribué à un prétendu secrétaire de Dubois[1]. On a fait justice de ce dernier ouvrage en transcrivant les mots suivants qui servent d'introduction :

Son seul objet — dit l'auteur —, a été de donner l'alarme aux héritiers, afin de les faire cracher au bassin...

..... Ce livre a été écrit pour intimider Madame la succession —de Dubois.

Faut il répondre à cette absurde invention maintenant abandonnée et oubliée, qui fait marier Dubois tantôt à Brive, tantôt à Bordeaux, tantôt en Allemagne ?

Entre tous ceux qui ont écrit sur la Régence, Lémontey que nous avons cité plusieurs fois, est celui qui nous parait avoir porté sur les hommes de ce temps, le jugement le plus calme, le plus impartial. Après avoir consulté ses devanciers, il se borne à reproduire les accusations dirigées contre Dubois, sans assumer de responsabilité, en les faisant même suivre des formules les plus dubitatives : peut être... disait-on... Il a soin d'ajouter d'ailleurs, que pour juger Dubois, il ne faut pas s'en rapporter aux écrivains du temps.

Aucun de ces auteurs, nous le répétons, n'a connu les lettres authentiques de la princesse Palatine que nous publions.

La vie de Dubois est enchaînée à celle de Philippe d'Orléans. Dubois est partout à ses côtés, en qualité de précepteur, de secrétaire ou de ministre. Quand il ne suit pas le Prince à la guerre, il le sert dans des missions secrètes, comme en Espagne, ou par les sages avis qu'il lui adresse de Paris. Nous avons retrouvé et imprimé les notes diplomatiques, et les nombreuses lettres du chargé d'affaires. Ces pièces ont trait aux questions du plus haut intérêt et font connaitre des particularités de la cour de Louis XIV. Pendant six campagnes de 1691 à 1696, à la tranchée et sur les champs de bataille, dans les loisirs du camp et dam la mêlée, l'abbé n'abandonna jamais le duc de Chartres. Soldat lorsqu'il s'agit de marcher au feu, il resta précepteur pour instruire, pour diriger le Prince ; secrétaire, il adressait à la famille Royale la relation des événements de la guerre. Cette curieuse correspondance, que nous publions aussi, ne mentionne pas même son nom : Modeste autant que brave, il dissimulait ses talents et son courage. Mais Louis XIV et le maréchal de Luxembourg lui rendaient pleine justice.

Vous y étiez, l'abbé ? lui disait un jour le Roi, en l'entendant parler d'un engagement.

Non pas, Sire, répondit celui-ci : j'aurais craint d'en revenir avec un ridicule de plus et un bras de moins[2].

 

IV

 

Le temps de la guerre était passé ; Louis XLV avait signé le traité d'Utrecht ; la couronne du grand Roi tomba sur le front d'un enfant de cinq ans et demi[3].

La Régence était prévue depuis la mort du duc de Bourgogne héritier présomptif du trône, et dans cette prévision, les mesures avaient été préparées par ceux qui prétendaient exercer la royauté au nom du successeur de Louis XIV. De nombreux historiens ont raconté avec détail les obstacles de toutes sortes que Philippe d'Orléans eut à renverser, avant de saisir le pouvoir, et si les principes d'une probité rigoureuse ne permettent pas de justifier absolument les moyens qu'il employa, il faut du moins reconnaître qu'il obéit à une ambition légitime. La France était intéressée au succès de son entreprise.

L'abbé Dubois, pour qui, au dire de Massillon, les difficultés mêmes semblaient devenir des ressources, prit une part active à ces graves événements oh étaient engagés les intérêts de la Monarchie. Autant il appréciait la bravoure du Prince sur nu champ de bataille, autant il se défiait de son indolence profonde et de son peu d'application aux affaires. L'abbé dut suppléer à ce qui manquait à son maitre et s'armer d'une résolution ferme contre les intrigues qui menaçaient la stabilité du trône. A la tête de ces intrigues marchaient le duc du Maine et Philippe V. En présence de ces deux compétiteurs pour la Régence, dont l'un disposait de moyens considérables et l'autre des forces et des trésors d'un Royaume, il fallait sauver la France des horreurs d'une guerre civile ; il fallait décider promptement à qui appartiendrait l'exercice de l'autorité souveraine. Des hommes d'État bien intentionnés, sans doute, conseillaient à Philippe d'Orléans d'assembler les États Généraux pour se faire décerner la Régence ; Dubois fut de ceux qui lui conseillèrent de la prendre.

Audacieux, habile, résolu, l'abbé ne resta pas étranger aux mesures qui signalèrent l'avènement de Philippe d'Orléans : mesures dirigées vers les réformes économiques, impérieusement commandées par l'état des finances et la situation du pays. L'esprit éminemment juste de Dubois comprit avec sagacité les besoins du royaume et la nécessité de créer au Prince une popularité que son passé ne lui avait pas méritée.

Après avoir consolidé l'autorité à l'intérieur par des dispositions sages et urgentes, Dubois, conseiller d'État, membre du conseil des Affaires Étrangères, ministre du Régent, Ministre Principal du Roi Louis XV, rétablit l'ordre dans les finances épuisées par le règne précédent et par le système de Law ; réprime l'orgueil des princes légitimés et des ducs ; déjoue la conspiration de Cellamare et les insurrections de Bretagne ; secourt les pestiférés de Provence ; fait la guerre à l'Espagne, conçoit et exécute l'entreprise qui devait consolider, au profit du Duc d'Orléans, la Régence, et lui assurer la succession éventuelle de la couronne de France et la paix de l'Europe.

Dans le cours de cette période non moins longue que bien remplie, tous les historiens se sont accordés à reconnaitre, chez l'abbé Dubois, un grand esprit de discernement et de fermeté, un dévouement à toute épreuve au Régent. Haut justicier, comme dit H. Martin, en parlant du Cardinal, faisant de grandes choses pour son maitre... n'aimant point les fripons ni les flatteurs...

L'accord des historiens n'existe plus lorsqu'il s'agit d'apprécier dans leurs causes et dans leurs effets les actes de l'administration de Dubois. Les uns, comme Voltaire, se contentent de dire : Le ministre des plaisirs du prince, devint ministre d'Etat. D'autres vont plus loin : ils affirment que l'abbé Dubois étouffant tout sentiment de patriotisme, sacrifia les intérêts de la France et de la monarchie aux intérêts du Régent, aux conseils de l'avarice et de l'ambition...

On ne peut accuser le serviteur avant d'avoir bien défini les circonstances aux quelles se rapporte son élévation.

Le caractère paresseux, indifférent du Régent rendait indispensable le concours d'une volonté éclairée, ferme et énergique. Or, dans sa famille, ce concours lui faisait défaut, et plus encore dans son entourage, sans excepter le présomptueux Saint-Simon.

Le Duc aurait ambitionné la suprême direction des affaires, et, dans une certaine mesure, il était capable d'occuper ce poste. Mais Saint-Simon n'aurait pu apporter dans la pratique du gouvernement que des principes déjà fortement contestés ; il eût difficilement échappé à l'opposition de rivaux, pour lesquels son élévation eût été un sujet de mécontentement. Il aurait représenté des préjugés antipathiques et inconciliables avec l'esprit et les aspirations du temps. L'abbé Dubois se recommandait par la confiance qu'il s'était acquise auprès du Prince, par une grande aptitude au travail, par un zèle infatigable, par une incontestable fermeté, par l'absence de tout intérêt de caste et de principes extrêmes : il devait l'emporter sur ses compétiteurs.

Appelé à la haute direction du gouvernement, le ministre pouvait-il suivre une autre politique, ou une politique plus conforme au bien de l'État ?

Dans les affaires intérieures, l'administration de Dubois a été généralement approuvée. Aux plus mauvais jours du Système, en butte à des conspirations et à des tentatives de révolte, il sut, de l'avis de tous, se maintenir au niveau des événements ; il fut juste pour punir et pour pardonner.

Les affaires extérieures ont été l'objet des critiques et des attaques les plus violentes. Pour porter un jugement éclairé dans cette question, il suffit de jeter un coup d'œil sur l'état de la France, et ce n'est pas sans intention que nous avons donné, aux dernières années du règne de Louis XIV, des développements qui semblent étrangers au sujet qui nous occupe.

 

V

 

L'avènement de Louis XV rendait l'espérance aux ambitions contenues par l'habileté et la puissance du grand Roi. La France, ruinée bien avant qu'elle eût cessé de vaincre[4], avait été réduite, par la guerre de la Succession, à un état d'épuisement dont la statistique de Vauban nous a laissé un effrayant tableau. Le crédit et les revenus publics étaient frappés dans leur source : plus de commerce, plus d'industrie ; les bras manquaient à l'agriculture et la terre était condamnée à la stérilité ; les troupes ne recevaient plus de paye ; selon les rapports des intendants, la production et la population avaient diminué d'un cinquième depuis trente ans.

D'autre part, la France était privée du maître qui, même aux jours de décadence, était resté grand et redouté. L'autorité qui succédait à la sienne était hésitante, sans prestige, contestée, et, pour tout dire, précaire comme une Régence. Des rivalités de toutes sortes encourageaient les projets les plus contraires aux Traités de paix.

Charles VI, pendant la dernière guerre, avait accueilli des Espagnols hostiles à la maison de Bourbon. Ces proscrits poussaient avec ardeur à des entreprises contre leur patrie et contre le royaume de Sicile, attribué à la Savoie par les stipulations d'Utrecht.

Ces stipulations ne semblaient pas devoir être respectées longtemps par le cabinet de Saint-James, qui invoquait déjà, comme un motif de rupture, la construction du port de Mardick et les secours accordés par la France au Prétendant.

Le roi d'Espagne, malgré ses actes réitérés de renonciation, malgré la prise de possession du duc d'Orléans, n'abandonnait pas ses prétentions à la Régence et éventuellement au trône de Louis XIV. Enfin, l'Empereur revendiquait des droits sur la Sicile et sur l'Espagne.

Les embarras intérieurs du gouvernement et la santé chancelante du Roi soulevaient donc de nombreuses causes de trouble.

Ainsi Philippe V préparait, par les intrigues de Cellamare, le renversement de Philippe d'Orléans et le retour de la couronne de France sur sa tête ; l'Empereur se disposait à faire valoir ses droits sur la Sicile et l'Espagne ; l'Angleterre menaçait la France de s'allier à l'Empire ; la France cherchait à inspirer des craintes au cabinet de Saint-James en soutenant les prétentions du fils de Jacques HH, salué Roi par Louis XIV.

Dans cette situation, l'abbé Dubois entama la fameuse négociation de La Haye, modèle d'habileté diplomatique, sujet inépuisable des critiques les plus vives, et les plus contradictoires.

La paix était un besoin pour la France : Louis XIV l'avait reconnu en signant le Traité d'Utrecht. Si la paix était nécessaire pour Louis XIV, puissant et fort, combien n'était-elle pas plus nécessaire pour le gouvernement d'une minorité et d'une Régence, succédant à un long règne de gloire et d'adversités, exposé aux attaques de partis ardents et de compétiteurs..... Louis XIV avait fait la paix, comment le cabinet du Régent, en traitant de la paix, a-t-il encouru cette absurde et ridicule accusation d'avoir abandonné la politique de Louis XIV ?

Serait-ce parce qu'il a entamé les négociations avec l'Angleterre ?

Des démarches antérieures de M. de Châteauneuf auprès des Provinces-Unies restèrent sans effet. La Hollande était entièrement soumise à l'influence anglaise ; elle repoussa les avances de la France.

Pouvait-on s'adresser à l'Espagne et à l'Autriche qui ne dissimulaient pas leurs intentions hostiles ? Parmi les monarchies nouvelles et secondaires, la Prusse, gouvernée par un roi avare et puissant, faisait consister toute sa politique à se tenir à l'écart dans les mouvements qui agitaient ses voisins.

La Sicile obéissait à Victor-Amédée, roi ingrat envers la France... Roi façonné à toute la souplesse italienne, comptant sur les ressources inépuisables d'un esprit frauduleux, jouant volontiers avec la fortune, tirant son courage de la profondeur de ses calculs et montrant dans leur maturité, ces princes que la prévoyance du cardinal d'Ossat, avait autrefois nommés les louveteaux de Savoie[5].

Quand Louis XIV voulut traiter de la paix il s'adressa à l'Angleterre : c'est à l'Angleterre que le ministre du Régent s'adressa pour affermir la paix de Louis XIV.

Autorisé dans cette démarche par l'exemple du grand Roi, appuyé aussi sur le Prétendant, l'abbé Dubois obéissait à une raison supérieure ; il ne pouvait négocier avec une Cour qui exerçât une plus grande influence sur les autres gouvernements. Il n'était pas possible d'entrer en arrangement avec une autre puissance.

Le Traité de la Quadruple Alliance prouverait-il que l'abbé Dubois a méconnu, abandonné, trahi les intérêts de la France ?

La Quadruple Alliance est basée sur le Traité d'Utrecht. A part certaines modifications qui n'altèrent pas la situation de la France, les conditions de 1717 furent les mêmes que les conditions de 1713-1714, admises par Louis XIV : on n'a pas encore accusé Louis XIV de trahison.

Par une des clauses, il est vrai, le Régent s'obligeait à éloigner d'Avignon le chevalier de Saint-Georges. Quelque pénible que fût cette condition, quelles que puissent être nos sympathies pour les infortunes royales, en nous reportant à l'époque du Traité, nous devons admettre la nécessité d'une mesure qui sacrifiait un sentiment fort respectable, assurément : c'était un sacrifice à la paix de l'Europe.

Louis XIV céda une première fois Dunkerque à Cromwell, pour obtenir son assistance contre l'Espagne ; plus tard il abandonna le port et les fortifications de Dunkerque pour le salut de ses peuples. En présence de ces capitulations consenties par Louis XIV, la capitulation consentie par Dubois relativement au canal de Mardick doit paraître d'une bien minime importance, surtout si l'on considère que le port de Mardick était à peine ébauché. Peut-être même, en se pénétrant avec impartialité de l'esprit qui présida aux stipulations de 1713, serait-on amené à reconnaître que le projet de Mardick était contraire à ces stipulations, et que l'abandon de ce canal a été un acte de loyauté politique.

Il est vrai encore que le Traité de 1717 laisse subsister le titre de roi de France, ajouté à celui de roi d'Angleterre, tandis que le roi de France est désigné sous le titre de Roi Très-Chrétien. Certes, nous regrettons que les ministres de Georges Ier se soient montrés intraitables à cet égard. Cependant il faut tenir compte à l'abbé Dubois de ses efforts pour obtenir, par des considérations d'équité et d'amitié, et même par des échanges convenables[6], des concessions sur ce point, au moyen d'explications qui sauvegardaient la dignité du gouvernement du Régent. Il faut, enfin, ne pas oublier que les formules employées en 1717 étaient les mêmes que dans le Traité d' Utrecht, signé par Louis XIV. L'abbé Dubois pouvait s'abriter avec sécurité de Louis XIV.

Le but du Traité, écrivait l'abbé Dubois, c'est la renonciation : le but et la condition essentielle des renonciations du roi d'Espagne et du duc d'Orléans ont consisté à établir que jamais, d'un côté, les couronnes de France et d'Espagne, et de l'autre, les Etats de la maison d'Autriche et la couronne d'Espagne, ne pourraient être réunies sur la même tête.

Est-on en droit d'adresser un reproche à un ministre qui, en travaillant à conjurer la guerre civile dans son pays, subit la nécessité de faire la guerre à un pays voisin ?

La France a combattu Philippe V, petit-fils de Louis XIV, en faveur duquel elle avait soutenu les longues luttes de la guerre de Succession : mais à Gertruydemberg, Louis XIV n'avait-il pas consenti à l'expulsion de Philippe V ? bien plus, ne s'était-il pas engagé à payer un subside d'un million de livres par mois, pour aider l'Autriche et l'Angleterre à chasser son petit-fils du trône d'Espagne ?

La proposition d'exécuter lui-même cet acte violent de dépossession, révolta le cœur du grand Roi et le força à tenter la fortune. Les victoires de Villars et la convention d'Utrecht couvrirent les désastres de 1709 et les propositions de Gertruydenberg. En 1719, la France qui combattait Philippe, ne voulait pas le détrôner : il s'agissait seulement d'assurer la paix de l'Europe et d'éviter une guerre civile.

Cette phase diplomatique fait ressortir les ménagements dont la France usa envers l'Espagne. Ce ne fut qu'après des tentatives pacifiques de toutes sortes, et des délais fortement blâmés par l'Angleterre, que le cabinet du Régent se décida à rappeler M. le duc de Saint-Aignan, son ambassadeur à Madrid.

Et malgré les instances de l'Angleterre, il est permis de supposer que la guerre n'aurait pas été déclarée, si la découverte de la conspiration de Cellamare n'avait montré, sous un jour menaçant, les intentions de Philippe V. Le Régent était attaqué, l'Espagne avait relevé les Pyrénées : la France les franchit et réduisit, en peu de temps, à accepter la paix, une Cour frappée dans son orgueil et sa puissance, déconcertée comme intrigante, et vaincue comme ennemie.

Le résultat de cette guerre, on ne saurait trop le répéter, fut la paix de l'Europe. La France y trouvait un avantage évident, incontestable. Pourquoi soutenir gratuitement, comme on l'a souvent essayé, que le négociateur français accepta, une pension de l'Angleterre pour prix de sa trahison ? M. de Sévelinges qui disposait des documents diplomatiques de M. de Rayneval, a formellement contredit cette opinion. Lémontey, en citant à cet égard la correspondance de M. de Morville et de M. de Tessé, exprime le regret que ce jugement ne soit pas appuyé sur des preuves positives. M. de Tessé, ambassadeur en Espagne, subissait les impressions d'un pays qui n'avait pas oublié ses défaites, et M. de Morville, ministre des affaires étrangères, ne parle que de soupçons assez confirmés : Dubois a toujours repoussé cette supposition avec indignation.

En se plaçant au point de vue de le raison, on est obligé d'admettre que la France était plus intéressée que l'Angleterre à la conclusion du Traité d'alliance. Ne serait-on pas, alors, justement fondé à penser que la France dut recourir aux moyens de séduction envers le gouvernement anglais ? Lord Stanhope avait été au parlement de la Grande-Bretagne un des adversaires les plus acharnés du Traité d'Utrecht : comment fut-il amené à sanctionner le Traité de La Haye ? Un fait est resté acquis à l'histoire : en présence de la tempête soulevée en Angleterre par les négociations de 1717, le gouvernement français n'hésita pas à acheter le silence du plus grand orateur de la Chambre des Commune ; le prix du marché fut l'acquisition du célèbre diamant de la Couronne, qui porte le nom de Régent.

 

VI

 

Il est curieux de suivre dans un parallèle historique la lutte de deux personnages qui, à cette époque, ont joué le premier rôle sur la scène politique : Albéroni et Dubois.

Nés tous les deux dans une humble condition, ils parvinrent simultanément aux plus hautes dignités de l'État et de l'Église. Si nous nous sommes refusé à admettre que Dubois ait dû son élévation à ses mauvaises mœurs, nous n'admettrons pas davantage qu'Alberoni se soit élevé par ses bouffonneries et par son talent de cuisinier, ainsi que des biographes l'ont écrit. Les jeux étourdissants de la fortune peuvent présenter quelquefois des causes vulgaires ; mais il y a certainement dans des changements aussi considérables de position, des raisons qui échappent à l'attention des contemporains, et qu'il est du devoir de l'histoire de rechercher. Les portefeuilles et la barrette ne sont pas le partage des fils de médecins, corrupteurs de Princes, et des fils de jardiniers, cuisiniers et bouffons.

A l'heure où le cardinal Albéroni dirigeait le cabinet de Madrid, l'abbé Dubois servait en qualité de secrétaire, un prince sans crédit dans l'opinion, soutenant avec peine l'administration toujours difficile d'une Régence. La monarchie espagnole était dans la voie de la puissance et de la prospérité, tandis que la France s'épuisait au milieu des troubles et des dissensions. A Madrid comme à Paris, les grands du royaume n'obéissaient qu'avec impatience à des ministres que ne recommandait pas l'illustration de la naissance ; et les ministres répondaient par le dédain aux procédés des grands. De là, des rivalités, des jalousies qui créèrent des difficultés aux gouvernements des deux pays et enrégimentèrent les mécontents sous les ducs de Saint-Aignan et de Cellamare.

Dévoué à la politique de la paix, l'abbé Dubois négociait à l'extérieur pour organiser la paix à l'intérieur : Albéroni, au contraire, organisait à l'intérieur, pour favoriser ses projets de guerre au dehors. Trompant le Roi qui n'aspirait qu'à la couronne de France ; trompant le Pape par des projets mensongers contre les infidèles ; trompant la cour de France par des semblants de bonnes relations, le ministre de Philippe V cherchait des alliances en Russie, en Suède et en Turquie ; armait Pierre le Grand, Charles XII et le Grand Turc, contre l'Autriche, la France et l'Angleterre, et poursuivait le dessein d'une conflagration générale dont une révolution italienne était la fin. L'habileté de Dubois fit échouer cette trame, à la confusion du conspirateur.

Dubois négocia en suivant les traditions de la politique de Richelieu. Il répara dans la paix les forces et les finances de la monarchie épuisées par la guerre. L'abbé pacifique triompha de la turbulente Eminence, et généreux après la victoire, il protégea son rival dans l'exil.

Quel était, en réalité, le but que se proposait le cardinal Parmesan ? Travaillait-il sincèrement à étendre la monarchie espagnole, ou bien, anticipant d'un siècle et demi sur le mouvement des idées, avait-il conçu le plan de l'émancipation de l'Italie ? Cette supposition hasardée sans doute, en se reportant à 1718 semblerait se justifier par l'hostilité constante de la politique d'Albéroni vis-à-vis du Saint-Siège. Albéroni au pouvoir a donné l'exemple du premier cardinal qui ait abandonné les intérêts du Pape et de l'Eglise : Si l'Empereur suivait mon conseil, disait-il dans sa retraite, il s'emparerait de Rome et ferait du Pape son chapelain. Combien étaient différents les sentiments et la conduite du ministre de France, resté invariablement attaché à la cour de Rome ; coordonnant dans les épineuses questions de la bulle Unigenitus, les intérêts de la politique et de la religion ; signant de sa main les paroles tant reprochées à sa mémoire et que nous rappelons à son honneur : J'entreprends de grandes choses pour l'autorité du Saint-Siège...

De 1716 à 1723, l'abbé Dubois eût à faire tête à des difficultés dont la moindre menaçait d'ébranler profondément la paix de l'Etat. Partisan des lumières, il établit la gratuité de l'instruction à l'Université de Paris ; à l'extérieur, il fortifie l'île Royale et assure un port aux pêcheurs français que Louis XIV avait livrés aux insultes du pavillon Britannique, par la cession de Terre-Neuve ; traite avec la Russie et la Prusse ; signe la Quadruple Alliance ; fait la guerre à l'Espagne ; négocie dans l'intérêt de la Suède ; repousse les avances diplomatiques de la Turquie ; arrête les bases d'une alliance défensive entre la France, l'Angleterre et l'Espagne ; concerte les mariages espagnols ; d'accord avec la Russie et l'Autriche, intervient dans un acte de démembrement de la Perse : Tels sont les actes et les événements qui ont signalé une période de cinq années, pendant lesquelles Voltaire se plaît à dire que tout fut tranquille et ridicule.

Après un jugement aussi net, on devrait croire que Dubois est à jamais condamné devant le tribunal de l'histoire ; mais l'extrême mobilité de Voltaire nous fournit un choix nombreux parmi les opinions les plus divergentes sur le même personnage. Le trait que nous venons de citer est d'un satirique, voici une pensée digne de la gravité de l'historien :

L'abbé Mongaut, écrit Voltaire[7], avait été précepteur du fils du duc d'Orléans, Régent du royaume, et mourut, dit-on, de chagrin de n'avoir pu faire auprès de son élève la même fortune que l'abbé Dubois. Il ignorait, apparemment, que c'est par le caractère et non par l'esprit que l'on fait fortune.

 

VII

 

L'abbé Dubois, comme tous les ecclésiastiques parvenus au pouvoir, aspira aux dignités de l'Eglise. Faut-il voir dans cette ambition les effets de la vanité, plutôt que le dessein honorable de servir l'Eglise, et de rehausser les fonctions civiles par l'éclat et le respect qui environnent les ministres de la religion ? Le caractère et la conduite de Dubois repoussent toute idée de vanité. Jusqu'au dernier moment il fut plein de zèle pour les intérêts de la foi catholique. Son zèle ne nuisit point à l'esprit de modération dont il usa envers les protestants, malgré les excitations du parti janséniste ; et, après les tempéraments les plus sages, il mit fin aux discussions religieuses qui menaçaient l'Eglise de France d'un schisme, en frappant ces mêmes jansénistes, par la déclaration de la bulle Unigenitus. Cette mesure, devant laquelle avait hésité Louis XIV, n'arrêta pas le ministre du Régent. Les protestants furent ingrats ; et les jansénistes ne pardonnèrent pas au ministre sa tolérance et sa fermeté dans l'affaire de la bulle.

Par un singulier jeu des passions, pendant que jansénistes et protestants attaquent encore aujourd'hui la mitre et la barrette de l'abbé Dubois, au nom de la morale et de la religion, les représentants de cette religion se font un devoir de prendre la défense de Dubois contre ses calomniateurs. De nos jours, le savant et vénérable Eymeri, supérieur de Saint-Sulpice, a levé un coin du voile sous lequel s'enveloppaient les préjugés acharnés contre Dubois. Rappelons aussi que le Clergé de France n'hésita pas, en 1723, à lui déférer la présidence de son assemblée, et que Fénelon le traitait avec la plus grande affection. Dans une lettre à Madame de Roujault, il dit : M. l'abbé Dubois est mon ami depuis un grand nombre d'années... Pour toute personne impartiale, l'autorité de Fénelon et celle de Massillon seront sans doute de quelque poids, venant surtout à l'appui des preuves nombreuses que nous possédons.

Les négociations si délicates et si longues qui préparèrent l'élévation au cardinalat du Principal Ministre succédant à la dignité de Richelieu et de Mazarin, archevêque sur le siège de Fénelon, sacré par le prédicateur de Louis XIV, sont encore un sujet de calomnie.

A propos de l'élévation de Dubois aux dignités ecclésiastiques, combien de mensonges n'a-t-on pas imprimés ? On a dit que le chapeau de cardinal avait conté à la France 12 millions. Cette assertion repose sur des faits erronés et nous rétablissons la vérité par des preuves positives.

Dubois vécut dans des conditions et dans un temps favorables pour satisfaire la passion des richesses ; la longue intimité d'un prince prodigue et les fonctions éminentes qu'il avait occupées auraient justifié l'acquisition d'une fortune considérable. Ministre, il sut garder son indépendance en dehors des séductions de l'agiotage, afin de surveiller, d'arrêter, de frapper les agioteurs. Serait-il convenable de reprocher à Dubois d'avoir poursuivi l'obtention de quelques bénéfices ? Recherchons ses pensées dans le secret de la correspondance. Il écrivait à l'abbé Emery, au sujet de l'abbaye de Saint-Bertin : Je voudrais bien égaler les services de mes prédécesseurs, mais, je n'aspire ni à leur richesse ni à aucune richesse quelconque, désirant seulement avoir de quoi ne pas avilir le haut rang où le Roi m'a élevé.

Le Cardinal, absorbé par le travail et par les soins d'une santé chancelante, vivait avec une simplicité et une sobriété extrêmes ; il croyait de sa dignité d'entretenir un train de maison en harmonie avec le haut rang où le Roi l'avait élevé.

 

VIII

 

Il n'est pas sans intérêt de savoir si le Ministre que l'on accusait d'abuser des finances de l'État, n'a pas profité de cette facilité pour s'enrichir et fonder une fortune prodigieuse, à l'exemple de Mazarin. Ce fut l'opinion du temps, que Dubois laissa en mourant des trésors incalculables. Voici les faits : la mort du Cardinal, des prétentions avides se produisirent de tous côtés. On attribuait une grande fortune à l'ancien ministre ; une foule de convoitises se produisirent. Nous avons sous les yeux, une correspondance composée de plus de cent lettres de Joseph Dubois et du chanoine de Saint Honoré, son fils chargés de liquider la succession. Cette correspondance[8] peut donner une idée de tous les dégoûts auxquels ils étaient condamnés. Elle fait ressortir la dignité de leurs sentiments.

Mais ce n'est pas seulement par des créanciers étrangers et par des critiques faméliques que la succession du Cardinal fut disputée à outrance. Dans la famille même, il y eut, entre les héritiers, des contestations, des procès. La justice intervint, les parties intéressées mirent au jour les titres les plus cachés de la succession de leur parent. Les preuves judiciaires qui existent encore, démentent authentiquement les exagérations de l'opinion, au sujet de ces richesses.

Le cardinal Dubois avait deux frères et une sœur : 1° Joseph, docteur-médecin, maire perpétuel, lieutenant-général de police de Brive, conseiller d'Etat et directeur-général des Ponts-et-Chaussées de France : 2° Jean, prieur de Saint-Xaintin, qui était un bénéfice annexé au collège des Doctrinaires de Brive. Il est présumable que Jean faisait partie de cette congrégation libre ; plus tard, il rentra au collège où il mourut, après avoir eu un canonicat au chapitre de Saint-Martin et le titre d'abbé de Caune ; 3° Jeanne, mariée à M. Vielbans d'Aurussac, avocat du Présidial de Brive[9].

Joseph avait proposé à son beau-frère Vielbans une somme de 150.000 livres pour sa part dans la succession du Cardinal. Vielbans refusa ces offres qui lui semblaient mesquines, fit un procès en recel à Joseph, perdit et finit par se contenter de la somme qu'il avait d'abord refusée.

Déplorables, sans doute, au point de vue de la famille, ces débats présentent un intérêt précieux pour l'histoire : ils démontrent avec une entière évidence la fausseté d'une accusation qui a fait de la vénalité et de l'avarice, deux chefs contre la mémoire du cardinal Dubois.

Aussitôt que les affaires de la succession furent terminées, Joseph Dubois et son fils songent à leurs parents et à leur ville natale. Joseph parle en termes touchants de relever les Joyet, famille de sa mère, qui a eu bien du mal dans son temps (2)[10]. Il s'occupe des routes, des embellissements de Brive, de la construction d'un pont qui devait porter le nom de Pont Cardinal. Le chanoine est chargé spécialement du soin de surveiller l'éducation de Mademoiselle du Vialard, sa nièce, des œuvres de bienfaisance et des réparations des monuments religieux.

Dans un article qui a été reproduit par une grande partie de la presse parisienne, M. Louis Veuillot a établi avec l'autorité des faits et de sa forte dialectique, que la probité, l'honnêteté, la bonne tenue de la famille Dubois étaient la réfutation morale des calomnies qui ont poursuivi le Cardinal. L'éminent publiciste nous saura gré, sans doute, d'appuyer son raisonnement de quelques faits nouveaux, puisés dans les souvenirs privés de la famille.

Joseph avait rempli les fonctions de maire de la ville de Brive et de subdélégué, depuis 1692 jusqu'en 1719, avec une distinction qui lui mérita les témoignages les plus flatteurs des intendants de la Généralité de Limoges, MM. de Bâville, de Bernage, de Rouillé, de Mongeron, du Bouchet, d'Orsay, de Lesseville. — L'estime et l'approbation qu'il — Dubois — s'est universellement acquises, écrit M. de Breteuil, intendants de la province sont des témoignages et plus sûrs et plus éloquents que ce qu'on pourrait dire. Elevé aux dignités qui le rapprochaient du souverain, conseiller secrétaire du Roi, maintenu dans son titre et pourvu de la charge de grand-voyer de France par lettres patentes accordées au nom du Roi, Joseph avait conservé dans son intérieur les habitudes les plus modestes. Il recevait ses parents, ses compatriotes, avec une simplicité cordiale[11].

La correspondance de Joseph avec son parent, le chanoine Chalvet, témoigne d'une bienveillance toute particulière en faveur des habitants de sa province. Plus d'une fois il eut à se plaindre de ceux auxquels il avait accordé sa protection. Mon frère avait bien raison, écrivait-il[12], de ne vouloir se laisser approcher par aucune personne de Brive. Il n'est sorte de déception que je n'aie éprouvée, pour avoir fait autrement que lui, et ma position a été plusieurs fois compromise, par ceux que j'avais voulu obliger.

Il est vrai que les solliciteurs limousins furent constamment éloignés par le Cardinal, et un dicton du pays, probablement mis en circulation par un importun éconduit, rappelle que le ministre avait fait murer une des fenêtres de son cabinet qui ouvrait dans la direction de Brive. — Combien peu de ministres ont encouru ce reproche !... Joseph n'imita pas son frère. Il contribua de tout son crédit, de toute son action publique ou privée à la prospérité et à l'embellissement de sa ville natale. Il était l'arbitre de toutes les contestations, comme il arriva à l'occasion d'une lutte pour la préséance entre le corps de ville et le Présidial. Sa bourse était ouverte pour les besoins locaux, et il ajouta plus de 15.000 fr. pour la réparation du chœur de l'église : l'abbé de Caunes avait légué 5.000 francs au chapitre, pour cet objet. Joseph payait pour couvrir les boulevards de Grives de ces plantations d'arbres qui environnent la ville comme d'une magnifique ceinture verte. Directeur général des Ponts et Chaussées, il faisait exécuter les travaux aux quais, aux ponts et s'opposait avec énergie à un tracé absurde de la route de Paris qui fut adopté malgré le refus de son approbation.

Obligé, par des convenances de famille, de résigner le titre de lieutenant-général de police de la ville de Brive, il en témoignait un vif regret. Nommé prieur des Pénitents Blancs, il exprimait sa satisfaction, et envoyait aux membres de la Confrérie une gratification pour aller boire un quart à sa santé, chez la Jeanne Delmas.

Joseph Dubois eut trois fils. L'aîné mourut en 1719, avocat au Présidial de Brive, et fût enterré aux Cordeliers, dans la vieille église, aujourd'hui détruite et remplacée par le corps de logis du couvent de Sainte-Ursule. Le cadet qui avait eu un bénéfice au chapitre de Brive, quitta le petit collet, et mourut un peu plus tard chevalier de Saint-Lazare : Il s'était montré toujours bon chrétien, dit sa mère, Anne de la Plaigne. Joseph Dubois, chanoine à Saint-Martin de Brive, résigna son titre à son cousin Chalvet, quand il eut un canonicat au chapitre de Saint-Honoré de Paris.

Après la mort de son père en 1740, Joseph, possesseur d'une fortune reposant sur divers immeubles dont faisait partie l'hôtel d'Effiat, songea à continuer l'œuvre du frère du Cardinal en fondant aux institutions de charité. Malheureusement, favorable aux idées jansénistes, il jugea que le chapitre de Brive était bien sévère pour la doctrine nouvelle et il transporta à l'hôpital général de Paris, la plus grande partie des libéralités qu'il avait eu d'abord l'intention de faire à la collégiale de Saint-Martin de Brive. Cependant, au moyen de deux donations successives, il fonda, de concert avec le corps de ville, un bureau de charité et institua au collège des Doctrinaires douze bourses en faveur de quatre parents, quatre bourgeois de la ville et quatre nobles ; au cas où le collège cesserait d'être dirigé par les Doctrinaires, la dotation devait faire retour au bureau de charité et à la fondation qu'il projetait et qu'il réalisa à l'hospice de Brive.

Par un acte de 1750, il donna à l'hospice une rente de 10.000 francs pour le service de divers lits de vieillards, d'enfants et de malades ; pour une classe gratuite de garçons et un pensionnat de douze jeunes personnes des mêmes catégories que les boursiers du collège.

Dans les conditions posées par le donateur pour l'emploi des revenus de cette somme, les intérêts de la famille et du pays sont réservés avec une intelligence et un désintéressement  dignes de remarque. Les habitants des localités de Juillac et d'Allassac, berceaux des Dubois, furent appelées à participer aux fondations de secours, et quatre places restèrent attribuées à la famille pour l'éducation des filles pauvres.

Cette dernière fondation est encore en pleine activité et n'a pas subi de réduction, grâce au supplément de dotation qui lui fut alloué, comme subrogée au collège, par décret impérial daté du camp de Friedland.

Exprimons un regret si au lieu de doter les maisons de Brive d'un chiffre déterminé de revenu, le chanoine de Saint-Honoré eût donné le revenu produit par les immeubles, la rente de 16.000 francs dont profite encore la ville de Brive, ne serait-elle pas, aujourd'hui, plusieurs fois supérieure ?

Héritier de son père quant aux sentiments d'affection pour son pays d'origine, l'abbé de Saint-Honoré n'avait pas hérité de son esprit de tolérance. La pensée qui ressort de tous les actes sa vie ne permet pas de douter qu'il n'ait été un des opposants à l'accommodement, et l'un des adhérents du jansénisme. Quand ii fut question de la direction de l'hospice, l'abbé de Saint-Honoré refusa les sœurs de Saint-Vincent de Paul, auxquelles il reprochait, comme au chapitre de Brive, trop de rigueur pour les idées nouvelles. Bien loin d'engager les confréries à aller boire le demi-quart chez la Jeanne Delmas, il réprouvait hautement les amusements auxquels s'étaient livrés les habitants de Brive, pendant le carnaval de 1728. Deux compagnies avaient été formées ; l'une des dragons noirs, l'antre des chevaliers de cœur ; M. Chalvet avait donné une collation aux dames qui s'étaient rendues chez lui, pour assister au défilé des compagnies. Le chanoine de Saint-Honoré reproche vertement au chanoine de Saint-Martin ce scandale qu'il a appris, dit-il, en faisant causer le jeune mousquetaire d'Espagnac, venu avec sa tante, Madame de Sahuguet de Vialard.

Joseph Dubois, le grand-voyer renommé pour sa probité, a toujours manifesté pour le Cardinal l'estime et l'affection les plus sincères. Dans la longue correspondance de l'abbé de Saint-Honoré que nous avons sous les yeux, on ne trouve pas un mot qui puisse laisser le moindre doute sur les sentiments de respect dont le chanoine fut toujours pénétré pour le cardinal Dubois. Cependant, on vient de voir jusqu'où allait le rigorisme de cet abbé qui ne savait pardonner ni au chapitre de Brive, ni aux sœurs de Saint-Vincent de Paul, leur obéissance aux règles anciennes de l'Eglise, et se scandalisait pour une collation offerte par un chanoine aux dames de la ville[13].

 

IX

 

Dubois est né à Brive dans la rue des Frères. Cette partie de la ville, par l'aspect et la destination pieuse de ses anciens monuments, présente un sujet intéressant d'études. Ces antiquités fournissent de nouvelles lumières sur l'origine de la famille du Cardinal.

La rue des Frères dut son nom à un établissement d'hommes, dont les restes existent encore au n° 24.

La construction qui fait face au n° 28 — maison Dubois —, composée de deux étages à hautes travées, percée de trois fenêtres à chaque étage, présentait, il y a cinq ou six ans à peine, une façade très-caractérisée. Les fenêtres étaient d'élégantes ouvertures ogivales, géminées par un meneau hexagone très-correct. La tradition donnait à cet édifice, la destination d'hôpital.

C'était évidemment une dépendance de l'hôtel plus considérable qui bordait le côté opposé de la rue, et dont il reste des arcatures de fenêtres qui durent être belles, soutenues par une frise à modillons bizarrement sculptée en figures fantastiques.

La rue du Salam, qui est un peu plus haut, à l'angle de la Providence actuelle, est appelée, dans les anciens documents, rue de Salem, par abréviation de Jérusalem.

Le chemin aboutissant à cette rue de Jérusalem, allait rejoindre la route du Quercy, par où Louis XI arriva de Martel. Sur cette route, un autre hôpital, Saint-Jean, allumait chaque soir un phare, pour diriger les pèlerins se rendant, soit à Rome, soit aux Saints Lieux, soit aux croisades qui, au moyen âge, déplaçaient tant de Français de toutes les classes.

Le n° 21 de la rue des Frères était l'hôtel ou couvent des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

L'édifice en face était l'hôpital ou plutôt l'Hospitium destiné à abriter les pèlerins. On devait aussi y recevoir les voyageurs malades. Ces maisons avaient toujours, au nombre des frères, quelque religieux exerçant la médecine et donnant des remèdes. Après leur sécularisation, l'habitude des populations avait créé une clientèle dans le voisinage de l'hôpital. M. Jean Dubois médecin, père du Cardinal, habitant le n° 28 de la rue des Frères, avait au rez-de-chaussée de sa maison une pharmacie, chose fort ordinaire chez les médecins de cette époque. Voilà pourquoi on a reproché au Cardinal d'être le fils d'un apothicaire de Brive-La Gaillarde.

Maison de médecin ou boutique d'apothicaire, c'est là que le cardinal Dubois est né, de parents justement considérés ; c'est de là qu'il est parti, à pied, pour aller terminer ses études à Paris. Dubois ne revint jamais dans sa ville natale ; et, cependant, au milieu des dignités, du faste et du tourbillon de la cour, plus d'une fois on l'entendit regretter une existence paisible et bourgeoise dans sa ville natale avec 1.200 livres de rentes !

Les héritiers de Dubois firent un noble usage de sa fortune. Grâce à eux, Brive dotée de routes, de promenades, est devenue une ville pittoresque aux yeux du voyageur et une résidence agréable pour l'habitant. Les établissements charitables en font un refuge pour l'indigent. Grâce aux Dubois, les malades pauvres, les invalides du travail, trouvent à l'hôpital une retraite, des secours ; et cinquante-deux enfants choisis indistinctement dans toutes les familles reçoivent l'asile et l'éducation.

Dieu réservait la vie du Cardinal à d'étranges vicissitudes. Bercé, à sa naissance, dans le calme d'un intérieur ignoré et presque pauvre, il était destiné à finir au faite des grandeurs humaines, laissant un nom dans l'histoire. Il était destiné à mourir à la peine, et le bruit du monde ne devait respecter ni ses cendres, ni la pierre qui les abrite ; la haine devait le poursuivre dans la tombe.

Un monument funèbre fût élevé sur le lieu de sa sépulture, par sa famille, à l'église collégiale Saint-Honoré. — Cherchons ce monument.

En entrant par la rue Saint-Honoré à droite, dans l'église Saint-Roch, au fond d'une chapelle dénuée de tout ornement religieux, et qui porte le nom de Chapelle des monuments, on voit quelques bustes, quelques portraits attachés aux murs ; à gauche, un tombeau en marbre blanc occupe la paroi de la muraille. Sur ce tombeau, un cardinal en costume de cérémonie est agenouillé, un peu penché en avant, les mains jointes : à ses genoux est posée sa barrette.

N'essayez pas de déchiffrer l'inscription et le nom qui furent gravés sur cette tombe : ils ont été effacés avec le soin que les Vandales et les Iconoclastes, peureux ou ignorants, apportent à leurs opérations[14]. Mais attachez un moment les regards sur ce front où la finesse est unie à la fermeté. Un sourire amer, dernière gai té d'un mourant, brille, à travers les rides de la fatigue et de la maladie : vous pressentirez bien vite les efforts du génie dans les sillons creusés par le travail dans cette tête singulièrement expressive, sous ce masque de marbre vous trouverez les traits que l'histoire et le pinceau ont conservés du cardinal Dubois. Guillaume Coustou[15] l'auteur du monument a copié Rigaud, auquel nous devons le portrait placé au commencement de l'ouvrage.

On éprouve un étonnement douloureux de voir sous les voûtes sacrées un tombeau dont on semble ne pas oser dire le nom. Si ce monument n'a pas un caractère religieux, il n'est plus qu'une œuvre d'art, et sa place est moins dans une chapelle que dans une salle de !misée.

Cette réserve inexplicable n'est-elle pas une conséquence de la fausse opinion que des écrivains mensongers ont donnée de Dubois ?

Mais que dire de la pruderie d'un roi qui n'a pas brillé par des scrupules de religion ? Louis Philippe a fait publier l'histoire du Palais-Royal, avec les portraits lithographiés de tous les personnages qui ont habité cette demeure. Le portrait de Dubois ne figure pas dans la galerie lithographiée. On raconte qu'il fut supprimé par ordre exprès du Roi, dans un mouvement de susceptibilité vertueuse.

Ce scrupule est peu d'accord avec les idées avancées dont Louis-Philippe a fait preuve dans toutes les circonstances de sa vie. A-t-il été juste envers le politique qui a fondé l'Alliance anglaise sur laquelle le gouvernement de Juillet s'est appuyé ? A-t-il été équitable de refuser toute gratitude, toute déférence à la mémoire d'un homme, dont la plus grande faute fut peut-être son dévouement aveugle au Régent, aïeul de Louis-Philippe.

Ah ! le clergé français proteste, nous en sommes convaincu, contre l'injure faite à la dignité d'un cardinal. Tandis qu'une église de Paris montrait une indifférence regrettable ; tandis qu'un souverain ne craignait pas d'afficher l'oubli des convenances jusqu'à la plus noire ingratitude, la ville de Brive, fière de Dubois, reconnaissante des bienfaits de sa famille, décorait la salle de l'hôtel de ville des portraits du Cardinal et du chanoine de Saint-Honoré[16]. À côté de ces personnages illustres figurent le Maréchal Brune et Majour, comme les Dubois, enfants et bienfaiteurs de la cité.

Brive e voulu faire plus : une manifestation de sa part, en 1815, a donné la mesure de ses sentiments en faveur du cardinal Dubois, mais elle rencontra la haine aveugle qui s'attache à cette mémoire.

Un compatriote et ami du maréchal Brune, dont nous venons de citer le nom, Majour, était mort, laissant à l'exemple du maréchal, un héritage considérable à la ville de Brive. Ce legs fut contesté par les parents de Majeur. Dans les débats, en séance du Conseil d'État, l'avocat de la partie opposée à Brive, M. de Kératry, déversa à pleines mains le ridicule et l'injure sur la patrie du ministre du Régent. Il représenta comme indigne de tout intérêt une ville qui demandait au gouvernement le tombeau du cardinal Dubois.

Le fait était vrai : des démarches étaient entamées à cette intention par M. Rivet, alors député ; elles furent abandonnées à la suite de circonstances étrangères au mouvement oratoire que nous avons rappelé. Espérons que Brive reprendra le projet dû à l'initiative de M. Rivet, dont le caractère honorable est généralement apprécié, et qui a donné, dans cette circonstance, une preuve nouvelle de son patriotisme. La ville qui fut le berceau de Guillaume Dubois doit une place au tombeau de l'abbé, Premier Ministre de Louis XV.

 

 

 



[1] Delahoussaye-Pégeault, commis aux affaires étrangères. Ce pamphlet est en manuscrit à la Bibliothèque de l'Arsenal.

[2] De Sévelinges.

[3] H. Martin.

[4] M. de Tocqueville.

[5] Lémontey.

[6] Sévelinges.

[7] Écrivains du siècle de Louis XIV.

[8] Ces lettres nous ont été données en communication par M. Laulerie, notaire à Tulle ; la famille Laulerie fut alliée à la famille du cardinal.

[9] Le descendant direct des Vielbans d'Aurussac existe encore à Brive, dans la personne d'un officier de l'Empire, ancien aide de camp du général Sahuguet, âgé de quatre-vingt-dix ans.

[10] Lettre de Joseph à M. Chalvet (1728).

[11] Les cousins de la petite ville de Brive s'étonnaient de ne pas trouver chez les palefreniers, pour leurs chevaux, un accueil aussi empressé que celui qu'ils recevaient dans les salons. Les rustiques bas limousins qui avaient porté MM. de Terrelonge et Malepeyre à Paris, en 1728, furent jugés indignes de manger au râtelier de l'hôtel du grand voyer. Il fallut chercher ailleurs un site hospitalier. On fut un peu scandalisé à Brive de ce procédé. (Correspondance de M. Terrelonge et Chalvet.)

[12] Lettre à M. Chalvet (1728).

[13] Cet abbé bâtit, à l'hôpital de Brive, un corps de trois logis pour enfermer deux personnes de mauvaise vie, signalées dans la ville, et voulait que les administrateurs de sa maison envoyassent quérir par leurs archers, une certaine fille, au service de son cousin Vielbans, qu'on lui apprenait être suspectée pour les mœurs. (Lettres de l'abbé Dubois, communiquées par M. Laulerie, notaire à Tulle).

[14] Voici l'inscription qui a été effacée :

D. O. M.

——

HIC AD ARAM MAJOREM

ET IN COMMUNI CANONICORUM SEPULCHRETO SITUS EST

GUILLELMUS DU BOIS, S. E. R. CARDINALIS,

ARCHIEPISCOPUS, ET DUX CAMERACENSIS, S. IMPERII PRINCEPS,

REGIS A SECRETORIBUS CONSILIIS, MANDATIS ET LEGATIONIBUS,

PRIMARIUS REGNI ADMINISTER, PUBLICORUM CURSORUIR PRÆFECTUS,

RUMB ECCLESIE CANONICUS IIONORARIUS ;

QUID AUTEM III TITULI, NISI ARCUS COLORATUS, ET VAPOR AD MODICUM PARENS

VIATOR

SOLIDIORA ET STABILIORA DONA MORTUO PRECARI

OBIIT ANNO. M. D. CC. XXIII. ETATIS

REREDES GLATI ERGA REGEM ET S. S. PONTIFICEM

ANIMI MONUMENTUM. PP.

[15] L'Auteur des Chevaux de Marly, qui sont à l'entrée des Champs-Élysées.

[16] Nous sommes heureux de rapporter cet acte de gratitude et de justice à M. Eyrolle qui depuis un grand nombre d'années administre la ville de Brive, comme maire, avec une intelligence et un désintéressement au-dessus de tout éloge.