HISTOIRE NARRATIVE ET DESCRIPTIVE DU PEUPLE ROMAIN

 

CHAPITRE XVII. — FIN DE LA RÉPUBLIQUE.

 

 

Rupture entre Pompée et César. — Pompée, au lieu d'aller en Espagne, était resté près de Rome. Il fit bâtir un nouveau théâtre avec des gradins pour 40.000 spectateurs et l'inaugura par de grandes fêtes où il fit paraître 500 lions.

Pendant ce temps, on continuait à se battre pour les élections. En 53, on passa sept mois sans pouvoir élire de magistrats ; les partisans de Pompée proposaient de le faire dictateur ; puis les candidats se firent la guerre avec des archers et des frondeurs.

En 52, la bande de Milon rencontra la bande de Clodius sur une route et tua Clodius. Son cadavre fut apporté sur le marché, la foule furieuse mit le feu à la salle du Sénat. Le Sénat, pour mettre fin au désordre, se résigna à s'adresser à Pompée. Pompée fut élu consul, seul, sans collègue et investi d'un pouvoir exceptionnel, bien qu'il n'eût même pas le droit de rester en Italie, puisqu'il était gouverneur d'Espagne.

Pompée, devenu maître de Rome, crut n'avoir plus besoin de César, il refusa d'épouser sa fille et prit pour collègue un ennemi de César. Il fit voter une loi qui prolongeait son commandement en Espagne et en Afrique pour 5 ans, et au lieu d'aller dans sa province, il resta à Rome.

Le commandement de César finissait en mars 49. Le parti du Sénat voulait se débarrasser de lui en le forçant à revenir à Rome sans armée et sans pouvoir ; il eût été facile alors de le faire condamner. Mais une loi, votée en 52, lui permettait d'être élu consul sans avoir besoin de venir en personne, suivant la coutume, se présenter aux électeurs. Le consul proposa au Sénat d'ordonner à César de revenir sans attendre la fin de ses pouvoirs. Le tribun Curion proposa de faire abdiquer à la fois César et Pompée. Ils acceptèrent ; mais chacun des deux attendit que l'autre commençât.

Le bruit courut alors que César, attaqué par les Gaulois, était en danger. Le Sénat décida de rappeler César et de lui envoyer un successeur. Curion proposa de retirer aussi le pouvoir à Pompée ; le Sénat l'approuva par 370 voix contre 22. Le consul irrité renvoya le Sénat, traversa la ville, alla trouver Pompée et lui ordonna de prendre le commandement des troupes d'Italie.

César offrit encore de déposer son pouvoir si Pompée déposait le sien, le Sénat refusa de lire sa lettre. Pompée vint camper devant Rome et fit entrer ses troupes dans la ville. Désormais le Sénat ne pouvait plus lui résister ; il déclara César ennemi public et distribua ses provinces à d'autres gouverneurs. Les tribuns partisans de César s'enfuirent auprès de lui (49).

César en Italie. — César était à Ravenne, à la limite de sa province, avec une légion. Il fit partir ses soldats en secret ; lui-même, après avoir lu et soupé dans la nuit, franchit la frontière de sa province et rejoignit ses troupes à Ariminum.

On raconta plus tard qu'au moment de passer le Rubicon, un petit torrent qui marquait la limite de la Cisalpine, César s'arrêta, hésitant à violer la loi qui lui défendait de sortir en armes de sa province. Puis il s'écria : Le dé est jeté ! Et il passa.

L'armée de César le suivait de près. Pompée avait la sienne en Espagne. Quelque temps auparavant, quelqu'un ayant demandé à Pompée comment il se défendrait, il avait répondu : Partout où je frapperai la terre du pied en Italie, il en sortira des légions. Il n'avait pas prévu l'arrivée brusque de César. Frappe maintenant du pied, lui dit quelqu'un, il est temps.

Pompée n'avait pas assez de troupes pour défendre l'Italie. Il sortit de Rome avec les sénateurs, sans avoir même le temps d'emporter le trésor.

César arrivait rapidement, presque sans rencontrer de résistance. Il déclarait partout qu'il venait délivrer le peuple romain d'une faction tyrannique et rétablir les tribuns dans leur pouvoir. Il évitait de faire du mal à personne. Les soldats qu'il faisait prisonniers, il leur laissait le choix ou de marcher avec lui ou de s'en aller librement. Il disait : Qui n'est pas contre moi est pour moi.

Pompée, au contraire, et ses partisans parlaient de se venger, de proscrire leurs adversaires. Mais ils renoncèrent à défendre l'Italie. Ils s'embarquèrent pour passer de l'autre côté de l'Adriatique.

César entra dans Rome où il ne resta que quelques ours ; puis il alla en Gaule rejoindre ses troupes et les emmena en Espagne contre les légions de Pompée. En 40 jours, il fit capituler les deux généraux de Pompée et revint devant Marseille que sa flotte avait bloquée et qu'il força à se rendre (49).

Victoire de César à Pharsale. — Pompée était encore maître de tout l'Orient. Il avait une flotte dans l'Adriatique et une armée en Macédoine. César n'avait pas de flotte ; il eut l'audace de profiter de l'hiver pendant lequel les navires de Pompée s'étaient mis à l'abri, pour faire passer l'Adriatique à son armée. Il débarqua en Épire avec 15.000 fantassins et renvoya ses navires chercher de nouvelles troupes.

On racontait qu'un jour, impatient de ne rien voir arriver, César se mit en mer lui-même, déguisé, sur une petite barque, pour traverser l'Adriatique au milieu des navires ennemis. Il vint une tempête ; le pilote eut peur et voulut virer de bord. César alors lui dit : Ne crains rien, tu portes César et sa fortune. Il fallut pourtant revenir.

Quand les renforts furent arrivés, César essaya d'enfermer l'armée de Pompée, près de Dyrrachium, par une ligne de retranchements, comme il avait enfermé Vercingétorix ; il y passa quatre mois. Mais il avait une armée moins nombreuse de moitié que l'ennemi, pas de flotte, pas d'argent, pas de magasins ; ses soldats furent réduits à manger des racines pilées ; Pompée, au contraire, recevait ses provisions par mer. César attaqua, fut repoussé et perdit 32 enseignes. L'ancien lieutenant de César, Labienus, passé du côté de Pompée, fit massacrer les prisonniers.

César se décida à se retirer, traversa les montagnes et passa en Thessalie, où ses soldats trouvèrent à manger dans le pays. Pompée le suivit ; il voulait éviter la bataille, sachant que César, sans argent, sans provisions, ne pourrait pas longtemps entretenir son armée. Mais les sénateurs qui l'accompagnaient voulaient tout de suite écraser César. Pompée se laissa décider à livrer une bataille. Il avait 47.000 légionnaires et 7.000 cavaliers, César seulement 22.000 fantassins et 1.000 cavaliers.

Pompée rangea ses troupes dans la plaine de Pharsale, la droite couverte par la rive escarpée d'un torrent ; il mit à gauche ses cavaliers qu'il comptait envoyer sur le flanc de l'ennemi, c'étaient de jeunes nobles bien montés et couverts de cuirasses.

César divisa ses troupes en quatre lignes ; les deux premières devaient attaquer, la troisième, suivant l'usage, servir de réserve. Il destinait la quatrième, formée de vieux soldats, à recevoir la cavalerie de Pompée ; il leur ordonna, au lieu de lancer leur pilum, de le garder en guise de pique, d'attendre les cavaliers et de les frapper à la figure[1].

Les premières lignes de César chargent au pas de course et lancent leur pilum. Les cavaliers de Pompée se jettent sur l'aile droite. Les vieux soldats de César marchent sur eux, les frappent à la figure, les mettent en déroute, les poursuivent, attaquent l'aile gauche de Pompée, puis la réserve arrive ; les Pompéiens se débandent. Pompée entend les Césariens attaquer son camp : Comment ! s'écrie-t-il, jusque dans mon camp. Il s'enfuit à cheval. Il se croyait si sûr de la victoire qu'il n'avait pas indiqué de lieu de ralliement. Toute son armée se dispersa et fut prise (48).

Pompée se réfugia auprès du roi d'Égypte qui le fit assassiner.

Guerres de César en Orient, en Afrique et en Espagne. — César, resté seul, était maître de l'État. Mais il lui fallut encore deux ans de guerres pour achever de soumettre les provinces qui avaient appartenu à Pompée.

D'abord, il alla en Égypte avec 4.000 soldats seulement ; on lui présenta la tête de Pompée qu'il fit enterrer avec respect. Il passa l'hiver à Alexandrie ; il y fut assiégé, avec ses 4.000 hommes, par 20.000 soldats égyptiens, sans compter le peuple d'Alexandrie, et faillit périr plusieurs fois. Dégagé enfin par une petite armée venue d'Asie à son secours, il donna le royaume d'Égypte à Cléopâtre.

Puis il ramassa quelques troupes et alla attaquer Pharnace, fils de Mithridate, qui avait profité de la guerre civile pour conquérir le Pont et envahir l'Asie Mineure. Cette guerre-là fut terminée en 5 jours. César écrivit à un ami le billet célèbre : Veni, vidi, vici. (47).

Il revint à Rome, où il venait d'y avoir des émeutes et beaucoup de gens tués. Lui-même réprima une émeute de soldats. Les troupes cantonnées en Campanie étaient venues à Rome réclamer leur congé et les récompenses promises. César convoqua les rebelles au Champ de Mars et leur dit d'un ton sévère : Vous êtes libres, allez, Quirites. (On appelait Quirites les citoyens hors de l'armée.) Les soldats, humiliés de s'entendre appeler ainsi par leur général, le supplièrent de leur pardonner.

Il y avait encore en Afrique une armée de 60.000 hommes, commandée par les partisans du Sénat et soutenue par le roi des Numides, Juba ; elle avait vaincu les deux légions envoyées par César en 49 et menaçait de venir débarquer en Italie ; César alla l'attaquer. Il partit en hiver (47), débarqua avec 5.000 fantassins et 150 cavaliers, sans bagages, et se trouva en face d'une armée dix fois plus nombreuse, réduit à s'enfermer dans son camp. Au bout de deux mois, ayant reçu des renforts, il assiégea Thapsus. L'armée des Pompéiens, pour dégager la ville, livra bataille et fut dispersée. Beaucoup de prisonniers furent massacrés. Les chefs se tuèrent (46)[2].

César, revenu à Rome, célébra à la fois quatre triomphes, sur Vercingétorix, l'Égypte, Pharnace et Juba. Il donna au peuple un banquet de 22.000 tables, chacune avec 3 lits, distribua à chaque soldat 5.000 deniers, à chaque citoyen 100 deniers, 10 boisseaux de blé, 10 livres d'huile.

La dernière guerre fut celle d'Espagne. Avec les soldats des anciennes légions espagnoles de Pompée, les vaincus d'Afrique, des aventuriers et des affranchis, les fils de Pompée avaient formé 13 légions. César partit à la fin de 46 pour l'Espagne. En vingt-sept jours, il arriva jusque dans le pays de Cordoue ; l'ennemi évitait de lui livrer bataille. Il lui fallut pendant tout l'hiver faire une guerre d'escarmouches. Elle se termina au printemps par la bataille de Munda, l'armée des Pompéiens fut dispersée et massacrée. Sextus Pompée fut pris et tué (45).

Ce fut la dernière résistance.

Dictature, réformes et projets de César. — Depuis 49 César était maître de Rome, et il le resta quatre ans et demi. Il n'avait aboli aucun des anciens pouvoirs ; il conservait les magistrats, le Sénat, l'assemblée du peuple. Mais il s'était fait donner le titre de dictateur (avec un magister equitum choisi par lui), d'abord pour un an, puis (46) pour dix ans, puis pour la vie. Il avait ainsi un pouvoir supérieur à tous les autres pouvoirs.

Il se fit donner le droit de décider la guerre et la paix, le pouvoir du tribun, le droit de choisir lui-même la moitié des magistrats. Les autres magistrats étaient élus par le peuple, mais le peuple n'élisait que les candidats acceptés par lui.

Il se fit donner la præfectura morum, c'est-à-dire le pouvoir du censeur, avec le droit de dresser la liste des sénateurs et des citoyens. Beaucoup de sénateurs avaient péri dans la guerre civile : César en nomma de nouveaux, en si grand nombre que le Sénat finit par avoir 900 membres. Parmi ces nouveaux, il y avait des provinciaux, surtout des Gaulois. Les Romains se moquaient de ces étrangers Quelqu'un s'amusa à afficher dans Rome cet avis : On est prié de ne pas montrer aux nouveaux sénateurs le chemin de la Curie (la salle du Sénat).

Le Sénat décréta pour César des honneurs exceptionnels : une statue d'airain, le droit de conserver une couronne de laurier, des fêtes publiques en l'honneur de son anniversaire, un trône d'or, une robe de pourpre, le titre de Père de la Patrie ; au Sénat, il s'asseyait entre les deux consuls, sur une chaise curule plus haute ; et on mettait sur les monnaies son effigie.

Beaucoup de gens, à Rome, croyaient que César désirait le titre de roi. En 44, pendant la fête des Lupercales, César était assis à la tribune, devant la foule assemblée sur la place ; Antoine, alors consul, lui présenta un diadème (c'était le bandeau que portaient les rois d'Orient) ; quelques assistants seulement applaudirent, la foule paraissait mécontente. César écarta de la main le diadème, la foule applaudit. Antoine le lui présenta encore ; César, assuré des sentiments de la foule, le repoussa et ordonna de le porter au Capitole, pour la statue de Jupiter.

César, occupé par ses guerres, ne passa à Rome en tout que 15 mois. Il fit cependant plusieurs réformes.

Il établit ses vétérans (80.000, dit-on) comme colons dans les pays de l'Italie dépeuplés par la guerre.

Il fit dresser la liste régulière des citoyens qui avaient droit aux distributions de blé. De 320.000 il en abaissa le nombre à 150.000.

Il réforma le calendrier. Les Romains avaient des mois calculés sur le cours de la lune : 12 mois ne faisaient pas une année, mais seulement 355 jours. On avait eu l'habitude de combler la différence en ajoutant de temps en temps un mois intercalaire ; mais pendant les troubles on avait négligé d'intercaler, si bien que l'année se trouvait en retard de 67 jours. César, sur l'avis des astronomes égyptiens, décida que l'année 45 aurait 445 jours. Ce fut la dernière année de la confusion. Désormais l'année, réglée sur le cours du soleil, devait avoir 365 jours et 1/4. C'est le système du calendrier julien[3].

César avait bien d'autres projets. Il voulait créer une bibliothèque à Rome et un port à Ostie, percer l'isthme de Corinthe, dessécher les marais Pontins, détourner le Tibre. Il voulait aller combattre les Parthes et avait déjà réuni une armée.

Meurtre de César (44). — Il y avait parmi les nobles de Rome, beaucoup de mécontents, même parmi ceux qui avaient pris parti pour César, et que César avait faits magistrats et sénateurs ; il leur déplaisait d'obéir à un maître plus puissant qu'eux tous ; César leur semblait un tyran qui avait détruit l'ancienne constitution et se préparait à devenir roi.

Une soixantaine s'entendirent pour se débarrasser de César en l'assassinant. Les principaux conjurés étaient deux préteurs : Cassius, connu pour avoir sauvé la Syrie de l'invasion des Parthes, et Brutus, qui se croyait le descendant du Brutus qui avait autrefois expulsé le dernier roi de Rome. Brutus était particulièrement aimé de César.

Brutus, disait-on, avait été amené à conspirer pour faire honneur à la mémoire de son ancêtre. Il trouvait le matin sur son siège des billets anonymes du genre de celui-ci : Tu dors, Brutus, et Rome est esclave, ou : Non, tu n'es pas Brutus.

Les conjurés décidèrent de tuer César, dans la salle du Sénat, le jour des ides de mars. Cassius voulait tuer aussi le consul Antoine, Brutus refusa, il ne voulait frapper que le tyran.

César fut averti, dit-on ; au moment d'aller à la séance, on lui remit un papier en lui disant de le lire seul et vite, c'était le détail du complot ; mais il fut dérangé et arriva jusqu'à la salle sans avoir eu le temps de le lire.

On disait que sa femme avait fait un mauvais rêve et l'avait supplié de ne pas sortir ce jour-là

On disait aussi qu'un devin lui avait prédit de se défier des ides de mars. César le rencontra ce jour-là et lui dit en moquerie : Voilà les ides de mars venues. Le devin répondit : Elles ne sont pas encore passées.

Le jour venu, César entre dans la salle du Sénat. Les conjurés s'étaient groupés d'avance autour de son siège, avec des poignards cachés sous leurs robes ; César s'assied, un des conjurés lui demande la grâce de son frère, les autres entourent César, tirent leurs poignards et le massacrent.

César essaya d'abord de se défendre ; mais quand il vit son favori Brutus lever aussi le poignard contre lui, il s'écria : Toi, aussi, mon fils ! se couvrit la figure de sa toge et se laissa frapper sans résister. Il reçut, dit-on, 23 blessures.

Les sénateurs s'enfuirent de la salle. Les conjurés vinrent sur la place montrer au peuple leurs poignards sanglants en criant que le tyran était mort. Mais le peuple aimait César, la foule accueillit les conjurés avec des menaces ; ils se réfugièrent au Capitole avec une troupe de gens armés. Quelques sénateurs vinrent les rejoindre.

Le lendemain Brutus descendit au Forum et parla au peuple ; on le laissa parler ; mais un autre conjuré se mit à parler mal de César. La foule cria. Les conjurés remontèrent au Capitole.

Le consul Antoine, le magister equitum Lépide s'étaient d'abord cachés. Ils reprirent courage. Lépide alla chercher une troupe de vétérans et l'amena dans Rome ; Antoine prit les papiers et le trésor de César (4.000 talents) et le trésor public. Avec ces soldats et cet argent, Lépide et Antoine devenaient les maîtres de Rome. Ils décidèrent d'agir de concert contre les conjurés.

Antoine convoqua le Sénat dans une salle entourée de soldats. Les sénateurs voulaient d'abord déclarer César tyran et ses actes abolis ; c'est été destituer tous les magistrats qui avaient été nommés par César. Cicéron proposa, — et le Sénat accepta, — de voter à la fois l'amnistie pour les meurtriers de César et la ratification des actes de César (on ajouta : pour le bien de la république).

Antoine fit lire au peuple le testament de César. Il léguait sa fortune à son neveu, au peuple son palais et ses jardins, à chaque citoyen une petite somme. Cette lecture augmenta la colère de la foule contre les meurtriers.

Puis vint la cérémonie des funérailles. Le bûcher était préparé au Champ de Mars. Mais Antoine fit exposer le cadavre de César sur un lit d'ivoire au Forum et lui-même, monté sur la tribune, fit au peuple un discours. La foule excitée mit le feu à la salle du Sénat, et, ramassant les débris du tribunal, des bancs, des javelots, des couronnes, improvisa sur le Forum un bûcher où fut brûlé le corps de César.

Les conjurés s'enfuirent de Rome ; Cassius en Syrie, Brutus en Macédoine. Un autre conjuré, Decimus Brutus, était dans sa province, la Gaule cisalpine.

La guerre commençait entre deux partis, les partisans de César, les meurtriers de César.

Octave. — L'héritier de César, fils de sa sœur, Octave, était un jeune homme de dix-neuf ans, maladif, pâle, médiocrement brave, mais ambitieux et prudent. Son oncle l'avait fait déjà sénateur, puis pontife. Il était alors en Épire.

Il arriva à Rome et déclara accepter le testament de César qui l'avait adopté et fait son héritier[4]. Antoine avait pris l'argent et refusa de le restituer, disant qu'il n'avait pas de compte à rendre à un jeune homme. Octave vendit les domaines de César, vendit ses propres biens, emprunta et réunit assez d'argent pour enrôler à ses frais 10.000 hommes. C'étaient surtout d'anciens soldats de César ; il promit à chacun 2.000 sesterces. Antoine n'en promettait que 400. Deux légions passèrent à Octave.

Un des conjurés, Decimus Brutus, était dans la Cisalpine avec son armée. Antoine alla l'assiéger dans Modène (44).

Octave se mit au service du Sénat ; Cicéron parla vivement en sa faveur et prononça contre Antoine plusieurs discours qu'il appela Philippiques, en souvenir des discours de Démosthène contre Philippe. Le Sénat donna à Octave le pouvoir d'un consul et le chargea, avec les deux consuls, d'aller débloquer Modène. Antoine fut vaincu et s'enfuit, mais les deux consuls furent tués (43).

Le Sénat, croyant n'avoir plus besoin d'Octave, lui ôta son commandement, pour le donner à Decimus Brutus, il lui refusa même le triomphe et l'argent qu'il demandait pour payer ses soldats.

Le triumvirat d'Octave, Antoine et Lépide. — Octave, abandonnant le parti du Sénat, arriva à Rome avec son armée, se fit élire consul, prit dans le trésor l'argent promis à ses soldats et fit faire des procès contre les meurtriers de César.

Pendant ce temps, Lépide et les gouverneurs d'Espagne et de Gaule avaient passé avec leurs troupes du côté d'Antoine ; Antoine revenait en Italie avec 23 légions. Octave, Lépide et Antoine résolurent de s'associer ensemble contre les conjurés. Ils se donnèrent rendez-vous dans une petite île au milieu d'une rivière près de Bologne, commencèrent par se fouiller l'un l'autre, et y passèrent trois jours à faire leurs arrangements. Puis ils firent lire le projet à leurs armées qui l'approuvèrent, et tous ensemble marchèrent sur Rome. Là ils firent voter au peuple ce qu'ils avaient convenu d'avance entre eux.

Ils furent nommés triumvirs pour organiser la République avec un pouvoir absolu pour cinq ans[5]. Ils eurent le droit de prendre dans le trésor de quoi distribuer à leurs soldats 5.000 deniers par tête. Une loi créa 18 colonies de vétérans en Italie, c'est-à-dire qu'on enleva aux habitants de 18 villes d'Italie leurs domaines, pour les donner à d'anciens soldats.

Puis les triumvirs publièrent des listes de proscrits : quiconque y était inscrit devait être mis à mort, celui qui apportait la tête d'un proscrit recevait un salaire. Chacun des triumvirs avait mis sur la liste ses ennemis personnels. Antoine y avait mis Cicéron qu'il détestait à cause des Philippiques. Cicéron, déjà en fuite, fut égorgé ; sa tête fut apportée à Antoine, qui la fit attacher sur la tribune du Forum.

On disait qu'Antoine avait regardé longuement cette tête eu riant aux éclats, et que sa femme Fulvie s'amusa à percer la langue de Cicéron avec une aiguille.

Les triumvirs étaient maîtres de Rome et de l'Occident. Mais les conjurés tenaient tout l'Orient, Cassius en Asie, Brutus en Macédoine, chacun avec une grande armée. Le général envoyé contre Cassius avait été cerné et s'était tué.

Antoine et Octave passèrent en Macédoine ; leurs armées montaient à 80.000 fantassins et 20.000 cavaliers. Cassius vint rejoindre Brutus ; leurs armées campèrent dans la grande plaine de Philippes, en communication avec la mer, par où arrivaient les provisions. L'armée des triumvirs manquait de vivres. Cassius voulait éviter la bataille, comptant sur la famine pour détruire l'armée ennemie. Mais Brutus s'inquiétait de voir ses soldats déserter pour passer du côté des triumvirs ; il fit décider de combattre.

Il se livra deux batailles à Philippes. Dans la première, Brutus mit en déroute l'armée d'Octave, pendant que l'armée d'Antoine enfonçait l'armée de Cassius et prenait son camp ; Cassius se tua. Dans la deuxième, les soldats de Cassius s'enfuirent et l'armée de Brutus fut écrasée. Brutus se tua (42).

Les triumvirs se partagèrent les provinces : Lépide eut l'Afrique ; Octave resta en Italie, pour distribuer les terres promises aux vétérans ; Antoine alla en Orient chercher l'argent promis aux soldats.

Ce fut un temps de misère. La distribution des terres ruinait une partie de l'Italie. Les propriétaires, dépouillés de leurs domaines, erraient sans moyens d'existence, ou résistaient par la force. Et cependant les 18 villes sacrifiées aux vétérans ne suffisaient pas pour les pourvoir tous.

Le trésor était vide, le pays ruiné ne pouvait plus payer les impôts.

Rome même souffrait de la disette. Pendant les dernières guerres, un fils de Pompée, Sextus Pompée, réfugié en Sicile, s'était formé une flotte de pirates ; il dominait la mer et ne laissait plus arriver à Rome les navires qui devaient apporter le blé de la Sicile et de l'Afrique. Le peuple de Rome fit des émeutes.

Antoine et Octave, délivrés de leurs ennemis communs, commençaient à se brouiller. La femme et le frère d'Antoine essayèrent une guerre en Italie ; puis Antoine revint en Italie chercher des troupes pour la guerre contre les Parthes ; Octave voulut l'arrêter. Mais les soldats ne voulaient plus se battre entre eux, ils forcèrent leurs chefs à se réconcilier, à Brindes. Antoine épousa Octavie, sœur d'Octave, et partagea les provinces avec son beau-frère (40).

Puis les Romains les obligèrent tous deux à faire la paix avec Sextus Pompée. Ils eurent une entrevue avec lui au bord de la mer, à Misène, sur une digue ; on lui donna le commandement de la flotte et de la côte, on lui promit le consulat et la Grèce (39). Cet arrangement ne dura pas longtemps. Antoine refusa de céder la Grèce à Pompée, Octave lui prit par trahison la Sardaigne. Puis il le fit attaquer en Sicile. Sa flotte fut détruite (36), Pompée s'enfuit en Asie, il fut pris et mis à mort (35). Son armée restait à Messine ; Lépide en prit le commandement et voulut garder pour lui la Sicile. Octave vint dans son camp, les soldats passèrent de son côté ; Lépide, abandonné de ses troupes, demanda grâce à Octave qui lui laissa sa fortune (36).

Il ne restait plus que deux maîtres, Octave en Occident, Antoine en Orient.

Antoine et Cléopâtre. — Depuis son arrivée en Asie, Antoine était dominé par une étrangère, la reine d'Égypte, Cléopâtre. C'était une femme petite, gaie, spirituelle, belle, avec une voix douce, et surtout très gracieuse. Elle avait déjà séduit César et en avait un fils, appelé Césarion.

Comme elle avait aidé Brutus et Cassius, Antoine lui ordonna de venir le trouver à Tarse pour se justifier, elle y vint et le charma.

Voici comment on racontait leur première entrevue. Cléopâtre arriva sur un navire qui avait des voiles de pourpre, des rames d'argent, une poupe d'or, et qui marchait au son des flûtes et des lyres. Elle-même, habillée en Vénus, était couchée sous un pavillon brodé d'or, auprès d'elle des enfants en Amours ; ses femmes vêtues en Nymphes tenaient le gouvernail et les cordages. Sur le navire brûlaient des parfums qui remplissaient Pair. La foule accourue à ce spectacle disait que Vénus venait rendre visite à Bacchus. Cléopâtre invita Antoine à souper sur son navire tout couvert de flambeaux.

Antoine s'éprit aussitôt de Cléopâtre, et la suivit à Alexandrie où ils passèrent plusieurs mois à s'amuser.

Cléopâtre, dit-on, ne quittait jamais Antoine ; elle jouait, buvait avec lui, l'accompagnait à la chasse et même dans les exercices militaires. La nuit, quand il s'amusait à courir les rues d'Alexandrie, déguisé en valet, elle le suivait déguisée en servante, et il leur arriva, dit-on, de recevoir ensemble des coups.

Ils avaient créé une société nommée De la vie inimitable, qui consistait à faire la plus grande dépense possible. — Il y avait dans la cuisine d'Antoine huit sangliers à la fois à la broche, pour qu'il y en eût toujours un cuit à point au moment où le maitre demanderait à dîner. — Cléopâtre trouva un moyen de dépenser en un seul repas une somme énorme, elle prit une perle de grand prix, la jeta dans un verre de vinaigre, l'y fit dissoudre et la but.

Antoine interrompit cette vie de plaisirs pour aller en Italie chercher des troupes ; les Parthes avaient envahi la Syrie avec l'aide d'un général romain du parti de Pompée ; un lieutenant d'Antoine les chassa (40-38). Antoine revint auprès de Cléopâtre en Syrie, il en repartit pour aller attaquer les Parthes, mais au retour, son armée, poursuivie par les cavaliers parthes, perdit 20.000 hommes (36).

Déjà il avait défendu à sa femme Octavie, la sœur d'Octave, de venir le rejoindre en Orient. Il vint à Alexandrie retrouver Cléopâtre. Là il prit le costume des rois d'Orient, une robe de pourpre et le diadème ; il fit frapper des monnaies avec la figure d'Antoine et de Cléopâtre.

Un jour, il fit dresser deux trônes d'or, un pour lui, un pour Cléopâtre, et devant la foule assemblée, proclama Cléopâtre reine des rois et ses deux jeunes fils rois des rois. Il déclara qu'il leur donnait, à l'un, l'Arménie, la Médie, le royaume des Parthes ; à l'autre, la Syrie, la Cilicie et la Phénicie. Pour la première fois, un général romain distribuait des provinces romaines à des princes étrangers.

Bataille d'Actium. — La conduite d'Antoine fit un tel scandale en Occident, que ses partisans même l'abandonnèrent. Octave l'accusa dans le Sénat de déshonorer le nom romain ; puis il détourna le testament d'Antoine et lut au Sénat les passages où il renouvelait le don de royaumes aux enfants de Cléopâtre et ordonnait qu'on l'enterrât non à Rome, mais à Alexandrie, dans le même tombeau que la reine. On commença à dire que Cléopâtre parlait déjà du jour où elle serait maîtresse du Capitole.

Quand Octave eut fini ses préparatifs, il déclara la guerre, non pas à Antoine. mais à Cléopâtre, reine d'Égypte (32). Ce fut une guerre de l'Orient contre l'Occident. Antoine avait réuni une flotte de 500 navires, une armée de 100.000 fantassins et 12.000 cavaliers.

Il vint passer l'hiver en Grèce avec Cléopâtre, pour attaquer l'Italie au printemps. Mais Octave débarqua en Grèce et commença à attaquer Antoine.

Les deux armées restèrent quelque temps en face l'une de l'autre, près de la côte d'Épire. Celle d'Antoine était la plus nombreuse, ses généraux lui conseillaient de combattre sur terre, mais Cléopâtre voulut une bataille sur mer et Antoine s'y décida.

Il avait 500 galères, la plupart à cinq rangs de rames (quelques-unes même à 7 ou 8), hautes, massives, lourdes à manœuvrer et pas assez de rameurs pour les garnir toutes ; il en fit, dit-on, brêler 140. Octave n'avait que 250 navires, plus petits, à 2 et 3 rangs de rames, beaucoup plus agiles et montés par des marins déjà exercés.

On se battit devant le promontoire d'Actium (septembre 31). La flotte d'Antoine sortit du détroit et s'avança en pleine mer ; les navires d'Octave, plus légers à la course, attaquèrent les gros vaisseaux ennemis un à un ; ils tournaient autour d'eux, leur jetant des flèches enflammées et des javelots.

Tout d'un coup on vit les 60 navires égyptiens hisser leurs voiles et s'en aller vers le sud. Cléopâtre s'enfuyait de la bataille. Antoine ne pouvait plus vivre sans elle, il la suivit jusqu'à Alexandrie.

On dit qu'en voyant s'éloigner les voiles de pourpre du navire de Cléopâtre, il ne pensa plus qu'à rejoindre la reine ; il monta sur une galère rapide, la rattrapa et passa à bord de son navire. Là il s'assit à la proue, et resta pendant trois jours la tête dans ses mains sans rien dire.

L'armée d'Antoine, abandonnée par son chef, se décida à passer à Octave. La guerre était finie.

Octave arriva devant Alexandrie. Antoine, abandonné par ses troupes, se tua. Cléopâtre, enfermée dans une tour, fut prise ; Octave voulait la garder vivante pour son triomphe, mais quelques jours après on la trouva morte sur son lit.

On dit que Cléopâtre avait essayé d'attendrir Octave ; elle le reçut dans une chambre ornée des bustes de César, lui montra les lettres de César, lui parla de la gloire de César. Octave l'écouta sans répondre, sans la regarder, et lui dit seulement : Femme, aie bon courage. Cléopâtre apprit que dans quelques jours on l'emmènerait à Rome. Elle s'écria : Non ! je ne serai pas menée en triomphe, et elle décida de se suicider. Comme on la surveillait pour l'empêcher de se tuer, elle se fit apporter un panier de figues dans lequel on avait caché un aspic, petit serpent venimeux. Elle se fit piquer au bras.

Octave fit mettre à mort les fils de Cléopâtre, prit son trésor et le distribua à ses soldats.

Fin du gouvernement républicain. — Octave, resté seul général, devenait le seul maître de l'empire. Ses pouvoirs de triumvir étaient expirés, mais il gardait l'autorité sans avoir besoin de titre.

Revenu à Rome (août 29), il ferma le temple de Janus ; il fut reçu avec enthousiasme, tout le monde était dégoûté de ces guerres civiles, on se réjouissait d'avoir enfin la paix. Le prix des terres doubla et l'intérêt de l'argent qui était à 12 % descendit à 4 %.

Le Sénat ordonna de mettre le nom du vainqueur dans les prières, de prêter serment de lui obéir, et lui donna le droit d'avoir devant sa maison une couronne et des branches de laurier. Il devint prince du Sénat (titre d'honneur porté par celui des sénateurs qui parlait le premier).

Octave fit le cens qui n'avait plus été fait depuis l'an 70 ; dans le Sénat il supprima une partie des sénateurs ; de la liste des chevaliers il raya ceux qui n'avaient plus la fortune exigée. Le chiffre des citoyens fut de 4 millions ; en 70 il n'y en avait encore que 450.000 ; depuis ce temps tous les habitants de la Gaule cisalpine jusqu'aux Alpes étaient devenus citoyens.

Octave alors remit son pouvoir au Sénat. Le Sénat le supplia de le reprendre. Il lui donna le commandement de toutes les armées et le pouvoir d'un proconsul sur les provinces, avec le nom d'imperator. Puis on inventa pour lui un titre nouveau, Auguste, c'est-à-dire vénérable, qui devint son nom (27).

On ne supprimait pas les anciens pouvoirs, magistrats, assemblée, Sénat. Mais Auguste, empereur, chef de l'armée, devenait le chef absolu. Le gouvernement républicain du Sénat et du peuple faisait place au gouvernement impérial.

 

 

 



[1] On expliqua plus tard que César avait compté sur la vanité de ces jeunes nobles qui auraient peur d'exposer leur jolie figure aux cicatrices. Il est probable que César avait des raisons plus sérieuses.

[2] Le descendant du vieux Caton se suicida à Utique ; de là le surnom de Caton d'Utique sous lequel il est resté célèbre.

[3] Le mois de juillet a pris le nom de César (Julius) ; il s'appelait auparavant Quintilis (le cinquième).

[4] Il porta désormais le nom de son oncle et s'appela C. Julius Cæsar Octavianus.

[5] C'était un titre nouveau ; César, Pompée et Crassus ne s'appelaient pas officiellement triumvirs.