HISTOIRE NARRATIVE ET DESCRIPTIVE DU PEUPLE ROMAIN

 

CHAPITRE XIII. — MARIUS.

 

 

Marius. — Deux ans après la mort de Caïus Gracchus, le peuple élut tribun de la plèbe Marius (119). Ce n'était pas un noble ; il venait d'une petite ville du Latium, Arpinum ; il avait vécu comme les anciens Romains, en paysan et en soldat : il n'avait pas appris à lire et ne savait pas le grec. La grande famille des Metellus le protégeait et le fit élire tribun.

Marius prit parti contre les nobles. Les candidats avaient l'habitude de se tenir sur les ponts par lesquels passaient les électeurs pour aller déposer leur suffrage, afin de les surveiller. Marius proposa une loi pour faire rétrécir les ponts. Le consul lui ordonna de venir au Sénat ; Marius y vint, menaça le consul de le faire arrêter. La loi fut votée.

Quand Marius se présenta pour être édile, les nobles l'empêchèrent de passer. Il fut élu préteur le dernier ; on lui fit un procès pour avoir acheté les suffrages, il ne fut acquitté qu'à égalité des voix. Après sa préture, il fut envoyé en Espagne.

Il se réconcilia alors avec les nobles, et Metellus élu consul l'emmena avec lui pour faire la guerre en Afrique.

Guerre contre Jugurtha. — Le pays à l'ouest de la province d'Afrique était habité par les Numides, peuple de cavaliers, chasseurs et bergers, probablement ancêtres des Kabyles d'aujourd'hui (car ils parlaient la même langue). Ils s'étaient rendus célèbres dans les guerres puniques par leur habileté à combattre à cheval avec l'arc et la lance.

Le roi des Numides, comme son ancêtre Massinissa, était l'allié de Rome. Son neveu Jugurtha servit dans l'armée qui assiégeait Numance. Scipion remarqua son courage.

On dit même qu'il écrivit au roi des Numides : Votre Jugurtha a montré la plus grande valeur. S'il ne dépend que de moi, il sera l'ami du Sénat et du peuple romain ; il est digne de vous et de Massinissa.

Le roi, en mourant, partagea son royaume entre ses deux fils et son neveu Jugurtha (118). Les trois princes se brouillèrent, Jugurtha en fit assassiner un (117). Le Sénat partagea le royaume entre Jugurtha et l'autre. Mais, après quelques années de paix ils se firent la guerre et Jugurtha finit par assiéger son cousin dans Cirta, ville forte bâtie sur un rocher entouré de précipices (aujourd'hui Constantine).

Le Sénat envoya des députations ordonner à Jugurtha de cesser la guerre. On ne sut pas bien ce qui s'était passé entre lui et les envoyés ; mais au bout de quelques mois la famine força les défenseurs de Cirta à se rendre. Jugurtha fit mettre à mort le roi, son cousin. Un consul vint avec une armée, Jugurtha ne résista pas, il alla trouver le consul et traita avec lui ; il livra trente éléphants et de l'argent (112).

A Rome, le peuple commença à croire que les nobles avaient reçu de l'argent de Jugurtha. Un tribun, Memmius, parla contre les nobles, et le peuple ordonna à Jugurtha de venir à Rome s'expliquer. Il vint dans l'assemblée du peuple, mais un autre tribun, probablement payé par lui, déclara qu'il lui défendait de parler. Il y avait alors à Rome un autre prince numide, petit-fils de Massinissa ; le peuple romain voulait lui donner le royaume, Jugurtha le fit assassiner. Le Sénat ordonna alors à Jugurtha de quitter la ville et Rome lui déclara la guerre (110).

On racontait que dès le temps où il combattait dans l'armée romaine en Espagne, Jugurtha avait reconnu la vénalité des nobles : A Rome, disait-il, tout est à vendre. — On disait aussi qu'en sortant de Rome il s'écria : Ô ville à vendre, si elle trouvait un acheteur !

L'armée envoyée contre Jugurtha fut affaiblie par les pluies d'hiver, puis se laissa surprendre et cerner dans son camp, et fut forcée de se rendre. Jugurtha la fit passer sous le joug et la relâcha à condition qu'elle sortirait de son royaume avant dix jours.

Le Sénat cassa le traité, et le tribunal condamna quatre anciens consuls pour s'être laissé acheter. Metellus, consul, fut envoyé commander l'armée d'Afrique. Il commença par réhabituer les soldats à la discipline ; puis il entra dans le sud de la Numidie et se mit à ravager le pays, brûlant les maisons et les récoltes, massacrant les habitants (109).

Au bout d'un an, Jugurtha demanda la paix. Metellus la promit, mais lui imposa pour condition de livrer ses éléphants, ses chevaux, ses armes, les déserteurs romains et de payer 200.000 livres d'argent. Jugurtha livra tout. Alors Metellus exigea qu'il vînt se rendre lui-même ; Jugurtha préféra recommencer la guerre. Metellus fit enterrer les déserteurs romains jusqu'à mi-corps et les fit tuer à coups de flèches.

La campagne fut rude. L'armée traversa des déserts de sable brûlant, attaquée brusquement par les cavaliers numides. Marius se rendit populaire en partageant les fatigues des soldats ; il dormait sur la terre nue, il aidait à faire les retranchements et les palissades.

Quand approcha le moment des élections, Marius demanda à Metellus la permission d'aller à Rome se présenter pour être élu consul. Metellus refusa d'abord : Il sera assez tôt quand mon fils aura l'âge. Ce fils avait 20 ans et l'âge du consulat était 40 ans. Marius ne pardonna pas cette moquerie. Il parvint à obtenir son congé, douze jours avant les élections. Il arriva à Rome juste à temps pour être élu consul, et le peuple le chargea d'aller commander la guerre contre Jugurtha (107).

Marius fit alors une chose nouvelle. On n'enrôlait dans les légions que des citoyens possesseurs au moins d'un petit bien ; les pauvres n'y étaient pas admis. Marius accepta tous ceux qui se présentèrent, même les pauvres qui ne possédaient rien du tout. Il y eut désormais des citoyens qui se firent un métier d'être soldats et on prit l'habitude de les garder vingt-cinq ans au service.

La guerre dura encore plus d'un an. Jugurtha se retira dans le désert, puis chez son beau-père et son voisin, Bocchus, roi de Mauritanie, qui revint avec lui en Numidie ; l'armée romaine faillit encore être prise. Mais Bocchus aima mieux traiter avec les Romains ; il leur fit proposer la paix, offrant de livrer Jugurtha si Rome lui faisait de bonnes conditions.

Marius envoya son questeur Sylla, jeune noble, s'entendre avec Bocchus. Ils trompèrent Jugurtha : sous prétexte de le faire traiter avec les Romains, Bocchus le décida à venir sur une colline ; des guerriers embusqués se jetèrent sur lui et le prirent vivant. Rome paya Bocchus en lui donnant une partie du royaume de Numidie (106).

Un an plus tard, Marius célébra à Rome son triomphe, Jugurtha y figurait. Puis on le mena dans un cachot souterrain, on l'y enferma nu et on l'y laissa mourir de froid et de faim (104).

Les licteurs qui l'amenèrent à la prison déchirèrent sa robe et lui arrachèrent, dit-on, le bout des oreilles pour lui prendre ses boucles. On racontait aussi que Jugurtha, devenu fou pendant la marche du triomphe, se croyait dans un bain et disait : Que vos étuves sont froides !

Invasion des Cimbres et des Teutons. —Au moment où finissait la guerre de Jugurtha, Rome était menacée d'un grand danger.

Deux peuples, les Cimbres et les Teutons, partis du nord de l'Allemagne, s'étaient mis en marche à travers l'Europe pour chercher à s'établir.

Ils emmenaient tout avec eux, leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs, leurs troupeaux et leurs chiens, leur mobilier dans des chariots couverts de cuirs, traînés par des bœufs. Ils étaient grands, blonds, avec des yeux bleus et mangeaient de la viande crue.

Ils arrivèrent d'abord dans le pays au sud du Danube, le Norique, et demandèrent aux habitants de leur céder une partie de leurs terres. Une armée romaine vint au secours des habitants ; le général ordonna aux envahisseurs de respecter les alliés de Rome. Les Cimbres lui envoyèrent répondre qu'ils ne savaient pas les gens du Norique alliés des Romains et qu'ils allaient s'éloigner. Le général en conclut qu'ils avaient peur, fit reconduire leurs envoyés par un chemin détourné et, avant que les Cimbres fussent avertis, les attaqua brusquement ; mais il fut battu et son armée détruite (113).

Les Barbares n'essayèrent cependant pas d'attaquer l'Italie. Ils tournèrent à l'ouest et envahirent la Gaule, entraînant avec eux d'autres peuples qui n'étaient pas de leur race. Ils y restèrent quatre ans à ravager et à piller.

On disait que dans les villes assiégées les défenseurs affamés avaient mangé les non-combattants.

En s'avançant dans la Gaule, les Barbares arrivèrent enfin sur le Rhône, dans la Province romaine. Une armée romaine fut battue (109) ; une autre fut battue, cernée et forcée de passer sous le joug (107). Une troisième fut vaincue et le général fait prisonnier. Enfin, près d'Orange, deux armées romaines campées séparément, parce que les deux généraux étaient brouillés, furent exterminées l'une après l'autre (105). Il périt, dit-on, 80.000 soldats. C'était la cinquième armée romaine détruite. Les Cimbres avaient promis leur butin à leurs dieux ; ils tuèrent les prisonniers, jetèrent dans le Rhône l'or et l'argent, brûlèrent les armes, les cuirasses, les boucliers et les chars.

On crut à Rome que les Barbares allaient marcher droit sur l'Italie, et le peuple effrayé, n'ayant plus confiance qu'en Marius, l'élut consul (104). Marius, revenu d'Afrique, partit pour commander l'armée qui défendait la Province. Mais les Cimbres et les Teutons, au lieu d'attaquer l'Italie, se détournèrent sur l'Espagne où ils passèrent deux ans.

Pendant ces deux ans, Marius resta à la tête de l'armée ; contrairement à la loi, le peuple l'élut consul trois années de suite. Il eut le temps d'exercer ses hommes ; il leur fit faire de longues marches, chargés de leurs armes et de leurs objets ; il les habitua à préparer eux-mêmes leur nourriture ; il leur fit apprendre l'escrime à l'épée qu'on enseignait dans les écoles des gladiateurs, exercice fort utile pour des combats où l'on se battait corps à corps. Le javelot des légionnaires, le pilum, avait l'inconvénient que l'ennemi pouvait le ramasser et s'en servir contre les Romains ; Marius fit remplacer une des chevilles de fer qui fixaient la pointe au manche par une cheville de bois ; en touchant l'ennemi, cette cheville se cassait et le pilum ne pouvait plus servir, à moins d'être réparé.

Pour occuper ses hommes, Marius fit creuser un canal entre le Rhône et la mer ; les navires pouvaient ainsi éviter l'embouchure du Rhône, toujours encombrée de sable et de gravier.

Défaite des Teutons (102). — Enfin les Barbares revinrent d'Espagne. Ils s'étaient séparés en deux armées. Les Cimbres traversaient la Gaule et allaient sur le Danube pour descendre en Italie par le nord. Les Teutons et un autre peuple, les Ambrons, suivaient la côte de la Méditerranée pour entrer en Italie par l'ouest. Ils avaient pris le chemin le plus court et arrivèrent un an avant les Cimbres.

Les soldats de Marius, établis dans les environs d'Aix, virent camper en face d'eux des guerriers de haute taille, à la figure sauvage, qui poussaient un cri de guerre inconnu et les provoquaient au combat.

Marius ne voulut pas risquer une bataille, il préférait habituer d'abord ses soldats à l'aspect effrayant des Barbares. Il avait avec lui une femme de Syrie, Marthe la prophétesse, qui dirigeait les sacrifices, vêtue d'une robe de pourpre, tenant à la main une pique entourée de bandelettes et de guirlandes de fleurs. Marius la consultait sur l'avenir et disait aux soldats qu'elle avait prophétisé le jour et l'endroit où il serait vainqueur.

Les Teutons, voyant les Romains enfermés dans leur camp, décidèrent de les y laisser et de marcher sur les Alpes. Pendant six jours, ils défilèrent devant le camp romain, se moquant des soldats, leur demandant : N'avez-vous rien à faire dire à vos femmes ? Nous serons bientôt près d'elles. Quand ils eurent passé, Marius les suivit, en ayant soin de faire camper son armée dans des positions faciles à défendre.

Arrivé près d'Aix, Marius campa sur une colline en face des Barbares ; les valets des Romains descendirent chercher de l'eau à un torrent qui coulait près de l'ennemi. Les Barbares étaient dans leur camp, formé par leurs chariots, occupés à se baigner, à manger, à boire et à fourbir leurs armes. Derrière leurs chariots se tenaient leurs prêtresses, vêtues de blanc avec des ceintures de fer. Quelques-uns vinrent attaquer les Romains ; on commença à se battre. Les Ambrons (30.000 guerriers, dit-on), excités par le vin, se formèrent en bataille et s'avancèrent en frappant leurs armes sur leurs boucliers et en criant : Ambrons ! Ambrons ! Mais en passant le torrent, ils rompirent leurs rangs ; avant qu'ils eussent le temps de se reformer, les Romains, descendant la colline en courant, les chargèrent, les mirent en déroute et les massacrèrent dans le torrent. Ceux qui échappèrent s'enfuirent vers leur camp, formé par leurs chariots ; leurs femmes, furieuses de les voir fuir, sortirent avec des épées et des haches et se mirent à frapper sur eux et sur les ennemis qui les poursuivaient ; elles se jetaient sur les Romains, leur arrachaient leurs boucliers et leurs épées et se faisaient massacrer sans reculer.

Les Romains remontèrent le soir sur leur colline ; ils y restèrent toute la nuit suivante, très inquiets, sans oser bouger ; ils n'avaient pas eu le temps de creuser le fossé de l'enceinte autour de leur camp ; ils entendaient les Barbares pleurer leurs morts avec des cris semblables à des mugissements, mêlés à des malédictions, et ils craignaient d'être attaqués.

Mais les Teutons passèrent toute la journée suivante à se préparer et Marius eut le temps d'envoyer 3000 hommes se cacher derrière leur camp, dans des ravins couverts de bois.

Le lendemain, à l'aube, il fait ranger ses légions en bataille devant le camp. Les Teutons, pressés de se venger, s'arment à la hâte et montent la colline pour attaquer. Sur l'ordre de Marius, les Romains attendent immobiles que l'ennemi arrive à portée ; alors ils lancent leurs javelots, mettent l'épée à la main et chargent en poussant les assaillants avec leurs boucliers. Les Barbares, poussés sur une pente glissante, sont rejetés dans la plaine. Au moment où ils vont se remettre en bataille, ils entendent des cris ; ce sont les 3.000 Romains sortis de leur embuscade qui les attaquent par derrière. Chargés de deux côtés à la fois ils prennent peur et se sauvent. Tous sont massacrés ou faits prisonniers.

Il resta, disait-on, tant de cadavres à pourrir sur le sol que la terre en fut engraissée et donna de meilleures récoltes, et pendant longtemps les habitants purent enclore leurs vignes avec les ossements des morts.

Marius fit rassembler les armes et les dépouilles des Barbares en un tas énorme sur un bûcher ; puis, devant ses soldats couronnés de lauriers, lui-même, vêtu de pourpre, mit le feu au bûcher (102).

Le roi Teutobocus fut pris en traversant la Gaule et amené enchaîné. C'était un géant ; il sautait par-dessus six chevaux rangés de front.

Défaite des Cimbres (101). — Les Cimbres avaient traversé les Alpes par le nord et descendaient en Italie le long de l'Adige. Le consul Catulus, envoyé pour les arrêter, se retrancha au bord de l'Adige, fit fortifier les deux rives et bâtir un pont. On était en hiver.

Les Cimbres vinrent camper en face des Romains. Pour faire voir leur force et leur audace, ils s'amusaient à grimper en haut d'une montagne escarpée, s'asseyaient sur leurs boucliers et se laissaient glisser du haut en bas sur la pente ; ou bien ils se roulaient nus dans la neige et montraient leurs grands corps blancs. Ils jetèrent dans la rivière des troncs d'arbres et des blocs de rochers qui, entraînés par le courant, vinrent ébranler le pont. Les soldats romains effrayés abandonnèrent leur camp ; Catulus, pour déguiser leur fuite, fit aussitôt lever le camp et courut se mettre à la tête des soldats en retraite. Les Cimbres descendirent jusque dans la plaine d'Italie.

Marius, élu consul une cinquième fois, vint rejoindre Catulus : leurs deux armées se réunirent. Les Cimbres, pour attaquer, attendaient l'arrivée des Teutons.

On dit qu'ils envoyèrent demander à Marius des terres pour eux et leurs frères. Marius leur demanda : De quels frères parlez-vous ? Les envoyés répondirent : De nos frères les Teutons. Ne vous inquiétez plus de vos frères, reprit Marius en riant, ils ont la terre que nous leur avons donnée et ils la garderont à jamais. Les envoyés irrités lui dirent qu'il serait puni par eux d'abord, puis par les Teutons quand ils seraient arrivés. Ils sont arrivés, répliqua Marius, et vous aller les saluer. Et il fit amener les rois des Teutons chargés de chaînes.

Les Cimbres firent demander à Marius de fixer un jour et un endroit pour la bataille. Marius répondit que ce n'était pas l'usage des Romains de prendre conseil de leurs ennemis pour le moment de combattre ; mais qu'il acceptait et leur donnait rendez-vous dans trois jours.

La bataille se donna dans une plaine près de Verceil. L'armée de Catulus était rangée au centre, celle de Marius sur les deux ailes. Les Cimbres rangèrent leur infanterie en phalange carrée, sur une longueur de plus de 5 kilomètres. Pour rendre leur masse plus solide, ceux des premiers rangs s'étaient attachés les uns aux autres par des chaînes accrochées à leurs baudriers. Leurs cavaliers, couverts d'une cuirasse de fer et d'un bouclier étincelant, armés de deux javelots et d'une longue épée pesante, portaient sur la tête des mufles de bêtes sauvages la gueule ouverte, et surmontés de hauts panaches qui les faisaient paraître encore plus grands. Ces cavaliers chargèrent, mais en tournant vers la droite pour prendre les Romains entre eux et leur infanterie. Les soldats romains, les croyant en fuite, se mirent à les poursuivre. La phalange timbre se mit en marche. Marius, dans ce danger, se lava les mains, les éleva au ciel et promit aux dieux une hécatombe.

On était en été. Le mouvement des deux armées fit lever un nuage de poussière si épais que des deux côtés on cessa de se voir. On se battit au hasard. Les Cimbres, peu habitués à la chaleur, suaient, haletaient, se couvraient la figure de leurs boucliers ; ils finirent par succomber à la fatigue. Les Romains massacrèrent sur place les guerriers retenus par leurs chaînes. En poursuivant les autres, ils arrivèrent devant le camp des Barbares. Là les femmes des Cimbres, folles de douleur, vêtues de noir, montées sur les chariots, tuaient les fuyards, étouffaient leurs enfants et se tuaient pour ne pas être prises. On vit des hommes, faute d'arbre pour se pendre, se passer au cou un nœud coulant et l'attacher aux cornes d'un bœuf, puis piquer le bœuf pour le faire courir jusqu'à ce qu'ils fussent étranglés.

Le peuple entier fut massacré ou pris (101).

Émeutes dans Rome. — Marius, regardé comme le sauveur de l'Italie, reçut du peuple le titre de troisième fondateur de Rome et fut élu consul pour la sixième fois. Il était devenu le maître du gouvernement, deux chefs du parti des populares l'avaient aidé, et furent élus, en même temps : Saturninus tribun de la plèbe, Glaucia préteur.

Ils reprirent la réforme de Caïus Gracchus et proposèrent plusieurs lois : 1° Une loi décidait de reprendre les terres que les Cimbres venaient de ravager pour les distribuer à des citoyens et aussi à des Italiens. — 2° Une loi ordonnait de vendre à chaque citoyen une certaine quantité de blé à un prix très bas (moins d'un as par boisseau). — 3° Une loi ordonnait de créer des colonies pour les vétérans, c'est-à-dire les anciens soldats de l'armée de Marius ; on devait donner à chacun 100 arpents de terre.

Les nobles résistèrent. Un tribun déclara qu'il s'y opposait. Saturninus fit voter malgré le veto de son collègue. On se battit dans l'assemblée. Les partisans du Sénat brisèrent les urnes, les vétérans de Marius chassèrent leurs adversaires de la place et les lois furent votées. On décida que tous les magistrats et les sénateurs devraient jurer dans les cinq jours de les observer. Marius promit au Sénat de ne pas jurer ; puis, le jour venu, il prêta serment le premier. Les sénateurs firent comme lui ; seul Metellus, le vainqueur de Jugurtha, refusa, et fut condamné à l'exil.

Saturninus et Glaucia furent alors les maîtres de Rome ; ils faisaient voter l'assemblée à leur gré en envoyant sur la place du vote des gens armés. Ils firent assommer en pleine rue un candidat qui leur déplaisait.

Le peuple irrité se tourna contre eux. Le Sénat chargea Marius de les combattre ; Marius n'osa pas refuser et les attaqua. Saturninus et Glaucia, avec une bande de gens armés, s'établirent au Capitole. On coupa les conduites d'eau et on les obligea ainsi à se rendre. Glaucia fut massacré. On avait enfermé Saturninus dans la salle du Sénat ; la foule monta sur le toit, enleva les tuiles et l'assomma à coups de pierres. On promena sa tête au bout d'une pique (100).

Les lois furent abrogées, Metellus rappelé d'exil et le Sénat reprit le pouvoir.

Guerre sociale. — Les habitants de l'Italie, excepté les peuples des environs de Rome, n'étaient pas encore devenus citoyens romains. Depuis 241, Rome n'avait plus créé de nouvelle tribu. Les Italiens restaient dans la condition d'alliés, c'est-à-dire de sujets obligés de combattre sous les ordres des Romains. Depuis deux siècles, ils servaient à leurs frais dans les armées romaines et ne pouvaient ni devenir officiers supérieurs, ni être élus magistrats, ni même voter dans les assemblées ; ils restaient soumis aux magistrats romains qui pouvaient les faire battre de verges et mettre à mort sans jugement. Ils partageaient les dangers et les dépenses, et n'étaient pas admis aux honneurs et aux pouvoirs. Comme autrefois les plébéiens avec les patriciens, ils commencèrent à réclamer l'égalité avec les Romains.

Caïus Gracchus avait essayé de leur faire accorder le droit de cité. Après lui, son parti proposa encore des réformes de ce genre. Mais le parti du Sénat les combattit toujours ; il fit voter des lois pour interdire aux alliés de s'établir dans Rome, et finit par ordonner une enquête pour découvrir ceux qui cherchaient à se faire passer pour citoyens (95).

En ce temps, les sénateurs et les chevaliers se disputaient le droit de fournir les juges dans les procès criminels. Un jeune tribun, Drusus, soutenu par le Sénat, présenta des lois pour satisfaire tous les partis. Il s'entendit aussi avec les alliés et proposa une loi qui les déclarait citoyens romains.

On racontait qu'une troupe de 10.000 alliés (des Marses) portant des armes cachées, marcha sur Rome par des sentiers détournés. Un ancien consul Domitius les rencontra et demanda à leur chef où ils allaient : Je vais à Rome où le tribun nous appelle. Domitius leur dit que le Sénat était décidé à leur accorder le droit de cité, et leur persuada de s'en retourner.

Le consul voulut empêcher de voter la loi ; l'appariteur du tribun prit le consul à la gorge. La loi fut votée. Mais Drusus mourut subitement ; on crut qu'il avait été assassiné. Le Sénat déclara ses lois nulles, et on commenta à poursuivre les alliés ses partisans (91).

Les alliés étaient armés, beaucoup venaient de combattre sous les ordres de Marius. Puisque les Romains leur refusaient le droit de cité, ils résolurent de le conquérir. Alors commença la guerre sociale, ainsi nommée parce que Rome la fit contre ses alliés (socii).

Les alliés qui se révoltèrent furent les montagnards des Apennins, braves, belliqueux, habitués à une vie simple : au sud, les Samnites, restés ennemis de Rome ; au nord, les Marses, si connus pour leur courage qu'un proverbe disait : Qui pourrait triompher des Marses ou sans les Marses ?

Ils commencèrent par s'entendre entre eux ; pour s'engager mutuellement, les peuples s'envoyèrent des otages les uns aux autres. Un proconsul romain apprit que la ville d'Asculum avait donné des otages à une autre ville ; il vint au milieu du peuple d'Asculum, rassemblé pour une fête, et le menaça ; les habitants le massacrèrent, lui et tous les citoyens romains. Les alliés envoyèrent ensuite à Rome réclamer le droit de cité. Le Sénat refusa, et fit voter une loi pour ordonner une enquête contre les Romains accusés d'avoir préparé la révolte.

Les alliés alors se détachèrent des Romains ; ils organisèrent un gouvernement séparé, sur le modèle de Rome ; deux consuls, douze préteurs, un Sénat de cinq cents membres. Ils choisirent une capitale, la ville de Corfinium, qu'ils nommèrent Italia. Les Samnites frappèrent des monnaies avec des inscriptions en langue osque. Une de ces pièces représente le taureau (samnite) éventrant la louve (romaine).

On fut très inquiet à Rome ; on mit des sentinelles aux portes et sur le rempart, et tous les citoyens prirent le manteau de guerre. Rome avait pour elle toutes les provinces, et une partie de l'Italie, au sud, les Grecs, au nord, les Ombriens et les Étrusques.

La guerre se fit de deux côtés ; de chaque côté, un consul romain commandait en chef avec cinq légats ou préteurs romains ; en face, un consul italien commandait avec six préteurs ; et chacun de ces chefs avait son armée. Au nord, le commandant en chef, un Marse, Pompedius Silo, défendait les montagnes contre les armées romaines. Au sud, le commandant en chef, un Samnite, Papius Mutilus, attaquait la Campanie.

La première année (90), la guerre tourna à l'avantage des alliés ; au nord, ils repoussèrent les Romains ; au sud, les Samnites conquirent la Campanie. Il ne restait plus assez de soldats pour défendre le Latium ; contrairement à tous les usages, Rome enrôla dans les légions des affranchis.

Le droit de cité étendu aux Italiens. — Les alliés du nord restés fidèles à Rome, les Étrusques, les Ombriens, commençaient à s'agiter. On apprenait des révoltes en Espagne, dans la Provincia, en Asie. Les Romains effrayés se résignèrent à céder.

Une loi accorda le droit de cité à tous les peuples alliés d'Italie qui ne s'étaient pas révoltés, à condition d'adopter les lois romaines (90).

Contre les alliés révoltés la guerre continua, et Rome fut victorieuse. Les Romains entrèrent dans les montagnes, soumirent les Marses et assiégèrent Asculum.

Un chef, Judacilius, essaya de débloquer la ville ; ayant échoué, il entra dans Asculum, prépara un bûcher, invita ses amis à un banquet, monta sur le bûcher et le fit allumer.

Le consul prit Asculum, fit décapiter les principaux habitants et chassa les autres nus hors de la ville.

Pompedius Silo fut tué dans une bataille. Tous les révoltés se soumirent, excepté une armée samnite qui continua la guerre dans les montagnes.

Les Romains, alors, votèrent une loi qui donnait le droit de cité à tous les Italiens (89). Ils accordaient après la victoire ce qu'ils avaient refusé avant. Mais cette guerre inutile avait fait périr les meilleurs soldats de l'armée romaine et achevé de détruire la population libre de l'Italie.

Marius avait commandé une armée dans cette guerre. Mais, vieux et malade, il ne s'était fait remarquer que par son manque d'énergie. Il cessa d'être regardé comme le meilleur général de Rome.