HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME HUITIÈME

 

 

CONSTANTIN, SEUL EMPEREUR (An de Rome 1066. — De Jésus-Christ 313)

LE repos de Constantin fut plus actif ; et le rendit encore plus célèbre que sa vie belliqueuse : les armes à la main il n’avait fait que des conquêtes ; maître paisible de l’empire, il changea le gouvernement, les lois et la religion.

Tant qu’il avait partagé le pouvoir suprême avec des rivaux aussi puissants que lui, qui défendaient les dieux de l’Olympe et les anciennes institutions, il s’était borné sagement à protéger le christianisme, et, à réparer par de justes lois les malheurs de dix ans de tyrannie. Rome, dit un historien de ce temps, ressemblait, sous le joug de Maxence, à une vaste prison, dont Constantin ouvrit les portes. Depuis son triomphe, on y avait vu apparaître la justice, la tolérance, l’ordre et la paix. Tous les hommes de mérite qui avaient combattu contre lui s’étaient vus élevés aux plus hauts emplois ; les prétoriens, licenciés avaient été placés dans les différents corps de l’armée : il n’avait déployé sa sévérité que contre le vice, la débauche, et la délation, qu’il appelait une peste publique. Si les chrétiens lui durent la fin de leurs souffrances, il les protégea sans les venger ; respecta, dans les premiers temps, l’ancien culte, et prit même le titre de souverain pontife : il ne supprima que les sacrifices qui outrageaient la nature, et ne défendit que le charlatanisme des aruspices qui, dans les époques de calamités, s’introduisaient dans toutes les maisons, et satisfaisaient leur avarice aux dépens de la crédulité. On ne put alors lui reprocher que deux actes imprudents ; il exempta les clercs de tout service public, de tout emploi onéreux, et révoqua la loi portée contre le célibat. Comme l’empire était appauvri et dépeuplé, ces deux édits qui, empêchèrent les mariages, et attirèrent dans l’église une foule d’oisifs, produisirent en peu de temps de funestes résultats.

Cependant, après tant d’années de violence, de guerres civiles, de persécutions, on devait bénir le règne d’un empereur qui se conduisait avec tant de modération et de générosité, qui voulait, disait-il, marcher sur les traces de Claude second, son oncle, et de Marc-Aurèle, et dont la maxime favorite était que, vu l’imperfection des hommes, on devait plutôt consulter en les gouvernant la douce équité que la stricte justice.

Un de ses édits chargeait le trésor public de la subsistance de tous les enfants que leurs parents ne pourraient nourrir. Un autre invitait tous les citoyens à venir sans crainte accuser devant lui les commandants, les administrateurs, les magistrats dont ils auraient éprouvé quelque injustice, leur promettant d’examiner lui-même leurs griefs et d’y faire droit.

Opposé dans ce temps à toute réaction, il disait à ceux qui demandaient qu’on fît périr leurs persécuteurs : La religion veut qu’on souffre la mort pour elle, et défend de la donner.

Les dix premières années de son règne furent celles d’un grand prince ; les païens se plaignaient alors de lui sans fondement ; l’empereur protégeait la plus précieuse liberté pour l’homme, celle de la conscience ; et si leurs regards étaient blessés en voyant dans la place publique la statue de Constantin portant une croix à la main, ils devaient s’en consoler en regardant celles de leurs dieux, debout dans leurs temples, et entourées d’offrandes et d’encens.

Mais lorsque ce prince se vit maître du monde et sans concurrent, son zèle pour la religion, à laquelle il attribuait tous ses succès, n’eut plus de bornes ; sa passion pour l’autorité ne voulut plus reconnaître de limites.

L’empire semblait partagé entre deux peuples. L’un défendait ses institutions et ses divinités, l’autre ne voulait qu’un maître et qu’un Dieu.

Le génie ardent de Constantin se déclara ouvertement pour le parti le plus favorable à son ambition et à sa croyance. Ces deux passions lui firent croire que la constitution d’un état si ancien, si corrompu, avait besoin d’une entière régénération. Il ignorait, comme le remarque Montesquieu, que, si les réformes sont salutaires, les révolutions sont funestes ; que les empires sont de grandes masses qui ne se soutiennent plus que par leur poids et par l’union de leurs parties saines ou vicieuses. Ils s’écroulent dès qu’une main téméraire veut toucher au vieux ciment qui les finit.

L’empereur, offensé de toute résistance, soutint la vérité par les armes de l’erreur, par la violence : bravant l’opinion publique, les mœurs, les antiques lois, il ne se contenta pas de proscrire ces combats de gladiateurs qui entretenaient non le courage, mais la férocité du peuple romain, de supprimer les fêtes scandaleuses où l’on se livrait à la débauche et à l’ivresse au nom des dieux ; il ordonna de cesser tout travail le dimanche, il ferma les temples, interdit les sacrifices et renversa les idoles. Les privilèges des vestales furent transférés aux vierges chrétiennes ; la liberté donnée aux conciles, fut enlevée au sénat ; les évêques, apôtres de la pauvreté et de l’humanité, obtinrent des palais, acquirent des richesses ; le clergé jouit d’exemptions injustes qui firent de faux prosélytes ; la contrainte produisit de feintes conversions ; l’ambition et le luxe pénétrèrent dans l’église.

On vit bientôt des courtisans hypocrites courir à la fortune sous le manteau de la piété, et des pontifes ambitieux et ardents, faire de la chaire de vérité un théâtre de discorde, comme l’avait été autrefois la tribune.

Tout changea dans le monde, intérêts, mœurs, opinions et langage : la discussion des affaires ecclésiastiques remplaça celle des affaires publiques : on  ne chercha plus l’autorité sur la terre, mais dans le ciel.

Dès que l’ardeur du zèle religieux devint un moyen de crédit et de puissance plus certain que l’amour de la patrie, que l’importance des services, que l’éclat des actions, chacun voulut s’en emparer, chacun disputa de ferveur.

La religion, auguste et simple, semblait offrir peu d’espérance à l’ambition qu’elle méprise, à l’intrigue qu’elle condamne, à l’orgueil qu’elle proscrit : mais les passions humaines cherchèrent à couvrir de nuages, la simplicité des dogmes ; ils furent exagérés par quelques rigoristes sombres, obscurcis par quelques platoniciens subtils ; on éleva des questions insolubles sur des mystères que la raison chrétienne doit respecter sans les approfondir : chacun soutint les vérités avec passion, l’erreur avec acharnement ; et les sectes naquirent.

On vit d’abord celle de Donat ; elle dut son origine à la condamnation de quelques prêtres qui, dans le temps de la persécution, avaient abandonné aux profanes les livres saints ; celle des Circoncellions, ennemie de toute propriété, et qui soutenait que la religion avait ordonné la communauté des biens ; celle d’Arius, qui niait la divinité de Jésus-Christ, et, le regardait comme inférieur à son père. Toutes ces querelles, aussi violentes que l’avaient été, autrefois celles des plébéiens et des patriciens, enflammèrent les esprits, répandirent la discorde dans le gouvernement, dans le peuple, dans l’église, armèrent les évêques contre les évêques, les familles contre les familles.

Constantin, après avoir tenté sans succès de faire sentir tout le danger de ces disputes vaines, y prit lui-même part, et se mêla dans l’arène aux combattants. Il rassembla des conciles à Arles, à Nice ; les sectaires résistèrent longtemps à l’autorité de ces assemblées et à la sienne ; enfin, ébranlé comme les autres par l’éloquence d’Arius et d’Eusèbe, l’empereur finit par favoriser l’arianisme que l’église avait condamné.

Nous n’avons fait ici qu’indiquer en peu de mots les discordes religieuses qui ne rempliront que trop l’histoire déplorable du Bas-Empire, dont nous devons bientôt tracer le triste tableau. Nous aurons à peindre un autre monde, d’autres lois, une autre religion ; une nouvelle forme de gouvernement, un nouvel empire. Constantin en fut le fondateur ; nous serons alors obligés de raconter sa vie avec plus de détails ; mais nous avons dû faire connaître, dès cet instant les événements principaux d’un règne qui termine l’histoire ancienne, et qui commencé l’histoire moderne.

Constantin  par l’immense révolution qu’il osa tenter, sépara en deux grandes époques les annales du monde, comme il divisa l’empire en deux parties. Il appartient donc également à l’antique Rome qu’il conquit, qu’il délivra, dont il anéantit ensuite la puissance, et à la nouvelle Rome qu’il fonda : ainsi nous avons été obligés de suivre sa marche jusqu’au moment où il transféra le siége de son empire en Asie, pour s’éloigner d’une ville qui était à la fois le centre de l’idolâtrie et l’ancien temple de la liberté.

Tandis que tout sembla se soumettre à ses nouvelles lois, la capitale du monde seule lui résistait : Jupiter semblait encore tonner au Capitole ; chaque temple, chaque édifice, et presque chaque maison y portait l’empreinte d’un Dieu ou rappelait un prodige ; les ombres mêmes des empereurs divinisés semblaient la peupler d’immortels, on n’y pouvait former aucune entreprise, prendre aucune délibération, sans invoquer, sans consulter les dieux : lois, coutumes, religion, tout s’y montrait inséparablement uni. Rome, fille de Mars, était une ville sacrée et pour y faire régner la croix, il fallait tout y détruire.

Elle n’opposait pas moins d’obstacles et de souvenirs au despotisme ; et malgré la tyrannie d’un grand nombre d’empereurs, la forme dès antiques institutions existait encore ; le conquérant du monde se trouvait gêné dans ce sénat don l’enceinte avait entendu la voix de Caton, sur ce Forum où semblaient encore retentir l’éloquence républicaine de Cicéron, la témérité démocratique des Gracques, l’insolence factieuse de Marius.

L’orgueil des grands, la familiarité du peuple, étaient incompatibles avec l’humeur altière d’un maître qui dédaignant de gouverner comme consul, de commander comme général, de juger comme préteur, voulait régner comme les rois de Perse ; et, Constantin, décidé à créer un nouvel empire, résolut de fonder une nouvelle capitale.,

Un événement funeste, et qui ternit sa mémoire, hâta l’exécution de ses projets. Depuis longtemps l’impératrice Fausta voyait avec jalousie la faveur, les exploits, l’éclat du jeune César Crispus, fils  de son époux et de Minervine. Cette femme, ambitieuse et perfide, dans l’espoir d’assurer la grandeur de ses enfants, voulut les délivrer d’un frère qui les éclipsait, d’un rival qui les éloignait du trône ; elle accusa ce prince d’avoir conçu pour elle un amour incestueux, et Constantin, sans examen, ordonna le supplice de son fils.

Quelque temps après, la vertueuse Hélène, mère de l’empereur, trouva le moyen d’exciter ses tardifs remords et ses vains regrets, en lui prouvant l’innocence de Crispus. Dans le même temps, quelques amis de ce prince, si injustement condamné, accusèrent Fausta d’adultère ; Constantin, sans chercher les preuves du crime, la sacrifia aux mânes de son fils.

Ces deux meurtres excitèrent l’indignation publique ; le peuple, attaché à son ancien culte, détestait le protecteur des chrétiens, et comme en perdant sa liberté il avait conservé sa licence, il insulta publiquement l’empereur qu’il comparait à Néron. Cette offense rendit le séjour de Rome insupportable à Constantin.

Il avait d’abord formé le dessein de ramener les Romains à leur berceau, et de bâtir sa capitale sur les ruines de Troie ; mais la position de Byzance, plus favorable à ses vues, fixa ses irrésolutions.

Cette ville, située sur le Bosphore, défendue par trois mers, était un point central entre l’Europe et l’Asie. Il crut qu’en y plaçant le siége de l’empire, il serait plus à portée d’en défendre les frontières contre ses plus redoutables ennemis, les Goths et les Persans. Cette révolution, témérairement entreprise, fut promptement consommée ; et tandis que ce prince, toujours infatigable, et toujours heureux dans ses expéditions, ayant repris les armes, triomphait encore des Germains, des Goths, des Sarmates et des Roxolans, Byzance, dont il avait posé les fondements, et qui prit le nom de Constantinople, se vit en peu de temps, couverte de superbes palais, de basiliques, de magnifiques monuments, peuplée par une foule d’habitants de toutes les parties de l’empires et remplie de toutes les richesses que dix siècles de victoires avaient versées dans l’Italie.

Tous les sénateurs, tous les patriciens, qui préféraient la fortune à leur ancienne patrie, vinrent former la cour d’Orient, et les flottes de l’Asie, de l’Égypte et de la Sicile firent bientôt de la ville nouvelle le centre du commerce du monde.

Constantin après y avoir joui plusieurs années du pouvoir absolu et d’une paix qui ne fût troublée que par les combats de sa conscience, expia ses fautes, dit-t-on, par son repentir, reçut le baptême, mourut après un règne de trente ans, et fut placé par les chrétiens au nombre des saints, dans ce ciel d’où il avait banni les divinités de la fable.

Constantin, vainqueur, de tous ses ennemis, maître de l’Orient et de l’Occident, digne du noble titre de fondateur du repos public, que le sénat lui avait décerné après la chute de Maxence, pouvait relever l’empire, ainsi que l’avaient fait Vespasien, Trajan, Marc-Aurèle, et plus tard Claude second, Aurélien, Tacite et Probus ; mais, plus occupé de ses propres intérêts que de ceux de sa patrie, plus jaloux d’étendre sa propre grandeur que d’affermir celle de Rome, il sacrifia la vraie gloire à sa vanité.

Au lieu de se borner à d’utiles réformes, il fit une funeste révolution, détruisit un antique empire pour en fonder un nouveau ; changea violemment les lois, la religion, les mœurs ; anéantit l’éclat de l’ancienne capitale, en en créant une nouvelle ; et chargea le monde du poids de deux Romes, lorsqu’il n’y avait pas assez de Romains pour en nourrir et pour en défendre une seule.

Il dégarnit les camps, qui maintenaient la vigueur du soldats, pour peupler les garnisons qui l’amollirent ; priva les sénateurs d’autorité, et les changea en esclaves décorés ; fit, de ses favoris et de ses ministres, des vizirs ; substitua aux couronnes civiques aux distinctions modestes des citoyens, les noms orgueilleux de ducs, de comtes, de patrices, et les titres puérils de nobilissime, de clarissime, d’éminentissime, de sérénissime.

Il favorisa les erreurs que l’ambition et l’hypocrisie des hommes s’efforçaient d’introduire dans un culte dont la simplicité, l’humilité et la douceur évangélique sont les bases, et rapetissa les esprits en les détournant des grands intérêts publics, en les égarant dans ce dédale obscur de discussions métaphysiques, de querelles théologiques, de ces vaines disputes que saint Paul avait si sagement interdites aux premiers chrétiens.

Ce prince consomma par un luxe asiatique la ruine des mœurs, de l’industrie, de la population, et plaça enfin sur les débris de la monarchie limitée le despotisme, dont les grandeurs trompeuses, les maximes avilissantes, les aveugles préjugés et les étroites conceptions formèrent depuis tant de funestes législations, tant de gouvernements, faibles et barbares, et enfoncèrent tant de générations dans les ténèbres.

Constantin, pendant les dix premières années de son règne, acquit justement le renom de grand capitaine, d’habile politique, d’heureux conquérant, de libérateur de son pays : à la fin de sa vie il fut comparé avec justice aux tyrans. Le sage auteur de l’Histoire ecclésiastique, parlant avec franchise de ses apologistes et de ses détracteurs, avoue qu’on doit également croire, d’après les faits, tout le bien et tout le mal que les uns et les autres ont dit de ce prince.

Constantin avait été un héros ; il ne sut pas être un grand homme ; enivré par la fortuné, séduit par l’amorce enchanteresse du souverain pouvoir, trop frappé des périls dont ses prédécesseurs, s’étaient vus entourés, il immola le salut de l’empire à la sûreté de l’empereur, et creusa autour de son trône, pour le défendre, un précipice où Rome entière et son antique gloire disparurent.

 

FIN DE L’HISTOIRE ROMAINE