HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME SIXIÈME

 

 

DIOCLÉTIEN, MAXIMIEN, EMPEREURS, CONSTANCE, GALÈRE, CÉSARS

DEPUIS que Rome, renonçant aux vrais principes de sa grandeur et de sa force, eut prodigué le titre de citoyen romain aux habitants des pays conquis, mêlé son sang avec celui des étrangers, et récompensé la valeur des barbares qui la servaient, en les honorant du consulat et du commandement des armées, on avait vu un Arabe, un Dace s’élever jusqu’au trône ; enfin un esclave de Dalmatie devint le maître des Romains, et, fondant par son génie un nouvel état, une nouvelle ère, détruisit les derniers vestiges de la liberté romaine, et démembra, par une fausse politique, cet ancien empire, dont sa fortune et son courage avaient d’abord réuni toutes les diverses parties sous ses lois.

Dioclétien, né à Dioclée, village de Dalmatie, devait le jour à un esclave du sénateur Annulinus. Son maître l’affranchit ; il suivit la carrière des armes ; où la bravoure et la fortune effaçaient toute inégalité de naissance. Sa valeur, sa prudence, son esprit et son adresse lui méritèrent l’estime de ses chefs : il parcouru rapidement tous, les grades, et parvint enfin à l’un de ces emplois en partie civils, en partie militaires, qui, dans les monarchies, donnent une grande influence, en ouvrant à ceux qui les exercent un libre et fréquent accès près de la personne du prince. Les empereurs, depuis quelque temps, las de l’esprit séditieux et inconstant des cohortes prétoriennes, les éloignaient d’eux, en laissaient quelques-unes à Rome, mêlaient les autres aux légions, et confiaient leur sûreté à une nouvelle garde, composée d’hommes dévoués qui faisaient seuls ce service dans l’intérieur du palais : leur nom, tiré du mot domus, maison, était celui de domestici, honorable alors. On leur donnait pour commandants les personnages les plus distingués ; dont les empereurs, suivant une ancienne coutume, marchaient entourés, et qui devaient leur faveur à leur dévouement : on appelait ceux-ci comites, compagnons du prince ; ces comites, qu’on appela depuis comtes, occupaient différentes places dans le palais. A l’époque de la mort de Numérien, Dioclétien se trouvait comte des domestiques, et commandait ainsi la garde intérieure.

La flatterie des auteurs païens et la haine des chrétiens ont également exagéré les qualités et les défauts de ce prince. Il serait difficile de s’en faire une juste opinion, en ne consultant que ces écrits qui portent l’empreinte de l’apologie ou de la satire. Il faut se borner à le juger par les événements de son règne, par leur suite, par leur liaison : on y trouvera peut-être plus sûrement les vrais motifs de ses actions, que dans le récit de ces historiens, dominés par un aveugle esprit de parti.

Dioclétien dut tout à lui-même, et rien à son éducation. Illettré, mais doué d’un esprit fin, d’un génie vaste, d’un caractère à la fois ferme et souple, habile à pénétrer les desseins des autres et à cacher les siens, il ne posséda qu’une science, celle du cœur humain, la plus utile aux hommes d’état ; et, dès qu’il connut bien les hommes, il sut les gouverner.

Son intérêt fut toujours son unique but ; il ne consolida son pouvoir qu’aux dépens de la liberté et de la puissance de sa patrie. Les grands principes font les grands hommes ; l’habileté seule ne produit que des hommes fameux ; et le talent de Dioclétien, pour concevoir et pour exécuter une injuste mais grande entreprise, lui donna des droits incontestables, non à la vraie gloire, mais à la célébrité.

L’armée d’Italie craignait les vengeances de Dioclétien ; il la surprit par sa clémence, accorda une amnistie entière aux partisans de Carin, laissa dans leurs emplois les magistrats nommés par ce prince, et plaça même dans son palais la plus grande partie de ses officiers. Cette douceur inattendue, dictée par une politique adroite, lui concilia tous les esprits, et le fit recevoir à Rome comme s’il eut été librement élu par le sénat et par le peuple.

Un autre acte du nouvel empereur ne causa pas moins d’étonnement. On croyait qu’un soldat parvenu au trône, jaloux du pouvoir absolu, voudrait l’exercer sans partage ; Dioclétien déclara César et associa à l’empire un de ses compatriotes, Maximien, né de parents obscurs, dans la Pannonie, brave guerrier, général expérimenté, mais violent, grossier, brutal et téméraire. Son dévouement sans bornes pour l’empereur fut son titre à l’empire, ses défauts mêmes le rendaient un instrument utile pour la politique de Dioclétien. Le premier partage qui se fit entre eux fut celui dit bien et du mal, dont le mélange paraît toujours nécessaire à l’autorité. Maximien fut chargé des rigueurs et des châtiments ; Dioclétien se réserva les bienfaits et la clémence ; et, quoiqu’ils gouvernassent toujours en commun, le nouveau César inspecta plus particulièrement les provinces d’Occident, et l’empereur celles d’Orient. Tous deux reçurent le titre d’Auguste ; Dioclétien prit le nom de Jovius, Maximien celui d’Herculius, faisant connaître ainsi par ces noms orgueilleux que l’un était la tête qui gouvernait l’empire et l’autre le bras qui exécutait ses volontés.

Un grand nombre d’ennemis extérieurs et intérieurs, menaçaient alors l’existence de l’empire, que ne fortifiait plus le ciment de la vertu, et qui ne se soutenait que par sa propre masse. Les Francs et les Germains s’emparaient de la Batavie et des rives du Rhin ; une grande partie des paysans de la Gaule, soulevés contre l’orgueil des nobles et la cruauté des percepteurs romains qui les accablaient d’impôts, s’étaient associés et armés. Sous le nom de Bagaudes ils dévastaient les villes, pillaient les caisses publiques, massacraient les magistrats, pendaient les nobles, bravaient les légions, et se recrutaient de tous les aventuriers romains ou barbares qui venaient en foule se joindre à eux. Alianus et Amandus, leurs chefs, avaient pris le titre d’Auguste. La fermentation des esprits annonçait une révolte en Bretagne ; les Maures, descendant de leurs montagnes, parcouraient et pillaient l’Afrique ; Achillée, gouverneur d’Égypte, soutenu par les légions qui s’y trouvaient, prenait audacieusement le titre d’empereur ; les Éthiopiens ravageaient la Thébaïde ; Varrane, roi de Perse, s’emparait de la Mésopotamie, et chassait d’Arménie Tiridate qui devait son sceptre aux Romains, prince aussi digne de régner par sa valeur héroïque que par sa naissance

Les Goths et les Sarmates, franchissant le Danube, recommençaient leurs courses et leurs dévastations ; enfin les généraux, chargés de défendre les frontières,’ augmentaient les dangers de l’empire quand ils étaient battus ; et menaçaient la sûreté des empereurs, lorsque quelques succès les mettaient en état d’aspirer au pouvoir suprême car, dans ces temps d’anarchie militaire, chaque épée victorieuse croyait avoir des droits à la couronne. Rome, ayant cessé d’être le foyer des forces romaines et le centre de la liberté du monde, n’était plus qu’un faible lien pour les diverses parties de l’empire, dont elle engloutissait et dévorait sans utilité les richesses. Centre d’orgueil, théâtre de luxe, de débauche et de licence, elle conservait encore quelques souvenirs et quelques habitudes d’égalité et de liberté, qui rendaient son séjour insupportable à des despotes tels que Dioclétien et Maximien. Ils ne firent qu’y paraître, et fixèrent leur résidence, le premier à Nicomédie, pour veiller à la sûreté de l’Orient, et le second à Milan, dans le dessein d’être plus à portée de défendre les frontières du Nord.

Maximien combattit, poursuivit, dompta les Bagaudes, mit à mort Manus et Amandus, défit complètement et détruisit de nombreuses armées allemandes qui commettaient dans les Gaules les plus horribles excès. Le jour même qu’il prit à Trèves possession de son second consulat, averti qu’une troupe de barbares pénétrait dans cette contrée, il fondit sur eux, les mit en fuite, franchit le Rhin, livra une partie de la Germanie au pillage et contraignit deux rois des Francs, Génobon et Attec, à lui demander la paix.

Dans le même temps, d’autres corps nombreux de Francs et de Saxons, s’étant embarqués sur des bâtiments légers, parcouraient les mers et dévastaient les côtes de Bretagne et des Gaules. Maximien leur opposa une flotte commandée par Carausius. Ce général, peu fidèle y s’occupait plus de s’enrichir comme eux, par la piraterie, que de les combattre. L’empereur, informé de sa conduite, le condamna à mort. Carausius, pour sauver sa tête, résolut de la couronner : prodiguant ses richesses, il séduisit les officiers et les troupes qu’il commandait, conduisit sa flotte en Bretagne, souleva en sa faveur les légions qui la défendaient, flatta l’orgueil des peuples en leur promettant l’indépendance, et se fit proclamer empereur.

Maximien, ayant construit et armé une autre flotte, marcha contre le rebelle ; mais, malgré ses efforts, après plusieurs rencontres où le succès resta indécis, voyant que les vaisseaux bretons, soutenus par ceux des peuples du Nord, étaient maîtres de la mer, et privaient de tout commerce la Gaule et l’Espagne, il se vit obligé de céder et de conclure la paix. Dioclétien la signa comme lui ; et Carausius, gardant le titre impérial, demeura pendant sept ans maître paisible de la Grande-Bretagne.

Tandis que Maximien délivrait la Gaule et repoussait les barbares du Nord, Dioclétien, rassemblant, son armée en Syrie, contraignit, sans combattre et par la terreur de son nom, le roi Varrane à demander la paix et à lui céder, la Mésopotamie. Il repoussa et mit en fuite, quelques corps de Sarrasins, dont le nom commençait à devenir redoutable en Asie. Passant ensuite en Thrace et en Rhétie, il remporta plusieurs victoires sur les Sarmates, les Goths, les Juthonges, et les rejeta au-delà du Danube.

Après avoir justifié ainsi leur élévation, et affermi leur pouvoir par d’éclatants succès, les deux empereurs se réunirent à Milan pour délibérer sur les moyens d’assurer la tranquillité de l’empire et la stabilité du gouvernement. Les hommes, trop vivement frappés des malheurs qu’ils éprouvent, sont naturellement portés à leur opposer les remèdes les plus prompts, sans examiner si l’effet de ces remèdes ne sera pas plus funeste que celui des maux qu’ils veulent guérir. Depuis le règne de Gallien, l’empire, sans cesse attaqué par les Perses et par les barbares du Nord et de l’Occident, déchiré en même temps par les discordes civiles et par l’ambition de tous les généraux qui se disputaient le pouvoir, était à tout moment menacé d’un démembrement total et d’une ruine complète. Les premiers empereurs, pour augmenter leur, pouvoir, avaient détruit, par la force militaire, l’autorité du sénat et la liberté du peuple ; mais cette force, d’abord leur appui, était devenue leur écueil. Les soldats élevaient et déposaient à leur gré les empereurs, qui se voyaient autant de rivaux que de généraux habiles. Ce danger seul, comme le plus imminent de tous, frappa Dioclétien ; il voulut opposer des droits reconnus et limités, à des prétentions sans bornes et sans nombre et espéra réprimer l’ambition des chefs militaires, en soumettant les quatre armées principales de l’empire au commandement de quatre empereurs, intéressés tous également à se soutenir et à se venger. Ainsi pour éviter le morcellement de l’empire, Dioclétien en rompit l’unité, en consacra le partage, en légalisa le démembrement.

Les deux empereurs résolurent donc de se choisir deux successeurs que, dès ce moment, ils associèrent à l’empire sous le titre de César. Dioclétien élut Galère, nommé Armentarius parce que, dans son enfance, il avait gardé les troupeaux. Ses mœurs étaient dissolues, son caractère cruel, son esprit grossier ; mais il compensait, aux yeux de l’empereur, ses défauts par son dévouement à sa personne, par son intrépide courage, et par son habileté dans l’art de la guerre.

L’autre César, nommé par Maximien, fut Flavius Valerius Constance, surnommé Chlore à pause de sa pâleur. Ce guerrier devait le jour à Claudia, nièce de l’empereur Claude II ; son père Eutrope occupait un rang distingué en Dalmatie, Constance joignait, à de grands talents militaires, un esprit orné, et toutes les vertus d’un caractère juste et d’un cœur humain, sensible et généreux. On contraignit les nouveaux Césars à répudier leurs femmes ; Constance rompit avec regret les liens qui l’unissaient à la vertueuse Hélène, mère du grand Constantin. Il épousa Théodora, belle-fille de Maximien ; Galère reçut la main de Valéria, fille de Dioclétien.

L’Illyrie, la Thrace, la Macédoine, la Syrie, furent confiées à Galère ; les Gaules, l’Espagne et la Grande-Bretagne, plus heureuses, vécurent sous les lois de Constance ; Miximien se réserva la défense de l’Italie et de l’Afrique ; Dioclétien celle de l’Asie-Mineure et de l’Égypte.

Cependant les deux empereurs gardaient conjointement l’autorité suprême, le titre d’Auguste, et les deux Césars ne gouvernaient, sous leurs ordres, que les départements qui leur étaient tombés en partage.

Il n’était pas difficile de prévoir les suites funestes qu’entraînerait un jour une telle association. L’ambition, armée de pouvoir, ne respecte ni les liens de la nature ni ceux de l’amitié ; mais le cercle des intérêts présents borne l’horizon de la plupart des politiques ; l’homme de génie seul étend ses regards dans l’avenir ; et ce partage de puissance qui devait un jour bouleverser l’empire, eut alors tout le succès qu’en attendaient les auteurs. Les quatre princes, contenant à la fois les étrangers par leurs armes, les peuples par leurs lois, et les généraux par leur autorité, gouvernèrent paisiblement le monde romain pendant vingt années.

Dioclétien aussi fermé qu’adroit, sut forcer ses collègues au respect ; les peuples à la soumission, le sénat et les grands au silence. Autrefois les Romains, passionnés pour la gloire et pour la dignité de leur patrie, avaient vu avec indignation le trône partagé  entre Geta et Caracalla : mais alors on n’était plus capable de s’indigner. Les antiques autorités, qu’on ne consultait pas, n’étaient plus que des ombres, les soldats de braves brigands, les sénateurs des courtisans, les citoyens des esclaves. Il n’existait plus dans l’empire, qu’une cour asiatique et des camps ; le reste n’était qu’un vain simulacre.

Jusque-là les empereurs, ouvrant leurs palais au public, se mêlant avec le peuple, comme citoyens, avec les officiers comme compagnons d’armes, jugeaient comme préteurs, commandaient comme généraux, administraient, présidaient en qualité de consuls, et ne se distinguaient des sénateurs que par un manteau de pourpre. Tout changea de forme dès que Dioclétien monta sur le trône : il se couvrit d’une robe d’étoffe d’or, parsemée de pierreries, et, ceignit audacieusement son front d’un diadème. Son palais, semblable à ceux des rois d’Orient, se remplit d’eunuques et d’esclaves ; une garde intérieure en défendait l’accès ; hors quelques ministres et quelques favoris, l’entrée en était sévèrement interdite aux grands comme au peuple. Le prince, pour inspirer un plus profond respect, laissait un intervalle immense entre lui et les citoyens, les forçait à l’appeler maître et seigneur, et les humiliait en leur donnant le nom de sujets ; enfin il se rendait inabordable, et presque invisible, comme le dieu dont il osait prendre le nom

Partout en cessa de délibérer, on obéit ; les titres changèrent comme les institutions ; et l’on vit ceux de ducs, de comtes, de référendaires, de chambellans, de patrices, et une foule d’autres, remplacer les noms qui rappelaient l’ancienne liberté. Rome même se vit méprisée : Milan et Nicomédie devinrent ses rivales ; le trésor public s’épuisa pour les étendre et pour les embellir.

Les collègues de Dioclétien imitèrent son orgueil, son luxe, son mépris pour les vieilles institutions ; Constance seul conserva des mœurs simples, se montra toujours doux, affable, populaire, économe et généreux. Il connut le vrai secret d’affermir son autorité, en la fortifiant par l’amour qu’il inspirait.

Plusieurs motifs principaux, et indépendants du désir de prévenir tout retour d’anarchie militaire, avaient porté Dioclétien à diviser le commandement des armées, et à les faire dorénavant combattre sous les ordres de deux Augustes et de deux Césars : on voulait reconquérir la Bretagne, chasser les Francs et les Saxons de la Batavie, étouffer la révolte d’un usurpateur, nommé Julien, qui avait pris le titre impérial, et s’était fortifié dans les montagnes de la Ligurie. Il fallait délivrer l’Afrique de cinq nations maures qui l’avaient envahie, recouvrer l’Égypte, où le rebelle Achillée régnait depuis cinq ans ; enfin Dioclétien croyait devoir profiter des divisions intestines qui affaiblissaient alors la Perse, pour satisfaire l’orgueil de Rome offensée, et pour venger la mémoire de Valérien.

L’activité des quatre princes fût proportionnée à l’importance des entreprises dont ils s’étaient chargés. Constance attaqûa les Francs et les Bretons dans la Batavie. Le nombre, la valeur opiniâtre de ses ennemis, les obstacles que lui opposait un sol marécageux, ne purent arrêter ses efforts ; et, comme l’affection des peuples et des soldats le suivait partout la victoire accompagnait ses armes.

Une fois seulement, écoutant plus son courage que la prudence, à la tête d’un  faible corps de troupes, il s’avança témérairement pour reconnaître l’ennemi : surpris dans un défilé par un nombre immense de Francs, de Germains, d’Hérules, de Bourguignons, de Vandales, il se vit enveloppé a après de vains prodiges de valeur contre une foule de barbares, dont les forces s’accroissaient sans cesse, tous les braves qui l’accompagnaient étant tombés près de lui ; seul il se fit jour, et courut à toute bride chercher un refuge dans la ville de Langres. On n’osa pas lui en ouvrir les portes, dans la crainte d’y laisser entrer avec lui les barbares qui le poursuivaient, et il ne put y pénétrer qu’à l’aide d’une corde qu’on lui jeta, et avec laquelle on le hissa par dessus les murs.

Les barbares, après cette victoire, se crurent les maîtres de la Gaule et se répandirent dans toute la contrée, qu’ils livrèrent au plus affreux pillage. Leurs désordres devinrent la cause de leur ruine. Constance, dont l’armée s’était rassemblée, tomba sur eux à l’improviste, les battit complètement, leur tua soixante mille hommes et les poursuivit jusqu’aux rives du Weser.

De retour dans la Gaule avec un butin immense et un grand nombre de captifs, il suivit le système impolitique adopté depuis quelque temps par les Romains, et peupla de colonies barbares les territoires d’Amiens, de Beauvais, de Cambrai, de Troyes, de Langres, de Trèves. Ainsi ce furent les Romains eux-mêmes qui introduisirent dans leur empire les peuples belliqueux qui devaient un jour le renverser.

La conquête de la Bretagne était plus difficile, et exigea plus de temps. La mer lui servait de rempart ; Constance avait peu de vaisseaux, la flotte des Bretons était formidable, et Carausius, général habile, pouvait disputer la victoire avec avantage. Une trahison l’avait élevé au trône, un traître l’en fit descendre. Son ministre Alectus conspira contre lui, l’assassina et régna deux ans. Les, talents de ce nouvel usurpateur n’égalaient pas son ambition ; moins actif que Carausius, il laissa le temps à Constance d’équiper une flotte capable de combattre la sienne. Un temps brumeux déroba aux Bretons la marche de la flotte romaine ; elle aborda sans obstacle sur la côte orientale, de l’île, Asclépiodore, préfet du prétoire, débarqua à la tête de quelques légions. Alectus, informé de cet événement, accourut en hâte avec les premières troupes qu’il put rassembler, se jeta sur les Romains avec plus d’ardeur que d’ordre, fut repoussé, et périt dans le combat.

Constance, dans le même temps, descendant sur un autre point de la côte, ne trouva plus d’ennemis à combattre, et réunit, pour la seconde fois, la Bretagne, à l’empire romain.

Ce prince fit encore quelques expéditions heureuses contre les Allemands et, après avoir ainsi délivré ses provinces de toute crainte des barbares, il consacra les dernières années de sa vie à leur bonheur.

Jamais l’Espagne, la Bretagne et la Gaule ne furent plus heureuses que sous son administration ; il maintenait la justice sans rigueur, se montrait libéral sans prodigalité, économe sans avarice : il embellissait les villes, protégeait le commerce, encourageait les arts ; et tous les peuplés le regardaient plutôt comme un père que comme un maître.

La ville d’Autun, autrefois capitale des Éduens, et la plus ancienne alliée des Romains, avait été ruinée par les guerres étrangères et par les discordes civiles : il lui rendit son ancienne splendeur, releva ses écoles, et les confia aux soins de l’Athénien Eumène, célèbre alors par ses talents et par son érudition. Pendant ce temps, Maximien, forçant les retranchements de l’usurpateur Julien, le défit et le força à se poignarder. Mais, plus tyran que celui qu’il venait de renverser, il profita des prétextes que lui fournissait cette révolte pour satisfaire sa vengeance et sa cupidité. Rome et l’Italie gémirent de ses sanglantes proscriptions ; portant ensuite ses armes en Afrique, il vainquit les Maures, et les contraignit de rentrer dans leurs montagnes.

Dioclétien conduisit ses troupes en Afrique, défit en plusieurs rencontres le tyran Achillée, l’enferma dans Alexandrie, le prit et l’envoya au supplice. Mais, implacable dans sa vengeance, il n’épargna en Égypte aucun des partisans d’Achillée, fit mourir les plus niches habitants de ce pays, détruisit les villes de Busiris et de Cophtos et livra Alexandrie au pillage.

Il revint ensuite en Thrace, où Galère s’était déjà signalé par plusieurs victoires. Les deux empereurs chassèrent au loin les Sarmates, les Goths, et tournèrent enfin tous leurs efforts contre l’empire des Perses. Galère fut chargé de les combattre ; Dioclétien fixa sa résidence à Nicomédie, et s’y tint avec son armée, prête à réparer les pertes de Galère, si la fortune ne secondait pas ses armés. L’événement justifia sa prévoyance. Les troubles, occasionnés par la désunion des deux frères Varrane II et d’Hormisdas, avaient cessé : Varrane III leur avait succédé ; et, au moment où les Romains marchaient contre les Perses, la mort de ce dernier roi venait de laisser le trône à Narsès. Galère, malgré son habileté, commit les mêmes fautes que Crassus et qu’Antoine ; il choisit la route la moins embarrassée d’obstacles, s’engagea dans ces vastes et brûlantes plaines où tant de Romains avaient trouvé leur tombeau : là, enveloppé par la nombreuse cavalerie des Parthes et des Perses, il fut vaincu dans trois batailles, perdit la plus grande partie de ses troupes, prit la fuite avec le reste, et vint implorer l’indulgence et le secours de Dioclétien.

Le vieil empereur le reçut avec mépris, le laissa marcher à pied plusieurs milles, sans lui offrir de place sur son char, et, après l’avoir ainsi humilié, lui ordonna de périr ou de réparer, par une grande victoire, l’affront des armes romaines.

Il lui donna des légions d’Esclavonie, de Dacie, de Mœsie, et resta toujours à Nicomédie pour attendre l’événement. Galère, éclairé par l’expérience pénétra dans le royaume de Perse par l’Arménie, tourna l’armée de Narsès, lui livra une bataille décisive, le mit en fuite, força son camp, s’empara de ses trésors, fit prisonniers ses enfants, sa femme, ses concubines et ses principaux officiers. Il livra ensuite la Perse au pillage, et l’inonda de sang ; mais, imitant à l’égard de la famille royale la modération d’Alexandre, il la traita avec humanité, et les princesses avec respect.

Le luxe, qui avait amolli les citoyens de Rome et les troupes d’Italie, n’avait point encore pénétré dans les légions du Rhin et du Danube. Lorsqu’on pillait le camp des Perses, un soldat de l’armée de Galère, ayant trouvé un sac de vair rempli de perles, les jeta comme inutiles, et ne garda que le sac. De tels hommes devaient encore être vainqueurs ; car, à la guerre, la fortune se range presque toujours du côté de ceux qui la méprisent.

Narsès, vaincu, montra, comme presque tous les princes d’Asie, autant de faiblesse après ses revers, qu’il avait affecté de hauteur dans sa prospérité. Il envoya une ambassade à Dioclétien pour lui représenter, en style oriental, que, l’empire romain et l’empire des Perses étant les deux soleils et les deux yeux de la terre, on ne devait pas en détruire un ; mais qu’au reste il se soumettait à la discrétion du vainqueur et ne lui demandait que la liberté de sa famille. L’empereur aurait pu facilement s’emparer d’un empire gouverné par un prince si faible ; mais, plus politique que Trajan, il sentit que trop s’étendre serait s’affaiblir ; et, se bornant à exiger la cession de cinq provinces, il assigna aux deux états le Tigre pour limites. Cette paix dura quarante ans.

Galère reçut les noms de Persique, d’Arménique et de Médique. Fier d’avoir vengé l’injure de Valérien, il ne mit plus de bornes à son ambition ; et, depuis, ce moment, peu satisfait du titre de César, il forma le projet et conçut l’espoir de réunir toutes les parties de l’empire sous ses lois. Jusque-là il s’était conduit avec l’empereur en fils soumis et respectueux ; mais alors, soutenu par les légions, qu’il avait conduites à la victoire et enrichies, il traita son père adoptif en collègue et en égal.

De retour à Nicomédie, le premier essai de son pouvoir fut de déterminer Dioclétien à détruire le christianisme, contre lequel, depuis son enfance, il avait montré une haine implacable. Maximien détestait, comme lui, ce culte ; ses vérités étaient au-dessus de leur intelligence ; sa morale irritait leurs passions en les condamnant. Dioclétien et Constance, au contraire, avaient toujours protégé les chrétiens ; leurs palais en étaient remplis ; ils exerçaient librement et publiquement leur religion dans des temples nombreux et magnifiques. Hélène, première épouse de Constance, Prisca, femme de Dioclétien, et Valéria, sa fille, avaient embrassé leur croyance ; mais, si nous nous en rapportons au témoignage d’Eusèbe, cette prospérité répandait dans l’église naissante la corruption, la discorde et l’ambition. Les ennemis nombreux du christianisme en profitèrent.

Galère, à leur tête, représenta vivement à l’empereur que ces prétendus apôtres de la vérité n’étaient que ceux de l’erreur, puisqu’ils ne s’accordaient pas entre eux. Leurs vertus, disait-il, n’étaient qu’hypocrisie, puisque leur opulence démentait leur amour pour la pauvreté ; ils ne prêchaient l’égalité que par ambition, et pour armer en leur faveur les pauvres et les esclaves contre les riches et les grands ; leur doctrine sapant les bases de l’empire, tendait à renverser les dieux protecteurs de la fortune de Rome, les institutions qui en avaient fait la force, et l’esprit belliqueux qui en assurait la gloire. Soumis en apparence aux volontés du prince, ils créaient en effet deux puissances rivales dans l’état ; et leurs prêtres, s’arrogeant l’empire des âmes, et ne laissant que les corps sous l’autorité temporelle, aspiraient, au nom du ciel, à gouverner la terre.

Les pontifes des idoles, les partisans des anciennes coutumes, les philosophes opiniâtres dans leur doctrine, les hommes adonnés aux vices et aux superstitions, et la plupart des courtisans, qui craignaient que la vérité, sous quelque forme qu’elle fût, ne se fit entendre dans le palais des princes, secondaient Galère par leurs discours et parleurs écrits.

Hiéroclès, l’un des ministres de l’empereur, composa un traité contre le christianisme. Porphyre, disciple de Plautin, séduisait alors les esprits par un nouveau platonisme, par une métaphysique subtile qui prit faveur, et parvint même à égarer un grand nombre de prêtres chrétiens, à mêler beaucoup d’erreurs à la simplicité du culte évangélique. Il accoutuma les esprits du siècle à se livrer d’éternels combats sur des questions vaines et insolubles qui donnèrent naissance à des hérésies et à des discordes sans nombre.

Les défenseurs de la foi chrétienne, tels que Lactance et Eusèbe, opposèrent en vain à leurs adversaires le langage de la raison, et par malheur, quelquefois aussi celui de la passion. L’artificieux Galère réussit pleinement dans son projet : Dioclétien, superstitieux, aimait à consulter les oracles, et y ajoutait foi ; on l’irrita en lui faisant croire qu’Apollon avait déclaré que les dieux ne rendraient plus d’oracles tant qu’on laisserait subsister les temples du Christ. Les ministres de l’empereur lui persuadèrent qu’il ne pouvait autoriser plus longtemps, sans danger, l’exercice public d’une religion incompatible avec celle de l’état. Après une longue délibération, son conseil lui arracha un premier édit qui ordonnait la destruction des églises chrétiennes. Ce premier acte de rigueur ne proscrivait que le culte, et épargnait les personnes : ce n’était point assez pour Galère ; il voulut rendre son triomphe plus complet, et y réussit.

Tout à coup, au milieu de la nuit, Dioclétien, réveillé par un grand tumulte, voit son palais consumé par les flammes ; tous ceux dont les efforts multipliés arrêtent les progrès de cet incendie, en accusent les chrétiens. Dioclétien, trompé par tout ce qui l’entourait, céda enfin aux instances de Galère, et crut n’exercer qu’une vengeance en ordonnant la destruction du christianisme et la mort de tous les rebelles qui refuseraient de sacrifier aux dieux.

Dès ce moment la haine, armée du glaive de l’autorité, ne mit plus de bornes à sa rage : les prisons furent d’abord remplies de tous les évêques et de tous les prêtres qui voulaient donner aux fidèles l’exemple de la constance et de courage. Partout on livra aux plus affreux supplices les hommes qui préféraient leur foi à leur vie. Une foule de chrétiens se sauva dans les déserts ; d’autres se réfugièrent chez les barbares qu’ils commencèrent à éclairer.

On força l’impératrice et sa fille à sacrifier aux dieux ; la terreur fit beaucoup d’apostats, et produisit tant de feintes conversions, que les empereurs, ainsi que le prouve une ancienne inscription, crurent voir aboli le christianisme.

Maximien et Galère exécutèrent, avec violence, l’édit de persécution dans  toutes les provinces qu’ils gouvernaient : la Bretagne, la Gaule et l’Espagne éprouvèrent moins de malheurs. Constance ne voulant pas résister ouvertement aux deux Augustes, publia l’édit, mais ne l’exécuta qu’avec une grande modération. Il n’emprisonna ni ne fit mourir personne ; le culte, interdit publiquement, fut toléré en secret : il fit même plus ; ayant déclaré à tous les officiers de son palais qu’il fallait choisir entre leur culte et leurs places, il chassa ignominieusement tous ceux qui, par ambition, renoncèrent à leur croyance, disant que ceux qui trahissaient leur Dieu pourraient bien aussi trahir leur prince : le courage des autres fut récompensé par sa faveur et par ses bienfaits.

Depuis vingt ans Dioclétien régnait ; tous les usurpateurs étaient tombés, on avait délivre toutes les provinces de la présence des barbares : la Perse était vaincue. L’empereur, après avoir cédé aux Éthiopiens un territoire de la Haute Égypte, dont il leur confia la défense, établit une longue suite de ponts sur le Tigre, sur les côtes du Bosphore, le long des rives du Danube et du Rhin : il se rendit enfin à Rome avec Maximien pour jouir des honneurs d’un triomphe aussi éclatant que mérité.

Ce fut la dernière fois que Rome jouit de ce pompeux spectacle qui, depuis mille ans, avait été l’objet de tant de nobles ambitions, la source de tant de gloire, la récompense de tant de héros. Une foule de captifs de toutes les parties du monde suivaient le char du vainqueur ; mais ce qui le décorait surtout, c’étaient les images de la reine de Perse et des enfants de Narsès. Ces trophées glorieux effaçaient de cruels affronts, satisfaisaient de longs ressentiments, et semblaient apaiser les mânes plaintifs du malheureux Valérien.

Après cette solennité, le peuple romain s’attendait à des fêtes somptueuses, à de magnifiques combats de gladiateurs : l’empereur fit célébrer les jeux publics sans faste, sans magnificence, disant que la modestie devait régner dans les fêtes auxquelles présidait un censeur. Il exerçait alors la censure. Cette austérité, cette parcimonie déplacée, l’exposèrent aux railleries d’un peuple qui avait remplacé son antique fierté par une grossière insolence. Cet esprit séditieux, cette, familiarité qui paraissait insupportable à l’esprit de Dioclétien, augmentèrent son aversion pour le séjour de Rome ;  il s’en éloigna précipitamment le 13 de décembre, prit possession à Ravenne de son dernier consulat, et retourna à Nicomédie[1].

Dans sa route, il fut attaqué d’une maladie violente qui, dégénérant ensuite en langueur, parut affaiblir autant son esprit que son corps. Après quelques mois de souffrance, lorsqu’il se montra en public, ses traits étaient si changés qu’on eut peine à le reconnaître. Rassasié de grandeurs, excédé de travaux, las du pouvoir, et dégoûté des hommes, il prit la résolution, peu commune, de renoncer au rang suprême, d’échapper aux tempêtes du monde, et de jouir, dans une retraite paisible, des douceurs de la vie privée.

Ses panégyristes attribuent cette grande détermination à sa sagesse, ses détracteurs en accusent sa faiblesse, et prétendent que Galère, maître de l’esprit des troupes, le força d’abdiquer. La vie entière de Dioclétien, quoique susceptible de reproches, le met à l’abri de tout soupçon de lâcheté.

Maximien suivit son exemple. Constance et Galère reçurent le nom d’Auguste[2]. Lorsque l’empereur lut, en présence des légions et du peuple de Nicomédie, cet acte solennel, on s’attendait à voir investis du titre de Césars, Maxence et Constantin, fils des deux nouveaux Augustes ; mais l’ambition de Galère s’y opposa. Redoutant également les vices farouches de Maxence, les grandes qualités de Constantin ; il obtint de la lassitude ou de l’indifférence de Dioclétien la nomination de deux autres Césars : il fit accorder ce titre à Maximin Daza, son neveu, paysan pannonien, comme lui, et à Sévère, général de voué à sa fortune, et si peu connu que le peuple, l’entendant nommer, applaudit à ce choix, croyant qu’il tombait sur Constantin, et que ce jeune prince avait probablement reçu le nouveau surnom de Sévère.

Après cette installation qui dévoilait assez ouvertement les hautes prétentions de Galère, Dioclétien, se dépouillant de la pourpre ; et se couvrant d’une gloire nouvelle, s’éloigna sans suite de Nicomédie ; et courut chercher en Dalmatie, près de Salone, un bonheur qu’il n’avait pu trouver sur le trône.

Retiré dans un palais qu’il y fit bâtir, il passa le reste de ses jours à cultiver son jardin, laissant, à ses successeurs la triste gloire de dominer d’opprimer et de ravager la terre.

Quoiqu’il eût employé les vingt années de son règne à voyager et à combattre, son esprit actif n’avait pas négligé la législation : on lui dut plusieurs édits et règlements, très sages, dont on retrouve quelques dispositions dans le code de Justinien. Il défendit aux esclaves de dénoncer leurs maîtres ; il ne voulut pas même qu’on pût recevoir la déposition d’un obligé contre son bienfaiteur : Bannir la reconnaissance du monde, disait-il, c’est exiler de la terre le bonheur et le repos.

Il publia aussi d’utiles règlements pour abolir l’espionnage public, que tous les hommes méprisent, et dont tons les gouvernement se servent. Il avait supprimé les frumentarii, officiers qui, sous le prétexte d’inspecter les marchés, surveillaient les actions, scrutaient les paroles, épiaient les pensées. Ils furent bientôt remplacés par d’autres employés qui, sous le nom moins trompeur de curiosi, firent le même métier.

Dioclétien aimait beaucoup à bâtir ; il embellit Milan, Nicomédie et Carthage par de superbes monuments. On admire encore les restes des thermes et des bains publics qu’il construisit à Rome ; leur enceinte égalait, en grandeur, celle de beaucoup de villes.

Les rhéteurs, dans leurs amplifications, et les poètes, avec leur exagération ordinaire, faisaient les plus magnifiques éloges de son génie, de sa vaillance, de sa justice, de sa gloire, de l’union qui existait entre les quatre Césars, et du bonheur que l’empire devait à leurs talents et à leurs vertus. Les auteurs chrétiens, au contraire, aigris par la persécution, animés par une haine trop fondée, ne trouvaient à Dioclétien que des vices, et le peignirent sous les couleurs du plus cruel des tyrans.

Son règne manqua d’historiens. Capitolin et Aurelius Victor ne sont que des abréviateurs secs et incomplets. Il ne nous est rien resté de Zozime ; et lorsque, peu d’années après la mort de Dioclétien, les chrétiens triomphèrent de leurs ennemis, ils supprimèrent tous les ouvrages qui pouvaient honorer la mémoire de leur persécuteur ; mais au défaut d’écrits, les événements parlent ; et ce qui paraît certain c’est que, si ce prince, par son habileté, soumit l’empire et le maintint en tranquillité pendant vingt années, il en aggrava les malheurs.

Le luxe asiatique de quatre cours ; l’innombrable quantité de gardes, de favoris, d’officiers, d’affranchis, d’esclaves, que ces cours entraînaient à leur suite ; les fêtes, les jeux, les spectacles, la construction d’une grande quantité de palais et de temples ; enfin les dépenses énormes qu’occasionnaient des guerres continuelles et lointaines, écrasèrent les peuples d’impôts ; l’Italie, jusque-là épargnée, vit sortir de son sein les trésors que, depuis tant de siècles, toutes les nations avaient répandus chez elle ; et, si l’on en croit Lactance, le nombre des receveurs, des collecteurs, des exacteurs, égalait presque celui des imposés.

Jamais époque ne fut plus désastreuse ; Dioclétien, habile guerrier, mais mauvais prince, ne fut grand que dans sa retraite ; son intérêt l’aveugla ; ses favoris le trompèrent, et il ne connut la vérité que lorsqu’il s’éloigna des hommes. Aussi, revenu de ses erreurs, il disait souvent qu’un prince ne peut presque jamais savoir le vrai. Un petit nombre de ministres et de grands l’entourent, l’obsèdent et le trompent ; il ne voit que par leurs yeux, n’entend que par leurs oreilles ; distribue, d’après leurs rapports les récompenses et les châtiments, et devient injuste sans le savoir.

Lorsque la discorde excita la guerre entre ses successeurs, leur ambition, qui désirait s’appuyer de son nom, le chercha dans sa solitude, et voulut le replacer sur le trône ; leurs efforts furent vains, ses illusions étaient passées, il préférait la bêche au sceptre, et répondit : Si vous aviez goûté un moment les douceurs de la vie dans la retraite, dans l’indépendance, et le plaisir pur que j’éprouve en plantant ces arbres, en semant ces légumes, vous ne songeriez jamais à troubler ma tranquillité : je suis plus heureux, en cultivant mon jardin, que je ne l’étais en gouvernant la terre.

Les derniers moments de sa vie furent empoisonnés par des chagrins domestiques : le successeur de Galère persécuta et fit périr Prisca sa femme, et Valérie sa fille. Dioclétien mourut en 311 dans la soixante-huitième année de son âge. Il ne reste de lui que le bruit de son nom et quelques débris de son palais à Spalatro, et les ruines de Rome.

 

 

 

 



[1] An de Rome 1054. — De Jésus-Christ 301.

[2] An de Rome 1056. — De Jésus-Christ 303.