HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME TROISIÈME

 

 

PROBUS (An de Rome 1029. — De Jésus-Christ 276)

APRÉS la mort de l’empereur, la conduite des armées prouva que leur modération, produite par la fatigue des discordes civiles, n’était que momentanée. Les principaux officiers des troupes qui se trouvaient en Cappadoce, s’étant concertés, rassemblèrent les légions, et leur représentèrent la nécessité d’élire un empereur digne de leurs suffrages par sa vaillance, par sa justice, par son expérience et par sa probité. Dès que le mot probité eut frappé les oreilles des soldats, ils s’écrièrent tous : Nous voulons que Probus soit empereur ! Cette acclamation unanime fit à la fois son élévation et son éloge.

Probus, âgé alors de quarante-quatre ans, était né d’une famille obscure, en Pannonie. Son père était laboureur, et Probus employa sa première jeunesse à cultiver la terre, qu’il devait un jour gouverner. Enlevé à cette vie paisible par les lois militaires, il ne dut son avancement qu’à son courage. Forçant les retranchements ennemis, montant le premier sur les remparts des villes assiégées, abattant sous ses coups les barbares les plus signalés par leur force et par leur audace, il arracha de leurs mains Valerius Flaccus son général, parent de Valérien, et lui sauva la vie. Ayant tué dans un combat singulier Aradion, célèbre en Afrique par son courage, il honora la valeur du vaincu en lui élevant un monument ; bientôt il s’acquit le renom du plus brave des Romains.

Des couronnes civiques, des bracelets, des colliers d’or, nobles prix de ses exploits, furent longtemps ses seules richesses ; il refusait sa part du butin, et ses compagnons furent obligés d’user de violence pour lui faire accepter un superbe coursier enlevé au roi des Alains.

Valérien, dont le principal talent fut de discerner et de placer le mérite ; l’éleva au rang de tribun, et lui écrivit cette lettre honorable : Quoique je me hâte de vous donner le prix dû à vos nombreux services et à vos brillantes actions, vous êtes si prompt à mériter, que je parais lent à récompenser.

Ses talents, sa fermeté, son incorruptible justice forcèrent Gallien même à conserver pour lui des égards, et presque du respect. Aurélien lui accorda sa confiance, le revêtit d’emplois importants ; prévit sa haute fortune, et lui écrivit un jour : Recevez pour prix de mon estime, le commandement de la dixième légion que Claude autrefois m’avait confié ; ce corps est heureux : il semble que sa prérogative soit de n’avoir pour commandants que des chefs destinés à devenir empereurs.

Enfin, lorsque de vertueux et modeste Tacite refusait d’accepter le fardeau de l’empire, il invita le sénat à le déposer dans les mains justes et fermes de Probus. Les ambitieux sans talents ne voient que les avantages et les jouissances du pouvoir suprême ; l’homme qui en est digne en connaît seul les devoirs, les peines et les périls. Probus, loin de remercier l’armée de l’honneur qu’elle lui déférait, voulut d’abord le refuser : Soldats dit-il, réfléchissez au choix que vous faites. Si vous espérez un chef qui favorise vos passions, qui autorise la licence, qui permette l’oisiveté, vous vous trompez. Pesez mûrement mes paroles. Si vous persistez à me vouloir pour empereur, je vous préviens que je serai inflexible contre la débauche, inexorable pour le crime ; que vos bras seront sans cesse employés à combattre ou à travailler, et qu’enfin je saurai rendre à l’antique discipline toute sa vigueur.

L’austérité de ses paroles ne changea point l’opinion ; des cris unanimes le forcèrent d’accepter le rang suprême.

Dans le même temps, une autre armée, qui combattait les Goths, près de Byzance, élut pour empereur son commandant Florien, frère de Tacite ; et sa nomination fut d’abord confirmée à Rome, par le sénat et par le peuple. Florien, s’occupant plus de son intérêt que de celui de l’état, conclut une paix désavantageuse avec les Goths, acheta leur éloignement, et marcha contre Probus. Après quelques actions peu importantes, les soldats de Florien se révoltèrent et le tuèrent.

Probus, délivré de ce concurrent, écrivit au sénat reconnut les droits et l’autorité de ce corps, l’assura qu’il n’avait pris la pourpre que par contrainte, forcé de céder à la violence que lui faisaient les troupes, et qu’il se soumettrait avec respect an choix que feraient les sénateurs. Cette déférence modeste causa d’autant plus de satisfaction au sénat, qu’il parut, par ce moyen, donner ce qu’il ne pouvait refuser ; et le consul Manlius Émilius fut universellement applaudi, lorsqu’en proposant de confirmer le choix de l’armée, il exprima le vœu du sénat en ces termes : Nous espérons tous que Probus gouvernera la république comme il l’a servie.

L’empereur poussa encore plus loin que Tacite son respect pour le premier corps de l’état il lui abandonna sans restriction toute l’administration civile de l’empire, ne se réserva que le commandement des armées et soumit même à la révision du sénat les jugements rendus et les décisions prises par les ducs (duces), commandants militaires des provinces.

Le commencement de son règne fut signalé par un acte de justice, et par un acte de générosité : il fit périr les meurtriers de Tacite et accorda une pleine amnistie aux partisans de Florien.

Plus occupé de remplir les devoirs du trône que de jouir à Rome de son éclat l’empereur conduisit son armée dans la Gaule : les peuples du Nord et de la Germanique, formés en confédération, sous les noms de francs, de Vandales, de Bourguignons, ayant dévasté une grande partie des Gaules, cherchaient à s’établir dans cette fertile contrée. Probus, aussi rapide que César, les attaqua, les battit successivement ; reprit sur eux soixante-dix villes, leur livra trois grandes batailles ; et après les avoir chassés au-delà du Rhin, et leur avoir tué quatre cent mille hommes, il les poursuivit en Germanie, livra leur pays au pillage, reprit sur eux les fruits de leurs rapines, punit leurs barbares excès en mettant leurs têtes à prix, et les força enfin de déposer leurs armes et de se soumettre : Pères conscrits, écrivit-il au sénat, nous n’avons laissé aux vaincus qu’un sol dépouillé : leurs richesses sont à nous, leurs bœufs labourent nos terres, leurs troupeaux nourrissent nos soldats, leurs haras remontent notre cavalerie, nos greniers sont pleins de leurs blés. Les immortels ont daigné confirmer le jugement que vous avez porté de moi ; neuf rois sont venus se prosterner à mes pieds ou plutôt aux vôtres. La Gaule est délivrée, la Germanie subjuguée ; ordonnez donc de solennelles actions de grâces aux dieux.

La reconnaissance des villes de la Gaule délivrées lui avait offert un grand nombre de couronnes d’or. Il les envoya au sénat, et les consacra à Jupiter. Revenu à Rome, il exerça le consulat avec l’assiduité, la justice et la simplicité d’un ancien Romain. L’année suivante, il marcha dans l’Illyrie que pillaient les Sarmates : les barbares furent vaincus et chassés. La terreur de son nom délivra, sans combat, la Thrace de la présence des Goths. La victoire suivait partout ses armes : les belliqueux habitants des montagnes de la Cilicie, qu’on nommait alors les Isaures, lui opposèrent plus de résistance : autrefois, couvrant la mer de leurs vaisseaux, ils avaient fait trembler Rome. Pompée, en les soumettant, leur dut sa gloire. Depuis profitant des désordres de l’empire ; ils reprirent leur audace, leur indépendance, ravagèrent la Pamphylie, la Lydie, parcourant la terre en brigands et les mers en pirates. Probus en triompha, tua Lydius leur chef, et les poursuivit jusque dans leurs cavernes ; leur opiniâtreté céda à sa constance ; ils lui livrèrent tous leurs forts et se soumirent.

Un peuple jusque-là inconnu, les Blemmyes, sortis de l’Éthiopie, répandaient la terreur en Égypte, et s’étaient emparés dans la Thébaïde, des villes de Cophtos et de Ptolémaïde. Les lieutenants de Probus les subjuguèrent. Il manquait à la gloire de l’empereur d’abaisser l’orgueil des éternels ennemis de Rome, les Parthes et les Perses, encore maîtres de l’Arménie. Probus, à la tête de son armée, marcha contre eux. Le roi Varrane II lui envoya une magnifique ambassade, espérant l’adoucir par ses présents et lui en imposer par l’appareil de sa puissance.

Les ambassadeurs trouvèrent Probus assis sur l’herbe, vêtu d’une simple casaque, portant sur la tête un bonnet de laine. Une purée de pois, quelques morceaux de viande salée étaient les seuls mets de sa table frugale. Il invita les fiers satrapes à partager ce modeste repas. Si la simplicité du chef des Romains les surprit, la hauteur menaçante de son langage les fit trembler. Ayant ôté son bonnet, et offert à leurs regards son crâne chauve et totalement dégarni de cheveux, il leur adressa ces paroles : Dites à votre maître que, s’il ne répare pas tous nos griefs, et s’il ne rend pas à l’instant tout ce qu’il nous a enlevé ; avant un mois il verra toutes les plaines de son royaume aussi rasés et aussi nues que ma tête. Je refuse vos présents : cette faible partie de vos richesses nous est inutile ; elles seront toutes à nous, lorsque nous voudrons nous en emparer.

Varrane, effrayé par le récit de ses ambassadeurs, vint trouver lui-même l’empereur, et conclut la paix, en se soumettant à toutes les conditions qu’il voulut lui prescrire.

L’Orient étant pacifié, l’empereur voulut repeupler la Macédoine, la Thrace et le Pont, tour à tour dévastés par les Alains, par les Sarmates, par les Goths et même par les Romains. Il y transporta, pour y former des colonies, un grand nombre de prisonniers francs, bourguignons et vandales, avec un grand nombre de Bastarnes. Il espérait se servir utilement de ces barbares, en les éloignant de leur patrie, et en les disséminant dans les armées et dans les provinces. Il faut, disait-il, que leurs secours se sentent et ne s’aperçoivent pas.

Tout lui obéit : les Francs seuls trompèrent sa prévoyance par une audace qui paraîtrait incroyable, si la, suite des temps n’avait prouvé à l’univers qu’ils étaient destinés à le parcourir, à le vaincre et à se relever avec gloire des plus désastreux revers.

Cette troupe téméraire, exilée dans le Pont se réunit, s’arme, s’empare de quelques vaisseaux, traverse le Bosphore, entre dans la mer Égée, ravage les côtes de l’Asie et de la Grèce, aborde en Sicile, pille la ville de Syracuse, éprouve un échec près de Carthage, perd la moitié de ses forces, garde son courage, franchit le détroit, conquiert partout des subsistances par ses armes, tourne l’Espagne, côtoie la Gaule, entre dans le Rhin, et, chargé de butin et de gloire, revoit enfin sa patrie. Cette Odyssée des premiers Français aurait mérité un Homère.

Probus pouvait pallier les maux de l’état, mais non les guérir ; on ne guérit pas de la décrépitude : l’empire romain, miné par la richesse, par la corruption et par les vices, s’ébranlait, s’ouvrait, s’écroulait de toutes parts, malgré les efforts de quelques grands hommes qui, semblables à de robustes étais, soutenaient avec peine le faîte de cet édifice antique et colossal. Les légions qui se trouvaient en Égypte, lasses d’un chef qui comprimait la licence et commandait l’ordre, se révoltèrent : elles élurent pour empereur leur général Saturnien. En vain il refusa ce dangereux honneur, en vain il répondit à leurs acclamations par ces seules paroles : Hélas ! que voulez-vous ? en créant sans nécessité un empereur, vous ne faites que priver la république d’un général utile. L’armée persistant à vaincre ses refus, il tenta vainement de se dérober au trône ; et se réfugia en Phénicie. La rébellion l’y poursuivit et le contraignit à régner. Probus lui promit sa grâce s’il déposait les armes. Saturnien voulait se soumettre : ses troupes n’y consentirent pas, et le forcèrent de combattre. Il fut vaincu et tué près d’Apamée emportant les regrets de l’empereur.

Une autre révolte éclata dans les Gaules et en Germanie : Bonose et Procule se revêtirent de la pourpre impériale. Le premier n’avait d’autre mérite aux yeux des soldats que de boire avec excès ; l’autre, né parmi les Francs, se vantait d’égaler Hercule, et ne l’imitait, que par son inconstance et par l’excès de ses débauches : tous deux furent vaincus. Bonose s’étant étranglé et suspendu aux branches d’un arbre, Probus lui fit cette épitaphe satirique : Ici pend une outre et non un homme.

Les Germains livrèrent eux-mêmes Procule, qui subit la mort. Les barbares, profitant de cette diversion, s’étaient révoltés dans la Thrace ; Probus les vainquit, les dispersa, et revint jouir à Rome d’un triomphe mérité.

Comme ce grand prince croyait, avec raison, que l’oisiveté était la source de la plupart des désordres qui avaient ébranlés l’empire, il occupa, pendant la paix, les soldats à de grands travaux, creusa des canaux, répara les routes, et fit planter en Pannonie, en Espagne, et en Gaule, des vignes dont jusque-là on avait défendu la culture dans ces contrées. Ainsi les vins fameux, qui alimentent aujourd’hui le luxe de nos Apicius modernes, doivent leur origine au plus frugal des empereurs romains.

Varrane, roi de Perse, faible à l’aspect du danger, avait repris son audace en voyant le péril s’éloigner. Il menaçait de nouveau l’Arménie : l’empereur partit de Rome dans l’intention de le combattre ; arrivé en Pannonie, près de Sirmich, il voulut, par affection pour son pays natal, faire dessécher par ses troupes les marais nombreux qui en rendaient l’air insalubre. Jusque-là sa sévérité, imprimant le respect, avait maintenu son autorité ; mais, la poussant peut-être alors jusqu’à l’excès, il fatigua et souleva ses soldats : les châtiments aigrirent les esprits ; une sédition éclata, et quelques-uns de ces factieux, aveuglés par leur rage, poignardèrent ce grand homme qui avait ressuscité leur gloire. Il périt à cinquante ans après six années de règne.

L’armée sentit bientôt toute l’étendue de sa perte ; consternée de son crime, elle éleva un monument à sa victime, et y grava cette épitaphe : Ci-gît l’empereur Probus. Il renversa tous les usurpateurs, triompha de tous les barbares, et se montra, par sa probité, digne de son nom.