HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME DEUXIÈME

 

 

TACITE (An de Rome 1028. — De Jésus-Christ 275)

LORSQUE le crime fut consommé, l’artifice de  Mnesthée ne tarda pas a être découvert, et l’armée, furieuse contre ce traître, le livra aux bêtes féroces. La mort désarme l’envie ; on oublia les rigueurs d’Aurélien ; on ne se souvint, que de ses grandes qualités, et les soldats, qu’il avait si longtemps conduits à la victoire, lui érigèrent un tombeau et sur temple sur le lieu même où il avait péri. Le peuple gémit de sa perte ; le sénat, qui le voyait avec crainte sur le trône, le plaça avec joie au rang des dieux.

Depuis la chute de la république, les armées avaient toujours disputé au sénat et au peuple le droit de disposer du trône. A cette époque, une contestation tout opposée s’éleva entre eux : la crainte des discordes civiles et de l’anarchie militaire frappait tous les esprits. Tous les chefs de l’armée résolurent unanimement de déférer au sénat la nomination d’un empereur ; et le sénat à son tour, convaincu que le sceptre ne serait qu’un honneur illusoire s’il n’était reconnu et appuyé par la force, craignit de faire un choix désapprouvé par les troupes, et chargea l’armée de donner un chef à l’empire. Ces refus mutuels se prolongèrent pendant huit mois, et ce qui est encore plus singulier que cet étrange combat, c’est que durant cet interrègne aucun désordre ne troubla la paix de l’empire. On eût dit que du fond de son tombeau l’ombre imposante d’Aurélien maintenait l’ordre, contenait les factions et ordonnait l’obéissance.

Enfin le consul Cornificius Gordianius ayant représenté aux sénateurs l’impossibilité de laisser plus longtemps sans chef un empire si vaste, dont les barbares menaçaient de tous cotés les frontières, les suffrages se réunirent en faveur de Tacite, personnage consulaire, vieillard vénérable. Il s’était distingué dans sa jeunesse par son courage, dans son âge mûr par sa sagesse : son caractère était doux et grave, son esprit éclairé et modeste, ses mœurs simples et pures. Il se défendit longtemps d’accepter le fardeau dont on voulait le charger : Craignez pères conscrits, disait-il, en choisissant un vieillard d’attirer des revers à l’empire, et de m’exposer moi-même à une fin tragique que jusqu’à présent ma fortune et ma prudence m’ont fait éviter. — Les suffrages du sénat, lui répondit Métius Falconius, prouvent sa sagesse ; nous avons choisi un empereur dont l’âge nous assure qu’il nous gouvernera en père ; son expérience ne nous laisse craindre aucune démarche violente et inconsidérée, et nous sommes certains, Tacite, que vous réglerez toujours votre conduite sur celle que vous auriez conseillée aux princes sous lesquels vous avez vécu. En vain nous objecterez-vous la faiblesse et les infirmités de votre âge : souvenez-vous du mot de Sévère : ce ne sont point les pieds, c’est la tête qui gouverne ; nous avons besoin de votre âme, et non de votre corps. Régnez donc, Tacite Auguste ; mais je vous en conjure, ne donnez point le titre de César à vos enfants ; ils sont les héritiers de votre patrimoine, et non de l’empire ; vous ne devez pas disposer du sénat et du peuple romain comme de vos fermes et de vos esclaves ; imitez Nerva, Trajan, Adrien ; choisissez, adoptez un successeur digne de vous et de nous ; préférez les intérêts de l’état à ceux de votre famille.

Tacite, vaincu, se soumit et accepta l’empire. Élius, préfet de Rome, le conduisit au Champ-de-Mars où les prétoriens et le peuple s’étaient assemblés : Citoyens et soldats, dit-il, le sénat vous propose pour empereur l’illustre Tacite ; après nous avoir longtemps éclairés par ses conseils, il va nous gouverner par ses lois. L’empereur prouva sa reconnaissance au sénat en relevant sa dignité ; il lui rendit les attributions qu’il tenait d’Auguste, le droit de décider de la paix et de la guerre, de recevoir les ambassadeurs des princes étrangers, et de nommer les gouverneurs de la plus grande partie des provinces.

Le sénat, trop fier d’un triomphe précaire, manifesta imprudemment la joie que lui causait une révolution plus brillante que solide ; il écrivit aux sénats de Carthage, de Trèves, d’Antioche, de Milan, de Corinthe, d’Athènes : Le grand changement dont nous vous informons vous en annonce un aussi favorable pour vous-mêmes, car nous ne cherchons à recouvrer nos droits que pour vous rendre et vous garantir  les vôtres.

Mais ce retour aux anciens principes de justice et de liberté eut peu de durée. Les mœurs publiques ne le soutenaient pas, et on ne le devait qu’à la modération passagère des chefs de l’armée, dont l’ambition ne pouvait longtemps rester assoupie.

Tacite, pendant le peu de mois qu’il régna, réalisa les espérances qu’il avait données et les promesses qu’il avait faites. Déférant, pour les avis du sénat, il mit ordre à la confusion des lois ; maintint la justice sans rigueur et sans faiblesse, punit les faux monnayeurs, supprima les lieux publics de débauche, réprima les excès du luxe, et, loin d’enrichir sa famille aux dépens de la fortune publique, il versa dans le trésor cinq millions de son propre bien. Il avait sollicité le consulat pour son frère Florien ; on l’informa que les sénateurs lui avaient refusé leurs suffrages. Eh bien ! répondit l’empereur sans s’émouvoir, ce refus me prouve que le sénat connaît bien le prince qu’il a choisi.

Les Scythes et les Goths, recommençant leurs incursions, se répandaient dans le Pont, dans la Cilicie, dans la Cappadoce. Tacite, consultant plus ses devoirs que son âge, partit de Rome et se mit à la tête de l’armée, qui confirma par ses acclamations le choix du sénat, moins peut-être pour honorer le prince que pour rappeler ses propres prétentions. L’empereur attaqua les barbares, les battit en plusieurs rencontres, et les chassa d’Asie. Indulgent pour les faiblesses, il se montrait inflexible contre le crime ; les complices du meurtre d’Aurélien furent envoyés par lui à la mort.

Ayant confié le gouvernement de Syrie à un de ses parents, nommé Maximin, cet homme ambitieux et cupide, loin de justifier son choix par sa conduite, souleva contre lui le peuple et les soldats ; ils le tuèrent. Tacite voulut sévir contre les coupables ; sa sévérité excita la haine de plusieurs officiers qui conspirèrent contre lui et le poignardèrent. Il perdit la vie près de Tyane, à cinquante-six ans ; il n’avait occupé le trône que six mois.

Son règne fut celui des lois ; il n’aurait point redouté le jugement sévère d’un historien tel que ce Tacite dont il se glorifiait de descendre, et dont il fit copier et répandre les ouvrages dans toutes les bibliothèques de l’empire. Ami des lettres, il les protégea et les cultiva. Aucun acte arbitraire ne souilla sa vertu ; il respectait l’autorité du sénat et la liberté du peuple ; et, si Aurélien releva l’empire, on peut dire que Tacite ressuscita quelques moments la république.