HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME ET UNIÈME

 

 

AURÉLIEN (An de Rome 1023. — De Jésus-Christ 270)

CLAUDE laissait après lui deux frères, Quintilius, qui lui succéda et Crispus dont Constantin se faisait honneur de descendre. Dès qu’on sut en Italie, la mort de l’empereur, l’affection qu’on lui portait décida le sénat à décerner le titre d’Auguste à Quintilius.

Dans ce même temps l’armée, qui se trouvait à Sirmium, proclamait empereur Aurélien, général de cavalerie, et l’un des plus grands capitaines de son siècle. Quintilius, informé de ce choix, peu sûr de ses soldats qui n’aimaient pas sa sévérité, ou déterminé par un motif plus honorable par la crainte de favoriser les armes des barbares, en excitant, une guerre civile, ou d’affaiblir l’autorité du sénat en abdiquant, se fit ouvrir les veines, et mourut après dix-sept jours de règne.

Le sénat et le peuple confirmèrent l’élection d’Aurélien. Ce prince devait le jour à une famille obscure qui habitait un bourg dans la Pannonie ; sa mère était prêtresse du soleil ; et, toute sa vie, Aurélien marqua une prédilection particulière pour le culte de cette divinité. Enrôlé très jeune dans les troupes romaines, sa bravoure commença sa fortune, et son habileté lui valut l’empire. Il aimait, avec tant de passion les combats et les exercices, que les compagnons de sa jeunesse, pour le distinguer d’autres soldats qui portaient le même nom, l’appelaient Aurélien glaive en main. Élevé au rang de tribun, il se distingua par une extrême sévérité dans la discipline : apprenant qu’un de ses soldats avait outragé une femme, il le fit écarteler. On a conservé une de ses instructions adressée à son lieutenant : Nul, dit-il, ne doit être avancé, s’il ne montre pas autant de retenue et d’obéissance que de courage. Punissez sans pitié celui qui dérobe une grappe de raisin ; que le plus léger vol soit châtié comme un crime ; les soldats doivent s’enrichir des dépouilles de l’ennemi, et non des larmes de leurs concitoyens.

Son premier exploit fut de vaincre les Francs près de Mayence ; par lui la Gaule fut délivrée des barbares. Valérien le comparait aux Scipions ; et Claude, voulant rétablir la discipline dans la cavalerie lui en confia le commandement.

Dans le cours de sa vie militaire, soldat aussi brave que général expérimenté, on prétend qu’il tua de sa main plus de neuf cents ennemis. On le compara, pour l’activité, à César mais il n’imita pas sa clémence ; et, si l’on ne peut l’accuser d’avoir été sanguinaire comme les tyrans, on doit lui reprocher de s’être montré dur et inflexible contre ceux qui l’avaient offensé. Il semblait plus fait pour commander que pour gouverner.

Dès qu’il eut pris les rênes de l’empire, il marcha contre les Goths, les força de repasser le Danube et de lui demander la paix ; mais, convaincu qu’on ne pourrait jamais défendre la Dacie de leurs incursions, il l’abandonna et prit le Danube pour frontière

Les Allemands, les Juthonges et les Marcomans se disposaient à envahir l’Italie ; l’empereur les attaqua et les défit dans la Bavière et dans la Souabe. Les barbares, dont ce revers n’avait point abattu la fierté, lui envoyèrent des ambassadeurs, et lui promirent de se retirer, si Rome voulait leur payer un tribut. Il les reçut avec pompe, et leur parla avec hauteur : Vous n’êtes gouvernés, leur dit-il, que par vos passions ; la raison seule dirige Rome : elle est accoutumée à recevoir et non à payer des tributs, elle vous accordera son alliance, si vous la méritez par votre soumission et par vos services. Avant de l’attaquer témérairement, parcourez les champs de Nyssa ; les ossements de trois cent mille Goths vous apprendront le sort que la guerre vous réserve.

Les barbares, irrités, de ses menaces et de ses refus, tentèrent de nouveau la fortune des armes. Aurélien, qui, peu content de les battre, voulait les détruire, les tourna et se plaça entre eux et leur pays ; mais sans s’éloigner de cette manœuvre, ils continuèrent audacieusement leur marche, trouvèrent les Alpes mal gardées, les franchirent, pénétrèrent en Italie et ravagèrent tout le Milanais. L’empereur, qui les suivait avec trop d’ardeur, les ayant attaqués sans attendre la réunion de toutes ses forces, fit en vain des prodiges de valeur ; il perdit la bataille et se vit contraint de fuir.

La terreur se répandit dans Rome. Comme l’autorité est rarement respectée lorsqu’elle éprouve des revers, ce désastre fit naître des mouvements séditieux, auxquels plusieurs sénateurs furent accusés d’avoir pris part. Aurélien effrayé lui-même des conséquences de sa défaite ordonna de consulter les livres des Sibylles ; et toutes les cérémonies pratiquées par les anciennes superstitions furent renouvelées ; soit pour apaiser les dieux soit pour rassurer les peuples.

Cependant l’empereur, ayant rallié ses troupes, et profitant avec rapidité d désordre que l’ardeur du pillage répandait parmi les barbares, les attaqua près de Tano, les battit complètement, les poursuivit sans relâche et en extermina une grande partie. Les Vandales lui demandèrent la paix ; et ce qui prouve à quel point l’influence des armées était alors parvenue, c’est que l’empereur se crut obligé de faire délibérer, la sienne pour savoir s’il accepterait ou non le traité qu’on lui offrait. Les soldats, las de la guerre, y consentirent ; la paix fut conclue, et on fournit des vivres, aux Vandales pour retourner  dans leur pays.

Aurélien entra ensuite triomphant dans Rome et punit de mort plusieurs sénateurs qui, l’abandonnant avec là fortune, s’étaient soulevés contre lui. Un d’eux, nommé Domitien, ne put se plaindre de : son sort. Dans les premiers jours de l’avènement d’Aurélien, voulant lui donner un conseil qu’il croyait analogue à la sévérité de son caractère, il lui, avait écrit : Vous avez deux moyens d’affermir votre pouvoir, l’or et le fer : employez l’un pour ceux qui vous serviront, employez l’autre contre ceux qui vous résisteront. Ce lâche flatteur, voyant l’empereur vaincu, avait aspiré à l’empire : il périt, première victime du conseil qu’il avait donné.

L’empereur employa son séjour dans la capitale a faire des règlements utiles et sages, mais qui, tous, portaient l’empreinte de sa sévérité. L’invasion des barbares avait fait trembler Rome ; il releva ses murs abattus, fortifia la ville, et agrandit son enceinte. Libre enfin d’exécuter ses grands desseins, et de réunir les parties de l’empire démembré, il partit de Rome pour combattre Zénobie.

Cette, reine, que ses talents, que son audace, que sa fortune, sa gloire et ses malheurs rendirent immortelle joignait tous les charmes d’un sexe à la force de l’autre ; sa taillé était majestueuse, ses traits réguliers, son regard doux et plein de feu ; la perle orientale n’avait pas plus d’éclat que ses dents ; son teint était brun, mais animé ; la magnificence de sa parure rehaussait sa beauté. Elle aimait le faste, et voulait que sa cour égalât en splendeur celle des rois de Perse.

La singularité de son habillement répondait à celle de son caractère ; elle mêlait aux ornements d’une femme le luxe d’un guerrier ; sa robe était couverte d’une cotte d’armes enrichie de pierreries, son diadème entourait un casque ; elle combattait avec les soldats le bras nu et le glaive en main. Souvent on la vit soutenir à cheval les plus longues fatigues et marcher à pied pendant plusieurs milles à la tête de ses troupes. Didon, Sémiramis et Cléopâtre étaient ses modèles ; fermeté dans le commandement, courage dans les revers ; élévation dans les sentiments, assiduité au travail, dissimulation dans la politique, audace sans frein, ambition sans bornes, tels étaient les défauts et les qualités de cette femme célèbre, qui réunit en elle toutes les vertus et tous les vices des héros, sans montrer une des faiblesses de son sexe. On vantait sa chasteté comme son courage, elle ne connut d’amour que celui de la gloire. Elle avait eu de son époux Odenat trois fils, Herennianus, Timolaüs et Vaballath : le nom du premier était latin ; le second grec ; le troisième syrien. Fière du titre d’Auguste, aveuglée par ses succès et trompée par sa fortune, elle espérait que l’un de ses enfants régnerait dans Rome, l’autre en Grèce, et le dernier en Asie.

Mêlant à propos la douceur et la sévérité, prodigue d’or et d’honneurs pour ceux qui servaient ses desseins, elle égala en habileté les plus grands rois. Amie des lettres, elle honora ale sa confiance et combla de faveurs le célèbre Longin, qui trouva souvent dans le génie de cette reine le modèle du sublime qu’il nous apprit à connaître et à définir.

Zénobie instruite pas ses leçons, s’exprimait avec éloquence dans les langues, grecque, égyptienne et syrienne. Elle entendait le latin mais ne le parlait pas. Appliquée particulièrement à l’étude de l’histoire, elle la regardait comme la science des princes : et on prétend qu’elle écrivit elle-même, celle de l’Égypte sous les règnes des Ptolémées, dont elle prétendait descendre. Les auteurs de ce temps placent, sans raison, Zénobie au nombre des trente tyrans qui démembrèrent le colosse romain. Odenat avait été associé à l’empire par Gallien ; elle-même reçut le titre d’Auguste ; l’Orient l’élut librement. ; et, sans doute, elle pouvait prétendre, avec quelque droit pour ses enfants, au gouvernement d’un empire que les Perses allaient renverser, et qui ne fut sauvé dans l’Orient que par son bras et par son génie.

Tandis que Claude occupé de la guerre des Goths, s’était vu forcé de laisser l’Asie sous les lois de la reine de Palmyre, Zénobie, qui, s’était formé un parti en Égypte par les intrigues d’un habitant d’Alexandrie nommé Timagène, envoya dans cette contrée une armée de soixante-dix mille hommes, les ordres de Zabdas, général habile. Les Égyptiens furent promptement vaincus par lui ; mais Probatus, qui commandait une des flottes de Claude, informé de cet événement, débarqua des troupes qui empotèrent d’abord quelques avantages sur les Palmyréniens. Ce succès ne fut pas de longue durée : Zabdas rallia son armée, livra bataille à Probatus, le défit, le tua ; et, depuis cette victoire jusqu’au règne d’Aurélien, toute l’Égypte reconnût les lois de Zénobie qu’on appelait la reine d’Orient, et qui faisait porter à ses fils la couronne et le titre d’empereurs romains.

Aurélien, triomphant des obstacles que les barbares opposaient à sa marche, traversa, en les combattant, l’Esclavonie, la Thrace, s’arrêta quelques jours à Byzance, et descendit dans l’Asie-Mineure à la tête d’une forte armée. Il se rendit facilement maître de toute la Bithynie, où les efforts de Zénobie n’avaient pu réunir qu’un faible parti. En Cappadoce tout se soumit à lui : la ville de Tyane seule refusait de lui ouvrir ses portes, et il avait juré de la détruire. Un des habitants de cette ville trahit ses concitoyens, et introduisit l’empereur dans ses murs. Profitant de la trahison, mais détestant le traître, il l’envoya au supplice. La consternation régnait dans Tyane ; malgré son serment, Aurélien l’épargna. La superstition du temps fit croire et écrire que l’ombre d’Apollonius lui était apparue et avait désarmé son courroux.

L’empereur rencontra près d’Antioche, sur les bords de l’Oronte l’armée de Zénobie. Une cavalerie pesamment armée composait la principale force de la reine ; elle passait pour être très supérieure à celle des Romains. L’empereur, pour la vaincre, usa de stratagème : il ordonna aux siens  de fuir devant cette cavalerie, qui trompée par cette ruse les poursuivit avec, une ardeur imprudente. Lorsqu’il la vit fatiguée par une longue course et par le poids de ses armes, il la fit charger par des troupes fraîches ; elle fut promptement enfoncée et mise en déroute.

Ce premier succès intimida les Palmyréniens, qui évacuèrent Antioche, et se retirèrent, sous Émèse. Zénobie y attendait les Romains à la tête d’une armée de soixante-dix mille hommes, commandée, sous ses ordres, par Zabdas, dont la victoire avait jusque-là toujours suivi les drapeaux. Le sort de l’empire semblait dépendre du succès d’une bataille. Elle fut longue, sanglante et terrible des deux côtés ; les chefs avaient une grande gloire à soutenir. Ils s’en montrèrent dignes. Aurélien, indigné de voir une femme lui disputer l’empire, l’attaquait avec fureur. Zénobie, encourageant ses troupes par sa présence, étonnait ses ennemis par son courage, et leur faisait oublier son sexe. La fortune parut d’abord se prononcer pour elle : sa cavalerie mit en déroute celle d’Aurélien ; mais, trop ardente dans la poursuite de cet avantage, elle dégarnit les flancs de l’infanterie syrienne. Les légions romaines, profitant de cette faute, enfoncèrent les Palmyréniens ; en vain Zénobie et Zabdas, combattant eux-mêmes comme des soldats, voulurent retarder leur défaite ; jamais l’infanterie asiatique n’avait résisté avec succès aux légions belliqueuses d’Europe. La reine, vaincue, perdit la plus grande partie de ses troupes  et se renferma dans Palmyre.

L’empereur, attaché depuis son enfance au culte du soleil, attribua sa victoire à là protection de ce dieu ; il lui offrit des sacrifices dans Émèse, et l’idole du lâche Héliogabale reçut l’encens d’Aurélien.

Les rigueurs exercées à Rome par l’empereur avaient répandu dans l’Asie l’effroi de son nom. Sa douceur surprit d’autant plus qu’elle était moins attendue. Son intérêt l’emporta sur son caractère ; il ne punit aucun des partisans de Zénobie dans Antioche, attribua leur défection à la nécessité, et affermit son pouvoir par la clémence.

L’empereur, qui devait la plupart de ses succès à sa rapidité, ne voulut pas laisser à la reine d’Orient le temps de se relever de sa chute, et de rassembler contre lui de nouvelles forces. Il la poursuivit sans relâche ; mais sa marche fut souvent arrêtée par les Arabes Bédouins, également prompts dans l’attaque et dans la retraite. Ils le harcelaient sans cesse, enlevaient ses corps détachés, s’emparaient de ses vivres, pillaient ses bagages, et disparaissaient avant qu’on pût se rallier pour les repousser et les punir.

Aurélien, infatigable, continua sa route en combattant chaque jour ces essaims de barbares ; et, malgré les obstacles que lui opposaient leur nombre, la chaleur du climat, l’aridité des déserts et la difficulté des subsistances, il arriva sous les murs de Palmyre, et l’assiégea.

Palmyre, appelée dans l’Orient Thadamor, avait été bâtie par Salomon sur un terrain fertile qui se trouvait isolé dans les déserts de l’Arabie, comme une île ombragée verte et fleurie, au milieu d’un océan de sables. Elle avait reçu son nom du grand nombre de palmiers qui la rafraîchissaient par leur ombre et rendaient son climat tempéré. Le sol qui l’entourait, arrosé par plusieurs sources, produisait en abondance du blé et des fruits.

Palmyre, située entre l’empire romain et l’empire des Perses, séparée d’eux par des déserts, s’en rapprochait par les liens du commerce. Sa situation assurant son indépendance et bornant son ambition, elle fut longtemps libre, heureuse et riche. La neutralité que lui permirent les Parthes et les Romains augmenta sa population et son opulence ; la paix et la richesse y introduisirent les arts qui la décorèrent de palais élégants, de nobles portiques, de temples magnifiques : ses ruines attirent encore les voyageurs.

Trajan, dont l’ambition ne pouvait être arrêtée que par les bornes du monde, soumit cette contrée à son pouvoir ; Odenat, à la tête d’un corps de Sarrasins, s’en empara et l’illustra par ses armés ; enfin le génie de Zénobie porta au plus haut degré la gloire et le malheur de sa patrie.

Palmyre, élevée par ses conquêtes au rang de capitale de l’Orient, devint la rivale de Rome ; mais elle paya cher cette gloire trompeuse. Un instant de grandeur effaça plusieurs siècles de prospérité ; et, en peu d’années, il ne resta de sa puissance passagère qu’un nom et des débris.

Cette ville, dernier asile d’une grande reine, résista longtemps aux efforts des maîtres du monde : tout l’or de Zénobie semblait s’être changé en fer pour la défendre. Elle inspirait aux habitants son courage opiniâtre. Dans les premières attaques, l’empereur fut blessé d’un coup de flèche ; il écrivait au sénat : Le peuple romain ne parle qu’avec mépris de la guerre que je soutiens contre une femme ; il ne connaît ni le caractère ni les ressources de Zénobie : les moyens rassemblés par elle pour se défendre sont immenses ; Palmyre tout entière n’est plus qu’un arsenal de glaives, de dards, de pierres et d’armes de tout genre. Ses murs sont garnis e balistes et de catapultes ; d’autres machines de guerre nous lancent continuellement des feux. Le désespoir de Zénobie augmente son courage, et je n’espère en triompher que par la protection des divinités tutélaires de Rome qui jusqu’à présent ont favorisé nos armes.

Il paraît même qu’Aurélien n’était pas pleinement rassuré, par cette faveur des dieux. Peu certain de la victoire, il essaya la négociation, et offrit à la reine de Palmyre des conditions honorables, si elle voulait se soumettre et renoncer à toute prétention à l’empire. Il lui proposait une retraite paisible, une riche indépendance et assurait aux habitants de Palmyre, la conservation de leurs privilèges.

La fière Zénobie lui répondit en ces termes ; Zénobie, reine d’Orient, à Aurélien Auguste : Ce n’est point par des écrits, ce n’est que par les armes que l’on peut obtenir la soumission que vous exigez : vous osez me proposer de me rendre à vous ! N’oubliez pas qu’autrefois Cléopâtre a préféré la mort à la servitude. Les Sarrasins, les Perses, les Arméniens marchent à mon secours ; que ferez-vous contre leurs forces et les miennes réunies, vous que des voleurs arabes ont plus d’une fois effrayé ? Lorsque vous me verrez marcher à la tête de mes alliés pour vous combattre, vous cesserez sans doute de m’envoyer des ordres insolents, comme si vous étiez mon vainqueur et mon maître.

Cette réponse enlevant à l’empereur tout espoir d’engager la reine à capituler, il pressa vivement le siège, et ne put cependant triompher par la force du courage de la garnison. Informé de l’approche des Perses, il marcha contre eux et les défit en bataille rangée ; ses trésors, prodigués à propos, séduisirent les Sarrasins, les Arméniens, et les rangèrent dans son parti. Palmyre privée de secours, se défendit encore longtemps ; mais une affreuse disette mit enfin un terme à la résistance de Zénobie. Ne pouvant plus défendre sa capitale, elle voulut au moins échapper à la captivité : chargée de ses pierreries, montée sur un chameau rapide, elle sortit de Palmyre, favorisée par les ombres de la nuit, trompa la vigilance des postes romains, et gagna l’Euphrate espérant trouver, un asile en Perse ; mais Aurélien, informé de sa fuite, la fit poursuivre par un corps de cavalerie, qui l’atteignit au moment où elle s’embarquait pour traverser le fleuve. Lorsque cette illustre captive parut devant son vainqueur, il lui reprocha d’avoir bravé témérairement la puissance des empereurs romains. Je vous reconnais pour empereur, lui dit-elle, mais Gallien et ses pareils ne m’ont jamais parus dignes du trône qu’ils laissaient renverser et que j’ai soutenu.

Aurélien, maître de Palmyre qui implorait sa clémence, accorda la vie aux habitants, mais il les dépouilla de leurs richesses. Revenu à Émèse, il soumit au jugement d’un tribunal le sort de Zénobie et de ses partisans. Les soldats romains demandaient avec fureur la mort de cette reine ; Zozime prétend que, cédant alors à l’excès de ses malheurs, et démentant sa grandeur passée, elle acheta la vie par une lâcheté, rejeta sur ses ministres les fautes de son ambition, et livra même Longin à la mort en l’accusant d’avoir dicté la lettre dont la hauteur irritait Aurélien. Vopiscus croit, avec plus de probabilité, qu’elle dut la conservation de ses jours à la générosité de l’empereur qui résista aux clameurs de ses soldats féroces, trouvant honteux de ternir son triomphe par la mort d’une femme vaincue. Ce qui est certain, c’est que Longin périt, et que Zénobie, perdant son courage avec le trône, ne soutint pas la fierté de ses résolutions, consentit à vivre, et orna le triomphe d’Aurélien. Son fils Vaballath partagea sa captivité ; les deux autres périrent : on ignore si leur mort fut naturelle ou violente.

Lorsque l’empereur fût revenu à Antioche, il rapprit que les Palmyréniens, soulevés par un parent de Zénobie, reprenaient de nouveau les armes. Obligé de les vaincre, encore, il se livra contre eux à toute la violence de son caractère, et, après avoir pris d’assaut cette malheureuse ville, il en fit passer tous les habitants au fil de l’épée, sans épargner l’enfance ni la vieillesse.

Un ami de Zénobie, nommé Firmus, qui avait acquis d’immenses richesses en Égypte par le commerce, venait d’exciter les Égyptiens à la révolte, de lever des troupes, et de prendre le titre d’Auguste. Aurélien conduisit son armée contre lui, le vainquit, l’assiégea dans Alexandrie, le prit et le fit périr dans d’affreux tourments. La lettre qu’il écrivit au sénat pour l’informer du succès de cette expédition prouve à quel point le peuple romain, amollit, déchu de sa gloire, avait perdu sa dignité. Pères conscrits, disait Aurélien, je me charge de délivrer Rome de toute inquiétude ; occupez-vous des jeux, des spectacles, des courses de chars et des combats du cirque : L’intérêt public est mon affaire ; les vôtres, ce sont les plaisirs.

L’empereur maître de l’Orient, n’avait plus à combattre que Tetricus qui gouvernait depuis plusieurs années la Bretagne, la Gaule et l’Espagne. Cette guerre contre des peuples plus belliqueux que les Asiatiques, le menaçait de plus grands périls, et lui offrait plus d’obstacles à vaincre ; mais la fortune, qui secondait son habileté, le délivra promptement d’un concurrent redoutable. Tetricus, parvenu au pouvoir suprême, s’en était dégoûté : l’humeur inconstante des Gaulois, leur turbulence, leurs révoltes continuelles, leurs conspirations fréquentes, les invasions sans cesse renouvelées des barbares, les fatigues de la guerre, les ennuis du trône, lui faisaient regretter les douceurs de la vie privée. Regardant Aurélien plutôt comme son libérateur que comme son rival, il lui écrivit pour l’inviter à rompre les chaînes brillantes qui le retenaient malgré lui sur un trône dont il aspirait à descendre. En effet il voulait éviter les malheurs d’une guerre civile, et rendre à l’empire, en abdiquant, l’unité, la force et la paix. Mais les grands, les peuples, les légions, refusaient d’y consentir et le forçaient, contre ses penchants, à régner et à combattre.

Après quelques succès divers et balancés, les deux armées se trouvèrent en présence dans les plaines de Châlons-sur-Marne. Tetricus,  ayant fait de vains efforts pour déterminer, la sienne à un accommodement, la quitta au milieu de la nuit, fuyant les grandeurs avec plus d’empressement qu’il ne les avait poursuivies. Il vint se rendre à Aurélien, et lui remettre un pouvoir qu’il avait trop glorieusement exercé pour qu’on pût l’accuser de faiblesse lorsqu’il s’en dépouillait.

Son départ n’ébranla point l’opiniâtre résolution de ses troupes, et les Gaulois, dans l’espoir de rendre indépendants de Rome, combattirent avec acharnement : mais le génie d’Aurélien triompha de leur résistance ; ils furent vaincus et forcés de se soumettre. Les Bretons et les Espagnols déposèrent leurs armes ; et, l’empereur, après avoir conquis l’Orient et pacifié l’Occident, rentra triomphant dans Rome.

Une foule de captifs, Bactriens, Sarrasins, Goths, Alains, Francs, Vandales et Perses, ornaient son triomphe. On y voyait les chars de Sapor, d’Odenat et du roi des Goths ; celui d’Aurélien était traîné par quatre cerfs. Tetricus et son fils, revêtus des ornements impériaux, le suivaient à pied ; enfin tous les regards se tournaient avec un sentiment d’admiration et de pitié sur l’illustre et infortunée Zénobie : sa tété était ornée d’un diadème, une chaîne d’or liait ses mains, un grand nombre d’esclaves soutenaient sa robe, tellement chargée de pierreries qu’elle pouvait à peine marcher. Après avoir subi ce supplice, plus cruel pour une reine que la perte de la vie, Zénobie se retira dans une terre en Italie que l’empereur lui donna en apanage. Dans la suite elle vécut à Rome, en dame romaine : on prétend même qu’elle épousa un sénateur. Saint Jérôme, dans le quatrième siècle, vit encore ses descendants. Son fils Vaballath obtint une principauté en Arménie ; l’empereur confia à Tetricus l’administration d’une province de l’Italie : Convenez, mon collègue, lui dit-il un jour en riant, qu’il est plus doux de gouverner une partie de l’Italie que de régner dans les Gaules.

Vainqueur de tous ses rivaux, triomphant des barbares, restaurateur de l’empire, dont il avait réuni les membres épars, Aurélien, toujours actif dans la paix comme dans la guerre, employa ses loisirs à corriger la lenteur des procédures, à punir les concussionnaires, à réprimer le scandale des débauches publiques. Les faux monnayeurs étaient alors si nombreux, que poursuivis par les lois de l’empereur, ils réunirent en corps d’armée, leurs agents, leurs complices et, sous les ordres de Félicissime leur chef, opposèrent une telle résistance que leur défaite coûta la vie à plus de mille soldats.

Aurélien, attaché au culte superstitieux des idoles, persécuta les chrétiens.

Dans le commencement de son règne on avait admiré sa tempérance et la simplicité de ses mœurs : son palais n’avait pas plus de faste que son camp ; mais, enivré d’orgueil après ses conquêtes, et vaincu par les voluptés de cet Orient qui corrompit tant de grands hommes, il étala dans Rome tout le luxe asiatique ; et, bravant les antiques préjugés du peuple romain, il ceignit le premier sa tête du diadème. Sa justice imprimait le respect, ses talents attiraient l’estime ; sa rigueur inspirait la crainte. On l’admirait, mais on ne l’aimait pas ; et la vie d’un prince est moins sûrement défendue par la force de sa garde que par l’amour de ses peuples ; Aurélien ne tarda pas à l’éprouver.

Un nouvel armement des Perses le décida à marcher contre eux. Arrivé en Thrace ; il apprit que son affranchi Mnesthée, abusant de sa confiance, s’était permis des excès répréhensibles. Irrité contre lui, il le menaça d’un juste châtiment : Mnesthée, connaissant trop l’empereur pour ne pas savoir qu’avec lui l’effet suivait toujours la menace, résolût de le perdre pour se sauver. Il contrefit sa signature, et la mit au bas d’une liste de proscription où il plaça les noms des principaux officiers de l’armée. Ces officiers, auxquels le perfide la montra, conspirèrent contre l’empereur, profitèrent d’un moment où il marchait peu escorté près de Byzance ; se jetèrent sur lui, et l’assassinèrent[1]. Il était âgé de soixante-trois ans, et en avait régné cinq. Politique habile, soldat intrépide, grand capitaine, administrateur rigide, il mérita plus d’éloges que d’affection. Les auteurs satiriques du temps disaient qu’on ne pouvait pas choisir un plus grand médecin pour les maux de l’état ; mais qu’il ordonnait trop fréquemment la saignée.

Au reste, dans un temps de corruption, au milieu des calamités d’une anarchie militaire, on ne pouvait peut-être contenir que par la crainte cette foule d’hommes ambitieux et cupides que n’arrêtaient plus les lois ni la vertu.

Rigoureux pour les grands, il fut doux et clément pour les peuples, pourvut largement à leurs besoins ; et, aux distributions accoutumées d’argent et de farine, il ajouta souvent des dons magnifiques en vin, en viandes et en étoffes. Le peuple, bien nourri et bien vêtu, disait-il, est toujours gai et facile à gouverner.

Ses bienfaits s’étendirent dans les provinces ; il répara leurs pertes, embellit leurs villes : Dijon fut bâtie par lui, et l’antique Genabum, dont il releva les murs, porta son nom ; on reconnaît encore son origine dans celui d’Orléans. Enfin quelques taches d’orgueil ne peuvent ternir la gloire d’un homme qui sauva sa patrie. L’empire renversé était déchiré par trente tyrans ; les barbares pillaient, et ravageaient ses provinces ; Aurélien parut, et le colosse romain, rassemblant ses membres dispersés, se releva sur sa base antique, épouvantant encore l’univers, étonné de sa grandeur et de sa force.

 

 

 

 



[1] An de Jésus-Christ 275.