HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TRENTIÈME

 

 

CLAUDE SECOND (An de Rome 1020. — De Jésus-Christ 267)

LES lois donnent seules à l’autorité une base ferme et durable ; elles défendent à la fois et les droits du peuple et ceux du prince ; elles satisfont la raison, qui ne veut que la justice, mais elles enchaînent et compriment les passions, qui n’aiment que l’arbitraire et qui ne souffrent point de gêne. Aussi les ambitieux pour braver et violer les lois, appellent à leur appui la force militaire ; ignorant que cette force, qui paraît leur garantir l’impunité doit leur devenir plus funeste que la liberté et que la justice qu’ils redoutent. Celui qui ne veut trouver nulle part de résistance, finit par ne trouver nulle part d’appui.

La république romaine  défendue par des soldats citoyens, attachés à l’ordre par leurs propriétés, ne leur donna d’abord qu’une modique paie. Marius et après lui César portèrent une atteinte mortelle à la liberté, en augmentant la solde, et en plaçant les armes dans les mains d’une foule de prolétaires pour qui l’argent tenait lieu de lois et de patrie. Domitien doubla leur paie ; Commode et Caracalla ne mirent point de bornes à leurs prodigalités pour payer les instruments de leur tyrannie. Dès ce moment le sénat et le peuple ne furent plus que de vains fantômes. Les soldats, sentant leur force, devinrent les maîtres de leurs maîtres ; ils donnaient le trône à ceux qui leur promettaient la licence, et arrachaient la vie aux princes qui voulaient rétablir la discipline. Le sort des empereurs devint aussi déplorable que celui de l’empire ; ils faisaient tout trembler, et tremblaient eux-mêmes devant leur garde. Si pour plaire à cette soldatesque effrénée, ils épuisaient le trésor, protégeaient les vices et proscrivaient l’opulence et la vertu, le désespoir, réveillant le courage, les rendait victimes de conspirations toujours renaissantes : s’ils voulaient au contraire parvenir au trône par une faction, ils étaient promptement détrônés été assassinés par elle. Ainsi l’empire romain, comme le remarque Montesquieu, semblable aux républiques, actuelles de Tunis et d’Alger, n’offrait aux regards du monde que le triste spectacle d’une anarchie militaire, dont les chefs étaient asservis aux caprices d’une milice qui les rendait impuissants pour faire le bien, et ne leur laissait de liberté que pour commettre des crimes.

L’excès des maux force souvent les plus insensés à implorer des remèdes salutaires. L’empire, menacé, attaqué de tous côtés par les barbares, et déchiré par trente tyrans qui se disputaient le pouvoir suprême, sentit la nécessité de se soumettre à un chef vaillant et juste, qui se fit respecter au dehors par son courage, et au dedans par sa vertu.

Les soldats avaient déjà regretté l’indolent et prodigue Gallien : une distribution d’argent, faite à propos par les conjurés, les apaisa. Leur cupidité étant satisfaite, ils s’occupèrent de leur salut, de celui de l’empire, et proclamèrent César, Marcus Aurelius Claudius, qui, dans ce temps de malheurs et de crimes, avait su mériter l’estime de tous les partis.

Le sénat et le peuple confirmèrent avec joie cette élection : Claude, tribun sous le règne de Decius, s’était distingué par son courage contre les barbares. Il mérita l’estime et la confiance de Valérien qui lui donna le commandement de l’Illyrie. Ce qui est digne d’être remarqué, c’est que tous les généraux nommés par Valérien parvinrent successivement à l’empire. Claudius, aussi considéré dans Rome qu’à l’armée, se montra, dans ses divers emplois, juste, ferme, laborieux, sincère ; modéré, magnanime comme Auguste, belliqueux comme Trajan. Il se fit craindre et respecter par Gallien, qui, jaloux de son mérite, ne pouvait l’aimer ; et n’osait le perdre.

Il était né en Dardanie, lorsqu’il fut empereur, l’adulation, lui cherchant une illustre origine, le fit descendre, de Dardanus. Il avait trop de mérite pour avoir besoin d’aïeux ; et, ce qui est peut-être plus rare encore que la réunion de tant de grandes qualités, c’est que son élévation ne lui en fit perdre aucune.

Comme un homme de ce caractère ne pouvait approuver l’assassinat, même celui d’un tyran, il invita le sénat à rendre à Gallien des honneurs dont sa mémoire était peu digne. Auréole tenta de négocier avec lui ; il lui offrit la paix, et lui rappela que Gallien l’avait reconnu comme associé à l’empire. Claude lui répondit : Gallien ne me sert point d’exemple ; il vous aimait ou vous craignait ; moi, je ne vous aime ni ne vous crains.

La  négociation étant ainsi rompue, ils se livrèrent bataille entre Milan et Pergame : Auréole la perdit, fut pris et massacré par les soldats, malgré les efforts de Claude qui voulait le sauver. L’empereur lui érigea un tombeau sur le champ de bataille, qui reçut le nom d’Auréole, et qu’on appelle aujourd’hui Pontirolé.

Claude dirigea ensuite ses troupes contre les Allemands qu’il battit et força de se retirer dans leur pays. Après ces succès il vint à Rome ; on lui décerna les honneurs du triomphe, triomphe pur, qu’il ne souilla par aucun acte de rigueur ni de vengeance. A son arrivée l’ordre et la justice, depuis longtemps bannies de Rome, y reparurent. Les délateurs et les concussionnaires connurent seuls la crainte ; les tribunaux reprirent leur indépendance, et le sénat sa liberté.

Pendant tout le règne de Gallien, les différents partis qui s’étaient élevés dans l’empire avaient servi de prétexte à une foule de confiscations : Claude les abolit, chacun reprit son bien. Dès que cette loi fut promulguée, une femme se présenta devant l’empereur : Je possédais, lui dit-elle, une terre ; on m’en a dépouillée ; elle est devenue la récompense des services d’un général nommé Claude : en vertu de la loi, je la réclame.

Vous avez raison, lui dit le prince ; il est juste que Claude empereur rende ce que Claude officier a reçu. Il lui restitua sa propriété.

Claude ne pouvait rester longtemps à Rome ; on délibéra pour décider si l’on attaquerait d’abord Tetricus, dans la Gaule ; Zénobie, dans l’Orient, ou les Goths et les Scythes qui dévastaient les frontières : Pères conscrits, dit Claude, Tetricus et Zénobie ne sont que les ennemis de l’empereur ; les barbares, sont ceux de l’empire : vengeons la querelle publique avant la mienne ; il importe peu par qui la république sera gouvernée ; mais ce qui est nécessaire, c’est qu’elle soit indépendante et délivrée de l’étranger.

On applaudit à ces généreux sentiments ; les citoyens, sortant de leur longue mollesse, prirent les armes, et l’Italie, comme au temps de l’irruption des Cimbres, leva une forte armée.

Le péril était imminent. Enhardis par les discordes qui déchiraient l’empire, les barbares, longtemps refoulés dans le Nord, s’étaient réunis, attirés par l’opulence, la fertilité et les richesses du midi. Les Goths, les Sarmates, les Roxolans, les Ostrogoths, les Gépides et les Hérules, fameux depuis sous le nom de Lombards, ayant construit deux mille vaisseaux, s’étaient embarqués sur le Borysthène, au nombre de trois cent vingt mille hommes. Après avoir perdu, par un coup de vent, plusieurs bâtiments en traversant la mer Noire, ils insultèrent Byzance, sans pouvoir s’en emparer, commirent d’affreux excès dans les îles de l’Archipel, dévastèrent les côtes de l’Asie-Mineure, assiégèrent Thessalonique et Cassandrée, et s’emparèrent d’Athènes. Oui prétend que ces barbares, ennemis des lettres et des arts, ayant rassemblé sur la place publique tous les livres qui faisaient la gloire et la richesse de cette belle cité, voulaient les livrer aux flammes, lorsqu’un de leurs guerriers les arrêta en leur disant : Laissez aux Romains et aux Grecs leurs sciences : c’est un poison lent qui les amollît et les rend plus faciles à vaincre. Cet insensé oubliait que la Grèce et Rome, Alexandre et César, durent autant leur conquêtes aux lumières du siècle qu’à leur courage.

Tandis que les barbares se livraient, dans l’Attique, à la débauche et au pillage, Cléodème, Athénien qui avait échappé à leurs fureurs, rassemblant quelques troupes, fondit sur eux, en tailla une partie en pièces, contraignit le reste à prendre la fuite, et délivra sa patrie.

Les Goths, qui avaient appris des Romains à fabriquer des armes et des machines, étaient près de s’emparer de Thessalonique et de Cassandrée, lorsque Claude s’avança pour les attaquer. Ils n’osèrent l’attendre, et se retirèrent précipitamment, en traversant la Macédoine. L’empereur ne put les atteindre qu’à Nyssa, dans la Servie. Ce fut dans ce lieu qu’il leur livra bataille ; elle fut longue, sanglante, opiniâtre. Après de grands efforts, les Romains, cédant au nombre, commençaient à plier, lorsqu’un corps, que Claude avait envoyé sur le flanc des ennemis par des chemins qu’on croyait impraticables, parut tout à coup, jeta le désordre dans leurs rangs, et décida la victoire.

Les Goths se retirèrent dans leur camp, laissant cinquante mille morts sur le champ de bataille. L’empereur, sans leur donner de repos, les attaqua dans les retranchements qu’ils avaient faits, selon leur coutume, en rassemblant tous leurs chariots et leurs bagages. Ils s’y défendirent avec le courage du désespoir ; mais le fer et le feu, ouvrant enfin le passage aux Romains, le carnage fut  affreux, le butin immense. Cependant une partie de ces féroces guerriers, s’étant fait jour, continua sa retraite ; elle fut coupée par la cavalerie de Claude, et ils se virent forcés à soutenir un dernier combat. Malgré leur détresse, les vaincus mirent encore les vainqueurs en péril. Ils se précipitèrent sur les légions avec tant d’ardeur, qu’ils les enfoncèrent ; mais la cavalerie romaine, les prenant alors en queue, les mit en déroute. Ils se sauvèrent, dispersés, dans les gorges du mont Hémus, où la faim et les maladies contagieuses achevèrent leur destruction.

Pendant ce temps, leur flotte, ignorant ce désastre, arriva en Macédoine. Les troupes qu’elles portaient, croyant entrer dans un pays conquis, le trouvèrent armé. Elles se dispersèrent ; une partie fut prise, l’autre massacrée : on brûla tous leurs vaisseaux. Claude, informant de ses succès Brocchia, gouverneur de l’Illyrie, lui écrivait : Nous avons détruit trois cent vingt mille hommes, coulé à fond deux mille navires ; les fleuves sont couverts de boucliers, les rivages de larges épées et de courtes lances ; des monceaux d’ossements cachent la verdure des plaines ; les routes sont teintes de sang ; le grand retranchement des barbares, formé par une multitude de chars a été forcé ; nous avons fait tant de femmes prisonnières, que chaque soldat en a deux ou trois pour esclaves.

Aurélien se signala dans cette guerre. Il commandait la cavalerie qui contribua si efficacement à la défaite des barbares. La victoire de Claude, comparable au plus illustre triomphe des anciens héros de Rome lui mérita le surnom de Gothique. Libérateur de l’empire, il se disposait à marcher contre ses rivaux, et à conquérir la Gaule et l’Orient sur Tetricus et sur Zénobie, lorsque la mort vint l’arrêter dans sa brillante carrière. La contagion, qui avait détruit les Goths, se répandit dans l’armée romaine ; Claude en fut la victime : il mourut à Sirmium, âgé de cinquante-six ans, la troisième année de son règne.

Ce prince fut, suivant la coutume, mis au rang des dieux ; mais cet honneur était devenu si vulgaire, que, voulant lui prouver leur affection par un hommage moins prodigué et moins avili, le sénat lui consacra un buste d’or, placé dans le lieu de ses séances, et le peuple lui fit ériger dans le Capitole une statue du même métal. Enfin la reconnaissance publique, pour rappeler ses exploits, lui éleva dans le Forum une statue d’argent, dont le piédestal était formé des proues de tous les vaisseaux qu’il avait enlevés aux barbares.

Tout l’empire le pleura ; égal en courage et en talents aux plus grands empereurs, on aima et on regretta surtout en lui une qualité qui manquait à la plupart d’entre eux, la douceur, nommée justement par Montesquieu la première vertu des princes.