HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE VINGT CINQUIÈME

 

 

DECIUS (An de Rome 1000. — De Jésus-Christ 247)

DÉLIVRÉS d’un tyran méprisable, dont l’origine les actions, étaient également honteuses, le sénat, les provinces et les armées reconnurent unanimement Decius, né à Budalie en Pannonie, mais issu d’une ancienne  et illustre famille. Il confia le commandement des troupes à Valérien, généralement estimé comme magistrat et comme guerrier, et revint à Rome, où sa modération, sa justice et son affabilité lui concilièrent l’affection publique. Le sénat, recouvrant par lui sa dignité, porta trop loin sa reconnaissance, le compara au grand Trajan, et lui décerna le titre d’Optimus. L’empereur, pour lui plaire, lui rendit le droit de nommer un censeur dont le pouvoir s’étendait sur tous les Romains, à l’exception des consuls, du préfet de Rome, du roi des sacrifices et de la première vestale.

Tous les suffrages se réunirent pour nommer à cette dignité Valérien et l’on motiva ce choix honorable, en disant que la conduite de cet illustre patricien était une censure vivante des mœurs du siècle.

Decius donna le titre de César à ses trois fils, Étruscus, Trajan et Hostilien ; vains efforts pour établir une hérédité salutaire dans un pays où l’ambition des généraux, bravant toutes les lois, renversant toutes les institutions, s’opposant à toute stabilité, soumettait l’empire au malheur d’une anarchie militaire, le plus durable et le plus funeste fléau qui puisse peser sur les nations.

L’empereur contint les barbares par sa fermeté, rétablit l’ordre par ses règlements, rendit momentanément la force aux lois, la liberté au peuple : tous les auteurs païens le placent au rang des plus grands empereurs ; les chrétiens, au contraire, le comparaient à Néron. Le christianisme, favorable aux plébéiens, puisque ses dogmes rappelaient aux hommes leur égalité, était détesté par les prêtres des idoles dont il menaçait le pouvoir, par les grands dont il attaquait les préjugés, par tous les hommes vicieux dont il réprimait les passions et condamnait les mœurs. Les souverains, les généraux, les magistrats, les gouverneurs de province regardaient les chrétiens comme des factieux qui voulaient opérer une révolution dans l’état, et opposer la digue de la foi et de la vertu à la forcé de l’autorité : à ces motifs de haine contre le nouveau culte se joignirent alors des considérations personnelles qui portèrent Decius à la rigueur. Les partisans de Philippe étaient chrétiens. L’empereur, irrité contre eux, vengea sa propre querelle en ne paraissant servir que celle de sa religion et des lois.

La persécution recommença et fut terrible ; elle réunit toutes les cruautés qu’inspirent l’esprit de parti et le fanatisme. Partout les malheureux chrétiens se virent jetés en prison, livrés aux bêtes féroces, déchirés par des tenailles, attachés à des croix, précipités dans des chaudières d’huile bouillante : les passions politiques et religieuses étouffaient la voix de l’humanité et le cri de la nature ; la haine divisait toutes les familles, le fils dénonçait son père, la mère livrait son fils, le frère égorgeait son frère ; la terre se couvrit de victimes, le ciel se remplit de martyrs. Fabien, évêque de Rome, Babylas, d’Antioche, Alexandre, de Jérusalem, scellèrent les premiers leur foi de leur sang. La terreur opéra de fausses apostasies. Un grand nombre d’hommes faibles sacrifièrent aux idoles ; plaints par leurs frères, méprisés par les païens, on les appelait les tombés ; mais ils se relevèrent de leur chute après la persécution, et l’Église, qui était alors indulgente parce qu’elle n’était pas dominante, leur pardonna.

Les hommes courageux, qui ne voulaient point abandonner lâchement un culte qu’ils croyaient vrai, pour racheter leur vie, quittèrent le monde, s’enfoncèrent dans les solitudes et se firent ermites, redoutant moins les périls des déserts que les crimes des cités, et la cruauté des lions que la fureur de leurs concitoyens.

Paul fut en Égypte le premier anachorète ; bientôt son exemple fit une foule de prosélytes ; peu à peu les désordres de l’empire, le délire des monstres qui le déchiraient, le débordement des vices, le spectacle affreux de tous les crimes commis par la tyrannie et soufferts par la servitude, tournèrent vers le ciel les espérances des hommes vertueux. Détachés d’un monde où l’on ne voyait plus ni justice, ni liberté, tous ceux qui autrefois avaient combattu dans les camps, brillé à la tribune, servi la patrie en toge ou en armes, se cachèrent dans d’obscures retraites, s’éloignèrent de tout remploi public, et, pour échapper au service militaire, peuplèrent les églises, les couvents, les ermitages, et même les cavernes. L’empire, se trouvant ainsi privé des bras qui avaient le plus de force, des âmes qui conservaient le plus d’énergie, vit progressivement sa vigueur s’épuiser ; et ne fut plus en état d’opposer aux barbares que des citoyens sans mœurs et des soldats sans courage.

Pendant ce temps, les peuples sauvages du nord de l’Europe augmentaient rapidement leurs forces et leur population ; leur audace croissait en proportion de l’affaiblissement de l’empire ; ils ne se civilisaient point assez pour s’amollir ; mais, appelés par une fausse politique dans les rangs des légions, ils y apprenaient l’art, qui jusque-là avait seul manqué à leur vaillance. Tous les efforts de Rome, impuissants pour les subjuguer, se bornaient depuis longtemps à les contenir ; on regardait comme un triomphe de les arrêter, et leurs invasions se renouvelaient sans cesse.

Decius, informé que les Goths plusieurs fois battus, venaient de rentrer dans la Thrace, laissa la régence de l’empire au sénat, sortit de Rome, parcourut l’Asie pour en fortifier la frontière contre les Perses, et marcha ensuite pour attaquer ces barbares qui l’attendirent intrépidement, et lui livrèrent bataille. Il les enfonça, les battit complètement, et leur tua trente mille hommes. Le reste, prenant la fuite, trouva sa retraite coupée par une partie de l’armée romaine, que commandait Tribonianus Gallus : le roi des Goths, croyant sa ruine certaine, demanda la paix, se soumit aux conditions qu’on voudrait exiger, sollicitant pour toute grâce la liberté de se retirer et de rentier dans son pays.

L’empereur, qui voulait et comptait détruire les Goths, rejeta leur proposition, et continua de poursuivre. Son triomphe paraissait certain ; mais Gallus, cédant au désir d’une lâche ambition, trahit son chef pour le perdre, et sa patrie pour la gouverner. Il négocia secrètement avec le roi barbare, et lui ouvrit le passage qu’il était chargé de garder.

Decius, ignorant cette trahison, marche avec confiance, tombe dans une embuscade, et se voit avec son fils, de toutes parts environné d’ennemis. Sa fermeté, ranimant ses troupes, opposa longtemps le courage au nombre ; il écarte à grands coups la foule qui le presse ; son fils tombe mort à ses pieds : Soldats, s’écrie-t-il, que ce malheur ne vous décourage pas ; un combattant de moins ne doit entraîner ni la perte d’une bataille ni la ruine d’un état. Après avoir longtemps déployé, sans espoir de secours une valeur héroïque, se voyant près d’être saisi par les barbares, il poussa son cheval dans un marais profond, où il disparut avec lui.

Tous ses soldats furent massacrés ; on n’épargna que les légions commandées par Gallus : sa trahison lui laissait une indigne sécurité au milieu des barbares.

Decius n’avait régné que deux ans et six mois, sa vaillance et son dévouement à la gloire romaine le rendaient digne de porter le nom de Decius.