HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE VINGT TROISIÈME

 

 

GORDIEN (An de Rome 990. — De Jésus-Christ 237)

L’EMPIRE romain, triste jouet de l’inconstance des armées, a peine échappé du joug d’un Goth féroce, voyait sa destinée soumise à un faible enfant. Gordien, âgé de quatorze ans, descendait par son père des Gracques, et, par sa mère, de Trajan. Si sa naissance rappelait de nobles souvenirs, son caractère donnait de douces espérances. Il était bon, sensible, enjoué, aimait à s’instruire, et se composait une bibliothèque qui contint bientôt soixante-deux mille volumes. Je voudrais tout savoir, disait-il, pour n’être trompé sur rien. En peu de temps il sut se concilier l’affection générale. Les sénateurs et les soldats le nommaient leur fils, le peuple sa joie et ses délices, et il paraissait faire consister son unique gloire à mériter leur amour.

Dans les premiers moments, livré aux conseils dangereux des flatteurs et des affranchis qui s’empressaient de l’entourer, il montra quelque penchant pour ces plaisirs dangereux qui corrompent si promptement une âme jeune et tendre ; mais, si sa vie privée n’était pas alors exempte de reproches, il soumit sa conduite publique à un conseil composé des personnages les plus distingués par leurs talents et par leur expérience. Dirigé par leurs lumières, il maintint l’ordre et fit régner la justice. Sabinus tenta de se révolter en Afrique contre lui ; mais il fut battu et conduit en prison à Carthage.

Un affreux tremblement de terre renversa plusieurs villes en Italie ; Gordien répara leurs pertes avec magnificence : les courtisans redoublaient cependant d’efforts pour l’éloigner de la vertu : un heureux lien l’arrêta sur la pente du vice. Il épousa Furia Sabina Tranquillina, fille de Mysithée, sénateur estimé, guerrier habile, philosophe courageux, orateur éloquent. Bientôt Mysithée, nommé par lui préfet du prétoire, s’empara de toute sa confiance par une voie qui réussit ordinairement mal dans les cours : il lui dit la vérité, combattit, ses passions et l’éclaira sur ses erreurs. Gordien docile à ses avis, bannit de son palais les corrupteurs de sa jeunesse, et fit à son beau-père le noble aveu de ses fautes et de sa faiblesse pour des hommes qui cachaient leur perversité sous le voile de la vertu : Hélas ! mon père, lui écrivait-il, que les princes sont malheureux ! la foule qui les environne semble n’avoir d’autre but que de leur cacher la vérité.

Gordien après avoir rétabli le calme dans Rome, s’occupa de l’embellir. Il construisit autour du Champ-de-Mars de magnifiques galeries, soutenues par des colonnes. Son administration, aussi ferme que douce, rassurait les provinces et contenait les barbares. Aurélien, que la fortune éleva depuis à l’empire, se trouvant alors tribun d’une légion établie à Valence, dans les Gaules, remporta une victoire éclatante sur les Francs, peuple de Germanie, réservé par le sort à une si brillante destinée et dont l’histoire prononce à cette époque le nom pour la première fois[1].

L’empereur, jouissant d’une gloire pure, heureux du bonheur qu’il donnait, recevait de toutes parts les hommages d’un empire qui lui devait depuis quatre ans la jouissance d’une profonde tranquillité, lorsque l’ambition de Sapor, roi de Perse, le força de sortir de ce repos et de prendre les armes.

Les Perses attaquèrent les Romains, pénétrèrent en Syrie, et s’emparèrent d’Antioche. A cette nouvelle le sénat fit ouvrir le temple de Janus. Depuis on ne pratiqua plus cette antique cérémonie.

Gordien, à la tête de son armée, se rendit par terre en Orient ; il voulait, avant de passer en Asie, chasser les Goths qui inondaient la Thrace. La fortune accompagna ses armes ; il battit les barbares, les mit en déroute et les contraignit de regagner leurs frontières. Un seul de leurs chefs, nommé Philippe, résistant à ses efforts, le repoussa et se maintint dans une contrée de la Thrace où il s’était fortifié. L’empereur, arrivé en Syrie, vengea par des succès rapides l’injure faite aux armés romaines ; repoussa les ennemis en plusieurs rencontres, défit Sapor en bataille rangée, reprit Antioche ; et se rendit maître de Carrhes et de Nysibe.

Mysithée, préfet du prétoire, dirigeant la valeur ardente du jeune prince, montrait autant d’habileté dans les camps que de sagesse dans le conseil. Comme il voulait rendre durables les fruits de cette guerre, il fortifia les villes, emplit les magasins, et tout faisait espérer que l’orgueil des Perses serait longtemps abattu ; mais ce sage ministre savait prévoir les dangers et non la trahison. Trompé par les fausses protestations de dévouement d’un Arabe, nomme Philippe, qui avait surpris son estime par son esprit, par son intelligence et par sa bravoure, il l’avança dans l’armée, le plaça près de l’empereur et lui donna un grade important dans la garde. Le perfide, dévoré d’ambition, ne pût voir de si près le trône sans désirer d’y monter. Le meurtre de son bienfaiteur fut le premier degré de son élévation ; Mysithée mourut subitement, et tous les historiens accusent Philippe de l’avoir empoisonné.

La main qui commit le crime restait cachée : l’imprudent Gordien, fidèle encore aux conseils de son beau-père après sa mort, se livre aveuglément à l’ingrat qu’il lui avait recommandé ; il confie sa garde à Philippe, et lui donne le commandement de l’armée. L’adroit Arabe, après s’être concilié l’affection des troupes en relâchant les liens de la discipline, fait accaparer tous les vivres par ses agents, produit ainsi une disette factice et l’attribue perfidement à la négligence de l’empereur. L’armée se plaint s’agite, s’émeut, et des murmures passe rapidement aux menaces. Gordien affligé des souffrances réelles de l’armée, et incapable de soupçonner la trahison de son nouveau favori, lui accordait une telle confiance, que plusieurs historiens ont cru qu’il l’avait associé à l’empire. Promettant aux soldats de pourvoir à leurs besoins, de faire droit à leurs plaintes, il redoublait leur mécontentement en suivant les conseils du perfide qui méditait sa perte. Bientôt la fureur de l’armée ne connaît plus de bornes ; elle déclare Gordien incapable de régner. Le jeune prince qui n’avait plus d’appui que son courage  et de garde que sa vertu, se présente aux  regards des rebelles, leur rappelle ses bienfaits, ses travaux, ses victoires : Pourquoi, dit-il, après m’avoir élevé dans mon enfance au trône, m’en jugez-vous indigne aujourd’hui, lorsque depuis six ans j’en ai rétabli la gloire ? comme j’ai partagé vos dangers ; je souffre de vos privations ; je suis plus affligé qu’irrité de votre égarement ; il vous fait diriger contre votre compagnon d’armes ces glaives qui ne doivent frapper que l’ennemi. Si rien ne peut vous rappeler à vos devoirs, si vous voulez me donner la mort, croyez que ce n’est point la vie, mais votre affection que je regrette ; je préférerais le modeste emploi de préfet du prétoire avec votre amour au titre d’empereur avec vôtre haine.

Un discours si touchant amollissait ces hommes féroces, les armes tombaient déjà de leurs mains ; mais, Philippe et ses agents, craignant les vengeances de Rome, si le crime était découvert sans être consommé, irritent les soldats par de faux rapports, les avertissent que Gordien les trompe, qu’il fait venir des troupes pour les châtier. Leur colère se réveille ; ils étouffent tout sentiment de devoir et d’humanité ; neuf des plus furieux se jettent sur ce malheureux prince et le poignardent. Gordien mourut à l’âge de vingt ans. Il en avait régné six. Tout l’empire pleura sa perte ; l’armée même, honteuse de sa violence, consternée de son crime et rendant justice à la vertu qu’elle avait immolée, grava sur le tombeau de l’empereur cette inscription en plusieurs langues : Au divin Gordien, vainqueur des Perses, des Goths et des Sarmates : il a pacifié l’empire et triomphé de tous nos ennemis, excepté de Philippe.

Ce fût sous le règne de ce prince que mourut Hérodien, historien remarquable par la clarté et l’élégance de son style ; mais on y chercherait en vain l’exactitude, la vérité, la force qui caractérisaient les écrivains du grand siècle. La littérature tombait alors en décadence comme l’empire.

 

 

 

 



[1] An de Rome 992. — De Jésus Christ 239.