HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE VINGTIÈME

 

 

HÉLIOGABALE (An de Rome 971. — De Jésus-Christ 218)

LE nouveau César devait faire légaliser son usurpation par le sénat et par le people, qui venaient récemment de le déclarer ennemi de là patrie. Après avoir pris sans leur aveu les titres d’Auguste, de proconsul, de tribun, et les surnoms de Pieux et d’Heureux, il écrivit à Rome pour justifier sa conduite, accusa Macrin d’assassinat et de tyrannie, annonça qu’il marcherait sur les traces d’Auguste et de Marc-Aurèle, et promit une amnistie générale à tous ceux qui avaient agi ou parlé contre lui.

Depuis longtemps le sénat était réduit à la triste nécessité d’obéir aux armées, de revêtir d’une forme légale les arrêts dictés par la force et par la victoire. Il proclama Héliogabale empereur, et donna le titre d’Auguste à sa mère Sœmis et à son aïeule Mœsa.

Le jeune empereur était âgé de quatorze ans ; il n’avait reçu du ciel qu’un seul don, la beauté. Son caractère était sans force, son esprit sans jugement. Les vices qui infectaient son âme n’y laissaient place à aucune vertu. Surpassant tous ceux qui l’avaient précédé en mollesse, en orgueil, en perfidie, en débauche et en cruauté ; plus impudique que Messaline, plus intempérant que Vitellius, et plus insensé que Caligula, il reçut et mérita le nom de Sardanapale romain.

Sœmis, sa mère, encourageait ses dérèglements par sa tendresse aveugle et par son exemple. Il n’était retenu que par un seul frein ; son aïeule Mœsa lui inspirait quelque crainte : elle était habile, prudente, spirituelle et ferme. Il la respectait ; et, si l’empire ne s’écroula pas alors sous le sceptre sanglant de ce tyran en délire, il dut son salut à la sagesse, à la prévoyance et au courage d’une femme.

L’empereur demeura tout l’hiver à Nicomédie ; le premier acte de son autorité fit connaître son ingratitude et sa férocité. Il donna l’ordre à ses soldats de tuer Gannys qui l’avait élevé et placé sur le trône. Le seul crime de ce gouverneur était de lui avoir représenté la nécessité de réformer ses mœurs et de se commander à lui-même, s’il voulait se rendre digne de commander aux autres. Personne ne voulait obéir à cet ordre barbare ; le jeune monstre l’exécuta lui-même, et plongea son poignard dans le sein de son instituteur.

Lorsque les lois sont sans vigueur, lorsque le crime heureux est couronné, tout homme audacieux croit pouvoir prétendre au trône. On vit de toutes parts éclater des conspirations ; un centenier, un médecin, un ouvrier en laine, osèrent successivement aspirer à l’empire, et trouvèrent quelques partisans pour les appuyer : mais leurs complots furent promptement découverts et punis.

Son arrivée, Héliogabale arraché malgré lui aux délices de l’Asie, vint enfin à Rome, il y fit de grandes largesses au peuple, et lui donna de magnifiques spectacles, seuls hommages qu’on rendait encore à sa souveraineté.

Lorsque l’empereur parut devant le sénat, il y introduisit son aïeule Mœsa, lui fit prendre séance, lui, accorda, le droit d’opiner, et marqua sa place auprès des consuls. Ainsi, pour la première fois, Rome vit une femme au rang des sénateurs. Il fit plus : bravant les mœurs, la décence et la raison, il créa un sénat de femmes, destiné, sous la présidence de sa mère Sœmis, à régler les mœurs, les modes, à rendre des arrêts sur tout ce qui concernait les jeux, les spectacles, les amours et les plaisirs.

Ce prince, ignorant et superstitieux, avait une vénération exclusive pour le dieu Élagabale, dont il avait desservi les autels en Phénicie. Il paraît, par le nom de cette divinité, que c’était le soleil qu’on adorait en Orient, sous la forme très bizarre d’une pierre noire taillée en cône.

Héliogabale fit transporter à Rome cette image, lui bâtit un temple. Pilla, tous les autres pour l’enrichir, et y transporta les statues de Jupiter, de Cybèle, de Vesta, le bouclier sacré de Mars, le Palladium de Troie. Dans son fanatisme insensé, il s’écriait que les autres dieux n’étaient que des esclaves d’Élagabale. Rien n’effrayait son audace sacrilège il viola le sanctuaire de Vesta, en éteignit le feu, et fit venir d’Afrique l’image révérée de Céleste ou la Lune, pour la marier à son dieu. Tout l’empire se vit forcé de célébrer, ces noces ridicules, et de s’épuiser en présents pour les rendre magnifiques.

Héliogabale, se nommant lui-même souverain pontife du nouveau dieu, se fit circoncire ; et, sa poussant la superstition jusqu’au délire ; il voulait se rendre eunuque. Sa mère et son aïeule s’y opposèrent : mais elles ne purent l’empêcher d’offrir à son idole des victimes humaines, et de lui sacrifier les enfants de plusieurs patriciens.

Dès qu’il eut renoncé au célibat, on le vit se livrer avec fureur à d’autres extravagances. Après avoir épousé quatre femmes et déshonoré une vestale, il déclara publiquement qu’il était lui même femme, prit pour époux un esclave nommé Hiérade, et se laissa maltraiter et battre par lui, disant que le devoir d’une femme était de tout souffrir de son mari.

Le palais des Césars devint alors un lieu public de débauches ; Héliogabale forma une académie de femmes prostituées et d’hommes sans pudeur qui ne discutaient que des questions obscènes et n’accordaient de prix qu’au vice.

Rien n’égala le luxe de ce prince efféminé ; ses vêtements de soie, ornés de pourpre et d’or, étaient couverts jusqu’à la chaussure, de perles et de diamants. Les plus riches pierreries brillaient sur les étoffes magnifiques qui meublaient son appartement ; toutes les chambres du palais étaient garnies de fleurs et, embaumées par les parfums précieux de l’Arabie. Ses matelas étaient remplis d’un duvet de plumes de perdrix ; le baume et l’ambre brûlaient la nuit dans les lampes qui l’éclairaient ; ses tables et ses chaises étaient d’or massif. Lorsqu’il sortait de son palais, pour monter à cheval ou sur son char, on couvrait le chemin qu’il devait parcourir d’un sable d’or et d’argent. Ses chars étaient traînés par des éléphants, des chameaux, des cerfs, des lions, des tigres, quelquefois par des femmes nues.

Absurde dans ses caprices, il fit rassembler un jour tous les rats, toutes les souris, toutes les araignées qu’on put trouver dans Rome, voulant, disait-il, se donner une idée de la population de cette ville. Quelquefois il invitait à sa table huit borgnes, huit chauves, huit bossus, huit boiteux, et, après s’être diverti à leurs dépens, il les forçait à combattre contre des animaux féroces. Réunissant un autre jour chez lui les personnages les plus distingués, il les faisait tirer à une loterie burlesque, où l’un recevait un lot de dix chameaux, l’autre de dix mouches, l’un des chiens morts, et l’autre des bourses pleines d’or et de diamants.

Montrant un mépris, peut-être juste, pour les Romains qui se courbaient sous son méprisable joug, il nomma son bouffon Eutychien préfet du prétoire, et l’éleva au rang de consul.

Taudis qu’il déshonorait ainsi le trône par cette honteuse démence, Mœsa, qui s’était emparée du pouvoir, consolait l’empire par une administration juste et sage. Comme elle prévoyait qu’on ne pourrait pas supporter longtemps l’humiliante domination de cet insensé, elle le détermina à déclarer au sénat que, n’ayant pas d’enfants, son dieu lui avait ordonné d’adopter Alexandre, son cousin, fils de Mammée. Le sénat confirma l’adoption, et donna le titre de César à ce jeune prince.

Alexandre Sévère, élevé avec soin par son aïeule et par une mère vertueuse, offrait à l’espoir des Romains la réunion de toutes les grandes qualités qui pouvaient relever leur gloire et assurer leur bonheur. L’inconstant Héliogabale s’enthousiasmant d’abord pour le successeur qu’il venait de se donner, voulut lui apprendre lui-même à chanter, à danser, et, comme il ne lui trouvait de défauts que ses vertus, il tenta toutes sortes de moyens pour le corrompre ; mais il ne put ébranler les principes gravés dans l’âme du jeune prince par Mammée.

Le peuple montrait autant d’affection pour le nouveau César que de mépris pour l’empereur. Héliogabale, jaloux et irrité, résolut de perdre celui qu’il n’avait pu séduire. Il proposa au sénat de casser son adoption. Un profond silence, qui pouvait alors passer pour du courage, lui montra le mécontentement public ; le lâche tyran eut recours au poignard et au poison ; mais la tendresse de Mammée, le courage de Mœsa et la fidélité de la garde sauvèrent sa victime.

Les prétoriens, prenant ouvertement le parti d’Alexandre, se soulevèrent, investirent le palais, et n’accordèrent la vie à l’empereur qu’à condition qu’il promettrait de respecter les jours du prince, d’observer les lois et de changer de conduite. Héliogabale feignit d’obéir ; mais quelque temps après, s’étant saisi du jeune Alexandre, il l’enferma et fit courir le bruit qu’il était dangereusement malade. A cette nouvelle les cohortes prétoriennes, soupçonnant le crime, prennent les armes, éclatent en menaces, et forcent l’empereur de conduire dans leur camp Alexandre, Mammée et Sœmis. Mœsa était à leur tête, Héliogabale, contraint de céder, veut cependant, pendant, encore jouer le rôle de maître et punir les chefs de la sédition. Soutenu par Sœmis, par quelques officiers et par ses favoris, il veut, arrêter les rebelles ; Mœsa et Mammée les encouragent à se défendre ; le combat ne pouvait être ni long ni indécis ; les faibles courtisans de l’empereur sont aussitôt défaits et massacrés qu’attaqués ; lui-même, il se sauve dans un égout avec sa mère ; les soldats les y poursuivent, les trouvent étroitement embrasés, les égorgent sans pitié, tranchent leurs têtes et traînent leurs corps dans la rivière.

Eubalus, intendant du palais, Fulvius, préfet de Rome, et tous les favoris d’Héliogabale furent mis en pièces. Le sénat effaça le nom de ce lâche prince de ses registres, et défendit, par un décret, à aucune femme de siéger et d’opiner dans ses assemblées.

Héliogabale périt à dix-neuf ans : il n’en avait régné que quatre. Ce monstre indigne du trône n’occupa de place convenable à ses mœurs que dans l’infâme égout où il termina sa honte et sa vie.