HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE DIX-HUITIÈME

 

 

CARACALLA ET GETA (An de Rome 960. — De Jésus-Christ 207)

LE temps n’existait plus, où les princes désignés par leurs pères, nommés par l’armée, attendaient avec respect la confirmation du peuple et du Sénat. Bassianus Antonin, âgé de vingt ans, prit possession du pouvoir suprême avec Geta son frère, et il fut surnommé Caracalla, parce qu’il portait, comme les Gaulois, une caracalle, longue robe qui descendait jusqu’aux talons, et que les Francs nommèrent depuis casaque.

Ce prince, dans son enfance, élevé par Antipater, par Évod et par Proculus qui l’avait voulu rendre chrétien, donna, par sa douceur, par sa sensibilité, des espérances que démentit le reste de sa vie. La nouvelle d’une condamnation le rendait triste ; la vue d’un supplice lui arrachait des larmes ; mais bientôt, son élévation attirant autour de lui les flatteurs, leur poison corrompit son âme, développa son orgueil, troubla sa raison. Il devint si cruel, que Montesquieu, trouvant le titre de tyran trop vulgaire pour un pareil monstre lui donna avec raison celui de destructeur des hommes.

Caligula, Néron, Domitien, Commode, dit cet illustre écrivain, n’exerçaient leurs cruautés que dans Rome ; Caracalla promenait ses fureurs dans le monde entier.

Geta, son frère, s’était montré dans ses premières années méchant et emporté. Une sage éducation changea totalement son caractère, et en s’élevant au rang qui corrompt les autres hommes, il se dépouilla de ses vices, et se para de toutes les vertus qui font les grands rois. La plus violente antipathie éclata entre ces deux frères. Les efforts de Sévère, les conseils de Julie leur mère, ne purent les rapprocher, et le partage du pouvoir redoubla leur aversion. Le trône, qui eût été peut-être un écueil pour l’amitié, devint un champ de bataille pour la haine. Ayant quitté tous deux la Bretagne, ils arrivèrent à Rome ensemble, et se partagèrent le palais impérial, qui était vaste comme une ville. Chacun d’eux prit une cour et une garde séparées, et bientôt leur jalousie forma deux partis dans Rome. Les sénateurs, les chevaliers, les citoyens les plus distingués étaient attirés par les vertus de Geta ; les soldats, les affranchis, les débauchés, les hommes sans aveu se rangèrent du côté de Caracalla. Les deux princes prononcèrent l’éloge de Sévère, en présence du sénat qui ordonna son apothéose.

Les déplorables progrès de la servitude, en abaissant le peuple-roi aux pieds d’un maître, lui avaient fait adopter les magnifiques et puériles pompes de l’étiquette orientale. On plaça l’image en cire de Sévère sur un lit d’ivoire orné de draps d’or. Pendant cette exposition, qui dura sept jours, ce lit était entouré d’un grand nombre de sénateurs revêtus de robes noires, de dames romaines habillées en blanc. Les médecins venaient visiter régulièrement le prince, comme s’il était encore vivant, et annonçaient avec douleur les progrès de la maladie. Le septième jour, après avoir déclaré sa mort, on porta en grande pompe, cette image sur son lit, par la voie Sacrée, dans le Forum. Les chevaliers la soutenaient, les sénateurs la suivaient ; la jeunesse romaine célébrait la mémoire de l’empereur par des hymnes. Le cortège arriva enfin au Champ-de-Mars ; on y avait construit une pyramide en bois à quatre étages, enrichie des chefs d’œuvre de la peinture et de la sculpture. Cette pyramide contenait quatre chambres de grandeur décroissante. Dans la seconde on plaça l’image, entourée de fleurs et d’aromates ; les chevaliers romains, armés, firent des courses de chevaux autour de la pyramide ; les empereurs, les consuls et les sénateurs mirent le feu au bûcher, et, au milieu des flammes qui s’élevaient, un aigle, placé dans l’intérieur de cet édifice, s’envolant dans les nues, fit croire au peuple crédule que l’âme de Sévère montait dans le ciel pour prendre sa place au rang des dieux.

Bientôt, Geta grossissant son parti par sa modération, par son affabilité, Caracalla voulut augmenter le sien en protégeant la licence des troupes, et en lâchant le frein à tous les vices. Les sénateurs, craignant une lutte sanglante dont Rome semblait devoir être prochainement le théâtre et la proie, proposèrent le partage de l’empire, offrant l’Orient à Geta, et l’Occident à Caracalla. L’aveugle tendresse de Julie l’empêcha d’y consentir. Elle croyait qu’une séparation augmenterait leur animosité, et elle espérait toujours réconcilier ses fils. Caracalla, après avoir tenté vainement l’assassinat et le poison contre les jours de son frère, que défendait l’amour du peuple, feignit d’abjurer sa haine , et demanda au malheureux Geta une conférence chez sa mère, pour terminer leurs différends. La vertu ne soupçonne pas les crimes qu’elle ne peut concevoir. Geta se rend avec confiance au rendez-vous ; il ouvre ses bras à son fière ; Caracalla tire son glaive, se précipite sur lui ; le jeune prince, sans armes, cherche un refuge près de Julie ; le monstre l’y poursuit, lui enfonce son épée dans le sein, et blesse sa mère qui voulait détourner le coup. L’infortuné Geta mourut sans avoir prononcé une parole. Il n’avait régné qu’un an.

Après ce forfait atroce, Caracalla sort du palais, appelle sa garde, et s’écrie qu’il vient d’échapper aux plus grands périls. Les soldats alarmés le conduisent au camp ; il double leur paie, leur accorde mille francs de gratification par tête ; épuisant ainsi le trésor public pour acheter l’impunité.

Les prétoriens, qui ne connaissaient plus d’autre droit que la force, et d’autre vertu que la prodigalité, renouvellent leur serment au fratricide, et déclarent, sans pudeur, Geta ennemi de la patrie.

Caracalla, sûr de leur dévouement, se rendit, couvert d’une cuirasse, au milieu du sénat, qu’il fit environner de ses troupes. Là, bravant le courroux du ciel, les regards des hommes et les lois de l’empire, il accusa publiquement son frère d’avoir voulu lui ravir la vie et le trône, avoua hautement son meurtre, se glorifia d’avoir suivi l’exemple de Romulus ; et, pour rassurer tous les esprits qui dans les temps de corruption s’occupent plus de l’intérêt privé que de l’intérêt public, il promit amnistie à tous les partisans de Geta, et la vie à tous les condamnés.

Un sénateur osa proposer l’apothéose du prince assassiné ; l’empereur répondit : J’y consens, je l’aime mieux dans le ciel que sur la terre.

Quelque faible que soit dans de certains temps l’opinion publique, la tyrannie la redoute toujours, et elle cherche à la tromper, lors même qu’elle l’opprime. Caracalla voulut exiger de son ministre, le jurisconsulte Papinien, la même complaisance que Néron avait obtenue de Sénèque ; et comme il le pressait de le justifier de la mort de son frère par une éloquente apologie, le vertueux Romain s’y refusa : Il n’est pas aussi facile, lui dit-il, d’excuser un fratricide que de le commettre. Ce mot courageux lui coûta la vie.

On obéissait, mais on murmurait ; personne ne vengeait Geta, mais tous le regrettaient. Caracalla, furieux, prenant les gémissements de la vertu pour un signal de révolte, remplit Rome de terreur et de sang. Tout délateur était écouté ; tout soupçon tenait lieu de crime ; la parole mettait en danger ; le silence rendait suspect ; les ordres sanguinaires de l’empereur s’exécutaient, comme les crimes au milieu de la nuit. Ces heures de repos étaient des heures de péril pour tous les citoyens : on prétend que vingt mille personnes périrent victimes des fureurs de cet insensé. Le vertueux Pompéianus perdit la vie ; on trancha les jours d’une fille de Marc-Aurèle ; l’estime qu’ils inspiraient était leur seul crime.

Celui qui n’avait pas sur lui un portrait, une image de l’empereur, passait pour impie, et en même temps plusieurs furent condamnés comme sacrilèges, pour avoir porté dans des lieux de débauche des bagues où sa figure était gravée.

Ses ministres furent dignes de lui ; il donna le gouvernement de Rome à l’eunuque Sempronius, médecin et empoisonneur de profession, que Sévère avait exilé dans une île déserte. Théocrite d’abord esclave, ensuite maître à danser et histrion, commandait sa garde ; un autre affranchi, Épagate, gouvernait avec eux l’empereur et l’empire, et vendait sans pudeur la justice et le sang de l’innocence. Ils avilirent le titre de citoyen romain en le prodiguant aux barbares, et en l’accordant, par une loi, à tous les sujets libres de l’empire.

Caracalla disait hautement que l’on ne pouvait gouverner les hommes que par la crainte ; il n’estimait que Tibère et Sylla : sa mère Julie lui représentant un jour que le peuple épuisé ne pourrait payer les impôts qu’il exigeait : Apprenez, dit-il, que j’aurai tout l’argent que je voudrai, tant que je porterai ce glaive.

Abandonnant le soin des affaires de l’état à ses indignes favoris, il passait ses journées aux jeux publics, dans des lieux de débauche, avec des histrions et des cochers. Fier de la force corporelle dont la nature l’avait doué, il descendait souvent sur l’arène pour combattre les lions et les tigres, dont il paraissait plus l’émule que l’ennemi.

Objet de la crainte et de la haine universelles, Caracalla était lui-même poursuivi par la terreur qu’il inspirait. Un ennemi, qu’aucune garde n’arrête, le remords, pénétrait la nuit dans son palais, et troublait son esprit par des rêves effrayants : souvent il croyait voir apparaître l’ombre de son père, et entendre ces mots terribles : Je te tuerai comme tu as tué ton frère.

Par une étrange et cependant commune contradiction ce prince si méprisable dans ses mœurs, si vil dans ses goûts, ambitionnait la gloire militaire. Il sortait de Rome, parcourut l’Italie et les Gaules comme un torrent dévastateur, et répandit plus de calamités sur son passage, que les barbares dans leurs invasions.

Les Allemands, peuple dont on parlait alors pour la première fois, venaient de franchir le Rhin pour faire une incursion dans les Gaules. On voit par ce nom d’Allemand, qui voulait dire en celtique tous les hommes, que ce nouveau peuple n’était qu’un mélange formé de plusieurs nations différentes. L’empereur combattit dans cette guerre en brave soldat ; mais il n’avait aucun des talents qu’exige le commandement des armées. On ne voyait aucune prévoyance dans ses mesures, aucune sagesse dans ses dispositions aucune suite dans ses desseins. Accoutumé à l’obéissance servile d’une nation corrompue, il vit avec surprise l’esprit public des barbares résister à sa tyrannie ; et comme il donnait à plusieurs femmes allemandes prisonnières le choix de la mort ou de la captivité, toutes préférèrent la mort, et se tuèrent à ses yeux. Les esclaves des Césars auraient pu de ce moment, prévoir que les habitants des forêts de la Germanie devaient prochainement triompher de l’empire romain.

Caracalla, ennuyé de la guerre, et satisfait d’avoir montré sa force dans quelques combats particuliers, paya un tribut aux Allemands, acheta d’eux la paix, en plaça un grand nombre dans sa garde, adopta leurs vêtements, couvrit sa tête d’une perruque blonde pour imiter leur blonde chevelure, et se vanta dans ses lettres au sénat de les avoir vaincus et mis en fuite.

Encouragés par sa faiblesse, d’autres peuples le menacèrent de leurs armes pour lui arracher des tributs. Il courut ensuite en Dacie ; les Goths et les Gètes vinrent l’attaquer, et furent défaits, non par lui, mais par ses généraux : Helvius, fils de l’empereur Pertinax, faisant alors allusion au meurtre de Geta et à la retraite des Gètes, se permit de dire que l’empereur méritait doublement le surnom de Gétique. Ce bon mot fut son arrêt de mort.

Caracalla, peu de temps après, traversa la Macédoine ; là, sa vanité le rendit enthousiaste d’Alexandre le Grand. Ne pouvant imiter son génie, il copia sa démarche, son maintien, pencha la tête comme lui sur son épaule gauche, se revêtit d’une armure qu’il avait portée, prit audacieusement son nom, et donna celui de phalange à un corps de son armée. Étant ensuite débarqué en Asie, il visita les ruines de Troie, s’enflamma pour la gloire d’Achille, et, croyant jouer son rôle, célébra pour son affranchi Festus des funérailles semblables à celles de Patrocle.

Suivant le cours de ses voyages, il arriva en Égypte, et se vit avec fureur l’objet du mépris et des railleries des Alexandrins. Sa vengeance fut aussi atroce que sa vanité était puérile. Ayant rassemblé pour une fête tous les habitants d’Alexandrie, il ordonna à ses troupes de fondre sur eux. Le grand nombre des victimes rendit la résistance longue et le carnage affreux.

L’empereur écrivait lui-même au sénat que  pendant ce massacre, il était paisiblement assis dans le temple de Sérapis, et consacrait à ce Dieu le glaive dont il s’était servi pour immoler son frère.

Avant de partir d’Alexandrie, il en chassa tons les hommes de lettres et les savants ; comme si le crime pouvait espérer d’être caché en éloignant les lumières.

Arrivé en Syrie, il voulut triompher des Parthes, non par le courage, mais par la plus vile des fourberies. Ses ambassadeurs ayant demandés à Artaban, roi des Parthes, la main de sa fille, les deux monarques fixèrent un jour pour conférer ensemble sur cette union : le lieu indiqué était une vaste plaine ; Artaban s’y rendit avec confiance, sans armes, et suivi des grands de sa cour. Caracalla s’avance, se jette, avec ses soldats sur cette troupe désarmée, et en fait périr la plus grande partie sous ses coups. Artaban ne dut son salut qu’à la vitesse de son coursier. Caracalla, profitant du trouble répandu dans le pays par sa lâche trahison, dévasta la Médie ; démolit les tombeaux des rois des Parthes, et prit insolemment le nom de Parthique, comme si l’assassinat méritait les honneurs de la victoire.

Cependant les Parthes, indignés, se rassemblèrent, s’armèrent à la hâte, vinrent en foule attaquer les Romains. Jamais peuple ne fut animé par un plus juste motif de vengeance.

Jusque-là l’empereur, en butte à la haine du monde entier, n’avait été soutenu que par ses légions, dont il protégeait la licence ; mais la faveur et les préférences qu’il prodiguait à la garde allemande le privèrent bientôt de leur appui.

Soupçonneux comme tous les tyrans, il avait chargé, pendant son absence, Maternianus, commandant des milices de Rome, de l’informer de tout ce qui pourrait intéresser sa sûreté. Cet officier lui écrivit qu’un devin, en Afrique, venait de désigner Macrin, préfet du prétoire, comme destiné par les dieux à monter sur le trône. Caracalla, toujours plus occupé de ses débauches que de ses affaires confie, sans les lire, ses dépêches à Macrin. Celui-ci les ouvre ; il connaissait trop l’empereur pour douter du sort qu’une semblable nouvelle lui préparait, si, par d’autres voies, elle parvenait à ce prince. Décidé à le prévenir, et certain des dispositions de l’armée, il gagne par ses largesses deux tribuns, et Martial, exempt des gardes, et jure avec eux la mort du tyran.

Caracalla sortait alors d’Édesse pour se rendre à Carrhes ; les conjurés l’épiaient ; ils le voient s’écarter du chemin, suivi d’un seul esclave, et descendu de cheval. Martial, saisissant cet instant favorable quitte son rang, s’approche de lui sous prétexte de l’aider à monter sur son coursier, et lui enfonce son poignard dans la gorge. A ses cris les soldats accourent, le trouvent expirant, et vengent sa mort en massacrant Martial. Caracalla périt l’an 970 de Rome, âgé de vingt-neuf ans, l’an de Jésus-Christ 217. Son règne, qui dura six années, dut faire croire aux Romains que les dieux, pour les punir de leurs mœurs barbares, et pour venger leurs nombreuses victimes, les condamnaient à leur tour à devenir la proie des monstres.