HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE SEIZIÈME

 

 

DIDIUS JULIANUS (An de Rome 942. — De Jésus-Christ 189)

IL n’existait plus de lois ni de gouvernement, puisque l’épée donnait et ôtait le sceptre. Dès que le bruit de ce crime se répandit dans Rome le peuple indigné prit les armes, accourut en foule, mais arriva trop tard pour sauver, et même pour venger le prince. Ses meurtriers étaient déjà rentrés dans le camp que les prétoriens fortifiaient avec diligence, comme si ils eussent été en présence  de l’ennemi.

Ce fut alors qu’on put connaître à quel point les sénateurs, les patriciens et les chevaliers étaient dégradés et amollis. Loin d’oser seconder la colère du peuple, d’attaquer les rebelles, et même de les dissoudre par un décret, les uns se retranchèrent dans leurs maisons, les autres s’enfuirent à la campagne : Mars n’était plus le dieu de Rome ; l’intérêt et la peur seuls le remplaçaient.

Les cohortes prétoriennes, qu’agitaient le remords et la crainte, voyant deux jours écoulés sans qu’on les attaquât, se rassurèrent et parvinrent à un tel degré d’insolence, que, du haut des remparts de leur camp, elles firent crier à haute voix : Si l’on prétend à l’empire, c’est ici qu’il faut s’adresser : il appartiendra à celui qui nous offrira le plus.

La honte et le haut prix de cette odieuse enchère écartaient tous les concurrents. Deux hommes seuls se présentèrent sans rougir à ce méprisable encan. L’un était Sulpicien, consulaire, préfet de Rome, et beau-père de Pertinax ; l’autre, Didius Julianus, consulaire, habile jurisconsulte, et qui passait pour être le plus riche des citoyens de Rome.

Julianus, mal conseillé par ses amis, qui l’engageaient à ne pas perdre une occasion qu’on ne retrouverait plus d’acheter un trône, se rendit au camp, où était déjà Sulpicien. Il fit sentir facilement aux soldats le danger d’élire un chef qui pourrait venger son gendre. Cependant les offres de Sulpicien, les tentaient ; mais Julianus, enchérissant toujours sur lui, offrit enfin six mille deux cent cinquante drachmes pour chaque soldat, et promit de régner comme Commode. On le proclama empereur.

Il reçut le serment, et fit son entrée dans Rome, escorté par dix mille prétoriens. Au milieu de la ville, tirant l’épée, ils le proclamèrent  une seconde fois, en présence du peuple, qui garda un profond silence. Convoquant ensuite le sénat. Julianus ne dit que ce peu de mots : Un empereur vous est nécessaire, nul ne peut vous convenir mieux que moi. Tous les sénateurs s’empressèrent de confirmer le choix des soldats, et ceux qui en étaient le plus indignés se montrèrent les plus pressés à l’approuver. L’historien Dion Cassius avoue franchement qu’il fut de ce nombre.

Le décret du sénat revêtit Julianus de tous les titres accordés à ses prédécesseurs. Sa route pour arriver à l’empire ôte presque la nécessité de dire que c’était un homme turbulent, ambitieux, sans jugement, sans conduite et sans courage. Ses seules bonnes qualités étaient la douceur et la facilité ; mais elles ne purent lui attirer l’affection, ni des soldats qui se plaignaient de sa lenteur à tenir ses promesses, ni du peuple qui lui reprochait d’avoir volé l’empire.

Quelque part qu’il se montrât, il n’entendait que des imprécations et des malédictions : en vain il s’efforçait de regagner les cœurs par son affabilité, comme sa bonté n’était que faiblesse, on la méprisait tellement, qu’un jour lorsqu’il assistait aux jeux publics, le peuple proclama empereur, en sa présence, Pescennius Niger, gouverneur de Syrie. Cet homme, qui avait mérité, par de grands emplois, de grands travaux et de grands succès, la réputation dont il jouissait, crut devoir répondre aux vœux de Rome ; et, trouvant des dispositions aussi favorables dans l’armée d’Asie, il prit le titre d’empereur et fut reconnu avec joie par tous les princes d’Orient, qui lui envoyèrent des ambassadeurs.

Dans le même temps, Septime Sévère, chef des légions d’Illyrie, et qui s’était illustré par plusieurs actions glorieuses sous le règne de Marc-Aurèle, pensa qu’il pouvait prétendre comme un autre au pouvoir suprême ; puisque l’épée tenait lieu de sceptre.- Son mépris pour Julianus ne lui faisait point craindre d’obstacles. D’abord il s’était borné à plaindre le sort de Rome, et à montrer le désir de venger Pertinax. L’ardeur des soldats, qui partageaient ses sentiments, lui fit prendre le parti d’éclater. Il rassembla les légions, leur retraça vivement les crimes des prétoriens ; et leur proposa de marcher à Rome pour les punir. L’armée, par une acclamation unanime le proclama empereur et jura de le suivre partout où il voudrait la conduire. Il accepta le titre d’empereur, en prit les vêtements, et joignit à son nom celui de Pertinax  dans l’espoir d’inspirer plus d’affection aux Romains.

Les chefs des armées des Gaules le reconnurent. Albin seul, qui commandait en Bretagne, lui inspirait quelques inquiétudes ; il l’attira dans son parti, en l’adoptant et en lui donnant le titre de César.

Sévère, après avoir pris toutes ses mesures, et pourvu à la défense des frontières, se mit en marche pour soutenir ses prétentions. La révolte de Niger occupait peu Julianus ; ce général, doué de beaucoup de vertus, ne se montra pas en effet digne de sa fortune. Au lieu d’assurer par son activité le succès de sa rébellion, il s’endormit à Antioche au sein des plaisirs, comme ébloui de sa nouvelle grandeur et enivré par les hommages des princes qui l’entouraient.

Le sénat n’était que l’instrument servile des prétoriens : Julianus décida ce corps timide à déclarer Sévère ennemi de l’état et à envoyer des députés à l’armée d’Illyrie, pour la faire rentrer dans le devoir. Catulinus fut nommé pour la commander ; mais Sévère déjoua toutes ces mesures. : il était fort de l’amour des troupes, et méprisait celui qui le traitait de rebelle, Les députés du sénat, gagnés par lui, ne haranguèrent les troupes qu’en sa faveur. On conseillait à Julianus de sortir de Rome. et de défendre le passage des Alpes ; mais il savait payer et non combattre ; il prodigua l’argent aux prétoriens pour les engager à le défendre, et fortifia son propre palais par de ridicules barricades.

Dans l’espoir de plaire à sa garde, il fit mourir Létus et Martia pour venger Commode, et envoya des assassins chargés de tuer Sévère. Les cohortes prétoriennes, amollies par la licence, épuisées par les débauches, n’avaient plus du soldat que le nom. Incapables de soutenir la fatigue, de braver le péril, elles ne montraient de force que dans les débauches, d’audace que dans les séditions. On les vit découragées dès qu’il fut question de combattre.

Julianus, s’apercevant que tous les appuis sur lesquels il comptait s’écroulaient sous lui, offrit la moitié de l’empire à Sévère, qui rejeta sa proposition avec mépris. Julianus voulut forcer les sénateurs à envoyer les vestales en ambassade vers son rival pour lui renouveler l’offre du partage de l’empire : le sénat ne daigna pas lui répondre. Il proposa de céder le pouvoir suprême à Pompéianus : ce Romain vertueux trouva indigne de lui un trône souillé par tant de vices et de crimes.

Cependant Sévère s’avançait toujours les soldats d’Italie lui livrèrent tous les passages ; enfin les prétoriens mêmes se rangèrent de son parti. Il leur promit une amnistie, à condition qu’ils lui livreraient les meurtriers de Pertinax. Silius Messala se trouvait alors consul ; il convoqua le sénat, qui, par un décret, condamna Julianus à perdre l’empire et la vie, déclara Sévère empereur, et décerna les honneurs divins à Pertinax.

Les principaux sénateurs furent envoyés au camp de Sévère pour l’engager à venir promptement à Rome. Deux licteurs portèrent à Julianus son arrêt. Ce malheureux prince, isolé dans son palais, cédait sans regret l’empire, et demandait humblement la vie ; mais son or ne put l’acheter comme le trône. Quel mal ai-je fait, dit-il à ses meurtriers ? Je n’ai ordonné la mort de personne. On n’écoute point ceux qui n’inspirent ni l’amour ni la crainte. Sa tête fut tranchée et exposée publiquement. Ainsi périt un vieillard insensé qui croyant payer l’empire de sa fortune, n’acheta que l’opprobre et la mort. Il avait cru régner quatre mois et quatre jours.

Sévère permit que l’on rendit quelques honneurs à ses restes : sa femme et sa fille perdirent leurs titres et conservèrent la vie.