HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE TREIZIÈME

 

 

MARC-AURÈLE (An de Rome 912. — De Jésus-Christ 159.)

LUCIUS VERUS, conformément aux vœux d’Adrien, avait été adopté par Antonin ; mais ce prince ne désigna pour son successeur que Marc-Aurèle. Celui-ci, loin de profiter de la faveur de cette disposition, voulut partager le trône avec son frère adoptif. Le sénat crut devoir acquiescer à cette demande ; et, pour la première fois, Rome se vit gouvernée par deux empereurs de puissance égale, mais de caractères très opposés. Marc-Aurèle était un homme juste, actif, constant, ferme, ennemi de la mollesse ; il ne cherchait le bonheur que dans ses devoirs, et ne s’entourait que d’hommes vertueux. Lucius Verus se montrait dissolu livré aux voluptés, environné d’affranchis et de courtisanes ; la cruauté et l’ingratitude manquaient seules à ses vices. Il était spirituel, indolent, et témoignait un grand respect pour Marc-Aurèle, dont il s’efforçait d’imiter en public la gravité philosophique. L’un se chargea de toutes les peines et de tous les travaux attachés au pouvoir suprême, l’autre n’en eut que les plaisirs.

De grands orages et de grands malheurs menaçaient alors l’empire de toutes parts ; et il semblait que les Dieux, attentifs à la conservation de Rome, eussent proportionné la vigueur du caractère de Marc-Aurèle aux calamités qui devaient arriver sous son règne. L’art seconda la nature pour lui donner la force d’en triompher. Dans sa jeunesse son estomac avait été très faible ; Démétrius et Gallien lui firent prendre journellement un remède composé par eux, et qui rendit sa complexion très forte. Ce remède, dont on attribue la première invention à Mithridate, est toujours resté depuis cette époque en usage : c’est la thériaque.

A la fin de la première année du règne des deux César, pour le malheur du monde, Faustine, femme de Marc-Aurèle, mit au jour un fils, qu’on nomma Commode. D’affreux tremblements de terre, une inondation du Tibre qui submergea en partie Rome, l’embrasement de plusieurs villes, la famine en Italie, la peste dans l’Orient, tels fusent les phénomènes qui accompagnèrent la naissance de ce monstre.

Dans tout l’empire les prêtres païens attribuèrent ces calamités aux progrès du christianisme. Les empereurs se virent obligés de céder au torrent de l’opinion, et à cette haine injuste qu’inspiraient des hommes qui ne prêchaient que l’amour de Dieu et du prochain. Ils furent partout persécutés : Justin, à Rome, et Polycarpe, à Smyrne, dont il était l’évêque, reçurent la couronne du martyre. Si Marc-Aurèle ne put pas empêcher cette injustice, il en modéra la violence, et il écrivit aux gouverneurs de provinces pour leur défendre de poursuivre les chrétiens qui respectaient les lois et ne professaient pas publiquement leur culte.

Les peuples étrangers, voyant l’empire affaibli par la disette et par la contagion, crurent l’occasion favorable pour se venger. Ils ajoutèrent la guerre à tous ces fléaux.

Vologèse, roi des Parthes, entra en Arménie, surprit, tailla en pièces les légions qui s’y trouvaient, et chassa ensuite de Syrie le gouverneur romain, Attilius Cornélius. Dans le même temps, on apprit que les Cattes avaient fait une irruption en Rhétie, et que les Bretons s’étaient révoltés. Calpurnius Agricola, digne de son nom, fit venir des renforts de la Gaule, et rétablit l’ordre dans la Bretagne. Aurelius Vicitorinus repoussa les Cattes ; mais les Parthes étaient plus difficiles à vaincre. Ces redoutables ennemis inspiraient plus de crainte à Rome, et le sénat crut, que cette guerre exigeait la présence de l’un des empereurs. Verus sollicita l’honneur de la diriger : les plaisirs du voyage, la douceur du climat, les voluptés de l’Asie, l’attiraient plus en Orient que la gloire et, sous le nom de César, il voulait vivre comme Antoine.

Marc-Aurèle, qui connaissait sa mollesse, l’entoura d’hommes fermes, capables de commander pour lui. Resté seul à Rome, il s’appliqua tout en entier aux soins de l’administration et à la réforme des abus. Il abrégea les procédures, chargea des notaires de tenir les registres de l’état civil, créa des préteurs, nommés tutélaires, auxquels il confia les intérêts des mineurs, et abolit la loi qui ordonnait, après la mort de chaque citoyen, d’examiner la nature, l’origine et la légitimité de ses biens : loi tyrannique, source d’injustices et de spoliations. Comme il faisait le bien par équité, et non par orgueil, il prenait conseil des sénateurs, ne concevant pas, disait-il, qu’un homme pût croire sa propre opinion préférable à celle de plusieurs sages. Il releva l’autorité du sénat, lui soumit la décision de toutes les affaires, même de celles dont, avant lui, le conseil privé s’était toujours réservé la connaissance.

Assidu aux séances de ce corps ; il s’y rendait le premier, même lorsqu’il n’avait aucune proposition à faire, et n’en sortait qu’au moment où le consul congédiait l’assemblée. Il confiait aux sénateurs les plus distingués les grandes charges et  les principaux gouvernements, persuadé que les succès de l’administration dépendent plus des choix du prince que de ses décrets.

Ses lois étaient égales pour tous ; la faveur ne faisait jamais pencher les balances de sa justice ; il rendit les tributs plus légers, en supprimant les exemptions ; en faisant peser les impôts sur tous, en réformant le luxe, en n’employant qu’aux dépenses publiques, l’argent public.

Aucune intrigue n’obtenait du crédit, aucun service n’était sans récompense, aucun moment n’était perdu ; fidèle à ses maximes, il ne négligeait ni ne précipitait rien, et donnait une grande attention aux plus petites affaires. Pour compléter son éloge, il suffirait peut-être d’y ajouter les reproches que lui adressaient ses ennemis : ils le trouvaient trop grave, trop économe et trop bon.

Marc-Aurèle avait lui-même tracé son portrait, en disant qu’un bon prince est l’image d’un dieu, dont le monde est le temple ; et dont les hommes vertueux sont les prêtres.

Il refusa tous ces titres que prodigue l’adulation, que désire la vanité ; mais il mérita tous ceux que donne la reconnaissance.

L’Orient offrait aux regards des Romains un tout autre spectacle. Verus, négligeant les soins de l’empire, oubliant la guerre, et craignant moins les Parthes que l’ennui, avait fixé son séjour dans les bosquets délicieux de Daphné, près à Antioche. De ce lieu consacré à Vénus, il écrivait avec esprit des lettres philosophiques à Marc Aurèle, envoyait des ordres à ses généraux ; et, laissant l’un régner, et les autres combattre  s’endormait mollement dans le sein des voluptés.

Heureusement Marc-Aurèle, ayant tout prévu, lui avait donné d’habiles lieutenants qui firent la guerre avec succès. Stalius Priscus défit un corps d’armée, et prit Artaxate ; Cassius et Marcius Verus, après avoir vaincu Vologèse en bataille rangée, s’emparèrent de Séleucie, brûlèrent Babylone, Ctésiphon, et démolirent le superbe palais du roi des Parthes. Cette guerre sanglante dura quatre ans : l’histoire n’en a pas conservé les détails ; mais ses résultats prouvent que les Romains s’y montrèrent dignes de leur ancienne renommée : ils dictèrent la paix aux Parthes et leur enlevèrent toutes leurs conquêtes.

La gloire des expéditions lointaines coûte toujours plus qu’elle ne rapporte. Les Romains, après avoir défait des armées de quatre cent mille hommes, et porté leurs armes jusqu’à Babylone, s’étant saisis d’un coffre d’or dans les souterrains du temple d’Apollon, rapportèrent avec lui en Occident un fléau terrible contenu dans ce fatal trophée. Une peste horrible en sortit, et ses ravages furent tels que d’abord l’armée, et bientôt tout l’empire, perdirent la plus grande partie de leurs forces.

Les Sarmates, les Quades et les Marcomans, peuples d’Autriche et de Moravie, appellent la Germanie aux armes : tous se réunissent, croyant le moment venu de rendre la liberté au monde, et de renverser la domination de Rome. Sa fortune, disaient-ils, s’était élevée sur leurs divisions, leur union devait l’abattre. Les frontières étaient dégarnies ; ils les franchissent, portant partout le ravage et la terreur : leur avant garde pénètre jusqu’en Italie.

A la nouvelle de leur approche, Marc-Aurèle partant promptement de Rome avec ses lieutenants, Pompéianus et Pertinax, marcha contre eux et les repoussa ; mais bientôt, leur, nombre s’était grossi, ils reparurent plus formidables, Rome consternée, désolée par la peste, épuisée par la famine, croyait voir renaître les temps de l’invasion des Gaulois ou des Cimbres.

Tandis que Marc-Aurèle cherchait à opposer à ces calamités toutes les ressources de la prudence et du courage, le sénat ordonna des sacrifices expiatoires, des lustrations : on célébrait dans les dangers publics ces solennités d’usage nommées lectisternia ; les pontifes promenaient dans les rues les images des dieux, couchées sur des lits d’or.

Verus était alors revenu à Rome ; les victoires de ses généraux lui firent décerner le triomphe, et le surnom de Parthique. Marc-Aurèle lui donna sa fille en mariage. Ses mœurs ne le rendaient pas plus digne de ce lien, que ses travaux du triomphe.

Les deux empereurs, ayant réuni toutes les forces qui leur restaient, attaquèrent les Marcomans et les Quades près d’Aquilée ; le nombre lutta longtemps contre la tactique et le courage. L’élite des troupes de Marc-Aurèle périt dans ce combat, Furius Victorinus, capitaine de sa garde, fut tué ; mais enfin, après une longue résistance, Marc-Aurèle qui avait montré dans ses dispositions l’habileté de Scipion, et dans la bataille la valeur de Marius, mit en pleine déroute les ennemis, et s’empara de leur camp. les Marcomans demandèrent une trêve ; Verus voulait qu’on l’accordât : il était pressé de quitter l’appareil militaire et de retrouver dans Rome les plaisirs. Marc-Aurèle n’y consentit pas ; il poursuivit les ennemis sans relâche au-delà des Alpes ; les battit chaque jour, et les contraignit à repasser leurs frontières.

Après cette campagne glorieuse, les deux empereurs formèrent le dessein de séjourner à Aquilée pendant l’hiver ; la peste les en chassa ; ils reprirent le chemin de Rome. Dans la route, Verus, attaqué d’apoplexie, termina ses jours, la quarante-deuxième année de son âge, la neuvième de son règne. Il était temps qu’il mourût ; sa vie, qui n’avait été qu’inutile, devenait dangereuse ; la trop grande douceur de Marc-Aurèle l’enhardissait ; il commençait à secouer le joug de sa vertu, et à rendre, par le conseil de ses affranchis, et sans consulter son collègue, des ordonnances qui faisaient craindre la tyrannie. Le sénat et le peuple ne voulaient pas diviniser Verus ; Marc-Aurèle vainquit leur répugnance. Son respect pieux pour la mémoire et le nom d’Antonin ne rend point cette faiblesse excusable. Combien cependant les peuples seraient heureux si leurs princes ne devaient jamais faillir que par excès de reconnaissance et de bonté !

Marc-Aurèle fit donner en mariage Lucille, veuve de Verus, à Pompéianus son lieutenant, dont Rome estimait le talent, l’expérience et la fermeté, dignes des beaux temps de la république. L’empereur ne croyait jamais pouvoir trop récompenser les généraux capables de maintenir l’ordre dans l’armée : il répétait souvent ces paroles d’Ennius : L’antique discipline, les hommes sévères qui là maintiennent, sont le fondement et le soutien de la république. Plus occupé de l’état que de sa personne, et de l’empire que de sa maison, il corrigea les mœurs du peuple, mais ne put réformer celles de sa famille. Faustine, dont il ignorait la conduite, souilla son palais par ses désordres ; Lucille ne montra pas plus de vertus ; et, malgré les sages instituteurs dont Commode était entouré, les vices de son enfance annonçaient les crimes de sa vie.

Les ennemis avaient été vaincus, mais non découragés : l’idée de se réunir, nouvelle pour les barbares, semblait leur avoir donné un nouveau courage, de nouvelles forces et de nouvelles espérances. Depuis le Borysthène jusqu’au Rhin, depuis la mer du Nord jusqu’au Danube, tout prit les armes : une armée  immense de Suèves, de Chérusques, de Cattes, de Vandales, de Sarmates, de Quades et de Marcomans menaça l’empire. Marc-Aurèle, avec peu de forces, voulut s’opposer aux progrès de ce torrent, les attaqua près du Danube ; malgré sa vaillance et son habileté, il perdit la bataille. Vingt mille hommes y périrent, le reste prit la fuite et fut poursuivi jusqu’auprès d’Aquilée. La terreur devenait générale, on croyait tout perdu ; un seul homme, conservant l’espoir et le courage, répara tout. Ce fut Marc-Aurèle. Il rallia les braves, rassura les timides, défendit intrépidement la ville, harcela l’ennemi sans se compromettre, lui laissa consumer sans fruit, ses vivres, son temps, ses forces, appela des renforts, les reçut, reprit l’offensive et défit à son tour les barbares. Profitant vivement de la division que sa victoire fit naître entre les alliés, il contraignit tous ses ennemis à conclure la paix, et revint à Rome jouir d’un triomphe mérité.

A cette même époque, les peuples de Mauritanie avaient fait une invasion en Espagne ; les pâtres d’Égypte s’étaient révoltés : les lieutenants de l’empereur chassèrent les Maures ; Cassius fit rentrer les Égyptiens dans le devoir.

Marc-Aurèle jouit peu de temps d’une tranquillité qui n’était pas pour lui le repos ; car il travaillait sans relâche à réparer les pertes occasionnées par les fléaux de la nature et de la guerre, à réformer les abus, à soulager les peuples, à perfectionner la législation. Son exemple était encore plus puissant que ses lois : tout peuple est porté à imiter ceux qu’il aime et qu’il respecte ; mais, si la philosophie de Marc-Aurèle forma de vrais sages, elle fit aussi des hypocrites ; et beau coup de courtisans prirent le manteau des stoïciens, espérant arriver sous ce déguisement à la fortune.

Marc-Aurèle, supérieur à tous les hommes par ses lumières et par les qualités de son âme, paraissait leur égal par sa manière de vivre. Modeste comme la vertu, simple comme la vérité, son pouvoir attirait la confiance et n’inspirait point de craintes ; l’empereur n’était que le gardien de la liberté.

Les barbares ne laissèrent pas longtemps Rome jouir de sa présence ; et, cette fois, voulant tenter les plus grands efforts, ce ne furent point des armées, ce furent toutes les nations en armes qui parurent vouloir se précipiter sur l’empire romain. La dernière guerre, jointe au fléau de la peste, avait presque anéanti l’armée romaine ; le trésor était épuisé ; le peu de forces qui restaient devaient se partager, pour défendre d’immenses frontières : on ne pouvait dégarnir sans danger la Bretagne, l’Espagne, l’Afrique et l’Asie. Jamais, depuis la deuxième guerre punique, Rome ne s’était vue exposée à un plus grand péril. La même crise exigea les mêmes remèdes : on enrôla les gladiateurs, les esclaves, les bandits mêmes, répandus en Dalmatie, en Dardanie, en Mœsie.

Pour suppléer au vide du trésor, l’empereur mit en vente son mobilier et celui de sa femme. Tel était alors l’égoïsme des Romains ; chacun prétendait n’avoir pas d’argent pour contribuer aux frais de la guerre, et tout le monde en trouva en abondance pour acheter les meubles, les tableaux, les vases, la vaisselle, les statues et les diamants du prince et de Faustine. Ainsi Marc-Aurèle fit presque à lui seul les frais de l’armement qu’exigeait la défense de Rome.

Ayant réuni ses forces, il marcha d’abord rapidement contre les Marcomans et les Quades, passa le Danube sur un pont de bateaux, et ravagea leur pays : les vaincus conservent peu d’alliés ; ceux des Marcomans les abandonnèrent après leur défaite ; ces peuples opiniâtres, livrés à leurs propres forêts, franchirent encore la rivière ; et firent plier les légions. L’empereur qui s’exposait toujours au premier rang, se vit un moment accablé par les traits des ennemis. Ce danger lui fit connaître l’amour de ses soldats ; ils l’entourèrent en foule ; et leurs corps lui servirent de bouclier.

Les  barbares avaient laissé, pour couvrir leur retraite, un corps d’infanterie, soutenu de cavalerie. L’empereur, l’attaquant, le poursuivit avec trop d’ardeur. Cette fuite n’était qu’un stratagème ; tandis que les Romains avançaient imprudemment, les barbares les tournaient à travers les bois. Tout à coup on voit toutes les hauteurs garnies par eux, tous les passages gardés : les légions sont investies de tous côtés ; en vain on cherche à se faire jour à travers cette foule d’ennemis ; l’aridité du lieu, le travail, la fatigue, les blessures, l’ardeur du soleil, la réverbération des montagnes et la soif épuisent les forces des Romains. Bientôt il ne leur reste plus que le choix de la mort ou de la captivité.

Marc-Aurèle tente vainement de réveiller la bravoure, de ranimer les forces par l’espoir ; on ne peut ni marcher pour le suivre, ni se lever même pour l’écouter. Mais soudain le ciel se charge de nuages, une pluie abondante tombe sur le camp, le soldat reçoit avidement dans sa bouche cette eau salutaire, la recueille dans casque ; il y puise la force, le courage et la vie. Un orage bien différent fondait alors, dans le même moment, sur les barbares : il ne tombe du ciel que des flammes et de la grêle. La terreur s’empare de leurs esprits ; les Romains se raniment, les attaquent, les mettent en fuite, et en font un horrible carnage.

Ce double et invraisemblable phénomène, rapporté unanimement par tous les historiens, est expliqué différemment par eux. Dion, Suidas et Porphyre l’attribuaient aux magiciens qui, disaient-ils, marchaient à la suite de Marc-Aurèle, quoique ce prince eût publié des écrits dans lesquels éclatait son mépris pour les charlatans et pour la magie. Thémistius, Claudius, Capitolin, croyaient que la piété de l’empereur avait obtenu des dieux ce prodige ; on leur en rendit des graves solennités, et la colonne des Antonins conservait en mémoire de cet événement une inscription : A Jupiter foudroyant et pluvieux.

Ce miracle, selon les auteurs ecclésiastiques, était dû aux prières des soldats chrétiens. Eusèbe cite une lettre d’Apollinaire, contemporain de Marc-Aurèle ; cet évêque prétendait que la légion mélytine, levée en Cappadoce, et toute composée de chrétiens, obtint ce prodige du ciel. Il ajoute qu’elle en prit le nom de foudroyante ; mais d’anciennes inscriptions prouvent qu’elle portait déjà ce nom du temps de Trajan.

Tertullien soutient que Marc-Aurèle informa le sénat du secours miraculeux que lui avaient prêté les chrétiens. Les savarts regardent cette lettre comme supposée. Ce qui est certain, c’est que, depuis cette époque, Marc-Aurèle fit cesser toute persécution contre le christianisme, et que, si dans cette bataille la légion mélytine n’opéra pas de miracles, elle y fit au moins des prodiges de valeur.

Après cette victoire inespérée Marc Aurèle ne laissa pas à l’ennemi le temps de réparer ses pertes ; mais, en poursuivant ses succès avec rapidité, il traita les vaincus si humainement que les barbares, cédant moins à ses armes qu’à sa générosité, lui demandèrent la paix. Le roi des Sarmates, touché de sa clémence, lui rendit cent mille captifs et huit cents soldats prisonniers. L’empereur conclut un traité avec chaque peuple ; l’armée lui donna le titre d’imperator, et à Faustine, celui de mère des camps.

Une révolte dangereuse dans l’Orient avait décidé l’empereur à terminer promptement la guerre du Nord. Au moment où il était investi par les barbares, le bruit de sa mort et de la destruction de son armée se répandit dans tout l’empire : la méchanceté le propageait, la peur le crut, l’ambition en profita.

Avidius Cassius commandait l’armée d’Asie ; cet homme, fils d’Héliodore, secrétaire d’Adrien, et né en Syrie, était brave, ferme, habile, actif, doué d’un esprit pénétrant ; il gagnait l’estime des bons citoyens par sa vigueur dans le commandement, par ses maximes républicaines, et l’amitié des médians par son indulgence pour leurs vices et par son amour désordonné pour les plaisirs, Ses opinions, ses discours le faisaient comparer à Caton, et ses mœurs à Catilina.

Verus, malgré son indolence, démêlant son ambition, l’avait accusé d’aspirer à l’empire, et, sur un simple soupçon, avait pressé son collègue de lui donner la mort. Marc-Aurèle, dans ce temps, écrivit à Verus : Cassius est un général expérimenté, utile et nécessaire à l’état ; il est indigne d’un prince de condamner les citoyens sans preuves : à quoi d’ailleurs servirait cette lâcheté ? Souvenez-vous de ce mot célèbre d’Adrien : Jamais prince n’a tué son successeur. Notre justice fait seule notre force, et il vaut mieux, si le destin rend les talents de Cassius dignes du trône, qu’il règne un jour, que d’assurer l’empirer à nos enfants par une injustice ou par un crime.

On prêtant que l’ambitieux Cassius avait séduit Faustine, et que, cette princesse, voyant son mari vieux et prévoyant sa mort prochaine, forma le projet de régner encore après lui, et de placer Cassius dans son lit et sur son trône.

Quoi qu’il en soit, à l’instant où l’on apprit la fausse nouvelle du désastre et du trépas de Marc-Aurèle, Cassius, le croyant ou feignant d’y croire, se fit proclamer empereur par l’armée de Syrie. Toutes les provinces de l’Orient virent avec plaisir un Syrien sur le trône ; elles espéraient obtenir de lui protection particulière et faveur. La Judée, l’Égypte, les Parthes, l’Arménie, reconnurent l’usurpateur dont elles avaient éprouvé le talent et le courage ; il eut pour partisans, en Italie, tous ceux qui, dupes de ses paroles, se flattaient de le voir rétablir la république, et la foule de ces hommes corrompus qui espéraient, avec plus de fondement, la renaissance des mœurs dissolues des Othon, des Vitellius, des Néron.

Marc-Aurèle, ayant conclu la paix avec les Germains, marcha contre le rebelle Cassius, qui déjà s’était rendu maître de tous les pays situés entre l’Euphrate et le mont Taurus. Ce nouveau César voulut aussi attacher la Grèce à sa cause, mais elle resta ferme dans son devoir. Hérode Atticus résistant à ses prières à ses menaces, décida les Athéniens à demeurer fidèles. Leur exemple fut suivi par tous les Grecs. Si le succès accroît promptement les révoltes, le plus léger échec les éteint. Les soldats de Cassius l’assassinèrent, croyant réparer leur crime par une trahison. Sa grandeur précaire n’avait durer que trois mois. On porta sa tête à Marc-Aurèle qui, loin de la recevoir avec joie, se plaignit d’être privé du plaisir de pardonner : Il est heureux, disait-il, d’avoir à juger, un ennemi : on a une grande passion à vaincre, et une grande action à faire.

Faustine, pour lui montrer sa tendresse, ou pour lui cacher sa complicité, demandait avec chaleur qu’on punît les enfants et les partisans du rebelle : le sénat, suivant sa coutume, se montrait disposé à la rigueur ; l’empereur écrivit aux sénateurs pour les conjurer de ne point commettre d’injustice envers des enfants innocents du crime de leur père, et de ne pas les priver de l’honneur de la clémence, en punissant les restes d’un parti vaincu. En vain on lui représenta qu’une telle douceur enhardirait à conspirer contre ses jours : C’est la tyrannie, et non la bonté, répondit-il, qui met en danger la vie des princes et qui l’abrège. Néron, Caligula et Domitien ont péri par leurs vices ; l’avarice de Galba a causé sa mort ; Othon et Vitellius n’étaient pas digues de régner : on a béni et respecté les jours d’Auguste, de Trajan, de Nerva, d’Adrien et d’Antonin.

La réponse de cet excellent prince était aussi vraie que noble, puissent tous les rois se pénétrer de cette vérité, que tout ce qui fait aimer, conserve, et que tout ce qui fait haïr, expose !

Marc-Aurèle, continuant sa marche, dissipa en Syrie les restes de la révolte, rassura par une amnistie les partisans de Cassius, apaisa par sa sagesse les troubles de l’Égypte, réprima dans Péluse la licence des mœurs, combla de ses bienfaits la ville d’Alexandrie, arrêta par sa fermeté les excès des Parthes, brûla dans Antioche tous les papiers de Cassius sans les lire, et reçut dans cette ville les hommages que tous les princes de l’Orient rendirent plus encore à ses vertus qu’à sa puissance.

Peu de temps après Faustine mourut. L’empereur, ignorant ses vices, ou peut-être espérant les couvrir d’un voile pieux, lui fit rendre les honneurs que l’usage décernait aux impératrices. Elle eut, comme Vénus, un temple et des vierges pour le desservir. On voudrait en vain excuser cet aveuglement d’un grand prince ; mais on dira, comme le poète : Quel homme est sans erreur et quel roi sans faiblesse ?

Marc-Aurèle, continuant ses voyages, accorda de grands privilèges au commerce de Smyrne, prodigua les dons de sa faveur à la ville d’Athènes qui répandait dans tout l’empire les lumières de la philosophie. Il se fit initier aux mystères de Cérès, et établit des fonds pour entretenir des professeurs de chaque secte. S’embarquant ensuite, il descendit à Brindes, et, respectant l’antique usage qui voulait qu’à la paix le militaire ne se montrât qu’en citoyen, il quitta l’habit de guerre, et ordonna à tous ses soldats de reprendre la toge.

Rome le revit après huit ans d’absence ; il fit distribuer à chaque citoyen huit pièces d’or, et, remit à tous ce qu’ils devaient depuis quarante-deux ans au trésor public. Ce fut à cette époque que Commode, son indigne fils, prit la robe virile. L’empereur le nomma prince de la jeunesse, consul, et le désigna pour son successeur. Rome altière, qui aurait dû voir avec crainte le fils de Faustine, portait alors des regards d’amour et d’espérance sur le fils de Marc-Aurèle. Il se montra sur le char de la victoire à côté de son père ; et celui qui devait faire régner le crime, partagea ainsi, au bruit des acclamations publiques, le triomphe décerné à la gloire et à la vertu.

L’empereur, dont la vie entière, jusqu’à ce moment, n’avait été qu’un combat et qu’un voyage, sentant le besoin de jouir du repos qu’il donnait au monde, laissa quelque temps le soin des affaires au sénat, et se retira dans une maison de plaisance à Lavinium, où il composa plusieurs ouvrages ; car il était destiné à servir de modèle aux princes, par ses écrits comme par ses actions.

Cette époque produisit des auteurs célèbres : Sextus de Chéronée, neveu de Plutarque ; Fronton, orateur fameux ; Apulée, connu par son conte ingénieux de l’Âne d’or ; Lucien, dont les railleries piquantes, plus redoutables que les armes des tyrans, et que les arguments des philosophes, détrônèrent les dieux de l’Olympe ; le sophiste Philostrate, qui écrivit l’histoire merveilleuse et romanesque d’Apollonius de Tyane ; Pausanias, auquel nous devons les Antiquités de la Grèce ; Aulu-Gelle, grammairien aussi élégant qu’érudit ; Celse, ennemi des chrétiens, et qui fut cause du martyre de  Justin ; enfin Athénée, dont les recherches ont été si utiles aux savants.

De nouveaux fléaux troublèrent bientôt la tranquillité du monde romain : Smyrne, Carthage Éphèse et Nicomédie furent renversées par des tremblements de terre. L’empereur rebâtit ces villes et répara les pertes de leurs habitants. La Grèce et Rome, divinisant la nature, avaient placé dans le ciel toutes les vertus, toutes les passions et même tous les vices ; Marc-Aurèle fut le premier qui dédia un temple à la bienfaisance. Nul ne méritait mieux que lui d’en être le fondateur et le pontife.

Une nouvelle irruption des Scythes Jaziges et des Sarmates força l’empereur de reprendre les armes. Marc-Aurèle au lieu d’imiter ses prédécesseurs qui disposaient de la fortune publique comme de leur bien propre, demanda au sénat la permission de prendre dans le trésor l’argent nécessaire aux frais de la guerre. Pères conscrits, leur disait-il, je ne peux y toucher sans votre aveu ; non seulement ce trésor est à vous et au peuple, mais mon palais même et tout ce que je possède vous appartient.

Avant de s’éloigner, il maria Commode avec Crispine, fille d’un sénateur distingué nommé Valens. Au moment de son départ, les sénateurs, les chevaliers et un grand nombre de citoyens, pénétrés d’admiration pour ses vertus, le supplièrent de leur donner des règles de conduite privée et publique, et de leur expliquer cette philosophie stoïque, cette doctrine sublime, qui le rendait capable de résister à toutes les passions, de triompher de toutes les faiblesses, et d’assurer à la fois le bonheur du monde et le sien.

L’empereur répondit à leurs vœux, et employa trois jours à leur développer les principes qui dirigeaient constamment ses pensées et ses actions. Autrefois des peuplades ignorantes et sauvages, voulant s’organiser en société, s’étaient soumises aux lumières de quelques sages législateurs, tels que Thaut, Moïse, Lycurgue, Solon, Zoroastre et Numa, de tout temps l’enfance et la jeunesse avaient cherché une utile instruction dans les écoles ; mais jamais le ciel n’offrit peut être au monde un plus étonnant spectacle que celui d’un peuple corrompu par la richesse et par l’excès de la civilisation, d’un sénat orgueilleux et dominateur des rois, courbés, non devant la puissance d’un prince, mais aux pieds de la sagesse d’un homme, lui demandant des leçons, des maximes, des préceptes, dans l’espoir d’atteindre à son bonheur en imitant ses vertus.

Marc-Aurèle, formé par des instituteurs et par des sages de différentes sectes, offrait dans sa doctrine un heureux mélange de la sévérité de Zénon, de la modération de Socrate, de la douceur de Platon. Il s’efforça de persuader au peuple qui l’écoutait l’existence d’une providence, d’un Dieu, d’une âme céleste, dont toutes les âmes humaines sont des émanations ; et il en tirait cette conséquence, que la même origine, nous rendant tous parents, fait un devoir à tous les hommes non seulement de se supporter mutuellement, mais de se chérir et de s’entraider.   

Selon lui, cette providence, qui anime et conserve l’univers ne peut avoir pour but dans tout ce qu’elle fait que le bien général, et ce qui paraît mal à quelqu’une des parties, est nécessaire, et contribue au bien du tout.

L’homme n’est qu’un composé de matière et d’âme : le plaisir, la douleur corporelle ne doivent pas enchaîner cette âme qui est d’une nature particulière ; elle a la propriété de se modifier comme elle le veut ; tout devient pour elle ou plaisir ou peine, suivant l’opinion qu’elle en a : ainsi cette opinion est vraiment la reine du monde.

Les plaisirs trompeurs, les douleurs passagères d’un corps périssable ne font ni le bonheur ni le malheur de l’homme ; ce bonheur dépend uniquement de son âme. L’homme est heureux quand cette âme reste conforme à sa nature ; il est infortuné dès qu’elle s’en écarte. La nature de cette âme veut, que semblable à la providence dont elle tire son origine, elle se maintienne dans un état égal et calme, qu’elle domine et règle la matière, et qu’elle n’ait dans ses pensées et, dans ses actions, d’autre but que l’ordre et le bien général. Ainsi il n’y a d’autre bien pour l’âme que d’être dans l’ordre, d’autre mal que de s’en éloigner : toutes les vertus sont des éléments de son bonheur, et tous les vices ceux de son malheur. Tout ce qui ne tient qu’au corps lui doit être presque indifférent, et, pour ainsi dire étranger ; d’où il suit que, pendant le peu d’instants qu’elle vit dans cette prison fragile, elle doit s’élevant au-dessus des passions et dédaignant ce qui disparaît si promptement, supporter les maux avec patience, et jouir des plaisirs avec modération.

Les conséquences de ces principes féconds en morale, et développés avec force par l’empereur, montraient au peuple étonné l’accord intime qui règne entre le bonheur et l’amour de soi-même bien entendu, et il conduisait ainsi doucement ses nombreux disciples à la morale la plus parfaite, par l’intérêt même de leur propre félicité.

L’ignorance et le vice sont orgueilleux : le mérite et la science rendent modeste. Marc-Aurèle, en parlant des vérités qu’il avait reconnues, des qualités qu’il avait acquises, loin d’en tirer vanité, en attribuait modestement tout l’honneur aux auteurs de ses jours, et aux sages instituteurs dont la prévoyance d’Antonin avait entouré sa jeunesse : Si j’ai montré, dit-il, quelque douceur, quelque bonté, je le dois aux leçons de mon aïeul ; mon bisaïeul m’a fait sentir qu’il ne fallait rien s’épargner pour éclairer mon esprit par l’étude.

Mon père m’a formé à la modestie, à ma mère à la piété ; mon gouverneur, en m’exerçant à la patience, ne m’a permis de haïr que la délation et l’injustice.

Diognitus m’a enseigné à mépriser la magie, les évocations, et tous les genres de charlatanisme et de superstition.

Les leçons de Bacchus, de Tandaris ; de Numianus, m’ont fait sentir les dangers de la mollesse, l’avantage de fortifier mon corps par l’exercice, mon esprit par le travail. Dès mon enfance ils m’ont fait coucher sur la dure, braver les saisons, écrire des dialogues pour me rendre compte de mes pensées.

Rusticus m’a donné la force de combattre la volupté, de réformer mes mœurs, il m’a mis en garde contre l’orgueil des sophistes : je lui ai promis de ne parler, de n’écrire que pour soutenir la vérité, de méditer le livre d’Epictète pour me défendre de mes propres faiblesses, et d’être toujours indulgent pour celles des autres.

Apollonius m’a appris à me maintenir libre et ferme, à n’écouter que la raison, à conserver l’égalité de mon âme dans les douleurs et dans les peines, à réunir toujours la bonté à la sévérité ; enfin à préférer la vertu à la science.

La gravité de Sextus m’a montré qu’il fallait me respecter moi-même, vivre  d’une manière conforme à la nature de mon âme, supporter comme un mal nécessaire les défauts d’autrui, rester sensible à l’amitié, et me rendre inaccessible à la colère.

Les avis d’Alexandre le grammairien m’ont fait contracter l’habitude de discuter sans aigreur, d’éviter toute expression piquante ou injurieuse, de me défendre des illusions d’une vaine éloquence, et d’attacher plus de valeur aux choses qu’aux mots.

La prudence de Fronton m’a mis en défiance contre les envieux, les fourbes et les hypocrites qui entourent les princes : il m’a convaincu que je devais peu compter sur l’affection des grands.

Alexandre le platonicien a gravé dans mon cœur cette vérité : On ne doit jamais perdre le temps et l’occasion de faire du bien.

Catulus, adoucissant ma sévérité, m’a fait sentir que les plaintes de nos amis, même lorsqu’elles sont injustes, méritent des égards, et qu’on doit adoucir les maux qu’on ne peut réparer.

Mon frère Severus, me donnant mieux que des conseils, m’a fait connaître la vérité et la justice. En me présentant pour modèles Thraséas, Caton, Helvidius, Dion et Brutus, il m’a instruit à ne régner que pour rendre le peuple libre, à faire des lois égales pour tous, à ne jamais me décider sur un soupçon.

Maximus, pour vaincre mes passions, pour me commander à moi-même, me servait d’exemple ; il était si probe, qu’on ne soupçonna jamais une fausseté dans ses paroles, un mauvais dessein dans ses actions. Rien ne l’étonnait, ne le hâtait ni ne le retardait ; on ne lui vit jamais d’irrésolution, de défiance, d’abattement ni de colère. Ses vertus douces et simples paraissaient plutôt des présents de la nature que les fruits du travail.

On doit croire que Marc-Aurèle parla ainsi au peuple et au sénat pour leur expliquer sa doctrine, puisque ces paroles que nous rapportons ne sont qu’un extrait de deux livres de réflexions qu’il écrivit, peu de temps après, dans son camp en Pannonie, et dont nous allons choisir ici, au hasard, quelques pensées, pour donner une idée de son style et de son esprit.

Fais chaque action comme si elle devait être la dernière de ta vie.

On n’est point malheureux parce qu’on ne sait pas lire dans le cœur des autres ; mais on le devient si on ne lit pas dans le sien.

Si le hasard réglait le monde, ce ne serait pas la peine de vivre ; et, s’il existe des dieux, on ne peut craindre la mort.

Les dieux doivent faire du bien aux bons, et du mal aux méchants ; la pauvreté, la richesse et le plaisir étant donnés indifféremment par eux aux uns et aux autres il est évident que ce ne sont pas les véritables maux ni les véritables biens.

La vie de l’homme n’est qu’un point, sa matière un changement continuel, son corps une corruption, son esprit vital un vent subtil, sa fortune une nuit obscure, sa réputation un fantôme ; tout ce qui tient au corps a la rapidité d’un fleuve ; tout ce qui tient à l’amour-propre est une fumée et un songe ; la vie est un combat perpétuel, un voyage dans une terre étrangère : la philosophie seule peut y diriger l’âme et la maintenir ferme contre la douleur et contre la volupté.

Les hommes cherchent au loin une retraite pour méditer et pour être libres ; tu peux la trouver dans ton âme. Arrange-la pour en faire un séjour délicieux et tranquille.

L’opinion est la reine du monde, l’âme gouverne l’opinion ; ne dis donc jamais : Je suis perdu ; en retranchant ce mot, l’opinion change, et le mal disparaît.

La meilleure manière de se venger est de ne pas ressembler à celui qui nous fait injure.

Ne te mets point en colère contre les affaires, car elles n’en tiennent compte.

Quand les choses qui t’environnent te troublent, reviens à toi au plus vite, et ne sors pas de cadence plus que la nécessité ne le veut.

Ce serait une honte que mon esprit pût composer mon visage et ne pût pas se composer lui-même.

Tout homme qui fait une injustice est impie.

Ce qui est de la terre retourne à la terre, ce qui est du ciel retourne au ciel.

Sois droit ou redressé.

Regarde avec soin au dedans de toi ; il y a là une source de bien qui jaillira toujours, si tu creuses toujours.

Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile à l’abeille.

Dieu, l’homme et le monde portent leurs fruits, chacun dans son temps.

Souvent on n’est pas moins injuste en ne faisant rien qu’en faisant quelque chose.

Corrige ou redresse les méchants si tu le peux, sinon, souviens-toi que c’est pour eux que les dieux t’ont donné la douceur et l’humanité.

Antisthènes disait avec raison : faire du bien et entendre patiemment dire du mal de soi, c’est la vertu d’un roi.

Si tu avais en même temps une marâtre et une mère tu te contenterais de respecter l’une, et tu resterais assidûment auprès de l’autre : Ta marâtre, c’est la cour, ta mère, c’est la philosophie. Tiens-toi donc auprès de celle-ci, repose-toi dans son sein ; elle te rendra supportable à la cour, et te fera trouver la cour supportable.

Après avoir éclairé ses concitoyens, l’empereur s’éloigna d’eux pour les défendre. L’âge n’affaiblissait pas sa vigueur. Dans ces deux campagnes contre les Scythes, il remplit à la fois les devoirs de général et de soldat, donna des leçons aux plus habiles capitaines par ses dispositions savantes, et d’utiles exemples à tous par sa dureté contre la fatigue, par son activité dans les travaux, et par son intrépidité dans les combats. Son fils l’accompagnait ; mais, indigne d’un tel modèle, il ne semblait le suivre que comme l’ombre suit la lumière, et comme l’envie s’attache à la gloire.

Marc-Aurèle gagna plusieurs batailles, repoussa les Scythes dans leurs forêts glacées, et construisit des forts sur leurs frontières. Il voulait les poursuivre plus loin et commencer contre eux une troisième campagne, lorsqu’il fut arrêté à Vienne par une fièvre maligne qui termina ses jours. Il supporta son mal avec résignation, et quitta la vie sans regrets, mais non sans inquiétude : les vices de Commode lui annonçaient les malheurs de Rome. L’ayant appelé, près de son lit, il dit en sa présence à ses principaux officiers : Voilà mon fils et mon successeur ; il a besoin d’amis sages pour combattre ses passions, de pilotes habiles pour le garantir des écueils de la fortune ; remplacez donc le père qu’il va perdre ; que vos conseils fassent son bonheur et assurent le vôtre ; qu’il apprenne de vous que toutes les richesses de l’univers ne pourraient rassasier les désirs d’un tyran, et que les plus nombreuses armées ne sauraient le défendre contre la haine qu’il inspire.

Démontrez-lui que l’on ne trouve d’appui que dans la justice, et de repos que dans la clémence ; enfin répétez-lui sans cesse que la force fait des esclaves et non des sujets, et qu’un prince entouré de passions qu’il ne peut vaincre est environné de dangers.

Si vous le nourrissez de ces maximes, vous formerez un empereur tel que la république peut le désirer, et vous rendrez à ma mémoire le plus important service, en faisant passer mon nom sans tache à la postérité.

Ce discours fut son dernier effort ; il tomba en faiblesse. Le lendemain, quand le tribun vint lui demander l’ordre, il répondit : Allez au soleil levant ; pour moi je me couche.

Après ces mots il expira. Ce prince était dans la cinquante-neuvième année de son âge, et occupait le trône depuis dix-neuf ans. Son règne et le bonheur des Romains prouvèrent la vérité de cette maxime : Les peuples ne seront heureux que lorsque les philosophes seront rois, ou que les rois seront philosophés.