HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE ONZIÈME

 

 

ADRIEN (An de Rome 868. — De Jésus-Christ 115)

ADRIEN, que secondaient Plotine et Tatien, préfet du prétoire, s’était fait promptement reconnaître empereur par les légions de Syrie ; il écrivit en même temps au sénat pour lui demander la confirmation du choix que Trajan avait fait de lui. Il s’excusait d’avoir osé accepter le titre qu’on lui déférait sans attendre le décret du sénat et du peuple, s’y trouvant, disait-il, contraint par le zèle ardent des soldats.

A la nouvelle de la mort de Trajan les opinions s’étaient partagées dans le sénat. Une partie des sénateurs, ne considérant que l’habileté d’Adrien, ses exploits et l’étendue de son esprit, le regardait comme seul capable de soutenir le poids de ce grand fardeau. L’autre craignait le gouvernement d’un prince qui avait déjà manifesté trop de penchant à la cruauté ; mais, au bout de quelques jours, lorsqu’on sut que l’armée d’Orient s’était déclarée en sa faveur, on sentit qu’il garderait l’autorité par la force s’il ne l’obtenait par la loi  et le sénat, unanimement le proclama empereur.

On lui décerna même le triomphe destiné à Trajan ; mais Adrien refusa cet honneur et il ordonna que l’urne du conquérant serait placée sur le char afin que l’ombre de l’empereur jouît encore de son dernier triomphe. Son intention fut remplie ; Plotine, suivie de Tatien, porta dans Rome les restes de son époux et la capitale du monde vit ensemble une pompe triomphale et funéraire : les larmes sincères du peuple honorèrent plus la mémoire de Trajan que ses lauriers. -

Tant qu’Adrien avait servi sous un prince belliqueux, il avait déployé les plus grands talents pour la guerre : dès qu’il fut sur le trône, il manifesta son constant amour pour la paix, et ne s’occupa que du soin de conserver la tranquillité dans l’empire dont son prédécesseur s’était trop efforcé d’étendre les limites. Le soulèvement des Parthes, celui de l’Arménie, de la Mésopotamie, de l’Arabie, la révolte des Sarmates, des Roxolans, et la rébellion des Écossais auraient condamné les Romains à de longues guerres, s’ils avaient voulu forcer tous ces peuples à se soumettre au joug qu’ils détestaient. Les derniers événements faisaient trop reconnaître que la force s’atténue en se divisant ; qu’un état s’affaiblit lorsqu’il veut trop s’agrandir. Adrien abandonna toutes les conquêtes dont trop de sang avait payé la vaine gloire, et que le génie actif de Trajan n’avait pu conserver tranquillement. Il reconnut Cosroës, conclut la paix avec lui, permit à l’Arménie de se choisir un roi ; pour indemniser Parthamaspate, il le nomma préteur en Syrie, et lui donna une grande quantité de terres. Adrien voulait même renoncer à la possession de la Dacie ; mais cet abandon aurait entraîné la destruction des colonies romaines établies dans cette contrée ; il se résolut donc à la garder ; mais il détruisit le superbe pont construit par Trajan sur le Danube,  d’ans le dessein de rendre plus difficiles, et plus rares, les incursions des barbares en Mœsie. Comme on ne pouvait accuser Adrien de lâcheté,  les  partisans du système des conquêtes attribuèrent la sagesse de ses mesures à une basse jalousie contre la gloire de Trajan.

Lusius Quiétus s’était longtemps opposé, sous le dernier gouvernement, à l’élévation d’Adrien ; ce prince lui ôta le commandement de la Palestine, et nomma pour le remplacer Turbo, dont la fermeté pacifia momentanément la Judée. Ce même général fut envoyé ensuite en Mauritanie : ce pays était agité par des troubles ; il y rétablit le calme. Adrien, quittant la Syrie, parcourût le pays des Daces, et revint en Italie par l’Illyrie.

La crainte qu’inspirait son caractère, l’amour que le peuple conservait pour les vertus de Trajan, et le regret de voir abandonner le fruit de tant de travaux et de combats, produisaient sur l’esprit public des impressions défavorables au nouvel empereur. Quatre consulaires, Domitius Nigrinus, Lusius Quiétus, Palma et Celsus, anciens favoris de Trajan, fomentaient le mécontentement : ils prétendaient que l’adoption d’Adrien était une fable inventée par Plotine, que cette princesse ayant fait placer un esclave dans le lit de l’empereur après sa mort, cet hommes contrefaisant la voix de Trajan, avait prononcé ces mots : J’adopte Adrien. Ne se bornant pas à répandre ce bruit injurieux, ils conspirèrent contre la vie de l’empereur, et résolurent de le tuer dans une partie de chasse, quand il serait de retour. Un de leurs complices les dénonça au sénat, qui les fit arrêter et les condamna à mort. Leur supplice, qu’on crut ordonné par l’empereur, répandit dans Rome la crainte et la consternation. On se rappelait que pendant le long règne de Trajan, le sang d’aucun illustre personnage n’avait coulé, et ce premier acte de sévérité faisait craindre de voir renaître les jours affreux de Néron et de Domitien. Adrien, arrivant alors à Rome, sut dissiper par sa conduite et par ses discours toutes ces alarmes. Il parla au sénat avec déférence, au peuple avec affabilité, se défendit d’avoir pris aucune part à la mort des consulaires condamnés, blâma l’excessive rigueur de l’arrêt, et déclara qu’il ne voulait point que pendant son règne aucun sénateur pût subir la mort.

L’ancien usage obligeait toutes les villes à payer une contribution à l’avènement de l’empereur ; on la destinait à lui faire des couronnes d’or : Adrien les en affranchit, disant que sa couronne serait toujours assez riche si le peuple romain l’était. Il fit distribuer à chaque citoyen trois pièces d’or, et libéra toutes les cités de l’empire des sommés qu’elles devaient au trésor. Cette, remise les affranchit d’une dette de 900 millions de sesterces (12 millions 500 mille francs). Elles lui élevèrent un monument pour rappeler la mémoire de ce bienfait. Aux yeux des peuples amollis la libéralité tient lieu de vertu.

Adrien, habile à réprimer ses passions, se montra, dans ces premiers temps, simple, modeste, populaire et clément. Rencontrant un de ses plus anciens ennemis, il lui dit : Je règne, vous voila sauvé. Assidu aux délibérations du sénat, il ne prenait aucune décision sans le consulter. Soigneux de maintenir la considération de ce corps, il déclara, en nommant Tatien sénateur, qu’il était au-dessus de sa puissance de lui accorder une faveur plus signalée.

Par un décret très agréable au peuple, Adrien fit supporter au trésor public les frais dispendieux de voyage des proconsuls et des préteurs. Aucun prince ne se montra plus sévère dans le choix des juges et plus soigneux de réprimer les abus de leur autorité. Favorinus, un de ses amis, lui reprochait de payer trop largement les magistrats : Je leur donne, dit-il, l’argent du trésor, pour qu’ils ne soient pas tentés de prendre celui des particuliers.

Hors les jours d’audiences solennelles, Adrien renfermé dans son palais, n’obligeait personne à lui faire la cour. Il marchait rarement à pied dans Rome, voulant affranchir les principaux citoyens de l’obligation de l’accompagner. Paraissant oublier sa dignité dans la vie privée il voyait familièrement ses amis, les visitait, montait dans leur voiture, célébrait leur fête ; et logeait quelquefois dans leurs maisons de campagne. Les savants, les artistes les plus distingués étaient habituellement admis à sa table. Il faisait avec eux assaut d’esprit et de talent : par cette conduite, il s’attira non l’amour, mais l’estime du peuple. On savait que ses vertus apparentes prenaient leur source, non dans son cœur, mais dans son esprit. Ce prince était naturellement porté au vice, à l’orgueil, à l’envie, à la cruauté ; mais sa politique éclairée le forçait à réprimer ses penchants, à voiler ses défauts c’était un grand prince, et un méchant homme.

Il savait qu’il ne suffit pas d’être pacifique pour éviter la guerre ; qu’il faut toujours se montrer prêt à combattre pour être rarement attaqué, et qu’on ne laisse jouir d’une paix durable que ceux qui savent faire respecter la force de leurs armes. Il maintint avec soin la discipline dans sa vigueur, ne laissa point les légions s’endormir dans l’oisiveté, et-les assujettit pendant l’intervalle des combats, à des marches fréquentes, à des exercices continuels, à des travaux pénibles, mais utiles. Jamais prince ne fit moins de guerres et plus de voyages. Il parcourait chaque année toutes les provinces de l’empire ; visitait les frontières, les magasins, les camps, récompensait la vigilance, punissait la paresse ; et, empêchait par son activité, aucun des ressorts de l’état de se détendre. Doué d’une mémoire prodigieuse, il n’avait pas besoin de registres pour garder les notes relatives à la conduite, au mérite, aux défauts des officiers de l’armée. Son apparition fréquente sur les frontières contenait les Romains dans le devoir, les barbares dans la crainte.

Les Roxolans et les Sarmates menacèrent la Mœsie ; Adrien vint en Dacie, marcha contre eux, passa le Danube à la nage avec les Bataves qui servaient comme auxiliaires dans son armée. Par cette intrépidité, il effraya tellement les barbares, qu’ils demandèrent la paix. Il défit aussi les Alains, qui avaient fait quelque incursion sur le territoire romain ; mais son trop grand amour pour la paix lui dicta un acte de faiblesse honteux pour Rome ; qui devint dans la suite bien funeste, et dont le lâche Domitien avait donné le premier l’exemple : il continua de payer un tribut aux Sarmates et aux Roxolans, pour acheter leur inaction. Seulement il colora ce tribut du nom de subsides.

Les Parthes toujours remuants, parurent quelque temps disposés à reprendre les armes. Adrien prévint avec adresse cette nouvelle guerre, et sut se concilier l’amitié de Cosroës sans autre sacrifice que de lui rendre sa fille, restée prisonnière à Rome.

Les autres princes s’étaient enorgueillis de leurs conquêtes ; Adrien se vantait d’avoir plus fait prospérer l’empire par la paix qu’eux par leurs armes. Il est certain qu’un long repos après tant d’orages, rendit l’opulence aux cités, l’activité au commerce, la vie à l’agriculture ; et, Rome, sous ce règne, ne parût occupée qu’à jouir de la puissance, de la grandeur et des richesses que lui avaient acquises huit siècles de guerres et de travaux.

Le trésor, délivré des dépenses excessives que coûtaient les expéditions lointaines, épargnait les fortunes privées, se grossissait chaque jour, et subvenait facilement à toutes les charges publiques. Adrien, simple dans sa maison, magnifique pour l’empire, en embellit toutes les parties par de superbes monuments qui flattaient l’orgueil du peuple romain : Je gouvernerai toujours, disait l’empereur, de sorte qu’on voie que la république appartient au peuple ; et que j’en suis non le maître, mais l’administrateur.

Connaissant la passion de ce peuple pour les jeux, il la satisfit par de nombreux spectacles de gladiateurs et par des combats de bêtes féroces, dans l’un desquels on vit périr cent lions et cent dix lionnes. Il amusait aussi Rome par des courses de char, par des danses pyrrhiques, et faisait jouer, souvent à grands frais, des tragédies et des comédies composées par les auteurs les plus fameux. Il n’épargnait rien pour la magnificence de ces représentations ; on y distribuait au peuple du vin, des viandes, des aromates, des présents en loteries ; les degrés du théâtre étaient inondés de parfums.

A l’un de ces spectacles, la multitude s’opiniâtrait à faire à l’empereur une demande qu’il ne voulait point accueillir. Cédant à un mouvement de colère, il ordonna au héraut, suivant un usage pratiqué par les tyrans, de dire au peuple : Taisez-vous ! Le héraut se bornant alors à élever la main comme s’il voulait prendre la parole, le peuple fit silence. Voilà, dit le héraut, ce que l’empereur désirait de vous. Adrien le récompensa de sa présence d’esprit.

Soigneux d’étendre sa popularité hors de Rome, ce prince accepta des charges municipales dans presque toutes les grandes villes de l’empire. Athènes parut surtout l’objet de sa prédilection. Après s’être fait initier aux mystères d’Éleusis, il accepta deux fois l’emploi d’archonte, en porta l’habit, en remplit les fonctions, et présida aux fêtes de Bacchus. On le vit préteur en Étrurie, premier magistrat de Naples et d’Adria, et dictateur dans plusieurs villes du Latium. Dans ses voyages, il s’occupait à soulager les peuples du poids des impôts, à redresser leurs griefs, à les indemniser des pertes causées par les orages, par les incendies, par les tremblements de terre. Il relevait et décorait les villes ; jamais personne ne donna autant d’activité aux travaux publics. Il éleva une colonne à Mantinée sur le tombeau d’Épaminondas, érigea en Égypte un monument aux lieux où reposaient les cendres du grand Pompée. Le temple de Jupiter Olympien, à Athènes, fut achevé par lui. Il y érigea un temple à Junon, et enrichit cette ville d’une superbe bibliothèque.

A Rome, il se bâtit un sépulcre qui ressemblait à une forteresse. Connu alors sous le nom de môle d’Adrien, il servit depuis de citadelle à Rome ; c’est aujourd’hui le château de Saint-Ange.

Le pont Élius, qui y conduit, fut un de ses ouvrages ; on venait de toutes les parties du monde admirer à Tibur sa maison de plaisance : ses voûtes souterraines existent encore, comme si elles venaient d’être construites. Il s’était plu à réunir dans ce palais la représentation fidèle des lieux les plus renommés de l’univers. On y voyait le Lycée, l’Académie, le Prytanée, le célèbre portique d’Athènes, nommé Pexilé, Canope d’Égypte, et la riante Tempé de Thessalie. Il ne reste aujourd’hui de cet édifice et de ses jardins que des ruines connues sous le nom de Vieux-Tivoli.

L’activité d’Adrien suffisait à tout. Malgré sa passion pour les plaisirs, son amour pour les sciences et pour les lettres, son goût vif pour tous les arts, dans chacun desquels il avait la folle vanité de vouloir exceller, et au milieu de ses courses continuelles en Europe, en Asie et en Afrique, il s’occupa continuellement à faire des réformes utiles dans la législation et dans l’administration. Jusqu’à lui l’Italie était restée directement soumise à l’autorité des consuls et du sénat, dont trop d’affaires détournaient l’attention ; il fit rendre une loi pour partager cette péninsule en quatre départements confiés à quatre consulaires qui rendaient compte au sénat de leur gestion.

De tout temps l’usage avait permis aux préteurs d’interpréter à leur gré les lois ; ce qui apportait une variation continuelle dans la jurisprudence. Adrien la rendit stable et uniforme par un édit perpétuel que rédigea Salvius Julianus ; et qui contenait ce qu’il y avait de mieux dans les anciens édits des préteurs.

Une loi sage adoucit la servitude et abolit la disposition cruelle qui condamnait au supplice tous les esclaves dont le maître était assassiné.

Il défendit aussi de vendre les femmes pour les prostituer. Comme les rues des villes étaient alors très étroites, il ne permit plus de s’y promener à cheval et d’y faire entrer des charrettes.

Un des principaux devoirs des empereurs était la distribution de la justice ; Adrien présidait souvent les tribunaux, choisissait d’illustres et de savants assesseurs, et s’attirait de justes éloges par l’équité de ses arrêts.

 Aucune magnificence dans ses vêtements le distinguait des autres citoyens ; il se mêlait, avec le peuple aux bains publics. Un jour il y trouva un vétéran qui frottait son corps pour l’essuyer contre le marbre : il lui demanda pourquoi il ne se faisait point servir : C’est, dit-il, parce que je n’ai pas de serviteur.

L’empereur, qui l’avait distingué à l’armée, lui fit présent de quelques esclaves et d’une somme d’argent considérable. Peu de jours après, il retrouva, dans le même lieu, plusieurs vieux guerriers qui faisaient comme le vétéran, et, qui espéraient la même récompense : Vous êtes plusieurs, leur dit-il en riant ; servez-vous les uns les autres.

Lorsqu’il marchait à la tête des troupes, ennemi de tout luxe, il ne se faisait remarquer que par l’exemple qu’il donnait ; son épée n’était ornée que d’une poignée d’ivoire, l’or ne brillait pas sur ses vêtements ; il mangeait en public du lard, du fromage, buvait de l’eau et du vinaigre, et bravait la tête nue, la neige des Alpes et le soleil d’Égypte. Il consolait, secourait les soldats malades  et assurait à la vieillesse un repos doux et honorable : mais sa vie privée prêtait autant à la satire que sa vie publique à l’éloge.

Curieux à l’excès il prétendait tout savoir : rempli d’orgueil, il croyait, primer en tout. Orateur éloquent, poète assez agréable, il avait aussi voulu être peintre, sculpteur, architecte. Après avoir étudié l’histoire, la philosophie, les lettres grecques et romaines, la physique, les mathématiques, il s’était adonné avec passion à l’astrologie, à la magie, et, malgré l’étendue de son esprit, il montrait autant de crédulité que la multitude pour les présages. Comme il était persuadé qu’un oracle rendu par les eaux de la fontaine de Castali, dans le faubourg de Daphné près d’Antioche, lui avait annoncé son élévation à l’empire, il fit comblé de pierres cette source, pour qu’aucun autre mortel n’y put lire sa destinée.

Rempli d’admiration pour les mystères d’Éleusis, il les transporta à Rome : les autres princes avaient recherché les honneurs du souverain pontificat, il en remplit avec zèle les fonctions. Admirateur du culte des Grecs, il le préférait à tout autre : cependant sa superstition curieuse le portait à vouloir connaître les religions étrangères, et comme il avait commencé dans l’Orient la construction de quelques temples qui étaient encore sans dédicace, Lampride et plusieurs chrétiens crurent qu’il formait le projet de les consacrer à Jésus-Christ. On doit plutôt penser qu’il se les destinait à lui-même ; et si l’adulation d’usage dans ce temps élevait les empereurs au rang des dieux, sa propre vanité suffisait pour qu’il marquât sa place dans le ciel.

Au reste, quoiqu’il fût loin d’ouvrir ses yeux aux lumières du christianisme, il paraît certain que, touché des sages apologies que publièrent alors saint Quadrat et saint Aristide, il se montra modéré pour les chrétiens, blâma les violences exercées contre eux, voulut qu’ils fussent protégés par les lois, et ordonna de punir leurs dénonciateurs.

Son amour pour la philosophie le lia intimement avec les philosophes Euphrate et Épictète : le Gaulois Favorin eût aussi part à son amitié, et leurs lumières éclairaient son esprit sans changer son caractère. Il devenait bientôt jaloux des hommes dont il admirait les talents : son amitié était plus dangereuse que son indifférence : il fit plus que personne sentir la vérité de cette maxime : Que les princes sont comme le feu ; et qu’il faut n’en être ni trop près ni trop loin.

Denys de Milet, son favori, était tombé dans sa disgrâce ; Héliodore, homme sans mérite le remplaça. Denys, blessé de choix, dit à son successeur : L’empereur peut, vous donner la richesse, mais non l’éloquence. Ce mot le fit exiler. Favorin conserva longtemps son crédit, par sa modération ; et comme d’autres philosophes lui reprochaient sa complaisance : Comment pourrais-je disputer, répondit-il, contre un homme dont les arguments sont soutenus par trente légions ? S’étant enfin permis de railler l’empereur sur sa crédulité pour l’astrologie judiciaire, l’amitié du prince se changea promptement en haine violente, et Favorin disait souvent qu’une des singularités de sa fortune était d’être en guerre ouverte avec un empereur, et de vivre encore.

Adrien s’était montré quelquefois clément pour des hommes qui avaient attaqué sa vie ; mais il ne savait point pardonner à ceux qui blessaient son amour-propre. Le fameux architecte Apollodore, dont la place, la colonne Trajane et le pont du Danube attestaient les talents, s’était autrefois, sous le règne de Trajan, permis quelques épigrammes contre Adrien ; et, faisant allusion à de médiocres paysages peints par ce prince, il l’avait brusquement interrompu dans une dispute en lui disant d’aller peindre ses citrouilles. Monté sur le trône, l’empereur vengea le peintre et exila l’architecte. Quelques années après, Adrien, ayant dirigé lui-même la construction d’un temple élevé à l’honneur de Rome et de  Vénus, en envoya le plan à Apollodore dans son exil, avec l’intention de l’insulter et de lui prouver que pour enrichir Rome de monuments superbes on n’avait plus besoin de ses talents. Apollodore critiqua les dimensions de l’édifice, dont la hauteur n’était point proportionnée aux statues qu’il devait contenir. Si les déesses assises dans le temple, disait-il, voulaient se lever, elles se casseraient la tête contre la voûte. Le monarque ne répondit à l’artiste qu’en lui donnant la mort.

L’envie n’attaque d’ordinaire que les vivants ; celle d’Adrien s’attachait même à la gloire enfermée dans le tombeau. Il préférait des poètes médiocres à Homère ; Caton l’ancien à Cicéron ; Antipater, inconnu de ns jours, à Salluste. Jaloux de l’amour que les Romains conservaient pour Titus, il publia un libelle contre ce bon prince, et l’accusait d’avoir empoisonné Vespasien.

En comptant le nombre des exilés, on pouvait connaître celui des hommes qui avaient eu le malheur d’être honorés de l’amitié d’Adrien. S’abandonnant sans réserve à sa passion pour le libertinage c’étaient les femmes de ceux qu’il admettait dans son intimité dont l’honneur se voyait le plus exposé à sa séduction ou à sa violence. Sabine, son épouse, imitait ses désordres ; Adrien que sa curiosité portait à intercepter toutes les lettres, découvrit les intrigues de l’impératrice. Il l’accabla de mépris, engagea les personnes de sa cour à la faire éprouver les plus sanglantes mortifications, et la maltraita tellement qu’elle finit par se donner la mort.

Les plus grands services ne garantissaient pas ses courtisans du sort que leur réservaient ses caprices. Il exila Tatien, son tuteur, dont le zèle lui avait valu l’empire. Les exploits de Turbo ne purent  le garantir de la même disgrâce ; Similis, son successeur, n’évita l’exil qu’en se condamnant lui-même à une retraite volontaire, où, loin des intrigues de la cour, il trouva le bonheur : l’ambition le lui avait promis, la philosophie le lui donna, et il fit ainsi son épitaphe : Ci-gît Similis ; il a passé soixante-seize ans sur la terre, et n’en a vécu que sept.

Adrien se montrait excessif dans ses goûts comme dans ses aversions. Son affection pour Antinoüs, jeune Romain doué d’une rare beauté, approchait de la folie. Cependant l’empereur, effrayé par des présages et tourmenté par ses chimères astrologiques, s’étant persuadé que son salut exigea qu’une victime volontaire se dévouât à la mort pour sauver sa vie ; Antinoüs s’offrît en holocauste. Adrien l’accepta, sacrifia son idole, et fit courir le bruit que ce jeune homme s’était noyé dans le Nil. Aussi faible dans son désespoir que barbare dans sa crédulité, sa douleur fut aussi insensée que son ingratitude ; il fît un dieu de sa victime, lui éleva un temple et n’immortalisa que son opprobre.

Plus constant pour les animaux que pour les homes, il traitait mieux ses chiens que ses favoris, et composa une épitaphe pour consacrer la mémoire de son cheval de bataille, nommé Borysthène.

Sa reconnaissance pour l’impératrice Plotine fut le seul de ses sentiments qui ne se démentit jamais. Il lui prodigua les plus grands honneurs pendant sa vie et lui éleva des temples après sa mort.

Les hommes qui l’approchaient éprouvaient seuls ses injustices et connaissaient seuls les puérilités de son orgueil. Les grands voyaient de près, craignaient et haïssaient l’homme vicieux, jaloux et léger. Le reste de l’empire admirait le prince actif, savant, habile et juste.

Chacun de ses pas, dans ses voyages continuels, était marqué par de grands actes de sagesse ou de libéralité : il soulagea la Gaule d’impôts, enrichit la ville de Nîmes de superbes monuments : les arènes et le pont du Gard, construits par lui, ont traversé les siècles, et résistent encore aux outrages du temps.

Arrivé en Bretagne il consolida la tranquillité de ce pays, en le mettant à l’abri de la fureur des Écossais par la construction d’une grande muraille garnie de tours, et assez forte pour arrêter les barbares. Réformant par des lois sages les mœurs des Bretons, il avança leur civilisation en rendant les liens du mariage plus sacrés. Un de ses édits abolit la coutume qui permettait aux maris d’avoir plusieurs femmes et aux femmes d’avoir plusieurs maris.

Sa fermeté maintint la paix en Germanie ; sa justice familiarisa les Espagnols avec le joug romain : il releva la ville de Tarragone détruite par la guerre précédente. Sa présence calma les troubles de la Mauritanie ; la Sicile se ressentit de ses bienfaits, il y adoucit les tributs, et accorda de grands privilèges à son commerce. Sa curiosité le porta au sommet de l’Etna, dont il affronta la neige et les flammes. Vainement sa générosité voulut exciter la reconnaissance des Égyptiens il ne put fixer les inclinations mobiles de ce peuple turbulent et léger, dont il peignait fidèlement les mœurs dans une lettre adressée par lui, d’Alexandrie, à Servianus son beau-frère et qui est parvenue jusqu’à nous.

Je n’ai trouvé ici, disait-il, que légèreté, caprices et dispositions à changer de formes au premier vent. Les adorateurs de Sérapis sont chrétiens, et ceux qui se disent les évêques du Christ adorent Sérapis. Les chefs de synagogue, les Samaritains, les prêtres chrétiens sont à la fois astrologues, aruspices et charlatans. Le patriarche des Juifs est contraint par une partie du peuple d’adorer le Christ ; l’autre l’oblige à encenser Sérapis : c’est une race née séditieuse. La ville d’Alexandrie est belle, commerçante, riche et puissante. Personne n’y vit oisif ; les uns soufflent le verre, d’autres fabriquent du papier ; les manufactures de toiles occupent une grande partie de la population. On donne aux goutteux même et aux aveugles un travail proportionné à leur état. Tous ont un métier, et, soit chrétiens, soit juifs, ne connaissent qu’un seul Dieu, l’intérêt.

Quel dommage qu’une aussi belle cité n’ait pas de meilleurs habitants ! Rien n’égale leur ingratitude ; je leur ai prodigué les privilèges et les grâces ; tant qu’ils m’ont vu, ils ont exprimé vivement leur reconnaissance ; mais, à peine étais-je parti, qu’ils ont attaqué mon bien-aimé Verus et ont diffamé Antonin. Je ne leur souhaite d’autre punition que d’être réduits pour toute nourriture à leurs poulets qu’ils font éclore dans le fumier.

L’empereur en quittant l’Égypte, revint en Grèce, et revit encore Athènes, sa ville chérie. Il lui céda l’île de Céphalonie et la combla de présents. Le peuple athénien donna son nom à une tribu, et déclara que cette grande cité n’était plus la ville de Thésée, mais la ville d’Adrien.

L’empereur, dont la politique était opposée à celle de ses prédécesseurs et à l’esprit belliqueux de la république, ne faisait plus gémir les souverains étrangers sous le poids de l’orgueil romain ; fidèle observateur des traités, il n’attaqua jamais l’indépendance des autres peuples, et ne se mêla de leurs querelles que pour les concilier. Soigneux en même temps de leur inspirer du respect pour la république, au lieu de décider lui-même des affaires qui les concernaient il introduisait leurs ambassadeurs dans le sénat, et ne leur répondait que comme organe de ce corps.

Cependant tous ses soins pour éviter la guerre ne purent maintenir la tranquillité dans la Palestine. Les Juifs, dont on avait renversé le temple opprimé la liberté, humilié l’orgueil, ne respiraient que la vengeance. Animés par le souvenir de leur gloire passée, encouragés par les prophètes qui leur annonçaient l’apparition prochaine d’un sauveur, d’un Messie, ils prirent partout les armes, et se décidèrent à périr ou à recouvrer leur indépendance.

Un édit de l’empereur ôtait à Jérusalem son nom, lui donnait celui d’Élia Capitolina, et commandait d’élever un temple à Jupiter sur les ruines de celui du vrai Dieu : ce fut le signal de la révolte.

Animés de la double fureur du fanatisme et de la liberté, les uns se cantonnent dans des forts les autres dans de profonds souterrains ; sortant de ces retraites, ils dévastent toutes les campagnes, surprennent, égorgent les garnisons romaines, et font de toute la Judée un théâtre affreux de pillages et de massacres. Leur chef était un brigand, nommé Barcochibas (fils de l’Étoile). Il se faisait passer pour le Messie, au moyen des étoupes enflammées qu’il mettait dans sa bouche, il paraissait vomir le feu. Les Hébreux crédules le respectaient comme un dieu, et écoutaient ses paroles comme des oracles.

Cette rébellion, méprisée dans les premiers moments, se montra bientôt formidable. Les premiers succès grossirent les forces du faux prophète ; il chassa les Romains de la Palestine, et porta ses ravages jusque dans la. Syrie. Adrien, rappelant de Bretagne Julius Sevérus, grand capitaine, lui donna le commandement de l’armée d’Orient. Sévère, à son arrivée, trouva les ennemis tellement en forcé, qu’il crut imprudent de compromettre, le sort de la guerre par une bataille : il divisa son armée en plusieurs corps, et contraignit par là les Juifs à disséminer leurs troupes. L’union faisait leur force ; séparés, ils ne surent plus ni attaquer ni se défendre : Sévère les battit sur tous les points, les poursuivit sans relâche, et prit ou détruisit cinquante villes et neuf cent quatre-vingt-cinq bourgades.

Barcochibas, renfermé dans la ville de Bithère, la défendit opiniâtrement et y périt. Cette guerre dura depuis l’an 885 jusqu’à 887. Le fer trancha les jours de cent quatre-vingt mille Juifs. Les incendies, les maladies, la disette en détruisirent un bien grand nombre.

L’empereur bannit les Hébreux de Jérusalem. Les perfides vignerons, disait saint Jérôme, témoin de ces désastres, après avoir tué les serviteurs, et même le fils de Dieu, sont exclus de la Vigne ; un seul jour dans l’année ils achètent la liberté de venir pleurer sur leurs ruines, comme ils avaient acheté autrefois le sang de Jésus-Christ. Chassés de leurs foyers, privés de leurs champs, courbés par les années, couverts de haillons, ils portent les marques terribles de la colère de Dieu. Tandis que la croix brille sur le calvaire, ce peuple aveugle ne déplore que la ruine de son temple. Un farouche soldat vient interrompre leurs cris, les menace, les frappe, et leur demande un nouveau salaire, s’ils veulent obtenir la permission de verser, plus longtemps, des larmes stériles.

Par les ordres, d’Adrien, Jupiter remplaça l’arche sainte, la statue d’Adonis occupa la grotte de Bethléem ; un pourceau, sculpté en marbre sur la porte de Jérusalem, offensa constamment les regards, l’orgueil et la religion des Juifs. Ils ne se relevèrent plus de cette chute ; et, quoique unis par les mêmes erreurs, par la même loi, par le même culte, ils ont toujours vécu, depuis cette époque, dispersés sur toute la terre, formant au milieu de toutes les nations un peuple à part, et qui ne peut se rallier ni se confondre avec les autres peuples.

La dispersion des Juifs fut le plus grand et le dernier événement du règne d’Adrien Ce prince, dont les passions avaient altéré la santé, après de longues hémorragies qui l’affaiblirent, fut attaqué d’hydropisie. Il n’avait point d’enfants ; incertain quelque temps sur le choix de son successeur, son caprice plutôt que sa raison lui fit adopter Lucius Ceionius Commodus gendre du consulaire Nigrinus, qui avait autrefois conspiré contre lui. Il lui donna le nom de Verus. Ce jeune prince descendait d’une illustre famille d’Étrurie ; son seul mérite était une rare beauté : la conformité de ses défauts avec ceux d’Adrien fût la source de son crédit. Souillé des mêmes vices que l’empereur, il ne possédait aucune de ses grandes qualités. La molle Sybaris ne produisit jamais un homme plus efféminé ; son lit et sa table étaient couverts de roses et de lis ; il passait sa vie au milieu d’une foule de concubines et d’eunuques : les œuvres licencieuses d’Ovide et de Martial étaient sa seule lecture. Ses coureurs portaient des ailes ; il appelait l’un Borée et l’autre Zéphyr.

Un choix si ridicule excita le mécontentement de Servianus, beau-frère de l’empereur, de Fustus, et d’autres illustres personnages dignes de gouverner les Romains. Les souffrances d’Adrien aigrissaient son caractère ; il regarda les murmures des mécontents comme des projets de conspiration ; il ordonna leur supplice. Servianus, âgé de quatre-vingt-dix ans, offrit un sacrifice aux dieux avant de mourir, et leur adressa cette prière : Vous savez, dit-il, que je meurs innocent ; je ne vous demande qu’une vengeance, c’est qu’Adrien soit réduit à désirer, longtemps la mort sans pouvoir l’obtenir. Le sort parut bientôt accomplir ce vœu.

Cependant l’empereur ayant appris que les barbares faisaient quelques mouvements sur les frontières de Pannonie, il y envoya Verus, qui, réveillé de sa mollesse par le désir de soutenir le nom pesant de César, se conduisit avec plus de vigueur qu’on ne l’aurait cru, et fit rentrer les rebelles dans le devoir. Mais cet effort épuisa son corps énervé par les voluptés ; il revint à Rome malade ; de fréquents vomissements de sang annoncèrent sa mort, qui eut lieu peu de temps après. Adrien, en ordonnant son apothéose dit : J’ai cru me donner un fils, et c’est un nouveau dieu que j’ajoute à l’Olympe. Les Romains méritaient-ils le nom d’hommes lorsqu’ils avaient la bassesse de reconnaître de pareils dieux ?

Verus n’avait joui que trois ans du titre de César. Il laissa un fils qui régna dans la suite avec Marc-Aurèle.

Obligé de se donner un nouveau successeur, l’empereur, consulta plus cette fois sa politique que son caractère, et ses devoirs que ses penchants. Pour le bonheur du monde, il adopta Antonin. Titus Aurelius Fulvius Bojonius Antoninus était issu d’une famille gauloise, originaire de Nîmes. Ses aïeux paternels et maternels étaient parvenus au consulat. La nature avait réuni en lui la beauté de l’âme et celle du corps. Sa taille était haute, son regard majestueux, son esprit orné, son éloquence douce comme ses mœurs. Exempt d’ambition, adonné comme les anciens Romains aux travaux de l’agriculture, modéré dans ses goûts, libéral, clément, il aimait la vertu pour elle-même, et sans lui désirer l’attrait de la gloire.

L’Italie avait déjà joui de sa sagesse ; il était un des quatre personnages consulaires qui l’administraient. Envoyé depuis comme proconsul en Asie, il y fit chérir sa douceur et respecter sa justice. Adrien en déclarant son adoption au sénat, fit un juste éloge de l’expérience et des talents du nouveau César : J’espère, dit-il, qu’il ne refusera pas cette élévation imprévue malgré sa modestie, et qu’il se soumettra au fardeau que lui impose l’intérêt public.

Conformément au vœu de l’empereur, qui voulait assurer pour longtemps la tranquillité générale, Antonin adopta le fils de Verus, et Marc-Aurèle, parent d’Adrien.

Marc-Aurèle était d’une famille espagnole. Passionné pour la philosophie stoïque, il en prit le manteau à l’âge de douze ans, et se montra toute sa vie fidèle aux principes sévères de cette secte, mais il en évita la morgue, et fut toujours vertueux sans orgueil, doux sans timidité, et grave sans sécheresse. Aux yeux d’un tel homme, le trône ne devait paraître qu’un écueil. Il reçut avec chagrin la nouvelle de son élévation ; elle fut un vrai sacrifice de ses penchants à l’amour de sa patrie.

La maladie d’Adrien s’aggravait chaque jour ; ses souffrances devenaient insoutenables ; tous les remèdes étant impuissants, il n’espérait trouver de repos que dans la mort qu’il appelait à grands cris ; il chercha même plusieurs fois à se pardonner ; mais la vigilante pitié d’Antonin lui en ôtait les moyens, et le défendait malgré lui contre son désespoir. Un jour cependant l’empereur, à force d’or, avait engagé un esclave à lui percer le sein : déjà il se croyait affranchi des tourments de la vie : mais, au moment de l’exécution, le barbare effrayé renonça au crime, à la récompense, et prit la fuite.

Antonin, profitant habilement de la crédulité de l’empereur pour l’empêcher d’attenter à ses jours, fit paraître devant lui des personnes qui lui persuadèrent qu’elles avaient appris par des oracles et par des songes que la santé lui serait bientôt rendue. Il les crut et souffrit plus patiemment. Mais son âme, affaiblie par la douleur, ne pouvait plus réprimer la violence de son caractère ; s’abandonnant à ses soupçons, à sa haine, à sa colère, il ordonna la mort d’un grand nombre de sénateurs. Antonin feignit d’obéir et les sauva.

Adrien, cédant enfin au poids de ses maux, abandonna à son successeur les rênes du gouvernement, se retira à Baies, refusa tous les remèdes, s’affranchit de tout régime, hâta sa mort, et expira en prononçant ces mots : La multitude des médecins a fait mourir l’empereur.

Sa vie avait duré soixante-deux ans, et son règne vingt et un.

Il mérita tout le bien et tout le mal qu’on a dit de lui, parce qu’il existait un contraste perpétuel, entre les lumières de son esprit et les vices de son cœur : aussi, tour à tour, on le vit doux et violent, juste et arbitraire, orgueilleux et modeste clément et vindicatif, philosophe et débauché, affable et vain, avare et prodigue ; protecteur des lettres, jaloux des talents, superstitieux, et cependant quelquefois impie, comme on peut en juger, par ces vers que son esprit léger adressa à son âme au moment où elle allait se séparer de son corps :

Ô ma chère âme, ô toi, ma compagne légère !

Toi, de mon corps hôtesse passagère,

Où vas-tu maintenant ? que deviendront, dis-moi,

Âme pâle, glacée, incertaine, éphémère,

Tous les plaisirs que j’ai sentis par toi ?

Adrien fit jouir l’empire d’une longue paix, rendit les peuples heureux par une administration habile et juste, n’inspira de terreur qu’aux grands, et ne se montra injuste que pour ses amis. Ses premières années le firent comparer à Auguste ; ses dernières à Néron. Mais le monde entier lui doit une éternelle reconnaissance, puisque, avant de mourir, adoptant Antonin et Marc-Aurèle, il remplit le vœu formé pour le bonheur des hommes par un ancien sage de la Grèce et plaça la philosophie sur le trône.