HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE NEUVIÈME

 

 

NERVA (An de Rome 847. — De Jésus-Christ 94)

APRÈS un siècle de tyrannie, dans lequel Vespasien et Titus seuls firent luire quelques beaux jours, le sort ouvrit aux Romains un siècle de bonheur et de gloire ; et cette longue époque, où régnèrent toutes les vertus, sous les noms de Nerva, de Trajan, d’Adrien, d’Antonin et de Marc-Aurèle, est peut-être, parmi celles que nous offrent les annales de monde, la seule où tous les peuples de la terre, aient joui pleinement du bonheur que donne l’alliance, trop rare, de la monarchie et de la liberté. Heureux temps, dit Tacite, où l’on pouvait enfin penser ce qu’on disait, et parler comme on pensait.

Les conjurés ne s’étaient point bornés à méditer la perte du tyran ; ils étaient convenus d’avance du successeur qu’on devait lui donner, et leurs  regards s’étaient portés sur Nerva, vieillard septuagénaire, honoré dans sa jeunesse par ses talents militaires, par son amour pour les lettres ; dans sa maturité, par deux consulats, et par les ornements triomphaux ; dans sa vieillesse, par sa prudence, par sa douceur et par sa vertu. Son mérite modeste le déroba aux soupçons de Domitien ; il entra dans la conspiration contre ce monstre, non par ambition, mais par amour pour sa patrie ; et il céda moins au désir de la gouverner qu’à celui de la sauver.

Sa famille était originaire de Crète ; dès que les meurtriers de Domitien l’eurent désigné au sénat, ce corps s’empressa de le proclamer empereur tout l’empire applaudit à ce choix. Les prétoriens seuls gardaient an farouche silence ; ils regrettaient un empereur qui avait augmenté leur solde, une tyrannie dont ils s’étaient vus les instruments et l’appui ; et qui les comblait de ses faveurs. Nerva apaisa leur ressentiment par une gratification ; les légions le reconnurent ; il se vit assiégé de ces félicitations que la flatterie prodigue à la puissance. Son ancien ami Arrius Antonius, aïeul de célèbre Antonin, lui fit seul entendre le langage de la vérité : C’est l’empire, lui dit-il, que je félicite, mais pour vous, je vous plains. En obtenant le pouvoir vous perdez votre repos ; que d’orages, que de fatigues, que de dangers je prévois  non seulement pour votre personne, mais pour votre réputation jusqu’à présent intacte ! Vous aurez surtout à craindre l’avidité de vos amis ; car vous en ferez ou des ennemis par vos refus, ou des hommes odieux au peuple par vos bienfaits.

Les premiers actes de l’empereur coupèrent la racine des principaux vices de l’état. L’arme la plus dangereuse de la tyrannie était l’accusation pour crime de lèse-majesté, qu’on ne peut jamais définir avec précision, et qui, dans tous les temps, servit de prétexte pour condamner l’innocence, pour effrayer le courage, pour dépouiller l’opulence, pour opprimer la liberté : un édit de Nerva fit cesser toute poursuite relativement à ce genre de délit.

Dès qui on respecta la morale, les chrétiens respirèrent ; la persécution s’arrêta ; saint Jean revint à Éphèse ; un décret du prince rappela les exilés et annula les confiscations. Une belle parole était sortie de la bouche et non du cœur du dernier tyran ; il avait dit que le prince qui ne punit pas les délateurs les encourage. La vie entière de Domitien fut en contradiction avec cette maxime que Nerva mit en pratique.

Il renouvela l’ordonnance de Titus contre cette peste publique, et punit de mort les esclaves qui avaient dénoncé leurs maîtres. On vit alors plusieurs grands personnages, honteusement célèbres par la délation, et qui, peu de temps avant, répandaient la terreur dans Rome, trembler à leur tour, livrés sans défense au mépris de leurs concitoyens. Le plus fameux de tous, Régulus, qui avait cherché autrefois à compromettre et à perdre le vertueux Pline, sollicita bassement et vainement alors son crédit pour échapper à la vindicte publique.

Publicius Cestus s’était montré aussi lâche que cruel à l’époque du procès d’Helvidius Priscus et, pour complaire à la tyrannie, on l’avait vu, dégradant sa dignité de sénateur, arrêter lui-même cet illustre personnage, son collègue, et le traîner en prison. Cependant il jouissait encore d’un, scandaleux crédit par sa naissance, par sa richesse, et par cette sorte de crainte qui survit au péril : il était consul désigné. Pline, indigné de ce triomphe du vice, voulut l’accuser hautement ; une longue habitude de révolutions dans le gouvernement et la crainte des réactions et des vengeances faisaient considérer le courage comme témérité, et la lâcheté comme prudence. Tous les sénateurs alarmés conjuraient Pline de se désister de sa poursuite ; il n’y voulut point consentir, et sa fermeté lui mérita l’estime publique ; mais Nerva, affaibli par l’âge, et qui savait mieux encourager la vertu que punir le vice, ne permit point qu’on jugeât l’accusé ; il se contenta de priver Cestus du consulat.

La force, manquait aux vertus de l’empereur, et sa bonté trop facile ressemblait à la faiblesse : aussi un des sénateurs qu’il avait rappelés d’exil, Julius Mauricus, se permit une maligne raillerir sur l’excessive douceur du prince. Il soupait un jour, chez l’empereur ; Véiento, un des lâches instruments de la tyrannie de Domitien, se trouvait au nombre des convives. La conversation tomba sur Catulus Messalinus, fameux et cruel délateur, mort depuis peu. Chacun en parlait avec horreur ; Nerva dit : Que croyez-vous qu’il lui fut arrivé, s’il eût vécu jusqu’à ce jour ?Il souperait avec nous, répondit Mauricus.

Cette faiblesse autorisait trop la licence ; ce qui fit dire avec raison à Fronto, personnage consulaire : Il est certainement fâcheux d’obéir à un prince qui ne permet rien à personne ; mais c’est un grand mal aussi que tout soit permis à tous.

Cette légère tache dans le caractère de Nerva ne doit pas empêcher de rendre justice à ses grandes qualités. Loin d’augmenter les tributs pour réparer les plaies faites à l’empire, il diminua les impôts ; son économie, la vente des joyaux du trône, et celle d’une partie même de son patrimoine, lui fournirent des ressources suffisantes pour acheter des terres qu’il distribua aux pauvres.. Il pourvut à l’éducation de leurs enfants, et releva plusieurs villes ruinées par les guerres civiles. Déférant pour le sénat, il soumettait toutes ses décisions aux délibérations de cette compagnie. Il avait juré son avènement de ne punir de mort aucun sénateur, et il fut si fidèle à ce serment, que Calpurnius Crassus ayant conspiré contre lui, il se contenta de l’exiler à Tarente, laissa ses complices impunis, et ne leur ferma pas même son palais, sur la porte duquel il avait placé cette inscription qui rappelle les devoirs de tout prince : Palais public.

Assidu aux tribunaux, il rendait la justice avec équité ; et par une profonde connaissance des lois, se montrait digne de son aïeul, jurisconsulte célèbre. L’empereur ambitionnait l’estime et non les hommages. Il refusa constamment les statues d’or et d’argent qu’on voulait lui décerner. Ses prédécesseurs redoutaient le mérite ; Nerva se faisait un devoir de l’honorer. Il chercha dans sa retraite le brave et vertueux Virginius, âgé alors de quatre-vingt-trois ans, et, qui s’était rendu plus illustre en refusant deux fois l’empire que d’autres en l’usurpant. Ce vieillard vénérable se vit décoré sur le bord de sa tombe par un troisième consulat. Il mérita la double gloire de vivre ami de Pline, et d’être loué après sa mort par le consul Tacite.

Le feu de la sédition des prétoriens, près d’éclater à l’avènement de l’empereur, avait été plutôt couvert qu’éteint. Ils déploraient toujours la perte du tyran, dont ils étaient les seuls appuis ; et ne pouvaient s’accoutumer au gouvernement d’un prince, qui ne régnait que par les lois. Lorsqu’on aime le monarque, sa garde devient inutile. Les soldats factieux, animés par Casperius Ælianus, préfet du prétoire, ne pouvant faire revivre Domitien, voulurent au moins le venger. Après s’être mutuellement excités à la révolte, ils se soulèvent, prennent les armes, assiégeait le palais, et demandent à grands cris la mort des assassins de leur empereur. Nerva sort, se montre aux rebelles, les harangue, et ne pouvant calmer leur furie, leur présente sa gorge, en disant qu’il aime mieux mourir que de sacrifier les hommes auxquels il doit l’empire.                      

Les révoltés, respectant son âge et méprisant sa dignité, refusent également d’attenter à ses jours et d’obéir à ses ordres. Ils l’entourent, le pressent, épuisent sa force et sa patience, et le contraignent enfin de leur livrer Pétronius et Parthénius, qu’ils immolent.

Le résultat de ce crime horrible fut heureux pour l’empire ; Nerva, convaincu que sa faiblesse avait besoin d’un appui, chercha, non dans sa famille, mais parmi les citoyens, l’homme dont le mérite, était alors le plus éclatant et le plus éprouvé. Son choix tomba sur Trajan, né en Espagne, près de Séville, à Italica, ville fondée par le premier Scipion.

Trajan était issu d’une famille peu illustrée ; son père, le premier qui honora son nom, s’était distingué, dans la guerre des Juifs ; Vespasien l’éleva au rang des patriciens, le nomma consul, et lui décerna les ornements triomphaux. Le jeune Trajan, sous les yeux de son père, fit avec éclat la guerre en Asie, en Afrique, en Germanie ; et s’acquit en peu de temps une grande renommée. Dur aux fatigues, intrépide dans le danger, sage au conseil, marchant à pied, combattant comme le dernier soldat, dont il partageait la simple nourriture, ce fut en apprenant à bien obéir qu’il se rendit capable de bien commander. Estimé de ses chefs, chéri de ses égaux, respecté par ses inférieurs, sévère avec douceur, populaire avec dignité, il força la tyrannie même à rendre justice à son mérite, et devint consul sous Domitien. Mais la vertu ne pouvait pas longtemps respirer l’air de cette cour corrompue : il se retira en Espagne. Domitien l’en arracha, et, croyant que lui seul pouvait servir de frein aux barbares, lui donna le commandement des légions de la basse Germanie. Dans ce nouveau poste il déploya les mêmes talents et les mêmes vertus, Trajan était arrivé à cet âge où, sans perdre le feu de la jeunesse, on jouit de tous les fruits de l’expérience. Sa figure était belle et imposante, sa taille élevée, son regard majestueux : tout en lui annonçait la force ; il n’avait que quarante ans, et le ciel ne semblait avoir blanchi ses cheveux avant la vieillesse que pour le rendre plus respectable. Tel était l’homme dont la sagesse de Nerva fit présent aux Romains.

L’empereur venait d’apprendre la nouvelle d’une victoire remportée par ses légions en Pannonie ; il reçut du sénat le nom de Germanique. Monté au Capitole, il offrit à Jupiter une branche de laurier, et déclara publiquement qu’il adoptait Trajan pour son fils et pour son successeur ; qu’il le nommait César, et qu’il l’associait à l’empire.

Une acclamation universelle et sincère confirma son choix. Cependant Trajan, occupé à Cologne de ses devoirs et non de sa fortune, y reçut avec surprise la nouvelle d’une élévation qu’il n’avait ni sollicitée ni même désirée, et la plus vive satisfaction qu’elle lui donna fut de penser qu’il pouvait guérir les maux de sa patrie. Nerva, trop offensé pour pardonner, trop faible pour punir, voulait venger Rome et le trône de la révolte des prétoriens ; et, pour faire connaître ses intentions à Trajan, il se servit de ces paroles d’Homère, adressées par Chrysès à Apollon : Puissent les Grecs expier  par vos traits les larmes qu’ils m’ont fait répandre !

Le nom seul de Trajan avait porté l’épouvante dans l’esprit des rebelles. Il manda près de lui Ælianus et les principaux chefs de la  sédition. La mort des uns et l’exil des autres en délivra l’empire.

Nerva n’abdiqua point ; mais, chargeant son successeur de tous les soins du gouvernement, il jouit trois mois d’un repos mérité, et mourut à soixante-douze ans, après un règne de seize mois, à la fin de son quatrième consulat, pendant lequel il avait pris Trajan pour collègue.

L’histoire cite de lui peu d’actions éclatantes ; mais, ce qui vaut mieux, beaucoup de traits de bonté. Loin de se montrer avide comme ses prédécesseurs, il voulait que chacun jouît sans inquiétude de son héritage ou des faveurs de la fortune. Hérode Atticus, ayant découvert un trésor, en informa l’empereur qui, suivant l’usage, pouvait en réclamer une partie. La réponse de Nerva se réduisit à ces mots : Usez-en. Atticus écrivit de nouveau pour lui faire observer que ce trésor était immense ; l’empereur répondit : Abusez-en donc.

Ses amis lui reprochaient de ne pas veiller assez à sa propre sûreté, il dit : La bonne conscience vaut une garde. Il protégea toujours les lettres, et avait cultivé la poésie avec succès. Quintilien brilla sous son règne. Ce célèbre écrivain composa douze livres sur la rhétorique ; on ne peut lui reprocher que d’avoir loué Domitien. La reconnaissance qu’il devait à un tel monstre, n’aurait pu justifier que son silence. L’illustre Pline, l’immortel Tacite, furent honorés du consulat, ou plutôt l’honorèrent. Nerva mérite d’être compté du nombre des meilleurs princes ; il ne manquait à ses vertus que la force, il se la donna en s’associant Trajan.