HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE SIXIÈME

 

 

VESPASIEN (An de Rome 821. — De Jésus-Christ 68)

LA mort de Vitellius termina la guerre, mais ne rendit pas la tranquillité aux Romains : Domitien, créé César par un décret du sénat, loin d’arrêter le courroux des vainqueurs ; les excitait à satisfaire leur soif de vengeance contre les vaincus qu’ils poursuivaient partout. Antonius fomentait le désordre protégeait le pillage, et y prenait part ; sur le plus léger soupçon de s’être rangé du parti des Vitelliens, on était emprisonné, dépouillé, massacré ; les femmes dénonçaient leurs maris, les esclaves leurs maîtres ; la cupidité rendait les amis perfides et redoutables ; on rencontrait partout un danger, nulle part un asile.

Ces calamités, pires que celles de la guerre, cessèrent à l’arrivée de Mucien ; sa fermeté réprima le parti dominant, et rassura le parti opprimé. Cependant on lui reprocha un acte de cruauté inutile ; il ordonna la mort du fils de Vitellius, qui n’était âgé que de six ans. La politique ne pouvait justifier cette violation des, lois et de l’humanité contre un enfant dont le nom était plutôt un fardeau qu’un honneur.

Le parti de Vitellius n’existait plus ; l’empire, las d’être gouverné par des monstres, voulait enfin vivre sous les lois d’un homme ; et reconnaissait unanimement Vespasien. Le sénat, peu digne d’un chef aussi vertueux, était trop accoutumé à la servitude pour faire de lui-même des décrets convenables à la justice du règne qui commençait. Il se forgea volontairement des chaînes qu’on ne voulait pas lui imposer ; et si Rome fut libre quelques années sous l’autorité de deux sages monarques, elle ne dut ce bonheur qu’aux vertus de ces deux princes, trop grands pour exercer la tyrannie qu’on leur offrait ; car ce lâche sénat avait renouvelé en faveur de Vespasien la loi regia ; elle lui donnait, comme à ses prédécesseurs, le droit exclusif de paix et de guerre, et celui de faire des sénatus-consultes avec un conseil privé.  Sa recommandation aux comices et aux tribus devait être exécutée comme un ordre. Le même décret exemptait d’obéir à ceux du peuple et du sénat ; il défendait de poursuivre aucun de ceux qui auraient violé les lois en obéissant au prince : ainsi le sénat, sans pudeur, autorisait, par un édit solennel, ce qu’il aurait été honteux de souffrir en silence.

Cependant, les formes anciennes existaient encore ; cette nation esclave conservait le nom de république. Pour sanctionner les ordres d’un maître, on les décorait du nom de sénatus-consulte et de plébiscite : tant il est vrai que sans les mœurs les institutions ne sont rien ; les plus libérales ne font, dans un temps de corruption, que légaliser la tyrannie.

L’empereur, arrêté par les vents contraires, resta plusieurs mois encore dans l’Orient. Tandis que son nom, et le respect qu’on lui portait réunissant tous les partis, terminaient si heureusement la guerre intérieure, une guerre étrangère exposait l’empire au plus imminent péril. Claudius Civilis, homme d’un grand talent et d’un grand caractère, mis aux fers par Néron, délivré par Galba, proscrit par Vitellius, s’était enfin sauvé chez les Bataves, ses compatriotes, doublement animé par le désir de la vengeance et par l’amour de la liberté. Il souleva sa nation dans l’espoir de secouer le joug des Romains ; les Bataves, originaires de Germanie, engagèrent facilement les Cattesl les Cauques, les Bructères et plusieurs autres peuples de cette contrée belliqueuse, à grossir leurs forces. Leur mépris pour Néron, Galba, Othon, Vitellius, pour le sénat et pour le peuple qui leur obéissaient, et la brillante renommée de Civilis, les remplissaient d’ardeur et de confiance. En même temps les Germains, animés par une vieille haine contre Rome, se trouvaient alors vivement excités à la guerre par une prophétesse nommée Velléda, dont les paroles passaient pour des oracles. Cette femme augmentait ce respect superstitieux en restant invisible. Elle habitait une tour isolée au pied de laquelle les barbares venaient l’interroger. Un de ses parents portait ses réponses mystérieuses...

Civilis, se concertant avec elle, réunit bientôt sous ses ordres une armée formidable. Les Bretons lui envoyèrent des secours ; il avait sous lui des généraux renommés, Classicus et Tutor, dont l’intrépidité effraya souvent les légions romaines. Ce chef des rebelles, aussi rapide dans l’exécution que hardi dans la conception de ses plans, voyant les Romains affaiblis et divisés par la guerre de Vitellius contre Othon, déguisa d’abord son ambition, fit prêter serment par ses soldats à Vespasien, et attaqua, sans perdre de temps, Aquilius, qu’il défit complètement.

Memmius Lupercus et Hérennius Gallus ayant ensuite réuni leurs forces pour s’opposer à ses progrès, il les battit et les mit en fuite. Vocula, habile officier, leur succéda, et, malgré tous ses efforts, ne put arrêter le torrent. Dans une première affaire, il se vit forcé à la retraite ; dans une seconde, le succès resta douteux.

La mort de Vitellius suspendit quelque temps les hostilités qu’elle aurait dû terminer si les Bataves eussent été sincères. Comme Civilis ne pouvait plus se servir d’aucun prétexte soutenable, il cessa de masquer ses intentions, se déclara ouvertement ennemi de l’empire, et continua de combattre avec avantage.         

Une grande partie des Gaulois voyaient avec plaisir les succès des Bataves ; leurs druides, et tous ceux qui tenaient encore à l’ancienne religion et aux anciennes coutumes proscrites par les derniers Césars, les excitaient à prendre les armes et à recouvrer leur indépendance : ils leur faisaient envisager l’incendie récent du Capitole comme un heureux présage qui promettait à de nouveaux Brennus de nouveaux triomphes.

Langres, Trèves et plusieurs autres cités joignirent aux Bataves. La contagion de l’esprit de révolte s’étendit jusque dans les camps romains. On vit alors une défection inouïe ; on vit des légions embrasser la cause et suivre les étendards des barbares. Vocula, opposant vainement une fermeté héroïque au délire de la sédition, s’efforça sans succès dé représenter aux factieux l’opprobre dont ils allaient se couvrir en traînant leurs aigles à la suite des drapeaux germains et bataves, en soumettant les vainqueurs aux vaincus, les maîtres aux esclaves, et en préférant les ordres ignominieux d’un Civilis, d’un Tutor, d’un Classicus au noble commandement des Césars et à l’autorité du sénat et du peuple : sa résistance ne fit qu’irriter le crime ; on l’égorgea.

Cependant les rebelles, se souvenant encore qu’ils étaient Romains, n’osèrent point se déclarer sujets d’un prince barbare ; ils firent prêter serment à l’empire des Gaules ; et proclamèrent César un de leurs officiers, Julius Sabinus. Rome se croyait perdue ; l’Italie s’attendait à voir fondre à la fois sur elle les Germains, les Bataves, les Gaulois et les Bretons. Mucien et Domitien, réunissant les armées ; se disposèrent à marcher pour défendre les Alpes, et firent partir avant eux quatre légions, commandées par Pétilius Céréalis, général actif, expérimenté, et digne d’être comparé aux plus fameux généraux de la république.

En arrivant dans les Gaules, ce général trouva le danger moins grand qu’on ne l’avait pensé ; le nouveau César, Julius Sabinus, dont l’habileté n’égalait pas l’ambition, venait d’attaquer les Séquanois qui l’avaient battu et mis en fuite. Céréalis, sans attendre de renfort s’empare de Langres, défait les habitants de Trèves, et ramène à leur devoir les légions révoltées. Sa sagesse lui valut autant de succès que son courage ; les rebelles, craignant la vengeance, hésitaient à se soumettre : loin d’aigrir les esprits par cette rigueur qui ne passe pour force qu’aux yeux de la faiblesse, il attribua la sédition au malheur des temps, accorda une amnistie complète, et défendit, sous des peines sévères, aux officiers et aux soldats fidèles, de reprocher le passé à ceux qui rentraient dans le devoir.

Ce premier avantage empêcha le feu de l’insurrection de s’étendre ; en vain Civilis et les réfugiés de Tongres et de Langres voulurent continuer à détacher les Gaulois de l’empire, les états de la Gaule se rassemblèrent ; toutes les villes y envoyèrent leurs députés. Un d’eux, nommé Vindex, parvint à les convaincre que leur désunion, leurs jalousies mutuelles, et même leurs richesses s’opposaient à leur indépendance ; qu’ils ne pourraient jamais s’accorder pour reconnaître un chef, une capitale, et que la domination des Romains, n’exigeant d’eux que quelques tributs et des soldats, et leur accordant le droit de cité, était préférable à celle des Germains qui, sous le nom d’alliés, ne voulaient entrer dans la Gaule que pour la piller et l’asservir. De ce moment la Gaule resta tranquille, et on n’eut plus à combattre que les Bataves et les Germains.

Civilis et Céréalis se mesurèrent bientôt. Dans un premier combat, après une résistance opiniâtre, le premier fut battu par les Romains, et obligé de se retirer ; mais le courage actif de Civilis ne se laissait point facilement abattre ; rassemblant de nouvelles forces, il surprit Céréalis, enfonça ses légions et s’empara de son camp. Ces deux rivaux étaient dignes l’un de l’autre. Le général romain, ralliant ses troupes, les ramena au combat ; et, par l’habileté de ses manœuvres, contraignit Civilis de prendre la fuite.

Au bruit de cette défaite, Mucien voulut suspendre sa marche ; il craignait l’ardeur et l’ambition coupable de Domitien. Ce jeune prince, indocile à ses avis, continua sa route. Arrivé à Lyon, son impatience dévoila ses projets ; il écrivit à Céréalis pour l’engager à lui céder le commandement de ses légions : son dessein était de marcher à leur tête en Italie pour détrôner son père et Titus. Céréalis rejeta sa demande avec dédain : le prince, déconcerté, parut renoncer à ses projets, et refusa même dès ce moment d’exercer aucune fonction publique.   

Céréalis pour suivit ses succès, et porta la guerre chez les Bataves. Leur pays, couvert de marais, opposait à la valeur romaine de nombreux et d’insurmontables obstacles : après plusieurs combats où la fortune fut balancée, Civilis, aussi habile politique que grand capitaine, voyant de l’incertitude parmi ses alliés et informé de leur dessein de traiter avec Rome en le sacrifiant, les prévint, et fit valoir auprès de Vespasien le zèle hardi qu’il avait montré pour lui contre Vitellius ; sa soumission lui fit obtenir la paix avec des conditions honorables.

Dans le même temps les Scythes, nommés Sarmates, entrèrent en Mœsie, et la dévastèrent après avoir battu Fontéius Agrippa. L’empereur envoya contre eux quelques légions commandées par Rubrius Gallus, qui les contraignit à repasser le Danube, et fortifia la frontière.

Vespasien, obligé de rester plusieurs mois à Alexandrie, reçut, dans cette ville les hommages  des princes de l’Orient. Tacite et Suétone rapportent qu’un aveugle et un boiteux vinrent lui dire que le dieu Sérapis leur était apparu, et les avait avertis qu’ils guériraient de leurs maux si l’empereur voulait toucher avec sa salive le visage de l’un, et le talon de l’autre. Le prince avait honte de paraître ajouter foi à cette fable ; mais pressé par ses amis, et, croyant sans doute que dans ce siècle il fallait joindre à la force de la politique celle de la superstition, il consentit à leur demande, les toucha et les guérit. La puissance trouve toujours de nombreux témoins pour attester de pareils miracles.

Après avoir affermi ainsi son pouvoir en Égypte par la crédulité des peuples, Vespasien laissa dans l’Orient Titus, chargé de combattre les Juifs, et partit pour Rome.

Le sénat et le peuple vinrent au-devant de lui ; les parfums brûlant sur toutes les places, les rues ornées de guirlandes de fleurs, les hymnes chantés par les prêtres et répétés par la multitude, semblaient ne faire de toute la ville qu’un temple magnifique. Toutes les tribus signalèrent leur joie par des repas publics, et l’on n’entendait partout que des vœux formés pour la durée de son règne et pour la prospérité de sa famille.

Vespasien était alors âgé de cinquante-neuf ans ; sa conduite justifia les espérances qu’on avait conçues. Après avoir donné aux fêtes et aux cérémonies le temps qu’exigeaient l’usage et la décence, il se livra entièrement aux soins du gouvernement.

L’empire entier, à l’exception des Juifs, était soumis et tranquille ; Titus, exécuta les ordres de son père ; attaqua les Hébreux campés sous les murs de Jérusalem, les força de rentrer dans la villes et en forma le siège. Il fut long et meurtrier. Ce n’était point une cité, c’était une nation qu’on assiégeait. La nature et le fanatisme défendaient la ville : trois montagnes, hérissées de fortifications, formaient trois enceintes séparées ; elles contenaient six cent mille furieux qui croyaient combattre pour Dieu contre les hommes.

Leur malheur s’accroissait par leur désunion ; divisés en plusieurs sectes qui se détestaient, la vue de l’ennemi ne les empêchait pas de se déchirer entre eux ; et, après avoir repoussé les Romains de leurs murs ils revenaient combattre pour leur parti. Ainsi cette malheureuse ville voyait à la fois dans son sein toutes les horreurs de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Les Iduméens, qu’ils avaient appelés à leur secours, massacrèrent le vertueux pontife Ananias ; la faction des zélés, commandée par Jean de Giscala, vengea ce meurtre par d’affreux massacres, Cette faction était elle-même divisée en plusieurs partis dont les chefs, Simon et Éléazar, attaquaient avec rage celui de Jean. L’intérêt commun ne les réunissait que peu de moments et alors ils combattaient avec intrépidité les Romains. En vain leur roi Agrippa, et un de leurs généraux, l’historien Josèphe, tentèrent, avec la permission de Titus, de préserver ce peuple égaré d’une ruine totale, et de le ramenés à la concorde et à la paix ; on ne répondit à leurs discours que par des injures et par des menaces

Bientôt la famine vint ajouter ses tourments à toutes les calamités de Jérusalem ; le peuple, réduit à manger du cuir et même des cadavres, assailli sans relâche par les vainqueurs du monde, épuisé par la guerre intestine, affaibli par de continuels massacres, troublé par des prophéties annonçant sa destruction, menacé dans l’ombre des nuits, par des voix inspirées ou perfides qui criaient : Les dieux s’en vont, méprisait le danger, la fatigue, la faim, les présages, ne quittait les armes qu’avec la vie, et bravait également les dominateurs de la terre et le maître de l’univers.

La résistance des Juifs semblait croître en proportion de leurs périls : Titus, poursuivit ses attaques avec autant de prudence que de constance et de courage. Offrant toujours la paix, pressant toujours la guerre, il s’empara de trois enceintes qu’il prit d’assaut, et s’efforça vainement de sauver le temple qui devint la proie des flammes. Il trouvait des ennemis tant qu’il existait des hommes, et il ne put enfin triompher que d’un amas de débris et d’un peuple de cadavres.

Jérusalem fut livrée au pillage et rasée. Quatre-vingt mille prisonniers échappèrent seuls aux combats. Les Romains en crucifièrent un grand nombre. Titus, dans l’espoir de se justifier d’une si horrible effusion de sang, disait : Je n’ai fait qu’exécuter les ordres du ciel contre un peuple qui semblait être l’objet de sa colère. Josèphe, lui-même, indigné des excès de ses compatriotes, s’écriait : Jérusalem a commis tant de crimes, que, si les Romains ne l’avaient pas détruite, elle aurait péri par un déluge, ou se serait vue consumée par les flammes comme Sodome et Gomorrhe.

La longue résistance des Juifs et leur fanatisme les avaient rendus redoutables ; leur défaite remplit Rome de joie et d’orgueil. Titus fut comblé d’honneurs et d’éloges : le sénat lui décerna, ainsi qu’à Vespasien, le triomphe. On porta. devant le char du vainqueur les vases sacrés de Salomon et les lois de Moïse.

Vespasien associa son fils Titus à l’empire, le nomma sept fois son collègue au consulat et lui fit exercer plusieurs années les fonctions de tribun (An de Rome 822. — De J.-C. 69).

L’empereur, en revenant à Rome, y ramena la paix, la justice et la vertu que ses prédécesseurs semblaient en avoir exilées. Il rendit aux lois leur vigueur, aux magistrats leur autorité, déférant pour le sénat, doux et populaire pour les citoyens, ferme et sévère avec les troupes, il rétablit la confiance dans la ville, la sûreté sur les routes l’ordre dans les provinces, et la discipline dans l’armée. Pour affermir son autorité, il ne crut pas nécessaire de proscrire ses ennemis ; il prit le parti le plus sûr et le plus doux, celui de regagner leur affection. Sa sévérité se réduisit au licenciement des Vitelliens les plus opiniâtres, à la réforme des hommes vicieux dont il purgea les ordres de l’état, au bannissement des sophistes qui corrompaient les mœurs de la jeunesse.

On ne peut reprocher à sa mémoire qu’une condamnation trop rigoureuse : Julius Sabinus, qui avait pris le nom de César, poursuivi après sa défaite, prit congé de ses amis, renvoya ses esclaves, mit le feu à sa maison dans laquelle on crût qu’il avait péri, et se retira au fond d’une caverne, suivi de deux seuls affranchis, dont il connaissait la fidélité. Éponine, sa femme, que sa piété conjugale immortalisa, se livra au plus violent désespoir ; et les éclats de sa douleur firent croire encore avec plus de certitude que son mari n’existait plus : elle voulait renoncer à une vie qui n’était qu’un fardeau pour elle. Peu de jours après Sabinus l’informa secrètement du lieu de sa retraite. Cette Gauloise courageuse, conservant encore l’apparence d’un chagrin qui pouvait écarter tout soupçon, partagea la captivité volontaire de son époux, s’éloigna peu à peu du monde, et s’enterra enfin pendant plusieurs années avec l’objet qui donnait seul du prix à sa vie.

Au fond de cette grotte obscure, et sans aucun secours, elle donna naissance à deux enfants ; mais, soit par trahison, soit par imprudence, l’asile de cette famille infortunée fut enfin découvert ; on l’amena devant Vespasien. A leur vue, il versa des larmes et il était prêt à céder aux nobles et touchantes prières d’Éponine. Les mœurs du siècle, la politique du temps, les alarmes du sénat, les conseils de Mucien lui firent sacrifier la pitié à la raison d’état ; il envoya au supplice ces illustres proscrits, et ne fit grâce qu’à leurs enfants. Éponine reprit sa fierté quand elle perdit l’espérance. Apprends, Vespasien, dit-elle, qu’en remplissant mes devoirs, et en prolongeant les jours de ta victime, j’ai goûté plusieurs années, dans l’obscurité d’une caverne, un bonheur que l’éclat du trône ne te fera jamais connaître. La gloire l’accompagna sur l’échafaud ; la honte et le remords restèrent près de l’empereur dans son palais.

Cet acte de cruauté, que la morale condamna et que la politique veut en vain excuser, fut la seule tache de ce règne glorieux.

Vespasien, né dans un siècle où l’on voyait sans émotion l’effusion du sang, se montra toujours humain, sensible, et même généreux pour ses ennemis. Il ne pouvait supporter la vue d’un supplice ; l’orgueil du rang suprême n’avait point altéré la simplicité de ses mœurs ; ses vêtements étaient modestes, sa table frugale ; affable et populaire, il se laissait aborder facilement, et se mêlait dans les bains publics à la multitude. Il réprima le luxe, et se montra constamment ennemi de la mollesse. Un jeune officier se présentant un jour à lui tout parfumé : J’aimerais mieux, lui dit-il, que vous sentissiez l’ail que l’essence.

Rome lui dut de superbes monuments, un vaste amphithéâtre ; il fit graver sur trois cents tables de cuivre les meilleures lois. Son attention vigilante s’occupait également des autres cités de l’empire ; il les répara, les fortifia et les embellit.

Les peuples étrangers tentèrent rarement d’attaquer un empire uni, gouverné par un chef si actif et si ferme : cependant, Antiochus, roi de Commagène, et son fils Épiphanes, comptant sur l’appui des Parthes, voulurent se rendre indépendants. Cérennius Pétus, par les ordres de l’empereur, marcha contre eux et les mit en fuite. Antiochus, surpris dans sa retraite, fut enchaîné et envoyé à Rome. Vespasien lui rendit la liberté, et le laissa vivre à Lacédémone avec un traitement royal.

Les Scythes, nommés Alains, habitants des rives du lac Méotis, et appelés aujourd’hui Cosaques du Don, envahirent la Médie ; pénétrant ensuite en Arménie, ils battirent le roi Tigrane, allié de Rome et le firent prisonnier. Titus vint alors en Syrie prendre le commandement de l’armée : son nom seul parut effrayer les barbares ; ils abandonnèrent l’Asie. Ainsi, sans combattre il délivra l’Orient de leurs fureurs.

A son retour, son père l’ayant nommé censeur, il présida au dernier dénombrement dont l’histoire parle. Pline fait, à cette occasion, une remarque qui prouve à quel point la longévité était commune alors ; on trouva par le dénombrement quatre-vingt-un centenaires, dont huit étaient âgés de plus de cent trente ans, et trois de cent quarante (An de Rome 826. — De J.-C. 73).

Vespasien, qui, suivant les maximes romaines, avait été si inflexible pour la révolte du Gaulois Sabinus, se conduisit à l’égard des Romains avec une constante humanité. Il méprisait la délation, et, lorsqu’on l’insultait par des placards satiriques, au lieu de rechercher les auteurs de ces libelles et de sévir contre eux, il les combattait avec leurs propres armes, et se vengeait de leurs satires par des épigrammes.

Helvidius Priscus refusait de lui donner le titre de César ; il n’en montra aucun ressentiment : et, dans la suite Helvidius, convaincu de concussions en Syrie, étant condamné, l’empereur révoqua l’arrêt ; mais on s’était pressé de l’exécuter, et sa grâce arriva trop tard.

Métius Pomposianus parlait avec un orgueil imprudent d’une prédiction de certains astrologues qui lui  promettait l’empire ; Vespasien, qu’on voulait irriter contre lui, le fit consul ; et dit : S’il devient empereur, il se souviendra que je lui ai fait du bien : je plains ceux qui conspirent pour prendre ma place ; ce sont des insensés ils ne connaissent pas le poids du fardeau qu’ils veulent porter.

Inaccessible à la vanité, il parlait, souvent de l’obscurité de sa naissance, et se moquait de ses flatteurs, en leur rappelant qu’il devait le jour à un partisan enrichi par les profits d’un emploi fiscal. Le roi des Parthes, moins grand, et par conséquent plus vain, lui écrivit ainsi : Arsace, roi des rois, à Vespasien. L’empereur répondit modestement : Flavius Vespasien à Arsace, roi des rois.

L’orgueil de Mucien contrastait étrangement avec la simplicité de l’empereur ; il vantait sans cesse ses exploits, ses talents, ses services, et traitait Vespasien moins en souverain qu’en collègue. Sa hauteur indignait tout le monde ; l’empereur la souffrait, écoutant plus sa reconnaissance que sa dignité. Une fois seulement l’insolence de Mucien l’irrita tellement que son humeur éclata ; il en eut honte et s’écria : Ah ! que je suis homme !

La fille de Vitellius languissait dans la pauvreté ; tous les courtisans de son père la fuyaient : un seul homme vint à son secours et la dota ; ce fut Vespasien.

On lui apporta un jour une liste de conspirateurs ; il la déchira : Je ne veux pas, dit-il, les connaître.

Un huissier de Néron, qui l’avait autrefois chassé du palais en lui disant d’aller, s’il le voulait, à la potence, osa se présenter devant lui. L’empereur se contenta de le renvoyer en riant, et en lui répétant ses propres paroles.

Sa bonté n’était point faiblesse ; il réprima l’usure avec rigueur, et fit une loi pour condamner à la servitude toute femme libre qui se serait livrée à un esclave. Protecteur des arts et des lettres, il récompensa magnifiquement l’historien Josèphe, honora de son amitié Pline l’ancien, officier estimé et savant illustre. Le célèbre Quintilien, modèle des orateurs, eut part à ses libéralités ; il commença la fortune de Tacite.

Sa faveur s’étendait sur les arts mécaniques. Un mécanicien trouva le moyen de transporter, à peu de frais, d’immenses colonnes ; l’empereur le récompensa généreusement, mais ne voulut pas se servir d’une machine qui devait suppléer aux bras : Il faut, disait-il, que le pauvre vive et travaille.

Ce prince économe fut généralement taxé d’avarice ; il est certain qu’il nomma partout des questeurs et des percepteurs rigides, et déploya beaucoup d’activité pour grossir le trésor : mais le besoin d’argent est un malheur qui suit nécessairement les temps de désordre, de faiblesse, de tyrannie et de prodigalité. Il fallait compléter les armées, payer les dettes, rebâtir le Capitole, terminer les guerres de Germanie, des Gaules, de Judée ; réparer les routes, fortifier les villes ; et, si Vespasien aima l’argent, il ne s’en servit jamais que pour l’utilité publique.

Trop fiscal peut-être ; il remit en vigueur tous les impôts établis par Galba. On prétend même qu’il en mit un sur les urines, et que Titus, lui ayant fait des représentations sur l’indignité de cette taxe, l’empereur, souriant, lui fit sentir quelques pièces d’or qui provenaient de ce tribut, et lui demanda si elles avaient mauvaise odeur.

Un jour, les députés d’une ville lui ayant annoncé que leurs compatriotes avaient résolu de lui élever une statue d’un grand prix : En voilà la base, leur dit-il en tendant la main ; mettez-y l’argent de votre statue.

En même temps que Vespasien affermissait par la sagesse de son administration, la tranquillité intérieure, il recula les limites de l’empire, et réunit y la Judée, la Commagène, la Lycie, l’Achaïe, la Pamphylie, la Cilicie, la Thrace, Samos, Byzance et l’île de Rhodes. Ses soins vigilants réparèrent les malheurs de plusieurs contrées dont les tyrans avaient, presque détruit la population. Céréalis, envoyé par lui en Bretagne, y obtint de grands succès, et répara les fautes de ses prédécesseurs. Julius Frontinus, qui lui succéda, l’égala en courage et subjugua le pays de Galles. Ce général connu par plusieurs ouvrages militaires estimés, fut remplacé par Julius Agricola, qui en sept ans acheva la conquête de l’île, et dût son immortalité moins encore à ses vertus et à ses exploits qu’à la plume de Tacite son gendre.

Vespasien goûtait en paix le bonheur dont il faisait jouir les Romains, lorsqu’il fut attaqué, dans une de ses maisons de plaisance en Campanie, d’un mal qu’on crut d’abord léger. Il le jugea lui seul plus grave. Je crois, dit-il en souriant, que je vais bientôt être dieu. Sa maladie augmenta ; son estomac cessa ses fonctions ; mais, quoiqu’il tombât souvent en faiblesse, il se livrait toujours aux affaires et ne voulut jamais rester au lit, disant qu’un empereur devait mourir debout. Il rendit le dernier soupir entre les bras de ceux qui le soutenaient. Il avait vécu soixante-neuf ans et régné dix années. Les regrets du peuple furent universels et sincères ; son éloge peut être renfermé dans ce peu de mots de Tacite : L’élévation de Vespasien à l’empire ne fit qu’un changement en lui ; elle lui donna le pouvoir de faire le bien qu’il voulait.