HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

VITELLIUS (An 68)

LES troupes qui avaient combattu pour Othon se dispersèrent ; leurs principaux officiers se rendirent en Germanie, et prièrent Virginius ou d’accepter l’empire ou d’employer son crédit pour les réconcilier avec Cécinna et Valens. Virginius refus le pouvoir suprême, les soldats irrités voulaient forcer sa volonté ou punir son refus ; ce général prit le parti de fuir leur colère et le trône ; il se tint caché jusqu’au moment où leur ressentiment fut apaisé. Rubrius Gallus, personnage consulaire, se chargea de la négociation, et obtint de Vitellius une amnistie pour les sénateurs qui avaient suivi à l’armée l’empereur vaincu.

Dès qu’on sut à Rome la défaite et la mort d’Othon le sénat, convoqué parle préfet Flavius Sabinus, déclara Vitellius empereur, le nomma Auguste, père de la patrie, et le remercia du bonheur que ses braves troupes assuraient à l’empire, tandis que ces mêmes troupes ravageaient l’Italie comme un pays ennemi. Ce corps illustre, que Cynéas prenait jadis pour une assemblée de rois, maintenant consterné, avili, ne semblait plus être que le jouet de la soldatesque et la décoration de la tyrannie.

Vitellius était encore dans les Gaules. Par un édit, il cassa les cohortes prétoriennes qui avaient fait périr Galba, et condamna à mort cent vingt des plus coupables. On approuva généralement cet acte de sévérité. Arrivé à Lyon, il donna à son fils le nom de Germanicus. Les généraux vaincus vinrent le trouver dans cette ville ; il pardonna à Titien, parce qu’il avait dû combattre pour Othon son frère. Suétone et Proculus restèrent longtemps incertains de leur sort ; mais la crainte les ayant portés à déclarer faussement qu’ils avaient trahi Othon, et fait perdre à ce prince la bataille de Bébriac ; cette bassesse, comme le dit Tacite, les fit absoudre du crime de fidélité.

Vitellius entra en Italie, loin de réprimer les désordres de son armée, il en jouit. On le conduisit sur le champ de bataille de Bébriac ; là Cécinna et Valens lui montraient avec orgueil les positions des deux armées, et lui expliquaient les manœuvres qui avaient décidé la victoire. Chaque officier, chaque soldat reconnaissait son poste et racontait ses prouesses. Ce triste théâtre de la fureur des partis était couvert de cadavres qui infectaient l’air. Vitellius se repaissait de leur vue ; et, comme on voulait l’en éloigner, il dit : L’odeur d’un ennemi mort est toujours agréable et surtout celle d’un citoyen.

Il fit venir sur le lieu même une immense quantité de vin qu’il distribua aux soldats. Loin de respecter aucun des anciens usages, ce prince farouche, à la tête de soixante mille hommes de diverses nations, entra dans Rome à cheval, en conquérant, précédé du peuple et du sénat dont il triomphait insolemment.

Il se rendit au Capitole, offrit un sacrifice à Jupiter, et s’établit dans le palais impérial. Le lendemain, ayant convoqué le sénat, il prononça un discours fastidieux qui semblait dicté par la sottise et inspiré par la vanité. Il fit un long et pompeux éloge de ses actions, et promit un règne qui servirait de modèle à tous ses successeurs. La peur et l’adulation l’applaudirent ; haranguant ensuite le peuple, il parut vouloir refuser le titre d’Auguste, et se fit contraindre à l’accepter. On le déclara consul perpétuel et souverain pontife ; il nomma aux magistratures pour dix ans, et bannit de Rome les astrologues, parce que quelques-uns d’entre eux avaient prédit qu’il ne régnerait pas une année. Le lendemain matin on trouva, au bas de son édit affiché, ces mots hardis : Nous, au nom et par l’autorité des anciens Chaldéens, nous ordonnons à Vitellius Germanicus de sortir du monde, aux calendes du mois d’octobre.

Vitellius se faisait gloire d’honorer la mémoire ses honteux excès de Néron et d’imiter ses vices. Il offrit à ses mânes un sacrifice solennel. Se livrant exclusivement à la débauche, et surtout aux excès de la table, il abandonna le soin des affaires aux plus vils personnages de sa cour. Rien n’égalait son incroyable gourmandise ; il consumait toutes ses heures à table, faisait cinq ou six repas par jour, et prenait des vomitifs pour les multiplier. Le seul moyen d’obtenir sa faveur était de se distinguer par la magnificence des festins. Plusieurs de ceux auxquels on l’invitait coûtèrent douze mille écus. On vit à celui que lui donna son frère deux mille plats de poisson et sept mille de volailles et de gibier. Sa gloutonnerie devint enfin une manie extravagante. Il fit fabriquer un plat d’une immense grandeur, qu’il nomma le bouclier de Minerve. On le remplissait de foies de lottes, de cervelles de faisans, de laitances et de lamproies.

Toutes les richesses de Rome suffisaient à peine aux dépenses de sa table ; elle coûta, dit-on, quatre-vingt-dix millions de sesterces en quatre mois. On ruina des villes pour satisfaire sa voracité ; et Josèphe remarque que, s’il eût régné plus longtemps, il aurait dévoré l’empire.

Cruel autant qu’avide et débauché, il se plaisait à répandre le sang, condamnait à mort sur les plus légers motifs, vendait publiquement les emplois, et ne se délivrait de ses créanciers, qu’en proscrivant leurs têtes et en confisquant leurs biens. Il ordonna la mort de deux citoyens dont le seul crime était d’avoir sollicité la grâce de leur père : aux jeux du cirque, il en fit massacrer un grand nombre qui, pendant la course des chars, s’étaient permis de huer la faction bleue qu’il favorisait.

Sa mère Sextilie, qui connaissait son affreux caractère, prévit les malheurs de Rome, et versa des larmes lorsqu’elle apprit qu’on lui avait donné l’empire. Ce monstre, dit-on, la fit mourir de faim, parce qu’on lui avait prédit qu’il régnerait longtemps s’il lui survivait.

Il regardait comme une peine attachée à son rang la nécessité de faire quelquefois du bien et d’accorder quelques grâces et ne considérait comme bonheur et comme puissance que ce qui pouvait dégrader son âme et troubler sa raison.

Bientôt l’excès de ses débauches l’abrutit totalement. Le mépris qu’il inspirait devint universel. Les légions d’Orient, levant les premières l’étendard de la révolte contre un prince si indigne de commander à des hommes, nommèrent Vespasien empereur.

Au premier bruit de ce mouvement, Vitellius, n’éprouvant d’autre crainte que celle d’être importuné par les affaires et distrait de ses plaisirs, défendit expressément qu’on se permît de parler dans Rome d’aucune nouvelle de la guerre.

Vespasien avait proposé d’abord aux légions de prêter serment à Vitellius, moins probablement pour être obéi que pour connaître leurs sentiments. Après avoir cédé froidement à ses ordres, les officiers et les soldats, s’étant concertés, déclarèrent formellement leur refus de reconnaître ce méprisable empereur, et conjurèrent Vespasien de régner à sa place. Les légions d’Égypte, de Syrie, de Mœsie et de Pannonie manifestèrent les mêmes vœux.           

Vespasien hésitait à se charger d’un aussi pesant fardeau ; il craignait l’inconstance du soldat ; sa vertu lui faisait redouter les conspirations et les guerres civiles : Il est plus honteux, disait-il, d’y échouer qu’il n’est glorieux d’y réussir : chaque pas qu’on y fait élève derrière soi une barrière qui ferme toute retraite. On ne doit pas s’y engager légèrement ; et dès qu’on touche à la couronne, il faut la porter ou perdre la tête.

Tibère Alexandre, gouverneur d’Égypte, et Mucien, préteur de Syrie, sans attendre sa détermination, l’avaient proclamé empereur. Ils opposèrent à ses craintes la facilité de l’entreprise, la nécessité de délivrer Rome d’une tyrannie dégoûtante et insupportable, la force de leurs légions, l’indiscipline et les brigandages des soldats de Vitellius, et la stupide ignorance de leur chef qui ne laissait aucun doute sur le succès. Enfin il n’était plus temps, disaient-ils,  de délibérer ; l’intérêt de sa propre sûreté exigeait qu’il régnât, et puisqu’on l’avait proclamé empereur, il n’existait plus de danger pour lui que dans le refus d’un titre qui lui tenait déjà lieu de crime.

Vespasien s’obstinait encore à s’opposer à leurs vœux : tous les soldats alors tirèrent leurs glaives et menacèrent de le tuer s’il les compromettait par une plus longue résistance. Il céda et se soumit à régner.

On convint que Titus continuerait la guerre de Judée, que Mucien, avec une partie des légions, passerait en Italie, et que Vespasien se rendrait à Alexandrie, pour rassembler de nouvelles forces, si la guerre se prolongeait.

Dans le même temps, une grande insurrection éclatait en sa faveur dans l’armée de Mœsie ; Antonius Primus, qui la commandait, était né à Toulouse. Banni par Néron, rappelé par Galba, il s’était concilié l’affection des troupes ; hardi, bouillant, séditieux, aussi prodige de ses richesses mal acquises, qu’il se montrait avide pour les grossir, séduisant avec ceux qu’il voulait gagner, satirique contre ses ennemis, personne n’était plus dangereux dans la paix et plus utile à la guerre. Les Gaulois lui avaient donné le surnom de Bec de coq : ce qui prouve, que ces mots français existaient déjà dans la langue celtique.

Mucien excita ses légions à reconnaître Vespasien et à combattre pour lui. Il voulait prévenir par sa rapidité l’armée d’Orient qui marchait en Italie, et il partit promptement, dans le dessein d’obtenir l’honneur de cette guerre et de jouir des premiers fruits du pillage.

Cécinna et Valens parvinrent difficilement à réveiller Vitellius, qui s’endormait au bruit de l’orage. Ce prince, continuant à s’occuper de ses festins, leur laissa le soin de rassembler ses troupes et de s’opposer â l’ennemi. Antonius était arrivé en Italie, Cécinna marcha au-devant de lui, et le rencontra près de Crémone. Les légions de Mœsie, fières encore des victoires qu’elles venaient de remporter sur les Roxolans et les Sarmates, peuples venus des rives du Don et du Borysthène, demandaient à grands cris le combat et répondaient de la victoire. Cécinna ne commandait, au contraire, que des troupes amollies par la licence ; craignant le mauvais succès d’une flotte si inégale il négocia secrètement avec Antonius, et engagea ses soldats à quitter le parti de Vitellius. Dans le premier moment, ébranlés et surpris, ils cèdent à ses instances, et prêtent serment à Vespasien. Peu de temps après, cette multitude mobile se repent de son infidélité, jette Cécinna en prison, et envoie des députés à Antonius pour le sommer de reconnaître Vitellius. Ces députés sont repoussés avec mépris : furieux alors, sans ordre, sans chef, ils attaquent pendant la nuit l’armée de Mœsie. La bataille fut longue, sanglante et douteuse. Au point du jour les deux partis s’arrêtent, conviennent d’une courte suspension d’armes, se donnent réciproquement des vivres, et après un léger repas, recommencent le combat avec le même acharnement. Mais lorsque l’aurore fit place au soleil qui s’élança radieux sur l’horizon, les soldats d’Antonius le saluèrent d’un cri de joie. Les Vitelliens, regardant ce cri comme le signal de l’arrivée de Mucien, se troublent, se découragent et prennent la fuite. Antonius les poursuit vivement, en tue trente mille, s’empare de Crémone et la brûle.

Cependant les Vitelliens vaincus ayant rendu la liberté à Cécinna, il reprit les marques de sa dignité consulaire, et conduisit ses troupes désarmées aux pieds du vainqueur qui le reçut avec mépris, et l’envoya à Vespasien, comme un trophée de sa victoire.

Valens, apprenant en Étrurie l’issue du combat de Crémone, s’embarqua pour les Gaules ; on l’informa, dans sa route, d’une révolution qui éclatait dans cette contrée en faveur de Vespasien. Poussé par les vents sur les îles d’Hyères, il y fut arrêté et mis à mort par les ordres de Valerius Paulinus, gouverneur de la Gaule narbonnaise.

Vitellius continuait cependant toujours à Rome ses orgies, ne voulait pas croire à la perte de Crémone, et défendait au peuple d’y ajouter foi. Son activité se borna à faire arrêter le préfet Sabinus, et à envoyer à l’armée Julius Agrestis, qu’il chargea de s’informer de la vérité. Ce centurion fut mené devant Antonius, qui lui laissa voir ses troupes victorieuses, et lui permit de retourner à Rome. L’empereur refusa d’abord de le croire ; cet officier ne parvint à lui persuader la vérité de son rapport qu’en se tuant. Vitellius, tardivement éclairés chargea Julius Priscus et Alphénus Varus de rassembler quatorze mille prétoriens et, quatorze mille légionnaires pour défendre les Apennins. Cette armée, réunie près de Pérouse, exigeait que l’empereur vînt la commander ; il s’y rendit, après avoir donné le commandement de Rome à son frère Lucius, et distribué ses trésors  au peuple, dans le vain espoir de regagner son affection.

Dès que les légions et les prétoriens reconnurent la stupidité de Vitellius, qui ne savait pas les premiers éléments de la guerre, leur dévouement fit place au mépris. Peu de temps après, l’empereur, apprenant le soulèvement de la Campanie, et la révolte de sa flotte de Misène qui s’était déclarée pour Vespasien, quitta Mérania et revint avec ses troupes camper près de Rome. L’armée ennemie le suivait rapidement. Céréalis, grand capitaine, sortit la nuit de la capitale, et vint chercher un asile dans le camp d’Antonius. Flavius Sabinus et Domitien, l’un frère et l’autre fils de Vespasien, ne purent échapper à la vigilance des gardes qu’on avait placés près d’eux ; mais Vitellius n’osa pas leur donner la mort ; et même, en retenant Sabinus prisonnier, il lui laissa la charge de préfet.

Mucien, débarqué en Italie,  s’était réuni à Antonius ; tous deux écrivirent à Vitellius, et lui promirent la vie et une retraite tranquille s’il abdiquait. L’empereur, ayant reçu, leurs lettres, prend le deuil, sort du palais, déclare qu’il renonce à l’empire, et remet son épée au consul Cécilius Simplex qui ne veut pas la recevoir. Sur son refus, il annonçait qu’il allait la déposer dans le temple de la Concorde, et se retirer dans la maison de son frère, lorsque quelques-uns de ces vils flatteurs qui trompent les princes jusqu’au bord du précipice, s’écrient que l’empereur est lui-même la Concorde. La populace répète ce cri, et conjure ce prince de ne pas l’abandonner. Vitellius, aussi stupide que lâche, prenant leur basse et trompeuse adulation pour l’opinion publique, retourne au palais, en disant : Puisqu’on le veut, je reprends mon épée, l’empire, et j’accepte le nouveau surnom qu’on vient de me donner. Encouragé par ses soldats, il rétracte formellement son abdication.

Le préfet Flavius Sabinus, et le consul Quintius Atticus, qui s’étaient pressés de proclamer Vespasien, se retirèrent avec une suite peu nombreuse au Capitole. En vain ils rappelèrent à Vitellius ses promesses et sa déclaration ; il répondit qu’il n’était plus maître, et qu’il ne pouvait contenir le zèle de ses soldats.

Cependant sa garde germaine assiégea le Capitole, qu’on défendit avec valeur, mais sans ordre. Il fût bientôt enlevé d’assaut, saccagé et réduit en cendres.

Vitellius, à table jouissait de la vue du combat et de l’incendie : pendant le repas on lui amena Sabinus qu’il fit mettre en pièces ; le fils de cet infortuné, et Domitien, plus heureux, se sauvèrent de Rome à la faveur du tumulte.

Enfin les ennemis approchent ; c’était le moment de combattre pour la vie et pour l’empire : le lâche Vitellius implora la clémence de son rival, et fit intercéder pour lui les vestales. Antonius lui répondit que l’embrasement du Capitole et le meurtre de Sabinus avaient rendu toute négociation impossible. Le combat se livra sous les murs de Rome et dura toute la journée. Le peuple, regardant froidement la bataille, applaudissait comme à un spectacle de gladiateurs. Après une vive résistance, les Vitelliens, repoussés, voulurent rentrer dans la ville ; ils furent poursuivis par les troupes d’Antonius qui en firent un affreux massacre dans les rues, et surtout au Champ-de-Mars, où ils tentaient de se rallier. Les habitants impitoyables fermaient leurs portes à ces infortunés, et les forçaient de retourner au-devant de la mort. La multitude pillait les cadavres, les vainqueurs se livraient à la joie et à la licence. On voyait ainsi à la fois dans Rome les désordres d’une orgie et les horreurs d’une ville prise d’assaut.

Vitellius, que cette extrémité ne pouvait décider ni à combattre ni à mourir, après avoir goûté, pour la dernière fois de sa vie, les grossières délices d’un copieux repas, sort de son palais par une porte secrète, n’ayant d’autre suite que son pâtissier et son cuisinier. Il marchait dans le dessein de se cacher sur le mont Aventin, chez l’impératrice femme vertueuse, et qui s’était éloignée de lui pendant le temps de son infâme prospérité. Tout à coup une fausse nouvelle lui rend une lueur d’espérance ; il retourne au palais, le trouve désert, se couvre d’une vieille robe, prend une ceinture remplie d’or, et se réfugie derrière le lit d’un portier dont les chiens l’attaquent et le mordent : ses cris le trahissent ; on le tire de sa retraite couvert de sang  et de paille. Lâche jusqu’au dernier instant, il déclare aux soldats qu’il a d’importantes révélations à faire à Vespasien et demande, pour toute grâce, d’être gardé en prison jusqu’à son arrivée. Loin d’écouter ses prières, on lui met une corde au cou, on déchire ses vêtements, on le traîne à demi nu dans le Forum, par la rue Sacrée ; les soldats, tenant leurs piques sous son menton, l’empêchaient de se dérober aux regards du peuple furieux qui l’accablait d’outrages, le couvrait d’immondices, lui reprochait sa gloutonnerie, son plat de Minerve, sa taille colossale, son visage bourgeonné, son ventre monstrueux, ses cruautés, son avarice, enfin sa lâcheté et l’embrasement du Capitole. Porté aux gémonies, on l’y assomma, et son corps, traîné avec des crocs, fut précipité dans le Tibre : ainsi Vitellius trouva une mort digne de sa vie.

Lucius, son frère, et son fils, périrent victimes de la haine qu’on lui portait : il ne resta de ce règne court et infâme que la honte de l’avoir souffert.