HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE QUATRIÈME

 

 

OTHON (An 68)

DÈS que Galba fat mort, tout changea de face dans Rome ; on aurait cru voir un autre sénat et un autre peuple. Les mêmes hommes qui tout à l’heure avaient déclamé contre les vices et contre l’audace sacrilège d’Othon, se précipitaient maintenant à ses pieds, exaltaient ses vertus, le félicitaient de son triomphe, et le remerciaient d’avoir délivré les Romains d’une oppression insupportable. Moins le zèle était sincère, plus il était exagéré.

Othon, d’une ancienne maison, originaire d’Étrurie, éloquent, brave, spirituel, eût été digne de gouverner l’empire, s’il eût été moins gouverné lui-même par ses passions. Dans ses première années, corrompu par les exemples du siècle, séduit par les charmes de Poppée, il avait partagé les débauches de Néron : envoyé en Lusitanie, il y développa de grandes qualités. Il était affable, généreux ; mais sa prodigalité aurait été peut-être plus funeste aux Romains que l’avarice de Galba.

Lorsqu’il eut reçu les félicitations des patriciens et du peuple, il se rendit au sénat. Ce corps, impatient de montrer sa lâcheté, prévint ses excuses par des hommages, et lui décerna le nom d’Auguste avec tous les titres de ses prédécesseurs. Il remercia les sénateurs de leur empressement, leur dit qu’il ne s’était emparé du pouvoir que dans le dessein d’obéir au sénat et au peuple, et promit de ne se gouverner que par leurs avis. Comme il se trouvait le premier César nommé par  les prétoriens, il paya leur zèle par une magnifique gratification. Récompensés de leur infidélité, ils se crurent dès ce moment le droit de disposer de l’empire.

Le nouvel empereur surprit le public par sa conduite ; on le vit, contre l’attente générale, renoncer à la mollesse, négliger les plaisirs, et s’appliquer aux affaires.

Marius Celsus, comblé de bienfaits par Galba, lui restait fidèle, et persistait courageusement à défendre son règne et à honorer sa mémoire. Othon, irrité ordonna de l’amener, devant lui : Celsus, après avoir déclaré avec fermeté ses sentiments ajouta ce peu de mots : La reconnaissance est une vertu qui devrait plutôt attendre d’un prince juste des récompenses que des châtiments. L’empereur, frappé de cette vérité, l’embrassa, et lui donna une grande charge auprès de sa personne.

Le supplice du lâche Tigellin, et la restitution du bien des exilés  concilièrent à Othon l’affection publique ; mais le sort rie l’avait pas destiné à réaliser les espérances du peuple. Quinze jours avant la mort de Galba, les légions de la basse Germanie, se croyait autant de droits pour donner un chef à l’empire que celles d’Espagne, avaient proclamé Vitellius empereur. Elles persistèrent dans, leur choix après la nomination d’Othon, et méprisèrent les décrets du sénat qu’elles regardaient comme dictés par la crainte et par la violence.

Cette nouvelle consterna les Romains ; ils avaient sacrifié leur liberté à leur repos : et préféré la domination d’un seul maître aux tyrannies successives et sanglantes des grands qui se disputaient le gouvernement de la république. Ce sacrifice devenait inutile. L’empire allait voir recommencer les querelles et les proscriptions du triumvirat, et ils se trouvaient près de retomber dans toutes les horreurs des guerres civiles.

Othon, pour se concilier l’opinion générale, essaya de détourner l’orage par des négociations. Connaissant le caractère avare, indolent et voluptueux de Vitellius, il lui offrit, s’il voulait renoncer à ses prétentions, une retraite tranquille et des trésors immenses : Vitellius, de son côté, lui fit les mêmes propositions. On lui croyait un parti dans Rome ; la jalousie la méfiance et la peur désunissaient celui d’Othon. Le sénat, intimidé par tant de révolutions successives, craignait l’événement et se montrait indécis ; chacun réglait sa conduite, son maintien, ses paroles, sur le plus ou le moins de confiance ou de crainte qu’inspiraient les nouvelles qu’on recevait. Othon seul, courageux et vigilant pour conserver le trône comme pour l’acquérir, pressait avec activité les préparatifs de guerre ; il se vit bientôt à la tête d’une armée nombreuse, mais plus forte en apparence qu’en réalité. L’âge et une longue paix avaient affaibli les anciens sénateurs ; les patriciens avaient perdu l’habitude des camps ; les chevaliers, amollis par les voluptés, frémissaient de se voir exposés aux périls et aux fatigues de la guerre, et les prétoriens, quoique braves, étaient moins aguerris que les légions de Germanie. Cependant tous les hommes légers, qu’éblouit la présence du pouvoir, et dont les regards ne s’étendent pas dans l’avenir, ne parlaient que d’espérances et de triomphes ; les hommes sages ne voyaient, dans les divers résultats de ces dissensions, que des malheurs pour la république ; et les intrigants épiaient les événements pour en profiter.

Les armées de Germanie, du Rhin et des Gaules embrassaient toutes le parti de Vitellius. Ce prince indigne, non seulement du trône, mais même du commandement que lui avaient donné les favoris de Galba, ne trouvait d’autre avantage dans le rang suprême que celui de pouvoir satisfaire sans contrainte, la brutalité de ses grossières passions ; consumant à table et dans l’ivresse ses nuits et ses jours, son indolence aurait été incapable de disputer le trône à son rival ;  mais l’activité de ses lieutenants, Valens et Cécinna, firent sa fortune et lui valurent la victoire.

Ses généraux rassemblèrent avec rapidité toutes les troupes ; enrichirent le trésor par d’horribles pillages, détruisirent Divodunum (Metz) qui lui refusait des secours, dévastèrent l’Helvétie qui se déclarait contre eux et intimidèrent les Lyonnais disposés en faveur d’Othon par leur attachement pour Néron ; enfin, par la promptitude de leur marche, ils déterminèrent les provinces septentrionales d’Italie à embrasser leur cause, car alors, le parti qui inspirait le plus de crainte semblait le plus légitime.

Dans l’Orient on méprisait presque également Othon et Vitellius : les armées belliqueuses de ces contrées, commandées par des capitaines habiles, ne reconnaissaient que l’autorité de leurs chefs. Vespasien, guerrier infatigable, sévère dans ses mœurs, tempérant, sobre dans ses plaisirs, modeste dans ses vêtements, marchait toujours à la tête des troupes, traçait lui-même leur camp, partageait leurs travaux et leurs périls, déconcertait les mesures de l’ennemi par sa vigilance, l’effrayait par son intrépidité : soldat vaillant capitaine expérimenté, il aurait égalé la renommée des généraux anciens, s’il se fût montré moins cupide.

Son collègue Mucien, magnifique, généreux, éloquent, imposait le respect au peuple et aux soldats par son instruction dans les affaires civiles et par la dignité de ses formes. Tacite remarque qu’en réunissant les qualités de ces deux hommes, on en aurait fait un excellent empereur.

L’ambition les rendit d’abord rivaux et presque ennemis. Titus, fils de Vespasien, les rapprocha : ce jeune prince, destiné par le sort à faire trop peu de temps le bonheur du monde, avait reçu du ciel un charme auquel rien ne résistait. Vespasien et Mucien, unissant leurs vues, et réglant leur conduite avec prudence, avaient reconnu Galba. Titus même était parti d’Asie dans l’intention de venir demander ses ordres ; mais il apprit en Grèce la mort de l’empereur, et revint sur ses pas. Les généraux jugèrent convenable de faire prêter serment à Othon par leurs légions ; mais elles obéirent avec une froideur qui prouvait leur mécontentement.

Les armées de Dalmatie, de Pannonie et de Mœsie se déclarèrent plus franchement, et se disposaient à marcher au secours d’Othon qui aurait probablement triomphé s’il eût attendu ce renfort. C’était l’avis de ses généraux, Suétone, Celsus et Gallus, hommes expérimentés, dont le courage égalait la prudence ; mais Licinius, préfet du prétoire et favori d’Othon, l’empêcha de suivre leurs sages conseils. N’écoutant que son impatience, et brûlant d’arrêter la marche des Vitelliens déjà entrés en Italie, Othon laissa le gouvernement de Rome au consul Titien son frère, et à Flavius Sabinus, préfet de la capitale, et frère de Vespasien. Il harangua le sénat avec modération, sans se permettre aucune injure contre son rival, rejoignit son armée, et rencontra près des Alpes celle de son ennemi.

Cette armée était séparée en deux corps ; Cécinna en commandait un, et Valens l’autre : Vitellius restait dans la Gaule, attendant des renforts de Germanie et de Bretagne. Valens ressemblait à Antoine par son audace, par son ambition sans bornes, par sa licence sans frein. Cécinna, son égal en bravoure, le surpassait en éloquence éblouissait la multitude par son faste, et se faisait haïr des grands par sa fierté.

Au moment où l’Italie, en proie au pillage de ces deux armées, attendait leur choc avec effroi, chacun se rappelait les cruelles dissensions de César et de Pompée, d’Antoine et d’Octave, et les jours funestes de Pharsale et d’Actium.

Dans les deux armées on entendait le même cri : Rome et l’empire ! et les deux partis n’étaient animés que de la même passion, celle de s’enrichir et de commander.

Othon montrait en public beaucoup de confiance et de fermeté ; mais, entré dans sa tente, il était troublé par des songes, et plus probablement par des remords, car, dans l’obscurité de la nuit, il croyait voir l’ombre de Galba l’accablant de reproches et l’arrachant de son lit.

Cécinna, trop pressé de vaincre seul, fut repoussé dans deux combats. Craignant que Valens ne vînt lui enlever l’honneur de cette guerre, il se décida à tenter de nouveau le sort, et perdit, près de Crémone, une troisième bataille. Valens vint enfin se réunir à lui, et tous deux se décidèrent à risquer une affaire générale :

L’armée d’Othon était campée à Bébriac, entre Crémone et Vérone. L’empereur pressait le combat ; en vain Suétone et Celsus lui représentèrent qu’il devait traîner la guerre en longueur ; que les troupes ennemies, dépourvues de vivres, commençaient à déserter, et qu’il fallait au moins, avant de combattre, attendre l’arrivée des légions  de Pannonie ; de Mœsie et de Dalmatie ; les courtisans soutenaient au contraire qu’il était urgent de terminer les malheurs publics, de soulager les peuples, et que le parti légitime devait plus se fier à la justice de sa cause et à la faveur des dieux qu’au secours des provinces.

Othon, las de la guerre, se rangea de leur avis, et déclara qu’il préférait le danger d’une prompte ruine à la prolongation de ses inquiétudes. La bataille fut résolue, et, contre l’avis des généraux, on décida qu’Othon ne serait pas présent au combat, afin qu’en cas de revers on ne se trouvât pas sans ressources. Il se retira à Brixellum, près de Rhége. De ce moment sa cause fut perdue ; son absence découragea les troupes ; et les généraux, mécontents, mal obéis, et gênés par les ordres qu’on leur envoyait de loin, n’eurent plus, pour ainsi dire, que le titre du commandement.

Quelques historiens rapportent que les deux armées, prêtes à en venir aux mains, s’arrêtèrent et furent quelques moments tentées de déposer leurs armes, et de laisser au sénat la décision du sort de l’empire. Tacite ne croit pas que les satellites d’Othon et de Vitellius eussent été capables  de concevoir cette idée généreuse. Depuis longtemps, dit-il, les soldats de tous les partis, corrompus par les mêmes vices et poursuivis également par les dieux, étaient portés à la discorde avec la même rage et par la même soif de crimes. L’opiniâtreté ne leur manquait pas, et si chacune de nos guerres civiles termina par une seule action la lâcheté des princes en fut la seule cause.

D’autres croient que ce bruit d’un accommodement n’était qu’une ruse des généraux de Vitellius pour endormir leurs ennemis. Ce qui est certain, c’est qu’ils surprirent l’armée d’Othon en l’attaquant à l’improviste. Celle-ci soutint vaillamment le choc, reprit l’offensive, chargea les Vitelliens, enfonça leurs premières lignes, et leur enleva même une aigle. Cécinna et Valens rallièrent leurs troupes, le combat fut opiniâtre et sanglant ; mais enfin les Vitelliens, ayant pris en flanc les troupes d’Othon, y jetèrent le désordre. Les prétoriens, amollis par un long séjour à Rome, abandonnèrent le champ de bataille ; les autres suivirent ce contagieux exemple, leur retraite devint une déroute, et l’on fit un horrible carnage des vaincus.

Un prétorien courut porter cette désastreuse nouvelle à l’empereur : il ne voulait pas le croire et l’accusait de lâcheté ; le soldat, pour le convaincre et pour se justifier, se tua à ses pieds.

Othon, certain de son malheur, déclara qu’il ne voulait pas être plus longtemps cause de la perte d’hommes si braves et si dignes d’une meilleure destinée : en vain toute l’armée  accourant près de lui, renouvela ses serments ; jurant de le défendre et de le venger. Plautius Firmus, préfet du prétoire, se jetant à ses genoux, le supplia de ne point abandonner des troupes si fidèles ; il lui représenta inutilement que le courage trouve de la gloire dans l’infortune, et que le désespoir ne convient qu’à la faiblesse. Rien ne put ébranler la son résolution d’Othon. Amis, leur dit-il, je n’attache pas assez de prix à ma vie pour tentée de la conserver en exposant votre  courage et vos vertus à de nouveaux périls. Plus vous me prouvez qu’il me reste encore d’espoir, si je veux prolonger mon existence, plus ma mort sera belle.

Nous nous sommes mesurés, la fortune et moi ; j’apprécie ses faveurs, et je sens qu’il n’est pas difficile de renoncer à une félicité dont on doit jouir si peu de temps.

Rome aura dû à Vitellius le commencement de la guerre ; elle me devra le bonheur de la voir terminée. Cet exemple fera honorer par la postérité la mémoire d’Othon. Que Vitellius jouisse à son gré des embrassements de son épouse, de ses enfants, de son frère, que je lui ai conservés ; je n’ai besoin ni de vengeance ni de consolation : d’autres auront gardé l’empire plus longtemps que moi, aucun ne l’aura quitté plus courageusement.

Comment pourrais-je souffrir qu’une si brillante jeunesse et tant de braves légions soient encore écrasées et perdues pour Rome. Votre fidélité voulait périr pour moi ; je ne lui demande que d’approuver ma fermeté. Mais ne perdons pas, un temps précieux ; je veux garantir votre sûreté et conserver mon courage ; s’étendre en paroles dans ses derniers moments c’est une sorte de lâcheté. Adieu ! souvenez-vous, quelle que soit la cause de ma destinée, que je ne me plains de personne, car celui qui accuse les dieux et les hommes tient encore à la vie.

Après ce discours, il pria ceux qui l’entouraient de se soumettre promptement à Vitellius afin d’éviter sa vengeance. Rentré chez-lui, il écrivit deux lettres de consolation ; l’une à sa sœur, l’autre à Messaline sa femme, autrefois promise à Néron. Il leur recommanda ses cendres. Son neveu, Salvius Coccéinus, se livrait au désespoir ; il raffermit son courage. N’oubliez pas, lui dit-il, que vous êtes neveu d’un empereur, mais prenez garde aussi de vous en trop souvenir.

Il brûla ensuite tous les papiers qui pouvaient compromettre ses amis, il leur distribua son argent et ses bijoux : tout à coup, entendant un grand tumulte dans la rue, il dit : Je vois bien qu’il faut encore ajouter une nuit à ma vie. Il en consacra une partie à rétablir l’ordre. S’étant enfin renfermé, il choisit de deux poignards le plus aigu, le plaça près de son lit, et dormit paisiblement quelques heures. A son réveil il s’enfonça le poignard dans son cœur et expira. Un profond gémissement annonça sa mort. Les soldats vinrent en foule baiser ses mains et lui rendre les derniers honneurs. Plusieurs se tuèrent sur son bûcher, on publia qu’il n’avait point enlevé l’empire à Galba par ambition, mais dans le dessein de rétablir la liberté. L’amour du bien public, qu’il montra sur le trône, répara la honte de sa jeunesse, et le courage de sa mort fit oublier la mollesse de sa vie. Il mourut trois mois et cinq jours après Galba.