HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — CHAPITRE DEUXIÈME

 

 

NÉRON (An de Rome 807. — De Jésus-Christ 54)

Au moment où Claude expirait, l’artificieuse Agrippine, feignant une vive douleur, serrait le jeune Britannicus entre ses bras, l’assurait qu’elle voyait en lui le vrai portrait de son père, et l’accablait de perfides caresses, ainsi qu’Octavie et Antonia ses sœurs. Par ses ordres, la garde empêchait toute communication au dehors ; ses émissaires répandaient dans la ville de fausses nouvelles de la santé de l’empereur, et l’encens fumait dans les temples pour remercier les dieux de la convalescence d’un monarque qui n’existait plus.

Pendant ce temps, Néron, conduit par Burrhus, et environné de soldats dévoués se rend au camp, harangue les prétoriens, leur distribue de l’argent, les anime par des promesses ; ils le proclament empereur. Le but d’Agrippine étant alors atteint, elle ouvre les portes du palais, publie la mort de Claude et le choix de l’armée, que le sénat confirme par crainte, et le peuple par attachement pour la famille de Germanicus.

Néron, après avoir rendu les derniers devoirs à son père adoptif, prononça dans le sénat son  oraison funèbre composée par Sénèque. On l’écouta patiemment lorsqu’il parla des aïeux de Claude, de leur gloire, et des victoires que les armes romaines avaient remportées sous son règne ; mais, quand on l’entendit vanter les lumières et la prudence de ce prince imbécile, le sénat, perdant, sa gravité, l’interrompit par un rire général, et cependant, par une déplorable inconséquence, cette servile assemblée, adoptant les conclusions de l’orateur, plaça Claude au rang des dieux ; et le même Sénèque qui, dans cette apologie, divinisait cet empereur stupide, publia une satire appelée Apocoloquinte, dans laquelle, avec plus de raison et non moins d’inconvenance, il le comparait aux plus lourds et aux plus vils animaux.

Au reste, dans les autres parties de sa harangue, Néron donna aux Romains les plus douces espérances ; il promit de laisser un libre cours à la justice, de ne jamais exposer la vie et la fortune des citoyens aux rigueurs d’un tribunal secret, de fermer l’oreille aux délateurs, de sacrifier l’intérêt privé du prince à l’intérêt public, de donner au mérite seul les emplois si longtemps prodigués à la faveur et à la fortune. Enfin il invita le sénat à reprendre ses antiques droits, se réservant seulement le commandement et l’administration de l’armée.

Tous les historiens s’accordent à dire que  pendant cinq tans, Néron tint fidèlement ses promesses : depuis même, un de ses successeurs,  Trajan,  dit que ces cinq premières années pouvaient être comparées aux règnes des meilleurs princes. Ce fut pourtant dans ces années, qu’on regarde comme une époque si heureuse, que ce jeune monstre empoisonna son frère Britannicus, et fit assassiner sa mère. Alors ses vices et ses forfaits ne sortaient pas de l’enceinte du palais ; Néron était un tyran dans sa famille, mais il laissait Sénèque, Burrhus et le sénat gouverner l’empire.

Au commencement, Néron, né loin du trône, parut sentir qu’il devait le sceptre comme le jour à Agrippine. Lorsque le commandant de la garde vint lui demander le mot d’ordre, il répondit : La meilleure des mères. Déférant  pour ses avis, soumis à ses ordres, il l’entourait de sa garde ; lui prodiguait les honneurs décernés à Livie, suivait sa litière à pied ; et cette ambitieuse princesse, au comble de ses vœux, se flattait de l’espérance de régner toujours sous le nom de son fils.

Néron éclairé par Sénèque, dirigé par Burrhus, diminua les impôts qui pesaient sur les provinces, rétablit par des pensions la fortune de plusieurs sénateurs pauvres et vertueux : encore imbu des principes de philosophie qu’on s’efforçait de graver dans son cœur et que ses passions fougueuses effacèrent bientôt, il se montra quelque temps humain et même sensible.

Un jour on présentait à sa signature un arrêt de mort. Je voudrais, s’écria-t-il, ne savoir point écrire.

Le sénat, accoutumé à la flatterie, lui prodiguait des éloges exagérés ; il répondit : Attendez pour me louer que je l’aie mérité. Loin de se rendre inaccessible comme ses prédécesseurs, il se montrait affable et populaire, admettait indifféremment tout le monde à ses jeux, et Rome, trompée, regardait alors ce fléau du monde comme un présent du ciel. Elle oubliait que le cruel Tibère, l’insensé Caligula et l’imbécile Claude avaient ainsi commencé. Ces premiers Césars, qu’une basse flatterie divinisa, auraient au moins dû être placés par elle parmi les sirènes, dont la voix flatte ceux qu’elles veulent dévorer ; elles offrent d’abord à l’œil enchanté les formes séduisantes d’un corps dont les extrémités se terminent en monstres effroyables.

L’orgueil d’Agrippine fut la première cause des égarements de son fils ; elle aigrit son amour-propre, et lassa sa patience en voulant prolonger son enfance et son asservissement. Jalouse du crédit des ministres  de Néron, elle détruisait l’effet de leurs sages conseils par ses railleries, et corrompait le cœur du jeune prince par son exemple. Livrée à ses affranchis, implacable dans ses vengeances, elle fit périr Julius Silanus, proconsul, premier époux d’Octavie. Narcisse reçut la mort par ses ordres : cet ancien favori du dernier empereur ne méritait pas de regrets ; cependant, en mourant,  il fit une action digne d’éloges ; il brûla, tous les papiers de Claude, qui pouvaient compromettre et exposer au ressentiment d’Agrippine un grand nombre de personnes attachées à Britannicus.

De jour en jour l’impératrice augmentait ses prétentions ; elle recevait avec Néron les ambassadeurs, et forçait le sénat à tenir ses séances dans le cabinet de l’empereur, afin que, cachée derrière un rideau léger, elle pût assister aux délibérations. Elle aspirait ouvertement à l’empire, et, semblait vouloir tenir son fils en minorité perpétuelle. D’un autre côté, Sénèque et Burrhus, qui connaissaient le caractère impétueux de leur élève, favorisèrent son penchant pour les plaisirs, dans l’espoir qu’ils amolliraient son âme farouche : ils aimaient mieux voir régner le désordre dans ses mœurs que dans l’empire. Ils se trompèrent. Lors qu’on ouvre le cœur humain à une passion, les autres y pénètrent : Sénèque et Burrhus permirent la volupté à Néron, la cruauté la suivit.

Néron devint épris d’une affranchie nommée Acté ; Agrippine, jalouse de tout empire, voulait renverser cette obscure rivale : dans une âme immorale, une mère lutte sans succès contre une maîtresse ; Néron, entraîné par sa passion, aigri par ses jeunes favoris Othon et Sénécion, dont les penchants étaient sans cesse contrariés par l’impératrice, secoua le joug d’Agrippine. Sa vengeance commença par la destitution de Pallas son amant. Déjà dissimulé, quoique jeune, il continue à rendre des hommages apparents à celle dont il renverse le crédit ; il lui envoie de  magnifiques présents. Agrippine, furieuse, s’écrie qu’on la pare en la dépouillant. Imprudente dans son courroux, elle ne se borne pas à des plaintes touchantes ; elle éclate en reproches, ajoute la menace aux injures ; et, sans mesure dans sa douleur, comme sans frein dans son ambition, elle annonce le dessein de prendre le trône à son légitime possesseur ; de couronner Britannicus, et de révéler aux prétoriens ses artifices, même ses crimes.

Inspirer la crainte à Néron, c’était prononcer l’arrêt de Britannicus, c’était briser la faible barrière qui retenait le jeune tyran sur les bords du crime. Néron, décidé à faire périr son frère, commet ce premier forfait avec le sang froid d’un scélérat consommé. Il invite le jeune Britannicus à un festin : à peine l’infortuné prince a touché de ses lèvres la coupe fatale, le poison subtil, apprêté par Locuste, saisit et glace ses sens ; il tombe renversé sur son lit, et expire. Tous les spectateurs consternés fixent leurs yeux incertains sur l’empereur, cherchant dans ses regards la règle de leur conduite.

Néron, sans changer de visage, dit : Cet accident ne doit causer aucune inquiétude, ce n’est qu’un accès d’épilepsie ; le prince y est sujet depuis son enfance. On emporte la victime ; ses funérailles sont faites à la hâte et sans pompe ; son corps exposé était couvert d’un enduit préparé pour cacher les effets du poison. Une pluie tombée du ciel par torrents, rendit l’artifice inutile, et dévoila le crime.

Les sœurs de ce malheureux prince, Octavie et Antonia, présentes à sa mort, avaient laissé éclater une douleur qui prouva leur innocence. Burrhus et Sénèque, éclairés, mais effrayés, n’osèrent adresser à leur élève des reproches que la vertu devait leur dicter, mais dont leur expérience ne prévoyait que trop l’inutilité.

Néron donna de perfides larmes au prince qu’il avait empoisonné ; il implora les secours du sénat, prétendant qu’il avait plus que jamais besoin de son appui, étant privé de celui de son frère, Mais ses passions venaient de rompre la digue qui les retenait ; la mort de Britannicus lui ôtait son frein ; jusque-là les droits de ce prince, et l’estime qu’il inspirait, l’avaient forcé de feindre la vertu, pour combattre dans l’opinion le mérite de son rival.

Agrippine, épouvantée du crime de son fils, prévit le sort qui la menaçait ; et, ne pouvant se décider à la retraite, elle voulut se faire un parti ; former une ligne contre Néron, gagner par des largesses les tribuns, les centurions, et exciter l’ambition des personnages les plus puissants.

Néron lui retire sa garde ; la prive des honneurs de son rang, et la renvoie de son palais. Conservant à peine quelque apparence de respect, il la visite rarement, et accompagné de soldats dévoués.

Si l’affreux caractère de ce prince fût alors entièrement dévoilé aux yeux de sa mère, elle ne tarda pas à connaître la bassesse de sa cour et la lâcheté des Romains. A peine la nouvelle de sa disgrâce se répand, les courtisans l’abandonnent, la foule s’éloigne, les hommages cessent, ses amis même la fuient, l’adulation ne se fait plus entendre, la délation lui succède.

Julia Silana, veuve de Silius, et l’histrion Pâris, l’accusent de conspirer contre l’empereur, et de vouloir donner son sceptre à Rubellius Plautus, descendant d’Auguste par sa mère. Agrippine répondit à l’accusation que les soupçons de Silana ne l’étonnaient point, puisque cette femme n’avait jamais eu de fils. Burrhus plaida courageusement la cause de l’accusée ; la plainte fut déclarée calomnieuse ; on bannit Silana et Pâris. Un froid rapprochement fut la suite de cette justification.

Burrhus et Sénèque voyaient sans peine Agrippine éloignée ; et même avant sa disgrâce, comme elle voulait un jour s’asseoir sur le trône à côté de Néron qui donnait fine audience solennelle aux ambassadeurs, par leur conseil, ce prince, sous prétexte d’aller au-devant de sa mère, descendit du trône et l’empêcha d’y monter.

Néron à l’abri des reproches d’Agrippine, et livré aux courtisanes et aux affranchis par des ministres qui voulaient régner, ne garda plus aucune décence dans ses débauches : il passait les nuits dans les rues et dans les tavernes, déguisé en esclave et entouré d’une foule de jeunes libertins, avec lesquels il attaquait et dépouillait les passants. Il revint souvent de ses orgies battu et couvert de sang. Ayant une nuit rencontré et insulté la femme du sénateur Montanus, celui-ci vengea son outrage et le blessa. Néron, ne se croyait pas reconnu ; mais Montanus ayant commis l’imprudence de lui écrire pour s’excuser, Néron dit : Quoi ! cet homme m’a frappé, et il vit encore ! Et, en même temps, il lui envoya l’ordre de mourir.

Pour éviter de semblables accidents, Néron, dans ses courses nocturnes, se fit accompagner par des soldats. Toute la jeunesse patricienne imita un exemple si contagieux ; et, dès que le jour n’éclairait plus la capitale du monde, elle se trouvait exposée à tous les désordres d’une ville prise d’assaut.

Cependant, malgré la honte de ses débauches et l’horreur qu’inspiraient aux honnêtes gens les crimes du palais, le peuple était content ; Néron lui prodiguait les jeux, les fêtes, satisfaisait ses besoins par de grandes libéralités ; le sénat jouissait d’une pleine liberté dans ses délibérations ; la justice était bien rendue, l’ordre régnait dans les provinces ; on confiait leur administration à des gouverneurs justes et modérés ; les étrangers respectaient les limites de l’empire : l’esprit turbulent des Parthes troublait seul alors la tranquillité générale.

Néron, docile encore à l’avis de ses sages conseillers, nomma Corbulon pour les combattre. Ce général soutint dans cette contrée l’honneur des armes romaines, reprit l’Arménie sur les Parthes et s’empara d’Artaxate.

L’empereur s’était dégoûté d’Octavie ; ses douces vertus ne pouvaient retenir longtemps un cœur corrompu qui ne trouvait d’attrait qu’au vice. Il devint éperdument amoureux de Poppéa Sabina, épouse d’Othon, son favori, qui, par imprudence ou par  immoralité, lui vantait sans cesse les charmes de sa femme. Elle joignait les agréments de l’esprit à ceux de la figure, toutes les qualités qui excitent l’amour, aucune de celles qui inspirent l’estime. Elle se montrait toujours à demi voilée, non pour écarter la curiosité mais pour l’irriter. Elle écoutait indifféremment les vœux légitimes ou coupables, et ne cédait qu’à ceux qui pouvaient être utiles à son ambition. L’intérêt fut toujours le seul but et la seule règle de ses sentiments ; elle attira Néron par ses artifices, et l’enflamma par sa résistance.

L’empereur, pour se délivrer d’un obstacle redoutable, éloigna Othon, et lui donna le commandement de la Lusitanie, Othon voluptueux dans une cour corrompue, parut un autre homme dans sa province ; il sut l’administrer avec justice, douceur et fermeté : Poppée,  trop orgueilleuse pour se contenter d’être maîtresse de Néron, voulut partager son trône et faire répudier Octavie. Ce prince, entraîner par sa passion, craignait cependant les reproches de Burrhus et de Sénèque, le ressentiment d’Agrippine, et l’estime que les vertus de la sœur de Britannicus inspiraient aux Romains, Les larmes et les artifices de Poppée l’emportèrent : Pourquoi différer de m’épouser ? disait-elle, me trouvez-vous trop peu de charmes ? Ou craint-on que je ne vous découvre le mécontentement du peuple qui s’indigne de voir César tenu en tutelle par sa mère, traité comme un enfant par ses précepteurs ? Si vous n’osez former nos nœuds, rendez-moi à Othon ; j’aurai l’a consolation de n’apprendre que de  loin et par le bruit public la servitude honteuse où vit l’empereur.

Agrippine voulut vainement lutter contre le pouvoir de Poppée ; on prétend même qu’accoutumée au crime, et connaissant les vices de Néron, elle essaya de lui inspirer un amour incestueux ; ses séductions n’eurent pas plus de succès que ses reproches. Trop violente pour se contenir, elle renouvela ses menaces ; et Néron, qu’aucun forfait ne pouvait effrayer, jura la mort de sa mère.

Après avoir employé inutilement, trois fois le poison contre lequel elle s’était prémunie par des antidotes, il feignit de se réconcilier avec elle, trompa sa défiance par de fausses confidences, par de feintes caresses, et lui persuada de faire un voyagé sur les côtes de Calabre, pour assister à une solennité qu’il voulait, disait-il, présider. Ce monstre lui avait fait préparer un vaisseau qui devait, à un signal convenu, s’ouvrir par le milieu : Agrippine revenait de Baïes sur le navire que commandait Anycétus ; elle était accompagnée de Crespérius Gallus et d’Ascéronia Polla ; tout à coup le plancher de la chambre chargé de plomb, s’enfonce et tombe. Crespérius est écrasé ; la poutre qui portait Agrippine la soutient. Le tumulte produit par cet accident empêche les agents du complot de faire jouer les ressorts qui devaient ouvrir le bâtiment ; mais bientôt, excités par leur perfide chef, ils se jettent tous du même côté, et renversent le navire. Tous ceux qu’il portait tombent dans la mer ; Ascéronia, dans l’espoir d’être secourue, s’écrie : Je suis l’impératrice ; on l’assomme à coups de rames. Agrippine, gardant le silence, ne reçoit qu’un coup d’aviron sur l’épaule, se sauve à la nage, et regagne les barques du rivage qui la ramènent près du lieu où se trouvait Néron. Feignant de tout ignorer, elle charge un affranchi d’instruire son fils du danger qu’elle avait couru.

L’empereur ne daignait plus voiler aux yeux de ses ministres ses exécrables projets ; il consulte Burrhus et Sénèque sur les moyens de consommer son crime. Consternés, ils gardent d’abord un profond silence ; toutes les lois divines et humaines étaient violées, les liens de la nature étaient rompus ; une lâche peur triomphe du devoir et de la vertu. Sénèque, par un signe, interroge Burrhus pour savoir si ses soldats obéiraient à un parricide ; Burrhus répond que les prétoriens respectaient trop la fille de Germanicus pour la frapper, et qu’Anycétus était seul capable d’exécuter cet ordre barbare. Dans cet instant on annonce l’envoyé d’Agrippine ; il entre ; Néron fait jeter un poignard entre ses jambes, ordonne qu’on l’arrête ; l’accuse d’avoir attenté à ses jours, commande son supplice, et prononce l’arrêt de sa mère.

Anycétus, avec quelques soldats de la marine se rend chez Agrippine ; elle était couchée ; la seule femme qui se trouvait près d’elle prend la fuite : un centurion frappe de son bâton la tête de l’impératrice ; cette princesse, découvrant alors sa poitrine, la présente au meurtrier : Percez mon sein, dit-elle, il le mérite, il a porté Néron. A ces mots elle expire sous leurs coups. Néron arrive peu d’instants après, examine son corps dépouillé, et dit froidement : Je ne croyais pas qu’elle fût si belle. Il écrivit ensuite au sénat pour se justifier, accusa sa mère, et soutint qu’il avait été forcé à cette action pour sauver sa propre vie.

Sénèque se couvrit d’une tache ineffaçable en composant cette apologie. Le sénat se rendit complice du crime en l’approuvant ; on décerna des prières solennelles pour remercier les dieux d’avoir garanti le prince des fureurs de sa mère, et le peuple, digne par sa bassesse d’avoir Néron pour maître, vint en foule au-devant du parricide, et le reçut en triomphe. Mais quand la lâcheté des homme trompe le crime et rassure le coupable par de perfides hommages, le ciel place dans l’âme du criminel un juge pour le condamner, un bourreau pour le punir.

Néron, dévoré de remords, s’entoure vainement de vils esclaves qui s’efforcent de dissiper ses terreurs ; il craint l’éclat du jour, et ne peut supporter les ombres de la nuit ; les voûtes de son palais retentissent de ses gémissements, à toute heure on l’entend s’écrier qu’il voit sa mère couverte de sang, et qu’il est poursuivi et déchiré par le fouet des furies.

Depuis ce moment, le reste de sa vie ne fut qu’un affreux délire, et les excès d’orgueil, de fureurs, de crimes et de débauches auxquels il se livra ne firent qu’abrutir son esprit sans étourdir son cœur.

Ne pouvant plus se soustraire au jugement des hommes pour ses actions, il se flattait follement de conquérir leur admiration par ses talents. Cet insensé, oubliant la dignité de son rang, montait publiquement sur le théâtre, jouait de la lyre, chantait ; et, tyran jusque dans ses plaisirs, il défendait à tout assistant de sortir. On vit de malheureuses femmes enceintes accoucher au spectacle : ses gardes épiaient le maintien et les regards des spectateurs ; il fallait applaudir sous peine de mort.

 Le colosse romain, miné au dedans par ses vices et par sa corruption, se faisait encore craindre au dehors par sa grandeur imposante. La bravoure fût la dernière vertu que conserva Rome ; et, dans les camps, on retrouvait encore les Romains : ils ne s’attiraient plus l’estime par leur justice, mais ils se faisaient craindre et respecter par les armes.

Suetonius Paulinus, envoyé contre les Bretons révoltés, s’empara de l’île de Mona (Anglesey), plus défendue par la superstition que par le courage : les Romains reculèrent d’abord devant les druides ; mais triomphant enfin de la crainte que leur inspiraient les idoles, les pierres des sacrifices et les bois sacrés, ils portèrent la flamme dans ces sombres forêts et détruisirent à la fois la liberté et la religion de ces peuples infortunés.

Quelques centurions romains, méprisant trop les barbares pour respecter à leur égard le droit des gens, insultèrent Boadicée, reine des Isséniens, et outragèrent ses filles. La honte réveilla le courage ; les peuples bretons qui avaient supporté d’énormes impôts, ne purent souffrir d’être humiliés ; ils se lèvent, s’arment et se révoltent tous la fois.

 Ils chassent le gouverneur Calpus ; soixante-dix mille Romains sont égorgés ; Suétonius accourt avec dix mille hommes, et s’empare de Londres. Une population immense, armée, l’enveloppe et lui coupe les vivres : craignant de périr par la disette, il risque une bataille malgré l’inégalité du nombre, et rassure ses guerriers, en leur rappelant les avantages que la tactique et la discipline donnaient aux légions sur une multitude sans ordre.

Boadicée, enflammée du désir de la vengeance, harangue les Bretons : Les lois divines et humaines, dit-elle, m’autoriseraient, quand je ne serais qu’une personne privée, à laver dans le sang mes affronts et ceux de mes filles ; mais je combats aujourd’hui pour venger vos injures comme les miennes ; exterminons nos tyrans, ou sortons glorieusement de la vie ; il vaut mieux mourir que de vivre esclave et déshonoré.

A ces mots elle donna le signal ; la bataille fut longue, meurtrière et disputée. La reine commandait en habile général et combattait comme un soldat : la bravoure régulière des Romains triompha enfin du courage désespéré de ces peuples sauvages. Ils furent battus ; quatre-vingt mille périrent ; Boadicée s’empoisonna. Suétonius faisant succéder la modération à la victoire, rétablit la tranquillité en Bretagne :

Les malheurs de Rome, s’aggravèrent bientôt. Burrhus mourut ; on le crut empoisonné. Il fut remplacé dans le commandement de la garde par Fennius Rufus, homme de bien, mais sans courage, et par Sophonius Tigellinus, lâche courtisan, scélérat effronté, compagnon de débauche de Néron, et ministre de ses cruautés.

Sénèque n’avait pu, par sa honteuse faiblesse, conserver son crédit. Dans l’espoir de trouver un port pour échapper aux orages ; il demanda sa retraite, et offrit à Néron de lui abandonner tous les trésors qu’il devait à ses anciennes libéralités.

Son perfide élève, employant pour le tromper les armes qu’il lui devait, s’efforça par un discours éloquent de dissiper ses craintes et de le persuader de son affection et de sa reconnaissance. Sénèque ne pouvait plus se faire illusion sur cet affreux caractère et sur le sort qu’il lui destinait. Voulant au moins rendre la fin de ses jours digne de la philosophie qu’il professait, et que la politique avait paru lui faire oublier, il renonça aux affaires, à la cour, au luxe, vécut solitaire, se nourrit de pain et d’eau, soit par austérité, soit par crainte du poison, et se livra exclusivement à l’étude de la sagesse. Le temps nous a conservé les fruits de sa retraite ; les traités de ce philosophe sur la vieillesse, sur le mépris des richesses, sur la solitude, sur les bienfaits, forment un code de morale aussi agréable à lire qu’utile à méditer : mais il paraît plus dicté par l’esprit que par le sentiment. Le style montre trop le travail et l’affectation ; Sénèque brille plus par son talent que par son génie. Souvent ses ornements trop recherchés affaiblissent les nobles et simples pensées de Platon et de Cicéron ; et, quoiqu’il fût cité dans son siècle comme le plus beau génie de Rome, la postérité, l’accusant d’avoir corrompu le goût et le style ne l’a placé que dans le second ordre des grands écrivains.

Privé de ses conseils, Néron se livra plus que jamais aux délateurs. Il fit périr Plautius, descendant de Jules, qu’il soupçonnait d’aspirer à l’empire ; il ordonna la mort de Pallas pour s’emparer de ses richesses. Après avoir répudié Octavie pour cause de stérilité, il la relégua dans l’île de Pandataire ; et, comme le peuple osait la plaindre, il l’accusât d’adultère et la fit mourir. Dégagé de tous liens légitimes, il épousa l’artificieuse Poppée.

A cette honteuse époque, un seul Romain montra une vertu inflexible ; Traséas ne voulut se prêter à aucune des basses complaisances du sénat pour le tyran, et il sortit avec indignation de l’assemblée, après y avoir entendu lire l’apologie du parricide. Accusé par Néron, il dédaigna de se défendre, sachant trop que sa vertu était le seul crime qu’on lui imputait ; il reçut avec calme son arrêt ; fortifia le courage des amis qui l’entouraient, et dit au jeune officier chargé de l’ordre fatal : Regardez-moi mourir ; la vue du trépas d’un homme de bien offre à la jeunesse, dans le temps où nous vivons, un exemple utile, une leçon salutaire.

Si la peur et la flatterie entouraient le trône du tyran d’hommages publics, l’opinion générale s’en dédommageait quelquefois par des reproches secrets : on exposa dans la rue un enfant, sur lequel on avait attaché un écrit qui contenait ces mots : On ne t’élève pas, de peur que tu n’assassines un jour ta mère.

Plus heureux que les habitants de Rome, Corbulon couvrait de lauriers les taches de l’empire. Pendant son absence momentanée, Pétus s’était laissé vaincre en Arménie, et avait conclu un traité honteux. Corbulon rentra dans cette contrée en vainqueur, et força Vologèse, roi des Parthes, à consentir que Tiridate, son frère, vînt déposer sa couronne au pied de la statue de Néron, en promettant de ne la reprendre que de ses ordres.

L’orgueilleux Néron, exigea plus ; il lui commanda de venir à Rome ; Tiridate obéit ; l’empereur, placé sur un trône magnifique qu’entouraient les prétoriens, le sénat et le peuple, reçu ce prince humilié qui se prosterna devant lui. Néron le releva, lui posa la couronne sur la tête, et crut le dédommager de sa honte par des fêtes, superbes et des présents magnifiques. Usurpant la gloire de son général, il se fit saluer imperator, comme s’il avait combattu, porta une couronne d’or au Capitole ; et ferma le temple de Janus.

Aspirant à une gloire qu’il pouvait au moins se flatter d’acquérir personnellement, il alla dans la Grèce, sous le prétexte de  couper l’isthme du Péloponnèse, et, dans le dessein réel de disputer le prix aux jeux Olympiques. Il excellait dans l’art de conduire des chevaux, cependant la fortune trompa son talent ; le char se rompit au milieu de sa course, l’adulation seule des Grecs lui décerna le prix. Dans l’ivresse de sa joie il déclara la Grèce libre, mais il dédaigna de voir Lacédémone et Athènes, qui n’auraient offert à ses regards que le souvenir des vertus qu’il détestait. La crainte des châtiments réservés aux parricides l’empêcha d’oser se faire initier aux mystères redoutables d’Éleusis ; et satisfait de s’être vu couronné dans l’Élide, il revint à Rome en triomphe, escorté d’une foule de musiciens et d’histrions.

Dégoûté d’un amour qui n’avait plus pour lui l’attrait du crime, il accabla, Poppée d’outrages, de mépris ; et, dans un accès d’emportement, il lui donna la mort. Enfin, ennuyé des scandales vulgaires, et poussant l’excès du vice jusqu’à la démence, il se vêtit en femme, se couvrit d’un voile jaune, comme les jeunes vierges qu’on mène à l’autel, se maria solennellement avec Pythagore et Doriphore ses affranchis. Reprenant ensuite les habits de son sexe, il épousa l’eunuque Sporus, qu’il fît vêtir comme une impératrice.

La soif qu’il avait du sang s’irritait plus qu’elle ne se satisfaisait par les supplices. Sa cruauté fit périr des milliers de victimes. Tirant vanité de ses forfaits, il disait que ses prédécesseurs, trop timides, n’avaient point goûté tout le charme du pouvoir absolu. J’aime mieux, ajoutait-il, être haï qu’aimé ; il me faudrait le secours de beaucoup de personnes pour mériter l’amour ; je n’ai besoin que de moi seul pour inspirer la haine ; Caligula désirait que le monde périt après lui ; moi, je voudrais qu’il brûlât tout entier, et en être témoin.

Plusieurs historiens rapportent, qu’à la suite d’une débauche que la pudeur défend de décrire, il fit mettre le feu dans plusieurs quartiers de Rome. Montant sur une tour, habillé en joueur de lyre, il rassasia ses regards de cet affreux spectacle ; et, à la lueur des flammes, récita un poème qu’il avait composé sur l’embrasement de Troie.

L’incendie dura six jours, détruisit trois quartiers de Rome, et consuma d’immenses richesses. L’empereur, revenu de son ivresse, se repentit de son crime, rebâtit à ses dépens la ville, et l’embellit de superbes portiques. Comme il voulait rejeter sur d’autres l’odieux de ce désastre, il en accusa les chrétiens qui s’étaient déjà fort multipliés à Rome, et les condamna aux plus affreux supplices.

On ne peut expliquer comment dans la capitale, au centre des lumières, on pouvait alors se faire une idée aussi fausse du culte et de la morale des chrétiens qui ne prêchaient que la vertu, la charité, l’amour de Dieu et du prochain.

On accusa, dit Tacite, de l’incendie de Rome, une secte d’hommes détestés pour leurs crimes, et que le vulgaire appelle chrétiens. L’auteur de cette secte est Christus, qui, sous l’empire de Tibère avait été condamné au dernier supplice, par Pontius Pilatus. Cette superstition exécrable, d’abord réprimée ; s’était relevée de nouveau, et se répandait non seulement dans la Judée, berceau du mal, mais dans la capitale même, où tout ce qui existe de plus atroce et de plus  honteux abonde et est accueilli avec faveur. On en saisit quelques-uns qui avouèrent le fait ; et, sur leur dénonciation, on en arrêta une grande multitude. Ils furent convaincus, moins du crime de l’incendie, que de celui de haine contre le genre humain. On les outrageaient au moment de leur mort, on les couvrait de peaux de bêtes pour les faire dévorer par les chiens. Attachés à des croix et brûlés ; leurs corps enflammés servaient de torches aux passants. L’empereur, du fond de ses jardins, jouissait du spectacle de leurs supplices ; et, pendant ce temps, il donnait au peuple le divertissement des jeux du cirque, où il se montrait’ lui-même sur un char en habit de côcher. Par là il excitait la pitié publique pour les condamnés ; et, quoiqu’ils fussent coupables et dignes de châtiment, on les croyait immolés, non à l’utilité générale, mais à la cruauté d’un seul homme.

Toute  opinion qu’on veut comprimer en acquiert plus de force ; le sang des victimes multiplia leurs prosélytes. Quelque temps après, on accusa de christianisme la femme d’un sénateur, Pomponia Grécina. Suivant les anciennes mœurs, son mari fut son juge, et la déclara innocente.

La prodigalité de Néron s’accroissait chaque jour comme sa férocité : insensé dans ses faveurs comme dans ses rigueurs, il fit présent à un joueur de flûte et à un gladiateur d’immenses richesses enlevées par la confiscation à d’illustres sénateurs.  Il se fit construire au milieu de la ville un magnifique palais qui renfermait dans son enceinte les monts Palatin et Esquilin : le vestibule en était si élevé, qu’on y plaça sa statue colossale, haute de cent vingt pieds. Les murs étaient revêtus de marbre et enrichis d’albâtre, de jaspe et de topazes ; les parquets en marqueterie d’or, d’ivoire et de nacre. On y voyait tomber des plafonds une pluie fine et abondante d’eaux de senteur. Ses immenses jardins contenaient des coteaux, des plaines, des étangs et des bois qu’on avait remplis de bêtes fauves.

Il distribuait à pleines mains et sans mesure l’or et l’argent au peuple : l’abondance, le luxe, la profusion régnaient à Rome ; et, pour subvenir à ces dépenses extravagantes les provinces se voyaient opprimées et désertes. Il encourageait ses favoris et les proconsuls à les piller : Enlevez-leur tout ; ne leur laissez rien.

Ses excès lassèrent enfin la patience des Romains ; un grand nombre d’hommes courageux, indignés de leur servitude, conspirèrent contre lui : Pison fut le chef de la conjuration : le complot s’étendit quelque temps dans l’ombre du mystère ; l’imprudence d’une femme le découvrit.

Ëpicharis, affranchie, qui jusque-là ne s’était fait connaître que par le nombre de ses amants, trouvait les conjurés trop peu nombreux et trop lents dans leurs mesures ; elle voulut grossir leur parti et séduire des officiers de marine. Un tribun, Volusius Proculus, feignant d’entrer dans ses vues, se rendit maître de son secret et la dénonça.

Les conjurés, alarmés par cet accident, se décident à hâter leurs coups, et conviennent entre-deux de frapper le tyran au moment où il célébrerait les fêtes de Cérès. Latéranus, remarquable par sa force extraordinaire, devait, sous prétexte de demander une grâce, s’approcher du tyran et lui porter le premier coup.

Épicharis n’avait nommé personne ; le succès de l’entreprise paraissait certain : malheureusement, un des conspirateurs, Scévinus, la veille du jour, fixé, rentrant chez lui avec cette inquiétude qu’inspire une entreprise si périlleuse après s’être entretenu quelque temps avec Natalis, son complice, distribue de l’argent à ses esclaves fait son testament, tire du fourreau son poignard, et ordonne à Milichus, un de ses affranchis, d’en aiguiser la lame.

La femme de cet affranchi, inquiète de ces préparatifs, effraie son mari, et l’engage à dénoncer son maître à l’empereur. Milichus cède à ce lâche conseil, court au palais, et révèle tout ce qu’il a vu à Épaphrodite, secrétaire de Néron.

Scévinus, arrêté se défend avec prudence et avec courage ; il soutient que déjà plusieurs fois dans sa vie il a fait son testament, que son poignard est une arme sacrée dans sa famille ; qu’il a soin de l’entretenir et de le faire réparer religieusement : il justifie ses libéralités comme une coutume digne d’éloges et non de blâme, et prétend que tous ces faux indices ne peuvent faire soupçonner une conjuration qui n’existe pas : enfin il oppose aux inculpations de son affranchi les plus violents reproches sur son ingratitude et sur sa méchanceté.

L’accusateur se voyait confondu, l’accusé triomphait, mais la femme de Milichus rappelle en ce moment à son mari la longue conférence nocturne de son maître avec Natalis. On arrête celui-ci ; il se trouble, se coupe, et dénonce comme chefs du complot Pison et Sénèque.       

Scévinus renonce à une défense désormais inutile ; ses aveux compromettent le poète Lucain, Quintianus et Sénécion. Lucain effrayé dénonce sa propre mère Attilia. Les autres conspirateurs restaient encore inconnus ; Néron fait venir en sa présence Épicharis, espérant tout arracher à sa faiblesse : elle ne se laisse point abuser par les promesses, paraît insensible aux menaces ; les apprêts du supplice ne l’effraient pas ; les fouets, le fer et la flamme n’en tirent point une parole. On la rapporte disloquée dans sa prison ; et comme elle voit qu’on veut faire éprouver à son courage de nouveaux tourments, elle forme un nœud coulant avec le mouchoir de son époux, l’attache au bâton de sa chaise, fait un mouvement violent, s’étrangle et meurt avec son secret.  Ainsi une femme, une affranchie, illustra sa mort  lorsque tant d’hommes libres déshonoraient leur vie.

Pison s’ouvrit les veines ; et, par une inexplicable faiblesse, légua ses biens à Néron.

Sénèque, dit à ses amis, en recevant l’arrêt qui prononçait sa mort, et, confisquait ses richesses : On m’empêche de faire un testament et de vous prouver ma reconnaissance ; je vous laisse le seul bien qui me reste, l’exemple de ma vie. Les assistants fondaient en larmes. Oubliez-vous, reprit-il, les maximes de la sagesse ? Quand donc vous en servirez-vous pour vous fortifier contre les coups du sort ? La cruauté de Néron vous est-elle inconnue ? après avoir tué sa mère et son frère, il devait donner la mort à celui qui a élevé son enfance.

Pompéia Paulina, femme de Sénèque, voulut mourir avec son époux ; loin de l’en détourner, il l’y exhorta. Elle s’ouvrit les veines ; mais un officier, envoyé par Néron, banda ses plaies et la contraignit à vivre. Cette femme vertueuse languit quelques années ; la  pâleur de son visage conservait le souvenir de son courage et de ses tendresses.

Le poète Lucain, auteur de la Pharsale, écrivain spirituel, mais plus fort qu’élégant, se fit ouvrir les veines dans le bain, et mourut courageusement en récitant des vers de son poème analogues à sa situation.

Pétrone, auteur, licencieux et satirique, ancien compagnon de débauche de Néron, et que les amis des fêtes et des plaisirs regardaient, comme l’arbitre du goût, périt aussi, se fit servir un somptueux festin ; et mourut en épicurien, comme il avait vécu.

Néron, surpris de voir au nombre des conjurés un centurion de sa garde, Sulpicius Asper, lui demanda pourquoi il avait conspiré contre lui : C’est par pitié pour vous, lui répondit-il ; il ne restait plus que ce moyen d’arrêter le cours de vos crimes.

Granius Sylvanius, faute de preuves, fut absous. Mais ne pouvant supporter le triomphe de la tyrannie, il se perça de son épée.

Les fureurs de Néron s’étendaient hors de l’Italie jaloux de la gloire de Corbulon, il le trompa lâchement par des protestations d’amitié, l’invita à se rendre près de lui, et le fit assassiner dès qu’il fut loin de son armée.

L’Orient était alors troublé par la révolte des Juifs ; une partie de cette nation se livrait à d’affreux brigandages ; le reste, impatient du joug, s’arma contre les Romains : repoussés dans leurs premiers efforts, on exerça contre eux d’affreuses  vengeances, et l’on en massacra plus de soixante-dix mille. Loin de les abattre ; ces excès exaspérèrent leur courage ; ils prirent de nouveau les armes, battirent Cestius Gallus, gouverneur de Syrie, et le forcèrent à évacuer la Judée.

Cette guerre prenant un caractère grave, et pouvant servir de signal à d’autres insurrections, Néron sentit la nécessité de choisir un général habile ; la crainte du danger l’emporta sur sa répugnance pour le mérite : il donna le commandement de l’armée d’Orient à Vespasien, quoiqu’il eût précédemment encouru sa disgrâce pour s’être endormi pendant que le prince chantait sur le théâtre.

Vespasien et, son fils Titus, ayant rassemblé promptement une nombreuse armée en Syrie et en Égypte, pénétrèrent dans la Galilée, prirent d’assaut Gadara, et s’emparèrent, après quarante jours de siége, de Jotapa. Josèphe l’historien dit que quarante mille Juifs y périrent. Il fut lui-même au nombre des prisonniers on voulait l’envoyer à Néron, il évita ce malheur en se déclarant doué du don de prophétie, et en annonçant à Vespasien qu’il parviendrait bientôt à l’empire.

Les Romains prirent la ville de Tibérias, dont les prières du roi Agrippa obtinrent la conservation. Tarichée fut rasée ; on massacra une partie de ses habitants, et on en vendit trente mille. Vespasien s’empara ensuite de Gamala, de Giscala ; il défit complètement les ennemis retranchés sur la montagne d’Isaburium. Après ces nombreux et rapides succès qui lui avaient coûté beaucoup de sang, Vespasien sortit de Galilée et revint à Césarée.

Le nombre des victimes de la tyrannie augmentait sans cesse. Non seulement les riches et les grands étaient immolés aux fureurs de Néron ; l’obscurité même, n’offrait pas de refuge assuré contre ses caprices. Bientôt la haine et le mépris étant au comble, on ne vit plus d’espoir de salut que dans la révolte ; son feu, longtemps couvert, éclata d’abord dans les Gaules.

Vindex, né Gaulois, descendant des rois d’Aquitaine, était parvenu au rang de sénateur, et commandait comme propréteur en Celtique. Il aimait la gloire et détestait la servitude ; affrontant le premier les périls auxquels on est exposé dans de semblables entreprises par la force et par la trahison, il lève l’étendard de la révolte, et se trouve bientôt à la tête de cent mille hommes aussi impatients que lui de délivrer la terre d’un monstre.

Néron exerçait alors son dernier consulat ; il s’était donné pour collègue Silius Italicus, délateur dans sa jeunesse, poète médiocre dans son âge mûr, et qui avait composé un poème sur la première guerre punique

L’empereur, informé du soulèvement des Gaules, met à prix la tête de Vindex pour dix millions. Vindex, après avait lu ce décret, dit publiquement : Quiconque m’apportera la tête de Néron, recevra, s’il le veut la mienne en échange.

Rufin, Asisticus, Flavius et tous les commandants, des troupes dans les Gaules embrassèrent la cause de Vindex, et lui offrirent la couronne ; mais il était ambitieux d’honneur et non de pouvoir. Il refusa le sceptre, et fit proclamer empereur Galba, gouverneur d’Espagne, personnage illustre par sa naissance, et dont l’expérience militaire et les grandes qualités méritaient l’estime générale.

Galba, en recevant ces nouvelles, apprit en même temps, que Néron avait résolu sa mort. Il choisit, pour rassembler le peuple et les soldats, un jour consacré par l’usage à l’affranchissement des esclaves.

Amis, leur dit-il, nous allons rendre à des captifs un bien que nous avait donné la nature, et dont la tyrannie ne nous permet pas de jouir. Jamais esclave n’a plus souffert sous le joug de son maître que les Romains sous celui de Néron. Quelle propriété échappe à son avarice ? Quelle tête peut se croire à l’abri de sa cruauté ? Ses mains fument encore du sang de son frère, de sa mère, de sa femme, de son instituteur ; on a vu tomber sous ses coups les  plus illustres soutiens de l’empire. Toutes ces victimes nous demandent vengeance, non contre un prince, mais contre un incendiaire, contre un bourreau, contre un vil histrion, contre un méprisable cocher, contre un monstre déshonoré par d’infâmes noces qui font frémir la nature.

Déjà Vindex l’attaque dans les Gaules, et ses légions jettent les yeux sur moi pour consommer la ruine du tyran. J’attends votre consentement, non pour aspirer à la dignité impériale, que je révère sans y prétendre, mais pour consacrer la fin de mes jours et des mes forces à la délivrance de ma patrie ; et comme .... Il voulait poursuivre ; un cri général et les acclamations universelles des soldats et du peuple le saluent empereur.

Il refusa modestement ce titre, et prit celui de lieutenant du sénat et du peuple romain.

Othon, gouverneur de Lusitanie, se déclara pour Galba, et lui envoya même, pour subvenir aux frais de son entreprise, son argent et sa vaisselle.

Tandis que ce redoutable orage se formait contre Néron, ce prince insensé entrait en triomphe à Naples, et se plongeait dans les excès de la débauche. La première nouvelle de la défection des Gaules lui donna plus de joie que d’inquiétude ; il n’y vit que de nouveaux prétextes pour grossir ses trésors et satisfaire sa cruauté[1]. L’oracle de Delphes fondait sa superstitieuse confiance. Apollon l’avait, dit-on, averti de craindre le nombre 73 ; et, comme il était à la fleur de son âge, il redoutait peu une mort qui semblait ne devoir le frapper qu’à un âge si avancé. Mais lorsque d’autres courriers, apportant les nouvelles des progrès de la rébellion, lui apprirent que les armées des Gaules et d’Espagne, avaient proclamé Galba empereur, et que ce général était aura âgé de soixante-treize ans, perdant à la fois le courage et l’espérance, il tomba dans la plus profonde consternation. Lâche autant que cruel, il ne tenta aucun effort pour se défendre, et demeura huit jours enfermé dans son palais, sans donner aucun ordre. Il dénonça seulement au sénat le manifeste de Vindex, et prétexta une grave incommodité pour excuser son éloignement de Rome dans un moment si critique.

Les lâches terreurs de cet insensé, en absorbant toutes ses facultés, n’abattaient point cependant encore la vanité puérile que lui inspirait l’opinion des ses talents comme artiste ; et, ce qui l’irrita le plus dans le manifeste des Gaules, ce fut d’y voir que Vindex l’y traitait de méchant poète et d’ignorant musicien. Qu’il prouve donc ce qu’il avance ! s’écriait-il indigné, et qu’il cherche dans tout l’univers un homme plus habile dans ma profession !

Ce qui caractérise souvent la faiblesse, c’est l’extrême mobilité avec laquelle on la voit passer successivement de la peur à l’espérance, et de l’espoir au découragement.

Le sénat déclara par un décret Vindex ennemi de l’état, dès ce moment, Néron, rassuré, ne croit plus avoir à craindre d’ennemis, et revient à Rome. Les consuls se rendent chez lui ; il ne les entretient que de l’invention, d’une machine hydraulique qui rendait des sons harmonieux, et qu’il voulait, disait-il, montrer au peuple sur le théâtre, si Vindex lui en laissait le temps.

De nouveaux courriers font renaître ses terreurs ; le sénat les dissipe en proscrivant Galba.

Néron porte alors jusqu’à la démence ses orgies et ses projets de vengeance, Il ordonne le massacre de tous les gouverneurs de province, la mort de tous les bannis, le pillage de l’Espagne et des Gaules : on dit même qu’il conçut le dessein d’empoisonner tous les sénateurs dans un festin, de livrer Rome aux flammes une seconde fois, et de lâcher dans les rues les bêtes féroces du cirque, afin d’empêcher le peuplé d’éteindre le feu. En même temps, il annonce qu’il va marcher contre ses ennemis, et se forme une garde de femmes prostituées qu’il habille et arme comme des amazones.

Le sénat, les patriciens, les chevaliers, le peuple, les soldats, tous se révoltent enfin, et jurent la mort de ce monstre. Il apprend à table ce soulèvement général ; il brise dans sa fureur deux vases de cristal, et demande à ses esclaves une boîte d’or qui renfermait un poison subtil. Un moment après il dépêche des courriers à Ostie pour ordonner à sa flotte de se tenir prête à le recevoir.

On lui annonce que les prétoriens refusent de le suivre ; tremblant, incertain, il ne sait s’il doit prendre la fuite et demander asile aux Parthes ; s’il ne vaudrait pas mieux implorer la clémence de Galba ; ou si, vêtu de deuil, il n’essaiera pas de fléchir le peuple romain, en le suppliant de lui laisser le gouvernement de l’Égypte. Il se décide enfin à suivre ce dernier parti.

Au milieu de la nuit il s’aperçoit que sa gardé l’a abandonné, et que son palais est livré au pillage ; il sort précipitamment du lit, appelle ses indignes ministres, ses lâches favoris, nul ne lui répond : il se trouve, au milieu de la capitale du monde, comme un esclave fugitif dans un désert.

Il veut avoir recours au poison ; on le lui avait enlevé : il appelle vainement à grands cris le gladiateur Spicilius. Ne trouverai-je donc pas, s’écriait-il, d’amis pour me défendre, ou d’ennemis pour me tuer ? Furieux, il s’éloigne du palais, et court pour se précipiter dans le Tibre.

Phaon, un de ses affranchis, l’arrête, et lui offre un asile dans sa maison de campagne, à quatre milles de Rome : il l’accepte, et fuit enveloppé dans un manteau grossier. L’infâme Sporus et trois esclaves composaient sa seule escorte.

Pendant sa route, une violente secousse de tremblement de terre, et la lueur des éclairs qui sillonnaient les sombres nuages augmentent ses terreurs. Il se croit poursuivi par les dieux comme par les hommes, et prend chaque objet et chaque bruit pour l’ombre et pour le cri d’une de ses victimes.

En passant près du camp des prétoriens, il entend les soldats qui l’accablent d’imprécations, et il rencontre des voyageurs qui disent en le voyant : Voilà sûrement des hommes qui cherchent l’infâme Néron pour le tuer. Saisi d’horreur et d’effroi, il s’éloigne précipitamment de la route, s’enfonce dans des sentiers remplis de ronces ; il arrive enfin derrière la basse-cour de Phaon, se jette, accablé de lassitude, sur des roseaux, et prenant dans ses mains l’eau d’une mare : Voilà donc, dit-il, la liqueur réservée désormais à Néron ! Ses esclaves percent un trou sous la muraille ; et l’empereur se traînant comme un vil serpent, entre dans la cour par cette ouverture, et parvient à une chambre retirée, où il reste vingt-quatre heures enfermé.

Pendant ce temps le sénat rassemblé, l’ayant déclaré ennemi de la patrie, l’ayant condamné à subir la rigueur des anciennes lois. Phaon lui apporta ce décret ; et, comme il en demandait l’explication, on lui apprit que, suivant les anciennes coutumes, comme ennemi de l’état, il devait être attaché à un poteau sur la place publique, frappé de verges jusqu’à la mort, et jeté dans le Tibre. Hélas, répondit ce monstre insensé, faut-il donc qu’un si bon musicien périsse !

La crainte du supplice dont il était menacé parut d’abord lui donner un peu de fermeté ; tirant de sa ceinture un poignard, il en approcha la pointe de son sein ; mais sa lâcheté l’empêchant de frapper, il fondit en larmes, et pria ceux qui l’entouraient de lui donner l’exemple du courage. Tout à coup un grand bruit de chevaux fait retentir la cour, il entend la voix des officiers qui le cherchent ; alors, fortifié par le désespoir, il fait soutenir son bras par Épaphrodite ; et s’enfonce le poignard dans la gorge. Il respirait encore, le centurion chargé de l’arrêter entre dans l’appartement, veut panser sa blessure, et lui dit qu’il vient le secourir. Tu arrives trop tard, répondit Néron : est-ce là cette fidélité que tu m’as jurée ? A ces mots il expira ; en menaçant encore le ciel par ses affreux regards.

Néron était âgé de trente-deux ans, et en avait régné treize. Il mourut l’an 821 de la fondation de Rome, 68 depuis la naissance de Jésus-Christ, 112 depuis le renversement de la république par Jules César, et 94 depuis l’entier établissement de la monarchie d’Auguste. Le peuple en fureur renversa ses statues et massacra quelques-uns de ses ministres ; on voulait jeter son corps dans le Tibre ; deux femmes qui avaient élevé son enfance, et Acté, sa première maîtresse, recueillirent ses restes, et les placèrent dans le tombeau de Domitius.

 

 

 

 


[1] An de Rome 818. — De Jésus-Christ 65.