HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE II — CHAPITRE DOUZIÈME

 

 

TIBÈRE

ON était encore trop près de la république, et le trône impérial semblait encore trop peu solide pour qu’une femme telle que Livie, et un prince aussi redouté que Tibère, pussent être exempts d’inquiétudes, lorsque le fondateur de la monarchie venait d’expirer. Livie, dans les premiers moments, entourant le palais de gardes, et interceptant toute communication, cacha avec soin la mort de l’empereur.

Tibère accourut avec précipitation ; on ignore s’il put arriver à temps pour assister aux derniers instants de son père adoptif : les caractères tels que le sien ne connaissent d’habileté que la dissimulation, d’appui que la force, de moyens que le crime : et, dans la position difficile où il se trouvait, il résolut de se délivrer de son concurrent par un assassinat, d’agir avec l’armée en maître, et de parler au sénat et au peuple en citoyen.

Il envoya promptement un centurion dans l’île de Planasie pour tuer le jeune Agrippa. Ce prince tomba sous le fer de ses meurtriers, après avoir employé vainement contre eux sa force prodigieuse, seule qualité dont le sort l’eût doué.

Lorsque le centurion vint retrouver l’empereur pour lui rendre compte de l’exécution de ses ordres, Tibère répondit qu’il n’en avait pas donné, et que le sénat jugerait ce meurtre. Crispe Salluste, fils de l’historien et favori de l’empereur, parvint, de concert avec Livie, à prouver le danger d’un tel procès ; et le plus profond silence couvrit la tombe du petit-fils d’Auguste.

Lorsque Tibère se fut assuré de la fidélité des légions, il déclara la mort de l’empereur, fit célébrer ses funérailles, prit autant de soins et ras embla sur la place autant de troupes que si l’on eût pu craindre les mêmes troubles qu’excita autrefois la vue de César assassiné. Il convoqua ensuite le sénat, feignit une douleur profonde : Plût aux dieux, disait-il, paraissant suffoqué par ses sanglots, plût aux dieux que j’eusse perdu la vie comme la voix !

On lut le testament d’Auguste. Ce prince y montrait peu de tendresse pour son héritier ; il s’exprimait ainsi : Puisque je suis malheureusement privé de mes deux fils, Caïus et Lucius, je déclare Tibère mon successeur.

Le nouvel empereur donnait l’ordre aux troupes, commandait en maître ; et semblait pourtant hésiter, aux yeux du sénat, à se charger du pouvoir suprême. Les consuls et les sénateurs, ainsi que le remarque Tacite, se précipitaient honteusement dans la servitude : ils aimaient et estimaient Auguste, et n’eurent jamais pour lui que de la condescendance ; ils haïssaient et méprisaient Tibère, et lui montrèrent une basse soumission.

Le discours de Tibère fut obscur et diffus : il parla beaucoup de la crainte que lui inspiraient le poids des affaires publiques, l’étendue de l’empire, et son insuffisance : Auguste était peut-être seul capable, ajoutait-il, de gouverner un état si vaste : la république contenait tant de personnages illustres ! Comment, à leur préjudice, réunir sur un seul homme toutes les dignités, et ne charger que lui du fardeau de l’empire ? Il s’étendait en même temps sur toutes les difficultés du gouvernement, de manière à faire sentir la nécessité d’un chef ; et tout ce qu’on pouvait démêler à travers l’obscurité de ses paroles, c’est qu’il voulait qu’on lui ordonnât de commander et qu’on le forçât de régner.

Tous les sénateurs, unanimement, le supplièrent d’assurer le repos et le bonheur publics, en se chargeant du pouvoir suprême. Plus on lui montrait d’impatience d’avoir un maître, plus il feignait de modestie et de résistance : enfin, se laissant vaincre, mais craignant, disait-il, de succomber au travail, il consentit à accepter la part de l’empire dont le sénat voudrait le charger.

Choisissez vous-même, lui dit vivement Asinius Gallus, dont sa fausseté lassait la patience Tibère, déconcerté par cette question, garda quelque temps le silence, et répondit ensuite qu’il lui conviendrait mal de choisir une partie du fardeau dont il voudrait être entièrement délivré.

Un autre sénateur s’écria : Que ceci finisse donc ; qu’il refuse ou qu’il accepte ! Gallus, le voyant irrité, dit que son intention n’avait point été de diviser le pouvoir, mais de prouver au contraire que la république, ne formant qu’un seul corps, ne pouvait avoir qu’un chef ; et il termina son discours par un grand éloge des talents et des exploits de Tibère, qui fut insensible à ses flatteries, et ne se souvint que de sa hardiesse.

Enfin Tibère accepta le gouvernement de l’empire, en exigeant seulement qu’on recevrait sa démission lorsqu’il voudrait la donner.

La nouvelle de la mort d’Auguste excita une révolte dans l’armée de Pannonie. Blésus, qui la commandait dans l’absence de Drusus, laissant le lien de la discipline se relâcher, et négligeant, dans l’intervalle des combats, d’occuper les troupes par les exercices et les travaux ordinaires, elles se livrèrent aux désordres, qui, dans les camps, suivent toujours l’oisiveté.

Percennius et quelques autres factieux, rappelant aux soldats leurs fatigues, leurs blessures, la longueur de leurs services, la dureté de leurs chefs, et la modicité de leur solde, les excitaient à profiter des commencements incertains d’un nouveau règne pour adoucir leur sort, et pour faire augmenter leur paie. Les tribuns et les centurions, qui voulaient réprimer leurs mouvements, se virent chassés et maltraités par les séditieux.

Drusus, arrivant alors, s’efforçait vainement de les calmer, en leur promettant qu’il rendrait compte de leurs demandes à Tibère. La présence du fils de l’empereur ne put réprimer leur audace, ils insultèrent sa jeunesse, disant qu’on ne leur envoyait pour les commander que des enfants qui ne pouvaient prendre sur eux aucune décision. La nuit augmenta le tumulte ; la révolte allait devenir générale, lorsque tout à coup, une éclipse dérobant à leurs yeux la clarté de la lune, cette multitude mobile et superstitieuse prit ce phénomène pour une marque évidente du courroux des dieux. Leur hardiesse se change en crainte, leurs résolutions en incertitude : Drusus, profitant habilement de cette circonstance, leur parla avec un juste mélange, de douceur et de sévérité, et les fait passer rapidement de la fureur au repentir. Ils livrèrent leurs chefs qui furent punis de mort ; on pardonna aux autres.

Le même esprit de révolte se répandit dans l’armée de Germanie, mais avec un caractère encore plus grave et plus dangereux. Ces légions étaient campées près des Ubiens (Cologne) ; Silius et Cécinna, leurs généraux, commirent la même faute que Blésus : ils les laissèrent trop inactives ; elles crurent n’avoir plus de maître en apprenant qu’Auguste n’existait plus. Les soldats s’écriaient : C’est aux légions de Germanie à décider de l’empire ; le temps est arrivé pour les vétérans d’obtenir le repos ; pour les jeunes soldats, de faire augmenter leur solde ; pour tous de soulager leur misère et de se venger de la cruauté des centurions.

La révolte n’était point partielle, mais générale. Les rebelles, furieux, se jetant sur leurs centurions, les massacrèrent tous. L’intrépide Chéréa, qui depuis délivra la terre d’un monstre en tuant Caligula, se fit seul jour, l’épée à la main, au milieu des rebelles. Son audace lui sauva la vie.

Quoique l’armée fût sans chef, on n’y voyait point de tumulte ni d’anarchie : les soldats, sans être commandés, veillaient, comme de coutume, à la garde et aux besoins du camp. Cet ordre étrange, qui régnait dans la révolte, en présageait la durée. Germanicus, neveu de Tibère, petit-fils de Livie, époux d’Agrippine, dont Auguste était l’aïeul, et plus décoré par ses vertus que par tous ces titres, accourt promptement pour faire rentrer dans le devoir cette armée factieuse ; il rencontre aux portes du camp une foule de soldats qui lui montrent leurs bouches dégarnies de dents, leurs poitrines couvertes de cicatrices, leurs corps courbés par la vieillesse : il leur ordonne de se former par compagnies, et monte au milieu d’eux sur son tribunal.

Après avoir invoqué la mémoire d’Auguste, il vante les triomphes de Tibère, attribue ses victoires en Germanie et la tranquillité qui règne dans les Gaules à la concorde des chefs, à la soumission des soldats. On l’écoute avec respect et en silence ; mais lorsque, rappelant l’antique discipline, il retrace aux légions leur devoir et les accuse de sédition, alors un murmure général s’élève ; ce bruit s’étend, croît, se fortifie rapidement, et devient un cri, général. On les voit tous déchirer avec fureur leurs tuniques pour montrer leurs blessures ; ils se plaignent de leur modique solde, de la longueur du service, de la dureté des chefs qui les forcent sans cesse à creuser des fossés, à faire des retranchements, à porter des fourrages, à couper du bois, à traîner de lourds tombereaux ; ils demandent l’accomplissement des promesses d’Auguste, une trêve à leurs maux, un terme à leurs supplices, quelques jours de loisir avant la mort ; et tous, enfin, protestant de leur zèle pour Germanicus, lui promettent une fidélité inviolable s’il veut accepter l’empire.

A ce mot, Germanicus, comme si cette pensée seule souillait son honneur, s’élance de son tribunal et veut s’éloigner ; les soldats lui opposent leurs armes et l’arrêtent ; il déclare qu’il mourra plutôt que de manquer de foi, tire son épée et la tourne sur sa poitrine : quelques-uns le retiennent ; d’autres, d’un ton féroce, crient : Frappe ! Un soldat, nommé Canudisius, lui présente son glaive, en lui disant : Prends, celui-ci est mieux affilé. Enfin ses officiers parviennent à l’entraîner loin des mutins et à l’enfermer dans sa tente.

On tient conseil ; la position était critique. L’ennemi, instruit de ces discordes, menaçait d’une invasion : que de dangers dans la rigueur ! que de honte dans la condescendance ! On prit le parti de supposer une lettre de Tibère, qui accordait le congé après vingt ans, la vétérance après seize, et qui doublait le legs d’Auguste.

Le soldat craignit le piége, et voulut être satisfait immédiatement. On se vit obligé de céder ; les congés furent délivrés et les gratifications payées.

Germanicus, apprenant qu’un mouvement séditieux éclatait aussi dans l’armée du Haut-Rhin y courut, la contint dans le devoir, reçut ses serments, et revint à Bonn, près de Cologne, où il donna audience aux députés que lui envoyait le sénat.

L’inquiétude suit toujours la violation des lois ; la conscience troublée est méfiante. Les légions instruites de l’arrivée de la députation, s’alarment et se persuadent que le sénat veut révoquer des grâces extorquées par la violence. La fureur s’empare de nouveau de l’esprit des soldats ; ils courent aux armes, entourent la maison de Germanicus, enfoncent sa porte, l’arrachent de son lit, s’emparent de l’aigle du général, insultent les sénateurs, et veulent massacrer le chef de la députation, Plancus, personnage consulaire, qui embrasse les aigles et les enseignes pour mettre sa vie sous la protection de ces signes sacrés.

Germanicus s’élance au milieu des factieux ; leur ordonne de l’écouter, monte sur son tribunal, rappelle  éloquemment la dignité du sénat, les privilèges des ambassadeurs ; il représente avec force aux légions l’opprobre dont elles se couvriraient en violant des droits si saints : enfin il leur commande de se retirer dans leurs tentes, et fait partir pour Rome la députation, avec une escorte de troupes auxiliaires.

Le feu de la sédition était couvert, mais non pas éteint. Agrippine persistait en vain à partager les périls de son époux ; il résiste à ses prières et ordonne son départ ; elle obéit. L’épouse d’un général romain, la petite-fille d’Auguste, entourée d’un grand nombre de femmes désolées, et tenant son enfant entre ses bras, s’éloigne du camp comme d’une ville en proie aux barbares. Au bruit de ce départ, aux gémissements de ces femmes qui se séparent de leurs maris, les soldats accourent, s’attroupent, questionnent l’escorte ; on leur apprend qu’Agrippine se réfugie à Trèves. Le souvenir du grand Agrippa, du divin Auguste, de Drusus, cher aux armées, de la gloire de Germanicus, les vertus, la fécondité d’Agrippine, la vue de son enfant, nourri dans leurs tentes, et qu’eux-mêmes nommaient Caligula, parce qu’il portait le caligue (chaussure du soldat), répandent dans les cœurs la consternation, la honte et la pitié. Ils s’opposent au passage de la princesse, l’arrêtent, et courent en foule à sa suite près de Germanicus. Ce ne sont plus des menaces qu’ils profèrent, ce sont des supplications qu’ils adressent.

Germanicus, leur parlant alors d’un ton où régnaient la douleur et la colère : Oui, leur dit-il, je dérobe à vos fureurs ma femme et mon fils ; ils ne me sont pas plus chers que la république et que mon père ; mais César est défendu par sa dignité, l’empire par d’autres légions plus fidèles. Ma femme et mon fils sont sans défense ; je pourrais les immoler à votre gloire, non à votre rage. Assassinez-moi, mais n’ajoutez pas leur meurtre à vos crimes. De quels forfaits n’êtes vous pas capables ? quel nom puis-je vous donner ? Êtes-vous des soldats, vous qui assiégez votre général ? des citoyens, vous qui méprisez l’autorité du sénat ? Les peuples les plus barbares respectent le droit des gens, et vous les violez. Jules César calma d’un mot une sédition, en refusant le nom de soldats aux rebelles ; Auguste, d’un seul regard, réprima les vainqueurs d’Actium, et moi, leur fils, que respectent toutes les autres armées, vous me traitez avec cette indignité ! vous que Tibère et moi nous avons conduits tant de fois à la victoire, vous qu’il enrichit par tant de bienfaits ! Aussi, lorsque toutes les provinces de l’empire, lorsque toutes les légions ne lui donnent que des sujets de joie, je vais donc lui apprendre qu’ici ses soldats méconnaissent son pouvoir, que rien n’assouvit leur cupidité, que dans ce camp on massacre les centurions, on chasse les tribuns, on insulté les ambassadeurs ; que les champs et les fleuves sont teints de sang, et que moi, son fils, je traîne une vie précaire au milieu de ses légions ennemies ? Ah pourquoi m’arrachait-on le fer dont je voulais me frapper ? Celui-là m’aimait seul qui m’offrait son épée ; j’aurais péri sans être témoin de votre honte et de vos crimes. Revenus enfin de votre délire, et en voulant pas laisser à d’autres l’honneur de subjuguer la Germanie, vous auriez nommé un nouveau chef, qui, s’il n’eût pas puni les auteurs de ma mort, aurait au moins vengé celle de Varus et de ses légions.

Âme du grand Auguste, qui m’entendez du haut des cieux ; et vous, ombre de mon père Drusus, toujours présentes à notre mémoire, descendez au milieu de vos soldats, venez effacer la honte des Romains, dirigez contre l’ennemi la fureur qui les animait contre eux-mêmes ; et vous, guerriers dont les regards m’annoncent le repentir, si vous êtes résolus à rendre au sénat ses députés, à votre empereur ses légions, à moi ma famille, éloignez-vous de la contagion ; et séparez-vous des séditieux pour me prouver vos remords et votre fidélité.

A. ces mots, les soldats étonnés, attendris, confondus, désarmés, tombent tous à ses pieds, le supplient de punir le crime, de pardonner à la faiblesse, de ne point livrer sa femme et son fils aux barbares, et le conjurent de marcher promptement à leur tête contre l’ennemi.

L’impression produite par les paroles de Germanicus avait changé tous les esprits ; les soldats arrêtent eux-mêmes les chefs de la sédition, et les traînent au tribunal de Cétronius, lieutenant de la première légion. Les troupes, l’épée à la main, entouraient le tribunal ; dès que Cétronius nommait un coupable, les soldats exécutaient l’arrêt, croyant expier leurs fautes et se justifier par la mort de leurs complices. Ainsi Germanicus mit fin à cette révolte, et personne ne put lui imputer une rigueur dont tout l’odieux tombait sur les rebelles qui avaient d’abord commis et ensuite puni le crime.

Le soulèvement des légions causait à Tibère une vive inquiétude ; la joie que lui donna la soumission fut extrême, mais troublée par la jalousie que lui inspirait Germanicus. Plus il ressentait d’envie et de haine contre ses vertus, plus il fait exagéré dans ses louanges et dans les honneurs qu’il lui fit décerner. Se croyant moins obligé à se contraindre, dans sa vengeance contre Julie que le peuple romain méprisait, et oubliant que c’était pourtant à son hymen qu’il devait l’empire, il supprima la pension qui la faisait subsister, et la laissa mourir de misère et de faim.

Cependant le souvenir récent du règne d’Auguste, une longue habitude de respect pour son autorité, l’admiration générale qu’avaient méritée ses lois et ses règlements, le désir de s’affermir sur le trône, et surtout la crainte d’y voir Germanicus porté par l’amour des Romains, forcèrent l’empereur à vaincre son caractère, à renfermer ses vices dans le fond de son cœur, et à les couvrir d’un voile de justice et de modération. Ainsi les premières années de son règne furent comparées avec raison aux dernières de celui d’Auguste, comme on dut lui reprocher, à la fin de sa vie, d’avoir surpassé Octave en fourberie et en cruauté.

Sa profonde dissimulation cachait le tyran et montrait même d’abord à peine le monarque. Repoussant la flatterie, il refusa les temples qu’on voulait lui dédier, et n’accepta de statues qu’après avoir défendu qu’on les plaçât parmi celles des dieux. Par modestie, et peut-être par conscience, il ne voulut pas consentir à être nommé père de la patrie.

Le sénat rendit un décret pour faire jurer à tous les citoyens de respecter, de conserver et d’exécuter toujours les lois de Tibère : il s’y opposa, disant que rien de parfait ne sortait de la main des hommes ; que tout le monde devait continuellement changer et se perfectionner ; et que, d’ailleurs, plus on était élevé, plus on se trouvait en danger de se tromper, de tomber et de périr. Lors que les délateurs, cette peste des cours, qui ne fondent leur fortune que sur les vices, les terreurs et les passions des princes, essayèrent leurs poisons sur lui, et lui dénoncèrent des libelles qui le diffamaient, et des propos qu’on avait tenus contre son administration : Peut-on s’étonner, répondit-il, que des hommes libres parlent librement dans une ville libre ? Le sénat, qui semblait affamé de tyrannie, proposait bassement d’informer contre ces délits et de les punir : Vous devez, lui dit l’empereur, vous occuper d’affaires plus importantes ; quant à moi, je bornerai ma vengeance à réfuter les calomnies par mes actions.

Réprimant avec soin son penchant pour l’avarice et pour la débauche, on vit le plus cupide et le plus impudique des hommes promulguer les lois les plus sages et les plus sévères contre le libertinage et la cupidité. Quand les gouverneurs des provinces lui proposaient d’augmenter ses revenus, il répandait qu’un berger doit tondre ses brebis et non les écorcher. Il publia des édits rigoureux contre le luxe et bannit de Rome quelques personnes des plus nobles familles, dont les mœurs étaient scandaleuses et déréglées. Ses ordonnances sur l’administration de la justice réprimèrent les vols et rendirent la sûreté aux routes. Sa vigilante fermeté inspirait le respect aux étrangers, son discernement dans les récompenses encourageait le mérite : affectant de grands égards pour les citoyens, il débarrassa Rome du séjour et du logement des cohortes prétoriennes, qu’il fit camper hors de la ville. Populaire, quoique grave dans ses manières, il remplissait avec soin dans sa vie privée tous les devoirs de citoyen. Il montrait un grand respect pour le sénat, laissait la plus grande liberté dans la discussion et dans les choix ; on l’entendit même un jour dire à Quintus Attérius : Pardonnez-moi si, en qualité de sénateur, je contredis un peu librement votre avis : pères conscrits, ajouta-t-il, plus un prince sage et juste se voit revêtu d’une grande autorité, plus il se trouve obligé à prouver sa reconnaissance au sénat et au peuple qui la lui ont confiée. Je ne varierai jamais dans mes sentiments ; je sais que vous êtes remplis de justice et de bonté, et je vous regarde comme mes maîtres. On lui rendit en adulation ce qu’il donnait en éloges.

Tous les actes de Tibère fonçaient alors à l’estime, mais on ne pouvait l’aimer ; le sentiment, plus sûr que l’esprit, faisait deviner à travers sa dissimulation son affreux caractère. Au reste, tout semblait alors prospérer dans l’empire. Les lois étaient en vigueur, les propriétés respectées, les armées soumises, les barbares contenus et punis ; et la monarchie, paraissant atteindre son vrai but, semblait n’exister que pour protéger à la fois l’ordre et la liberté.

Germanicus, à la tête de ses légions, pénétra en Germanie, combattit plusieurs peuples, remporta plusieurs victoires, et soutint contre Arminius un combat dont le succès resta indécis. La rigueur de la saison l’obligeait à revenir dans la Gaule ; sa retraite fut difficile et périlleuse ; toujours attaqué par une foule de barbares, quelquefois enveloppé dans des défilés étroits, obligé de combattre dans un terrain fangeux, sur lequel les chevaux et les hommes pouvaient à peine se soutenir, sa constance et son courage le tirèrent de tous ces dangers. Une partie de son armée fut au moment d’éprouver le sort de celle de Varus : Cicinna, son lieutenant, qui joignait au courage de la jeunesse l’expérience de quarante années, repoussa les ennemis, et préserva ses légions d’une ruine totale.

L’année suivante, Germanicus, plus heureux, dompta les Angrivariens, les Chérusques, les Cattes, et reconquit les drapeaux enlevés à Varus. Lorsqu’il arriva dans le lieu funeste où cet imprudent et malheureux général avait péri, les légions furent saisies d’horreur envoyant ces bois sombres, ces roches escarpées, ces débris de remparts, ces armes brisées, ces ossements épars, ces têtes défigurées, clouées encore sur les arbres. Là Varus avait combattu avec une vaillance digne de Rome, mais sans espoir de salut ; ici, voyant ses retranchements forcés par une nuée d’ennemis furieux il s’était enfoncé le glaive dans le cœur préférant, la mort à l’esclavage : plus loin on voyait ces pierres, autels agrestes et lugubres, où l’on avait sacrifié tant de captifs ; et, ’un autre côté, des os amoncelés marquaient l’endroit où les plus vaillants s’étaient entretués, trompant ainsi par une mort volontaire la rage du vainqueur.

A ce spectacle horrible, les Romains consternés crurent d’abord entendre les pleurs des mourants et les cris de triomphe des barbares ; ils regardaient en silence et d’un œil morne ce triste théâtre de la honte des légions ; mais le désir de la vengeance remplaça bientôt la douleur, chassa l’épouvante, et les anima d’une ardeur qui les rendait invincibles. Hâtant sa marche, Germanicus renversa tous les obstacles que le climat, la nature et les hommes lui opposaient ; enfin il atteignit le redoutable Arminius, et lui livra bataille. Une vieille haine, une valeur égale la rendirent longue et terrible : après une opiniâtre résistance, les barbares furent enfoncés ; Arminius prit la fuite. Germanicus ne rencontra plus d’ennemis : toutes les cités se soumirent, et le général vainqueur éleva une colonne, dont l’inscription était aussi modeste que les exploits qu’elle rappelait avaient été éclatants. On n’y lisait que ces mots : Les peuples situés entre le Rhin et l’Elbe étant vaincus, l’armée de Tibère César a consacré ce monument à Mars, à Jupiter et à Auguste.

Tibère, jaloux de la gloire de Germanicus, résolut dès lors de le séparer des légions qu’il venait de conduire à la victoire : mais quelques événements qui troublèrent sa tranquillité le forcèrent de retarder l’exécution de ce dessein. Un esclave du jeune Agrippa, nommé Clément, qui était du même âge que son maître, et dont les traits ressemblaient aux siens, se fit passer pour lui. Presque partout le peuple, qui aime le merveilleux, se montrait disposé à embrasser sa cause. L’esclave soutint mal une entreprise si audacieuse ; il se laissa vaincre et arrêter. On l’amena devant Tibère. Et comment donc, lui dit l’empereur, êtes-vous devenu Agrippa ?Comme vous êtes devenu César, répondit le rebelle. Tibère, craignant les dispositions favorables du peuple et de plusieurs patriciens pour cet imposteur, le fit tuer dans sa prison.

Dans ce même temps, les Parthes, ayant assassiné deux de leurs rois, refusèrent le trône à un prince, fils de Phraate, que Tibère voulait y placer, et qui était resté en otage à Rome. Ils prirent les armes et s’emparèrent de l’Arménie : Tibère crut pouvoir profiler de cette circonstance pour enlever Germanicus à ses légions, et l’envoyer en Asie. Déguisant sa haine sous les apparences d’une trompeuse amitié, il lui écrivit qu’on lui avait décerné le triomphe et qu’il devait venir à Rome jouir du fruit de ses travaux : lui rappelait les campagnes qu’ils avaient faites autrefois ensemble, et lui montrait, en méditant sa perte, tous les sentiments d’un père pour son fils. Germanicus répondit que s’il avait acquis quelque gloire en Germanie, où les ordres d’Auguste l’avaient envoyé neuf fois, il attribuait la plus grande part de ses succès aux conseils et aux exemples de Tibère ; il priait l’empereur de lui laisser encore un an le commandement de l’armée, pour soumettre entièrement cette vaste et belliqueuse contrée.

Tibère, décidé à l’éloigner des légions qui l’adoraient, le fit nommer consul : il revint et entra en triomphe à Rome. Tout le peuple courut au-devant de lui ; sa grâce, sa majesté, ses vertus, ses enfants assis sur son char, et la vue des drapeaux de Varus reconquis, remplirent Rome de joie et Tibère de courroux. On bâtit en faveur de Germanicus un temple à la Fortune. Chaque citoyen reçut une gratification de trois cents sesterces.

On ne peut jouer longtemps la vertu ; Tibère se portait déjà quelquefois à des actes qui dévoilaient la perfidie et la violence de son caractère. Dans le temps où il vivait exilé à Rhodes, Archélaüs, roi de Cappadoce, lui avait montré peu d’égards ; rien ne s’efface dans la mémoire des hommes vindicatifs. Tibère, trompant ce malheureux monarque par des lettres amicales et par les plus flatteuses promesses, l’invite à venir à Rome : à peine y est-il arrivé, on l’arrête sous un faux prétexte, on l’accuse, et on le jette dans une prison où il mourut de honte, de besoin et de chagrin.

La mort d’Antiochus, roi de Commagène, et celle de Philopator, roi de Cilicie, excitaient des troubles dans leurs états. Les concussions des gouverneurs de Syrie et de Judée portaient les peuples de ces contrées à la révolte : le sénat s’alarmait ; Tibère profita de ces mouvements pour lui faire sentir la nécessité d’envoyer en Asie, Germanicus, seul capable, disait-il, de rendre la paix à l’Orient. En même temps qu’il lui donnait en apparence une si grande marque de confiance et d’estime, il ôta le gouvernement de la Syrie à Silanus, ami de ce prince, et nomma pour le remplacer Pison, ambitieux, violent, privé de toutes vertus, jaloux de tout mérite, et toujours prêt à braver le mépris public pour gagner par une obéissance servile la faveur de son maître.

Plancine, sa femme, était digne de lui ; Tibère et Livie les chargèrent tous deux secrètement, dit-on, de traverser Germanicus dans ses desseins, de soulever les légions et les peuples contre lui, et même de le faire périr, s’ils en trouvaient l’occasion et les moyens.

Germanicus obéit ; il partit avec sa femme et ses enfants pour l’Asie ; les efforts, les intrigues, les embûches et les prodigalités de Pison et de Plancine échouèrent d’abord contre la vertu, la sagesse, le courage et le génie de Germanicus. Il calma la fermentation des peuples en diminuant les impôts, conquit l’Arménie, défit les Parthes, les contraignit à poser les armes, à solliciter l’alliance de Rome, et réduisit la Commagène, ainsi que la Cappadoce, en provinces romaines.

Pison et Plancine envenimaient toutes ses actions ; leurs rapports calomnieux irritaient sans cesse l’inquiétude et la jalousie de Tibère : Germanicus opposait à leurs noirceurs les seules armes des grands caractères, le mépris et la modération.

Dés qu’il vit l’Orient pacifié, sa curiosité le conduisit en Égypte ; il parcourut ce pays que son antiquité, ses lois et ses monuments rendaient également fameux. On lui fit un crime de ce voyage ; Tibère lui écrivit pour lui reprocher d’avoir violé une loi d’Auguste, qui défendait à tout sénateur, patricien ou chevalier, d’aller en Égypte sans mission ou sans autorisation.

Pison, profitant de l’absence de ce prince, avait enfin réussi à répandre l’esprit de sédition dans les troupes. Germanicus surprit ce vil ennemi par un prompt retour, fit rentrer les légions dans le devoir ; et, après avoir accablé Pison de sévères et justes reproches, il borna son ressentiment à le suspendre momentanément de ses fonctions.

Pison, trop méchant pour croire à la clémence, craignait un plus dur châtiment : dissimulant sa haine sous l’apparence d’une feinte soumission, il fit donner à Germanicus, par un esclave corrompu, un poison lent, et se retira dans une île peu éloignée pour en attendre l’effet. La plupart des historiens disent que Pison et Plancine avaient commis ce crime par l’ordre de l’empereur.

Tacite raconte ainsi ses derniers moments : Germanicus, sentant sa fin s’approcher, et ne pouvant se tromper sur la nature du mal qui minait ses jours, appelle prés de lui ses amis consternés : Si je succombais sous les coups du sort, leur dit-il, je pourrais reprocher aux dieux de m’enlever si jeune à mes parents, à mes enfants ; mais, périssant par le crime de Pison et de Plancine, je dépose dans vos cœurs mes derniers vœux. Apprenez à mon père et à mon frère les persécutions dont je me suis vu l’objet, les piéges qui m’ont environné, les tourments que je souffre, et la funeste mort qui termine ma vie infortunée.

Si mes brillantes espérances, mes succès et l’élévation de ma famille m’ont attiré des envieux lorsque je vivais, ils verseront eux-mêmes des larmes en voyant les artifices d’une femme trancher les jours de celui qui avait joui d’un sort si brillant, et qui avait survécu à tant de combats.

Portez vos plaintes au sénat, invoquez les lois ; le devoir principal des amis n’est pas d’honorer les morts par de vains regrets, mais de se souvenir de leurs volontés et de remplir leurs intentions. Ceux même qui ne connaissaient pas Germanicus le pleureront ; et vous, vous le vengerez si vous êtes plus attachés à ma personne qu’à ma fortune.

Montrez au peuple romain ma fille, nièce du divin Auguste ; présentez à ses regards mes six enfants : la pitié, qui suit ordinairement les accusés, protégera cette fois les accusateurs ; et si  les coupables prétendaient que ce crime a été ordonné, on ne voudra pas le croire ou bien on ne le pardonnera pas.

Tous ceux qui entouraient son lit, pressant sa main défaillante, jurèrent de le venger ou de périr : faisant ensuite approcher sa femme, il la conjura, par amour pour lui et pour ses enfants, d’abaisser sa fierté, de se résigner aux coups de la fortune, afin de ne pas exciter contre elle une jalousie puissante et redoutable. Lui ayant tenu publiquement ce discours, on assure qu’il lui parla en secret de la crainte et des soupçons que lui inspirait Tibère. Peu de moments après il expira.

Sa mort répandit le deuil dans les provinces et chez les peuples voisins. Les nations et les rois le pleurèrent ; nul ne se montra plus affable pour les alliés, plus humain pour les ennemis. Son regard et ses paroles imprimaient le respect et attiraient l’affection. Il était populaire sans familiarité, noble et grave sans orgueil ; le souvenir de ses vertus et des éloges sincères furent la seule pompe et les seules images qui décorèrent ses funérailles.

Le lieu dans lequel il périssait, sa beauté, son âge, le genre de sa mort, firent, comparer son sort à celui d’Alexandre le Grand, L’un et l’autre, d’une race illustre, favorisés des dons de la fortune et de la nature, à l’âge de trente ans, avaient péri dans une contrée étrangère, par la trahison de leurs concitoyens ; mais Germanicus montrait plus de bonté pour ses amis et de modération dans ses plaisirs. Le lien du mariage ne s’était formé qu’une fois pour lui ; aucun doute ne pouvait ternir la naissance de ses enfants : il était aussi vaillant qu’Alexandre et moins téméraire ; un pouvoir supérieur l’empêcha seul de subjuguer les Germains qu’il avait tant de fois vaincus ; et, si le sort l’eût rendu le maître de l’empire , et lui eût donné le titre et le pouvoir d’un roi, il aurait égalé promptement le héros macédonien en gloire militaire, comme il le surpassait en clémence, en tempérance et en vertus.

On voit dans cet éloge noble et touchant que Tacite partageait alors l’erreur commune, et pensait qu’Alexandre était mort par le poison comme son héros.

Germanicus laissa trois fils, Néron, Drusus et Caïus, surnommé Caligula ; ce prince eut aussi trois filles : il périt l’an 772 de Rome et l’an 19 de l’ère chrétienne. Ce fut dans la même année que moururent Tite-Live, le plus orné des historiens romains, et Ovide, le plus tendre des poètes.

Les jouissances de la tyrannie et de la vengeance sont des jouissances honteuses qu’on n’ose avouer. Tibère, délivré, par le poison, du grand homme qu’il redoutait, se voyait forcé, par l’opinion publique, de renfermer dans le fond de son âme son horrible joie. Dès que la nouvelle de la mort du héros se répandit dans Rome, sans décrets, sans édits, les tribunaux furent abandonnés, les boutiques fermées, les rues désertes. On n’entendait que des sanglots et des gémissements : le peuple, voyant la vertu immolée au crime, ne crut plus à la justice des dieux ; dans sa fureur, il brisa leurs images et renversa leurs autels : il ne se bornait pas aux imprécations contre Pison, il maudissait ouvertement l’empereur et Livie. L’arrivée d’Agrippine, portant les cendres de son époux, renouvela la douleur, aigrit les ressentiments tous les vieux soldats, qui avaient servi sous Germanicus, faisaient son éloge que tous les citoyens confirmaient par leurs larmes.

Le sénat en corps et tout le peuple reçurent aux portes de Rome la veuve de ce prince, et lui prodiguèrent les plus grands honneurs : Tibère lui-même se vit contraint de paraître affligé comme tous les Romains et de payer un tribut éclatant de louanges et de regrets à sa victime.

On déposa les cendres de Germanicus dans le tombeau d’Auguste ; elles y furent portées la nuit à la lueur de mille flambeaux. Le profond silence qui régnait dans cette cérémonie funèbre fut tout à coup troublé par un cri universel : la voix du peuple et celle des soldats, quoique étouffées par leurs gémissements, faisaient entendre ces seules paroles : La république est tombée avec Germanicus.

Tibère dissimulant le chagrin bien différent que lui causait ce deuil général, comblait d’éloges Agrippine qu’il appela l’honneur des dames romaines.

Quoique le peuple eût fait éclater aussi violemment sa haine contre Pison que son amour pour Germanicus, ce vil assassin, qui se croyait sûr de la protection de Tibère, osa venir à Rome ; il s’aperçut bientôt que rien n’est moins solide pour le crime que l’appui de la tyrannie : Agrippine l’accusa devant le sénat de concussions, de révolte et d’empoisonnement. On écouta sa défense sans l’interrompre ; mais il pouvait lire son arrêt, dans les menaces du peuple et sur les traits des juges indignés : un jour il fut trouvé mort dans son lit. On lui avait vu tenir dans ses mains plusieurs lettres de Tibère ; il voulait les produire pour se justifier ; Séjan, favori de l’empereur, l’en dissuada, l’amusa de vaines espérances, le fit ensuite assassiner, et ensevelit ainsi dans sa tombe l’affreux secret de Tibère.

L’hypocrisie devenait inutile à l’empereur ; il n’avait plus de rival à craindre, plus d’hommes puissants et vertueux qui le fissent rougir ; son masque était déchiré ; la douleur des Romains avait fait éclater leur haine contre lui. N’espérant plus les tromper ; il résolut de les asservir : il méprisa et haït tous les hommes, comme il se voyait méprisé et détesté par eux.

Auguste avait toujours confondu ses intérêts avec l’intérêt public : Tibère sépara les siens de ceux de l’état ; on ne jugea plus les actions par ce qu’elles pouvaient avoir de bon ou de mauvais ; elles devenaient louables ou criminelles, selon qu’elles plaisaient ou déplaisaient à l’empereur. Il priva le sénat, non seulement de liberté, mais de dignité. Les sénateurs, conspirant à leur abaissement, semblaient disputer à qui porterait plus loin l’adulation. Tibère lui-même, fatigué de leurs bassesses, s’écria un jour au milieu du sénat : Ô vile nation née pour la servitude ! Sans suivre les anciennes formes, il se déclara consul, et se donna pour collègue Drusus son fils.

La mort de Germanicus avait rendu l’espoir et le courage aux barbares : Florus, Sacrovir, excitèrent une révolte dans les Gaules. Leurs premiers succès effrayèrent Tibère ; sa lâche vieillesse craignait d’être distraite des débauches par la guerre, et de se voir forcée de reprendre les armes. Caïus Silius vainquit les rebelles ; on le paya en éloges, et le jeune Drusus, qui n’avait pas quitté Rome, eut la récompense due au vainqueur ; il fut revêtu de la puissance tribunitienne. Tacfarinas prit les armes pour rendre à la Numidie son indépendance ; Blésus le défit en bataille rangée, et l’empereur, plus juste cette fois, permit aux légions de le saluer imperator.

Tibère courut peu de temps après, un grand danger : une maison dans laquelle il se trouvait s’écroula ; Séjan, doué d’une force extraordinaire, couvrit le prince avec son corps ; d’une main vigoureuse il écarta et soutint une colonne qui tombait sur lui. Séjan, déjà cher à son maître, devint son favori, et domina quelque temps le dominateur du monde. Cet homme, audacieux et fourbe, cachait une ambition sans bornes sous le voile du zèle le plus servile. Tibère, qui lui voyait ses propres vices, aima son image en lui, le préféra ouvertement à sa famille, l’éleva aux plus hautes dignités, lui donna le commandement de sa garde, le loua en plein sénat comme le ministre le plus habile, comme le compagnon de tous ses travaux ; il permit enfin qu’on lui élevât des statues dans Rome.

Séjan aspirait à l’empire ; l’existence de Drusus, fils de Tibère, lui fermait le chemin du trône ; ce jeune prince, impétueux et fier, ne pouvait supporter l’insolence du favori de son père ; après une vive altercation, il l’avait insulté et frappé : Séjan, enflammé de vengeance et d’ambition, corrompit Liville, sœur de Germanicus et femme de Drusus : parvenu à lui inspirer un amour criminel, il lui proposa de trancher les jours de son mari, afin de se mettre à l’abri de son ressentiment, et de monter tous deux sur le trône destiné à leur victime. Ce vil séducteur savait à quel degré d’infamie un premier pas dans le chemin du vice peut conduire, et qu’une femme passionnée devient capable de tous les crimes, lorsqu’elle a violé le premier de ses devoirs. Liville, nièce d’Auguste, épouse de l’héritier de l’empire, et qui sentait couler dans ses veines le noble sang de Germanicus, consentit à se déshonorer par le plus exécrable des forfaits ; elle promit à son amant la mort de son époux. Eudémus, son médecin, remplit ses coupables vœux ; il donna un poison lent au prince, qui mourut peu de temps après.

L’affliction de Tibère fut courte et légère : le peuple ne se trompa pas sur l’auteur de ce meurtre. Si la haine égare souvent, elle éclaire quelquefois. Le perfide Séjan travaillait sans cesse à aigrir le caractère de son maître, à flatter son penchant pour la débauche et pour la cruauté ; chaque jour, effrayant sa vieillesse par des complots imaginaires, et offrant à ses désirs de nouvelles beautés et de nouvelles victimes, il le rendait odieux aux Romains et méprisable aux étrangers, minant ainsi la puissance qu’il voulait abattre, et à laquelle il espérait succéder.

L’empereur, livré à ses conseils, se montrait de plus en plus soupçonneux, capricieux et bizarre. L’âge, au lieu de calmer ses passions, ne faisait qu’échauffer et mûrir ses vices : jaloux de tout crédit, de toute opulence, de tout mérite, on devenait coupable à ses yeux dès qu’on était estimé. Il éloignait de Rome ceux qu’il n’osait frapper. Bientôt les emplois, qu’on donnait autrefois, comme récompense, ne furent plus que des exils ; Tibère nommait des gouverneurs pour les bannir, des généraux pour les compromettre et pour les perdre.

Tacfarinas se révolta de nouveau ; Dolabella le défit et le tua. Tibère lui refusa le triomphe, et, sans raison comme sans pudeur, le décerna à Séjan. Toutes les villes tributaires de l’empire lui avaient envoyé des députés pour le complimenter sur la mort de son fils ; ceux d’Ilium arrivèrent un peu tard ; l’empereur les reçut avec mépris, et répondit ironiquement à leurs condoléances qu’il partageait aussi la douleur qu’avait dû leur causer la mort d’Hector qui était un excellent citoyen.

Les enfants de Germanicus opposaient encore un obstacle à l’ambition de Séjan : les droits de leur naissance, la gloire de leur père et l’amour du peuple leur promettaient le trône. Séjan résolut de les faire périr ; Agrippine les défendit longtemps par sa vigilance et par sa vertu. Quelque crédit que le favori eût acquis sur l’esprit abusé de son maître, il n’osait cependant frapper les restes de sa famille sous ses yeux. L’artificieux ministre, l’accablant journellement d’inquiétude et d’ennui, le dégoûta de Rome et des affaires, et parvint à lui persuader de chercher une retraite paisible où il pût verser à loisir du sang à l’abri de toute vengeance, s’abandonner aux plus honteuses voluptés en échappant à la malignité du peuple, et, loin des importunités du sénat, se livrer aux méditations qu’exigeait la sûreté de sa vie et de son pouvoir. Ainsi les favoris isolent leurs maîtres pour les gouverner ; de sorte qu’ils ne voient plus que par leurs yeux et n’agissent que par leurs volontés.

Tibère, sous prétexte de bâtir deux temples à Capoue et à Nole, parcourut la Campanie, et se  fixa enfin dans l’île de Caprée, séjour délicieux, que le souvenir de ses débauches et de ses cruautés rendit infâme.

Les bons princes cherchent la vérité ; les faibles et les méchants n’aiment et n’écoutent que la délation : bientôt Tibère ne fut entouré que de dénonciateurs ; la conduite la plus pure ne mettait pas à l’abri de ses soupçons et de ses vengeances ; on empoisonnait les discours les plus simples ; on accusait même le silence : prononcer par hasard les noms de Brutus et de Cassius, c’était commettre un crime capital ; on était coupable en négligeant de sacrifier à Auguste ; on devenait suspect en le regrettant, comme s’il eût été à la fois ordonné de l’adorer et défendu de le louer. La tristesse passait pour un mécontentement dangereux ; la joie pour une espérance criminelle.

Séjan répandait principalement son poison sur les actions des deux fils aînés de Germanicus, Néron et Drusus ; le sénat servile, loin d’oser lui résister, secondait lâchement ses fureurs. Ces jeunes princes et leur mère, devenus suspects à Tibère, furent déclarés ennemis de l’état. Agrippine, éclatant en reproches, se vit bannie, outragée ; elle périt dans l’exil et dans la misère. Ses fils moururent de faim dans leur prison.

Dans ce même temps, Livie, âgée de quatre-vingt-six ans, termina ses jours : le mépris que son indigne fils lui témoigna la punit de son orgueil et de ses trahisons. Jaloux de sa mère, l’empereur s’était opposé à tout ce que le sénat avait voulu faire pour elle ; il l’abandonna totalement dans sa dernière maladie, défendit de lui rendre aucun honneur, cassa son testament, et persécuta tous ses amis.

Il avait donné le gouvernement de Judée à Pontius Pilatus ; l’an33, ce gouverneur livra Jésus-Christ aux Juifs qui le crucifièrent. Tertullien, en racontant cet événement, dit que Pilate, étonné des prodiges qui suivirent la mort du Sauveur, en rendit compte à Tibère, et que ce prince, ayant proposé au sénat de mettre Jésus au rang des dieux, ce corps s’y opposa. Il ajoute que l’empereur menaça de mort tous ceux qui accuseraient les chrétiens ; mais Tertullien est le seul historien qui rapporte ce fait. La religion n’a pas besoin de fables pour se défendre, et Tibère était le prince le moins digne de connaître et de protéger un culte si moral.

La délation, le plus funeste des fléaux, encouragée par le caractère avare, cruel et soupçonneux de l’empereur, traînait chaque jour au supplice les plus illustres citoyens. Séjan, qui avait mis en faveur ce poison, devint enfin lui-même sa victime. Tibère découvrit qu’il menaçait son trône et sa vie ; effrayé de la puissance de l’ingrat qu’il avait élevé, il tremble en se décidant à le frapper : par ses ordres, plusieurs vaisseaux sont armés, afin de dérober sa tête à Séjan, si ce sujet redoutable l’emportait sur son maître. La terreur le force à prendre le langage de la bassesse ; il s’adresse au sénat en suppliant, et implore sa protection pour un pauvre vieillard privé de sa famille et abandonné de tout le monde.

La haine longtemps comprimée éclate avec fureur. On arrête Séjan, il est condamné, étranglé par le bourreau, traîné par le peuple dans les rues ; plus on avait rampé lâchement devant lui, plus on le foule aux pieds avec rage. Quand les opprimés se relèvent, ils croient effacer leur propre honte par l’excès de leur vengeance, et surpassent souvent l’injustice qu’ils châtient. Toute la famille de Séjan périt ; ses amis furent immolés ; Plancine partagea leur sort. La veille la faveur de Séjan était ambitionnée par tous les Romains : le lendemain elle fut un crime.

Tibère ne tarda pas à prouver que la mort de son ministre n’avait rien retranché de la tyrannie ; il accabla d’impôts les provinces, s’enrichit des dépouilles de tous les princes de la Gaule, de toutes les cités de l’Asie et de la Grèce. II confisquait les biens des riches, décimait la noblesse, et n’épargnait pas même ses plus lâches courtisans. Son conseil était composé de vingt personnes ; il en fit mourir dix-sept. Sa rigueur inflexible défendait de porter le deuil des condamnés. Loin de regretter les princes de sa maison, il disait que Priam avait joui d’un grand bonheur, celui de survivre à sa race. Un jour on osa lui parler des périls dont la haine des Romains pouvait le menacer : Qu’ils me haïssent, répondit-il, pourvu qu’ils me craignent.

Son ingénieuse barbarie se plaisait à prolongea les supplices, à en inventer de nouveaux. Une mort volontaire était à ses yeux un larcin qu’on lui faisait. Apprenant que le sénateur Carnatius venait de se tuer, il s’écria : Comment cet homme m’a-t-il échappé ? Quelquefois il ajoutait la raillerie à la cruauté ; un condamné lui demandant pour unique grâce de hâter sa mort, il lui dit : Je ne suis pas assez de tes amis pour t’accorder cette faveur.

Au milieu de ses fureurs, on voyait pourtant que les remords tourmentaient souvent son âme, et exerçaient sur lui cette vengeance secrète, profonde et terrible dont le pouvoir le plus absolu ne peut garantir. Un jour, demandant au sénat la grâce d’un accusé, il s’exprima en ces termes : Les dieux et les déesses, m’ont mis dans un tel état de trouble, et m’ont tellement affligé, qu’en vous écrivant je ne sais ni pourquoi ni comment je le fais.

La débauche la plus excessive pouvait seule le distraire de ses cruels soucis et de ses terreurs sans cesse renaissantes. Tyran dans ses plaisirs comme dans ses supplices, il outrageait par ses violences la vertu des femmes les plus distinguées, immolait à ses caprices la pudeur des vierges, enlevait à leurs parents les jeunes gens dont on lui vantait la beauté, faisait prendre aux hommes le costume de faunes, aux filles celui de nymphes, et jouissait du spectacle de leur honte dans des lieux publics de prostitution qu’il avait fait bâtir.

Quelquefois il conçut le projet de revenir à Rome, s’approcha même de la ville, mais n’osa jamais y rentrer. Usé par les vices, cassé par l’âge, il avait perdu le courage et l’habileté qui, seuls, dans sa jeunesse, lui avaient tenu lieu de vertus. Les rênes de l’empire semblaient échapper à sa main défaillante et ensanglantée ; sa stupeur réveilla les ennemis de Rome ; les Daces s’emparèrent de la Mœsie ; les Germains dévastèrent la Gaule ; Artaban, roi des Parthes, méprisant sa faiblesse, lui enleva l’Arménie, lui reprocha ses crimes, sa lâche oisiveté, et lui conseilla d’expier la honte de son règne par mue mort volontaire.

Tibère, tourmenté par la haine générale qu’il inspirait, détestait le genre humain : on l’entendit souhaiter que l’univers finît avec lui. Il avait eu le dessein de prendre pour successeur Claudius ; mais il le trouva trop imbécile, et choisit, pour héritier du trône, Caïus Caligula, dont les vices avaient obtenu sa faveur. J’ai, disait-il avec une affreuse joie, élevé en ce jeune prince un serpent qui sera le fléau de Rome, un Phaéton qui embrasera le monde. Caligula s’était un jour permis en sa présence des plaisanteries sur l’abdication de Sylla ; Tibère lui dit : Tu auras tous les défauts de cet homme célèbre, et pas une de ses vertus.

La santé de l’empereur déclinait chaque jour ; inaccessible aux conseils de la médecine comme à ceux de la raison, il ne voulut jamais emprunter les secours de l’art pour seconder les efforts de la nature. Sa maxime était qu’un homme qui ne sait pas à trente ans être son propre médecin, n’est qu’un imbécile. Ses forces l’abandonnaient rapidement ; un jour il perd connaissance ; on le croît mort, la joie publique éclate : il revient à lui, l’effroi s’empare de tout le monde. Caligula et Macron, préfet du palais, redoutant son retour à la vie et à la vengeance, l’étouffent sous ses oreillers. Il mourut l’an 33, à soixante-dix-huit ans : il en avait régné vingt-deux. Le peuple, furieux, voulait le jeter dans le Tibre ; les plus modérés demandaient qu’on l’enterrât, dans le lieu destiné à la sépulture des brigands. Ce prince devait le jour à une famille illustre, dont seul, il ternit la gloire. Il descendait d’Atta Claudius, originaire de Régille, dans le pays des Sabins, sa maison fut honorée de vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures, sept triomphes et deux ovations ; son nom, autrefois si respecté dans Rome, est devenu une injure même pour les tyrans.